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LIVRES LUS

Frédéric Chauvaud (dir.), Corps saccagés. Une histoire des violences corporelles du siècle des Lumières à nos jours

Presses Universitaires de Rennes, 2009, 314 p.
Jérôme Lamy
Référence(s) :

Frédéric Chauvaud (dir.), Corps saccagés. Une histoire des violences corporelles du siècle des Lumières à nos jours, Presses Universitaires de Rennes, 2009, 314 p.

Texte intégral

1L’histoire des corps violentés et malmenés constitue un secteur particulièrement actif de la discipline. L’ouvrage que dirige Frédéric Chauvaud envisage exclusivement les violences extrêmes faites aux corps, les agressions brutales et les déchaînements anatomiques. L’ambition du livre n’est pas de faire le catalogue exhaustif des massacres somatiques mais d’envisager des aspects particuliers de ces saccages. La place du corps violenté dans une société à une époque donnée renseigne sur les seuils de sensibilité, les acceptations collectives quant aux pratiques violentes. La littérature, les évènements politiques, l’art, les médias mettent en scène des schèmes pluriels de perception, de représentation, de connaissance et d’usage des carnages corporels propres à chaque époque. La gamme des violences acceptées ou refusées instruit également, au sein d’une même société sur les dénivellations entre certaines professions (e.g. médecins légistes) et le reste de la population.

2Une des originalités de l’ouvrage tient précisément dans le souci de conserver ouverte l’historicisation des massacres corporels sans chercher à les indexer sur des taxinomies contemporaines. Les brutalités extrêmes, les démembrements, les saccages, les dégradations irréversibles jaillissent en de trop nombreuses occasions pour que soit permis d’en tenir un spicilège raisonné. L’ouvrage envisage donc la multiplication des focales, des échelles et des terrains pour interroger le saccage corporelle sur trois siècles. Nous ne rendrons pas compte de toutes les contributions de cette livraison très riche, mais nous envisagerons quelques chapitres éclairants.

3Frédéric Chauvaud distingue trois grands ensembles de questions qui recouvrent les sections de l’ouvrage.

4Le déchiffrement des violences corporelles constituent le premier axe de l’analyse. L’émergence, au 19e siècle, d’une « science des indices » et d’une lecture judiciaire des chairs malmenées contribuent à l’élaboration de pratiques médicales spécifiques. Sophie Menenteau examine ainsi comment les médecins légistes envisagent l’acte autoptique. L’ouverture des cadavres mutile irrémédiablement ces derniers. Il s’agit donc de masquer ces massacres anatomiques qui permettent à la justice de faire advenir la vérité. Les légistes ne sont théoriquement contraints que par la science dans leurs opérations d’autopsie ; ainsi le visage n’est pas épargné, le corps est dénudé, les membres et les organes sont endommagés par l’exploration médicale. L’opinion publique est particulièrement hostile à ces pratiques qui rapprochent l’expert du boucher et du fossoyeur. Le médecin, dans cet ultime outrage aux corps interrogés, fait « voler en éclats les comportements considérés en toute autre occasion comme relevant de la décence ». Quelques scandales de carabins ont bien sûr alimenté cette perception négative de l’autopsie judiciaire. Cette défiance contraint les experts à modifier leurs pratiques : les incisions inutiles sont proscrites, les organes doivent retrouver leurs places dans les arcanes du corps. Le ménagement des sensibilités oblige à rendre le corps aux familles dans un linceul qui masque une anatomie ensanglantée par l’exploration judiciaire. Véronique Mendès consacre un chapitre particulièrement brillant à la mort d’Etienne Cabet, le fondateur de la communauté icarienne aux États-Unis. Au sein de la petite société utopique des dissensions se font jour lors de la « Nuit Mémorable », en mai 1856. Les changements dans la constitution ont nourri une opposition déterminée à Cabet. Lors de la confrontation, le fondateur de la cité communiste ne subit pas de violence physique ; il est toutefois houspillé, insulté, bafoué. Ses fidèles voient dans ce déchaînement un « parricide moral ». Cabet et ses partisans quitte la communauté en août 1856 et s’installe dans le Missouri. Véronique Mendès souligne que « la violence du langage de mai 1856 est inextricablement liée à la violence physique, somatisée » de la maladie que développe alors Cabet. Sa mort en novembre 1856 achève le processus de scission. Symbole incarné d’Icarie, Cabet est littéralement coupé en deux par la séparation entre ses opposants et ses partisans. Son corps a relayé une guerre interne et sa mort a marqué l’irrésolution du conflit. Cabet, insiste Véronique Mendès, a donc eu deux morts, la première morale à entraîner la seconde physique. Mais Cabet a aussi eu deux enterrements. Pour éviter la décomposition du corps une deuxième inhumation est organisée. Cette dualité répétée diffracte les tensions et les culpabilités d’une communauté utopique liée à son fondateur jusque dans sa répudiation.

5La deuxième partie de l’ouvrage envisage les maltraitances corporelles sous leurs différents aspects. Les violences rébellionnaires, les accidents du travail, les fléaux sociaux ou l’enfermement forment un ensemble consistant d’agressions somatiques.

6Aurélien Lignereux envisage ainsi les atteintes corporelles aux gendarmes dans la première moitié du 19e siècle. Les agressions contre les forces de l’ordre sont précédées d’injures ; le passage à l’acte s’inscrit ensuite dans un processus mimétique. Les gendarmes notent avec soin les premières salves dont ils sont victimes : c’est à ce moment précis que de l’attroupement naît la rébellion. C’est la « rupture d’équilibre » entre les deux camps qui entraîne les déchaînements. Les mises à mort de gendarmes sont rares : la peur des répressions sourd. Les relevés des forces de l’ordre soulignent le plus souvent la spontanéité des oppositions : tous les ustensiles et les objets à portée de main sont employés. Aurélien Lignereux discerne un double mouvement à partir des années 1830. D’une part, la « bonté » du gendarme s’impose dans l’ordre des représentations, d’autre part, la rébellion n’est plus admise par le pouvoir qui y voit une preuve de la « démoralisation des populations sans religion ni tabou ».

7Le chapitre que Grégory Bériet consacre à l’hôpital de Rochefort à la fin du 18e siècle et au début du 20e siècle détaille le traitement des souffrances corporelles dans un espace militarisé. La structure même de l’ouvrage architectural (désormais organisé en archipel pavillonnaire) témoigne d’une évolution des pratiques hospitalières. La distribution des malades n’a rien d’aléatoire. Les officiers sont soignés à part ; les migrants et les résidents n’ont pas le même traitement. Les malades de passage sont contraints à l’hospitalisation. Par la suite, « les types pathologiques s’agrègent aux catégories socioprofessionnelles ». Ainsi les blessés ont-ils un traitement plus favorable que les galeux et les vénériens. La surveillance des malades opère d’abord dans le respect des rythmes quotidiens (prise des médicaments, sommeil, promenades). Toutefois, les règlements de papier laissent des béances : l’idéal d’une hospitalisation sous contrôle se dissout dans la réalité des nuisances journalières (bruit, exactions, abandon). Le corps soumis aux desiderata des médecins se révèlent alors en corps actif, travaillé par la sexualité, rompant l’ennui et toujours susceptible de se déprendre des contraintes qui pèsent sur lui.

8La troisième partie de l’ouvrage s’intéresse aux appropriations brutales des corps, aux exécutions publiques, aux imaginaires coloniaux et aux violences sexuées. C’est une perspective politique des corps saccagés qui se dessine dans ces chapitres. Ludovic Maugué entreprend une étude approfondie du rituel de la guillotine à Genève au 19e siècle. L’inclusion de la cité helvétique dans l’espace français en 1798 est marquée par l’introduction de la guillotine comme « paradigme punitif ». Le modèle français d’organisation des peines est ici mis à l’épreuve dans l’ambivalence de la décapitation. Certains magistrats préfèrent la potence, moins sanguinaire. Peu à peu cependant, le rituel « réglé et prévisible » de la guillotine se met en place entre la fixité du lieu d’exécution et l’immuabilité du cérémonial (i.e. parcours, décapitation, présentation de la tête). Les spectateurs de ce macabre spectacle sont toujours nombreux quand bien même il se joue à des heures furtives. Le paradoxe de la guillotine tient dans sa monumentalité et la rapidité de l’exécution. La décapitation devient un rituel tout autant administratif que politique ; l’objet guillotine devient alors un protagoniste « à part entière ». L’irruption de la peine capitale sous la forme tranchante de la guillotine participe, sous l’Empire, d’une uniformisation à marche forcée des territoires soumis. L’acculturation politique et judiciaire s’est ici jouée dans la transformation des sensibilités genevoises.

9Sébastien Jahan consacre un chapitre remarquable aux violences perpétrées contre les femmes au Guatemala dans la deuxième moitié du 20e siècle. Le conflit armé qui a dévasté ce pays entre 1960 et 1996 a surtout été marqué par sa brutalité implacable. Les indiens ruraux ont constitué les victimes les plus nombreuses des exactions militaires. Les femmes ont été particulièrement visées. Il s’agit, souligne Sébastien Jahan, d’une pratique génocidaire calculée visant à détruire les corps féconds attachés au travail de la terre. Les viols, les massacres, les saccages dont les femmes guatémaltèques ont été victimes signalent « un racisme inhérent aux rapports sociaux ». Surtout, depuis la fin du conflit, les femmes indiennes ne cessent pas d’être harcelées par la violence masculine. Ce « féminicide » permanent est organisée dans la perspective d’un affermissement de la domination masculine en même temps que dans l’intention génocidaire d’éliminer « la semence vitale ».

10L’ouvrage dirigé par Frédéric Chauvaud offre un panorama ample des saccages corporels extrêmes. Qu’elles tiennent aux pratiques indiciaires de la médecine du 19e siècle, aux rébellions quotidiennes contre la loi, l’ordre et l’enfermement, ou aux déchaînements politiques, les atteintes faites au corps balisent le territoire du sensible. La démesure des violences somatiques constitue un point d’observation précieux des acceptations et des refus du carnage. Cette histoire des seuils, inscrits dans les corps, produits à partir des corps et travaillée au-delà des corps, est une histoire politique de part en part : elle interroge les manières d’organiser collectivement une réflexion sur les prises qu’offre le corps à la domination mais également sur les résistances et les subversions qu’il peut déployer.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jérôme Lamy, « Frédéric Chauvaud (dir.), Corps saccagés. Une histoire des violences corporelles du siècle des Lumières à nos jours »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 110 | 2009, mis en ligne le 03 juillet 2010, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/2036 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chrhc.2036

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Jérôme Lamy

 

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