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LES CAHIERS RECOMMANDENT...

Les Cahiers recommandent…

Anne Kienast, Chloé Maurel, Frank Noulin et Jean-François Wagniart
p. 213-228

Texte intégral

THÉÂTRE

La Révolte, une pièce d’Auguste de Villiers de l’Isle-Adam (1870)

1On ne lit plus trop Villiers de l’Isle-Adam et c’est dommage. La fréquentation de son œuvre offre de réels bonheurs et passionnera quiconque voit dans la littérature autre chose qu’un simple divertissement, une forme d’« opium du peuple », mais bien plutôt un puissant outil pour penser le réel. Car dénoncer la réalité mesquine et vulgaire de son époque, voilà ce que Villiers s’est efforcé de faire durant une vie menée comme un combat contre l’embourgeoisement mortifère de la société de son temps. On peut donc se réjouir que La Révolte, redécouverte, soit assez souvent jouée à présent.

2Né en 1838, Villiers mène une existence désargentée, dédaigneuse des critiques et de la morale commune, et rencontre assez peu de succès dans sa carrière de journaliste et d’écrivain. Son œuvre multiforme (romans, nouvelles, pièces) où s’affirme une imagination singulière, ses positions intellectuelles et politiques à rebours des idéologies dominantes, ses postures hautaines lui valent surtout le rejet et la raillerie, que vient difficilement adoucir l’admiration de ses amis du courant symboliste comme Huysmans ou Mallarmé.

3Il est vrai que Villiers prétend, projet saugrenu, se vouer au culte de l’art et du beau, en un siècle avide où règne la loi d’airain du profit, où l’industrialisation enlaidit les villes et saccage la nature. Tenant de l’idéalisme philosophique, Villiers affirme la supériorité de l’esprit sur la matière et entreprend tout au long de sa création de suggérer qu’un autre réel existe où l’idée triomphe enfin, sans pour autant se dissimuler qu’il ne s’agit peut-être bien que d’un songe. Espérance irraisonnée et lucidité amère se conjuguent pour donner une œuvre à nulle autre pareille, où l’ironie acerbe se teinte d’une profonde mélancolie.

4Ainsi, dans L’Ève future (1886), étonnant et précurseur roman d’anticipation, Villiers développe-t-il une vision gnostique du monde matériel, piège avilissant l’âme. Le héros, désespéré par la vulgarité et l’imperfection de la femme qu’il aime, est sauvé du suicide par l’ingénieur Edison, qui crée pour lui une femme artificielle, « andréide » parfaite, abolissant l’écart insupportable entre la réalité et l’idéal. Ainsi l’homme s’improvise-t-il démiurge dans un univers où Dieu semble avoir abandonné ses créatures, livrées à la laideur et à la déchéance. Pour autant, la fin du roman laisse penser que cette victoire sur une réalité décevante ne peut être que provisoire. La même vision sombre et désenchantée irrigue Les Contes cruels (1883), satire féroce des vanités bourgeoises que ne lui pardonnent guère ses contemporains.

5Ceux-ci, s’ils accueillent avec indifférence ses drames « idéalistes », rejettent par contre violemment La Révolte, retirée de l’affiche en 1870 au bout de cinq représentations, tant scandalise cette charge virulente où Villiers s’attaque aux piliers de l’ordre bourgeois : culte de l’argent, mécanismes d’asservissement dissimulés par des relations codifiées et chiffrées, conformisme et bien-pensance. Il y dénonce l’hypocrisie du mariage, la soumission des femmes et la bonne conscience stupide des maris. La « révolte » est celle d’une épouse qui, après avoir dressé un sinistre bilan comptable (littéralement) de son exploitation au sein du foyer conjugal et déploré l’incapacité de son époux à satisfaire ses aspirations, décide de planter là mari et enfant pour mener une vie solitaire mais libre.

6On comprend que nos braves spectateurs de 1870 aient obtenu facilement la censure d’un tel brûlot, qui résonne encore puissamment aujourd’hui, tant ce qu’il dénonce, dictature du profit ou infériorisation des femmes, n’a guère disparu… Découvrez donc cette pièce jouée dernièrement à Paris aux Déchargeurs et au Poche-Montparnasse.

7Et lisez Villiers, auteur de grand talent et pour autant mort dans la misère en 1889. Pas plus hier que maintenant, nos sociétés ne font de cadeau aux idéalistes.

8- Bibliothèque de la Pléiade : Œuvres complètes, 1986.

9- Gallimard, Folio classique : Contes cruels, 1983 ; L’Ève future, 1993.

10- À consulter : <www.lesdechargeurs.fr> ; <www.theatredepoche-montparnasse.com>

FILM

Plogoff, des pierres et des fusils

11Film documentaire français de Nicole Le Garrec, 1980, 112 min., disponible en DVD en septembre 2020

« Dès le début du tournage, j’ai voulu me concentrer sur les habitants, le noyau dur de la mobilisation, pour en faire le fil conducteur du film. Plutôt que de donner la parole aux “experts” ou aux militants chevronnés, j’ai préféré rentrer dans l’intimité des femmes et des marins de Plogoff. Ce qui me tenait à cœur, c’était de montrer comment des gens ordinaires, habitués à ne pas remettre en cause l’ordre établi, pouvaient opter pour une position si radicale. »

Nicole Le Garrec

12Cette version restaurée du documentaire de Nicole Le Garrec nous replonge dans un des combats les plus emblématiques de la fin de l’époque giscardienne. Pendant six semaines, en février 1980, les habitants de Plogoff affrontent les forces de l’ordre (gendarmes mobiles et contingent parachutiste) pour empêcher l’implantation d’une centrale nucléaire décidée dès 1978. Cette guérilla quotidienne, de jour comme de nuit, entraîne une répression et des arrestations, mais aussi suscite la solidarité, d’abord des villages bretons, puis de nombreux militants écologistes et de gauche. En mai 1981, François Mitterrand accède au pouvoir et le projet de centrale nucléaire est abandonné, conformément à sa promesse de campagne. En 1989, la victoire des Plogoffistes est totale, la pointe du Raz est classée « grand site » par le Conservatoire du littoral, qui reçoit en 1996 d’EDF les 38 hectares de terrain prévus pour la construction de la centrale.

13Ce film marque une étape dans le développement d’un cinéma régional breton. C’est le premier long-métrage entièrement réalisé et produit en Bretagne à bénéficier d’une distribution nationale. Film emblématique du cinéma militant, tourné caméra à l’épaule, il marque aussi un tournant, une rupture dans l’approche du cinéma social. Il ne s’agit plus de distiller, comme dans de nombreux films des années 1970 estampillés politiques, un discours formaté avec son lot de représentations de l’avant-garde révolutionnaire autour de slogans bien rodés, mais de montrer la révolte pratique et finalement beaucoup plus radicale, comme l’affirme la réalisatrice, d’une population que rien ne préparait à cet engagement. La caméra suit de très près ces nouveaux révoltés sans jamais les enfermer dans un discours idéologique qui n’aurait d’ailleurs aucun sens pour eux. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles ce film reste d’actualité et nous émeut toujours, alors que nous ne pouvons que sourire devant certains documentaires d’agit-prop de l’époque, devenus au mieux des documents historiques.

14En effet, le film n’a pas vieilli d’un poil, on y imagine même voir se pointer un nez de gilet jaune ou de zadiste dans un coin de l’écran. Face à des forces répressives, les habitants ont été quasi unanimes dans ce combat exemplaire pour faire triompher leur expérience novatrice de démocratie directe.

15Mais Plogoff est aussi un combat national, voire international, avec la mobilisation de milliers de militants rassemblés sur place à la fin du film, rejoints par ceux du Larzac, autre combat emblématique. Tous s’unissent fraternellement dans une grande fête populaire. La méfiance qu’ont de l’autre les habitants de ce lointain Finistère, si étrangers aux révoltes parisiennes, disparaît et le vieux christianisme breton semble parfaitement s’accommoder de ce nouveau partage.

16Ce film a ainsi le mérite de nous montrer cette ouverture au monde d’une société bretonne traditionnelle, de gens habitués à l’ordre et à l’obéissance (beaucoup d’hommes sont d’anciens militaires) qui découvrent le plaisir et les joies de la lutte collective. Car si Plogoff a gagné, c’est que cette lutte a réussi à unir des sensibilités différentes, pas toujours marquées à gauche ni même progressistes, et plus généralement toute une population parmi laquelle les filles, les femmes et les mères de marins ont un rôle tout à fait exceptionnel et central.

17En ce sens, le documentaire de Nicole Le Garrec est aussi un merveilleux hommage à la lutte des femmes qui viennent harceler les militaires et leur crier la honte qu’ils devraient ressentir de s’en prendre au peuple. Face à ces nouvelles militantes, au-delà de la violence des affrontements, la caméra sait filmer le doute qui s’installe chez ceux qui doivent rétablir un ordre devenu incertain.

18En ces temps de réflexion sur de nouvelles voies de mobilisation, cette expérience de résistance réussie nous donne le goût de ce qu’il serait possible de faire : rassembler localement sur des thèmes d’intérêt général (la lutte pour les services publics, pour l’écologie, contre les inégalités et la pauvreté…) qui dépassent les clivages partisans et remettent les idéaux de la démocratie sociale au centre du débat politique. Il faudrait des milliers de Plogoff solidaires entre eux. Et peut-être alors, nous aussi, nous gagnerons !

19Pour plus d’information, voir le site de Nicole et Félix Le Garrec : <https://nicoleetfelixlegarrec.com/​>.

ROMANS

Edna O’Brien, Girl

20Sabine Wespieser éditeur, 2019, 250 p.

21Maryam, lycéenne au Nigéria, raconte son histoire : son enlèvement avec ses camarades par les djihadistes de Boko Haram, puis le périple du groupe, d’abord transporté comme du bétail par camions, puis parqué dans un campement en pleine forêt. Chaque jeune fille est alors systématiquement violée, livrée à la brutalité des guerriers qui reviennent au campement après leurs expéditions dans les villages, semant la terreur partout. Notre narratrice est choisie, parmi d’autres, pour être mariée à un soldat, comme un cadeau pour « acte de bravoure ». Elle tombe enceinte et donne naissance à une petite fille. Et c’est grâce à un relâchement de la surveillance, après l’accouchement, qu’elle peut s’évader. On suit sa fuite dans le Bush. Au moment où, désespérée, elle est prête à abandonner son bébé, des femmes d’un village de bergers peuls la sauvent et la soignent. Elles lui permettront de regagner la ville, où l’attend sa famille, pense-t-elle... Mais le retour sera plus cruel encore.

22Ce roman haletant nous fait vivre de l’intérieur la terreur qui étreint la narratrice : la violence est partout, sauvage et incompréhensible aux yeux de la jeune fille. Le rapt est vécu comme un arrachement au domicile maternel, qui devient un paradis, où l’enfant perdue rêve de revenir. Construit comme un retour en arrière, le récit commence par un constat : « J’étais une fille autrefois, c’est fini. Je pue. » Le roman, comme un conte populaire, se déroule sans chronologie précise. Les lieux sont aussi indéfinis : il y a « la ville », « la forêt », « le village des bergers »... Le récit est parsemé de réminiscences poétiques et enchantées : paroles de prières, de chansons apprises, d’extraits de la Bible, de lectures faites en classe qui montrent l’univers mental de la jeune fille, pas encore sortie de l’enfance.

23À cette voix viennent s’ajouter, en italiques dans le texte, celles d’autres personnages : l’histoire de John-John, le garçon qui travaille à la cuisine du camp de Boko Haram, enlevé à son village, lui aussi ; celle de Madara, la femme peule qui recueille la narratrice après sa fuite ; d’autres encore...

24À la violence des djihadistes s’oppose la présence de la religion chrétienne. En effet, Maryam a été élevée dans le protestantisme évangélique ; Reuben, le pasteur du village natal, vieux et maigre, soutient la communauté contre les assauts de « la secte » Boko Haram ; et c’est dans les petits couvents de franciscaines, perdus dans la campagne, qui résistent tant bien que mal à la guerre civile, que notre narratrice trouvera un refuge temporaire.

25Rien d’étonnant qu’Edna O’Brien ait été marquée par l’enlèvement des lycéennes de Chibok en 20141 et par le mouvement international « Bring back our girls » qui suivit. On se rappelle que sa trilogie Country Girls, publiée entre 1960 et 1964, fit scandale en Irlande : ces romans qui montraient la réalité rétrograde et violente de la vie dans les campagnes irlandaises furent interdits et parfois brûlés dans son pays natal. La romancière dénonçait en particulier la domination du patriarcat sur les jeunes filles et parlait de la sexualité féminine sans fard. Nul doute qu’elle a vu dans les girls nigérianes des petites sœurs de ses héroïnes irlandaises.

Sylvain Tesson, La Panthère des neiges

26Gallimard, 2019, 176 p.

27L’écrivain voyageur Sylvain Tesson, célèbre pour les récits qu’il a donnés de ses grands voyages en milieu extrême (La Marche dans le ciel : 5 000 km à pied à travers l’Himalaya, 1998, ou Dans la forêt de Sibérie, 2011), se joint à Vincent Munier, photographe naturaliste, dans sa quête de la panthère des neiges, félin rarissime qui se cache à 5000 mètres d’altitude au Tibet, dans les hauts plateaux du Changtang. Avec eux, Marie Amiguet, documentariste animalière (autrice de Avec les loups, DVD La Salamandre, 2016), et Léo, étudiant en philosophie.

28Les voyageurs se rendent dans la région de Zadoï, province chinoise du Tibet. Au nord se trouve une chaîne de hautes montagnes, le Kunlun. C’est là qu’ils commencent leur périple, équipés de matériel de prise de vue sophistiqué. Ils installent leur campement dans une cabane en torchis, et partent chaque jour sillonner les montagnes alentour, par -20° à -30°. Munier, qui connaît bien la région, appelle le piémont du Kunlun « la vallée des yacks » : en effet, apparaissent rapidement les troupeaux de yacks domestiques, mais aussi quelques antilopes du Tibet, des ânes sauvages, des chèvres bleues. Insatisfaits de ne pas trouver de yacks sauvages, ils lèvent le camp au bout de dix jours, pour le Changtang, haut plateau du Tibet, vaste désert parsemé de lacs. Ils observent les saignées que les Chinois ont pratiquées, à la recherche de minerai ; s’arrêtent quelque temps au bord d’un lac, lieu sacré du Tao. Enfin, ils peuvent contempler des troupeaux de yacks sauvages, réfugiés dans cette immensité hostile. Ils repartent vers Zadoï, haute vallée du Mékong, à la recherche de l’once : la panthère des neiges, dont il ne reste plus que quelques milliers d’individus dans le monde. Ils s’installent dans une bergerie habitée par un éleveur de yacks et sa famille, et recommencent leur traque : à l’affût pendant des heures derrière des rochers, dans des grottes, ils observent la chasse des loups derrière leurs jumelles et leurs caméras, découvrent un curieux chat de Pallas. Enfin apparaît « Saâ », la panthère en tibétain : brève rencontre d’abord, ils la voient, camouflée dans le paysage, somnoler sur un rocher, puis s’étirer, bâiller et s’en aller : « Voilà l’effet de l’homme sur la panthère du Tibet ». À deux reprises, elle les gratifiera à nouveau de sa présence à l’attraction mystérieuse, rôdant autour du cadavre d’un yack dont elle se repaît, le museau barbouillé de sang.

29Le récit de Sylvain Tesson ne se contente pas de décrire les paysages et les animaux. C’est aussi le portrait et l’éloge d’un homme : Vincent Munier, homme minéral, capable de « tenir l’affût » jusqu’à se fondre totalement dans la nature, taiseux, vagabond du monde dont la quête douloureuse consiste à sauver, par son objectif, la mémoire d’une faune qui disparaît progressivement, menacée par la prédation des humains sur la nature. Son art de l’affût est décrit comme une ascèse mystique, analogue au « wuwei » taoïste, le « non-agir ».

30Face au photographe, Tesson se peint lui-même, avec autodérision, en voyageur lettré qui prend des notes, adepte de l’aphorisme et du bon mot. Son parcours des austères plateaux tibétains le fait vitupérer la folie du monde occidental et « l’épilepsie moderne ». Il rêve de faire des longues heures d’affût un « style de vie ».

31La Panthère des neiges a été le grand succès de librairie de l’année 2019. Nous attendons avec impatience le film de Marie Amiguet et de Vincent Munier, qui devrait sortir en salle à l’automne 2020 sous le titre : Promesse de l’invisible.

EXPOSITIONS

Un hommage nécessaire à Félix Fénéon, homme d’art et de lettres, à travers deux expositions :

32Félix Fénéon, Les arts lointains, Musée du Quai Branly, du 28 mai au 29 septembre 2019,

33Félix Fénéon, Les temps nouveaux, de Seurat à Matisse, Musée de l’Orangerie, du 16 octobre 2019 au 27 janvier 2020.

34Alors qu’il a joué un rôle important dans l’élaboration de la modernité artistique et littéraire pendant cinquante ans, des années 1880 aux années 1930, Félix Fénéon (1861-1944) reste méconnu et c’est le grand mérite de ces belles expositions de nous faire redécouvrir une personnalité forte et attachante. Sa vie suit trois grandes scansions nettement dessinées, durant lesquelles il reste continûment fidèle à ses principes – curiosité, indépendance d’esprit, refus des cloisonnements et des hiérarchies – tout en montrant une sûreté de goût dont la constance étonne.

35Fénéon se signale d’abord comme critique d’art dans différentes revues, à partir de 1883. Sidéré par Une baignade à Asnières, il se fait l’inlassable défenseur de Georges Seurat, bien au-delà de sa mort prématurée, et qualifie dès 1886 de « néo-impressionnistes » les peintres appliquant à sa suite la technique « pointilliste », tels Paul Signac ou Maximilien Luce, dont Fénéon pressent avec justesse qu’ils opèrent un décisif dépassement de l’impressionnisme, lequel va conduire à l’abstraction.

36Un lien d’autant plus fort attache Fénéon à ces peintres qu’ils partagent pour la plupart les mêmes convictions anarchistes, le même rêve d’une société égalitaire et harmonieuse, comme l’exprime le tableau de Signac au titre sublime : Au temps d’harmonie : l’âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir.

37Ces convictions amènent fort logiquement Fénéon à collaborer à diverses publications anarchistes, notamment L’En-Dehors, dont il assume la direction quand Zo d’Axa doit s’exiler. Cela lui vaut d’être accusé en 1894 d’avoir participé à l’attentat contre le restaurant Foyot. Le « procès des Trente » voit Mallarmé et Mirbeau prendre la défense de leur ami Fénéon, lequel ridiculise l’accusation par ses réparties et est finalement acquitté.

38Révoqué de la Fonction publique, Fénéon entame alors une carrière de journaliste et d’éditeur. Rédacteur en chef de la célèbre Revue blanche jusqu’à sa disparition en 1903, il participe pleinement à tous les combats essentiels que celle-ci mène, depuis la promotion des avant-gardes jusqu’à la défense d’un certain Dreyfus. Il publie au Matin ses délectables Nouvelles en trois lignes, dans lesquelles il exprime avec un humour féroce sa vision sarcastique de la société et de l’ordre bourgeois.

39Enfin, il assume entre 1908 et 1924 la direction artistique de la galerie Bernheim Jeune, cruciale dans l’émergence de l’art moderne, en particulier l’impressionnisme (signe des temps, elle a fermé en 2019 après 146 années d’activité). Il y poursuit son action infatigable de défricheur et passeur de nouvelles formes artistiques et de nouveaux talents, aussi bien par des expositions que de nombreux articles et monographies. Il est un des tout premiers collectionneurs des arts africains et océaniens, qu’il préfère désigner comme « arts lointains » plutôt que « primitifs », et démontre dans ses écrits, en rapprochant des œuvres provenant de civilisations éloignées, que, quels que soient les contextes, les artistes révèlent la même quête de beauté et de vérité à l’aide d’un langage formel universel.

40Liberté d’esprit, refus des barrières, sens de l’universalité : autant de valeurs vitales que Félix Fénéon a incarnées toute sa vie durant et qu’il nous faut défendre bec et ongles en ces temps infectés.

41Félix Fénéon, critique, collectionneur, anarchiste, Musées d’Orsay et de l’Orangerie/RMN-GP/Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, 2019, 320 p., 200 ill., 39,90 €.

Affiches cubaines. Révolution et cinéma

42Musée des Arts décoratifs de Paris, du 31 octobre 2019 au 2 février 2020.

43Cette exposition révèle la grande liberté artistique et la grande créativité dont ont bénéficié les artistes et designers sur l’île de Cuba depuis l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro. Contrairement à l’idée reçue d’un État oppressif, les artistes ont pu y laisser libre cours à leur imagination et mélanger les influences : pop, psychédélique, etc., notamment durant les années 1960 où l’affiche était souvent engagée, contre la guerre du Vietnam par exemple.

44Alors qu’avant 1959 l’affiche cubaine était bassement commerciale, publicitaire, Fidel Castro et Che Guevara en ont fait un véritable objet d’art et un vecteur d’émancipation sociale, politique et culturelle. Par exemple, le graphiste Felix Beltrán, autodidacte, a travaillé dans les années 1960 pour les Éditions nationales cubaines. Son esthétique fonctionnaliste est originale à Cuba, et son style tout en simplicité et sans fioritures est aussi une adaptation à la situation matérielle de la création artistique liée au sévère blocus imposé à l’île par les États-Unis, entraînant des pénuries de papier, d’encre et d’outils. En 1967, il décore le pavillon de Cuba à l’Exposition universelle de Montréal et fait de même en 1970 à celle d’Osaka.

45La création d’affiches se fait en lien avec l’Organisation de solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine (OSPAAL), fondée en 1966 et dirigée jusqu’en 1975 par le graphiste Alfredo Rostgaard. Ce dernier impulse la création d’affiches dépeignant les luttes d’indépendance des peuples du monde entier, en faisant appel au fond culturel folklorique, aux symboles patriotiques et à des portraits – revisités – de grandes figures comme Hô Chi Minh, Lumumba, et bien sûr Che Guevara.

46Amélie Gastaut (dir.), Affiches cubaines. Révolution et cinéma, 1959-2019, Paris, MAD, 2019, 144 p., 35 €.

Marche et démarche. Une histoire de la chaussure

47Musée des Arts décoratifs, Paris, du 7 novembre 2019 au 22 mars 2020.

48Cette exposition originale présente près de cinq cents paires de chaussures, récapitule et explique les différents usages de celles-ci. Elle montre leur dimension utilitaire, de protection du pied (avec par exemple des patins sibériens pour marcher dans la neige), mais aussi d’aliénation des femmes avec les minuscules chaussons pour les femmes chinoises aux pieds bandés (véritable mutilation) ou, plus proches de nous, différents escarpins aux talons vertigineux.

49L’exposition regorge d’explications historiques, mêlant les civilisations, de l’Asie centrale à l’Amazonie, de l’Inde (des chaussures de fakir indien où le pied repose sur des clous !) à l’Afrique… Et le parcours chronologique va jusqu’à nos jours, avec différentes sortes de baskets comme celles créées par l’Allemand Adolf (« Adi ») Dassler, créateur de la célèbre marque Adidas, d’après son nom.

50Denis Bruna (dir.), Marche et démarche. Une histoire de la chaussure, Paris, éditions MAD, 2019, 248 p., 49 €.

Jules Adler, peintre du peuple

51Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, du 17 octobre 2019 au 23 février 2020.

52L’exposition Jules Adler présente les principales toiles de ce peintre français, juif laïque, homme de gauche, s’inscrivant dans la veine du naturalisme de Zola.

53Parmi ses principales peintures, souvent des grands formats, Les Enfourneurs (1910), qui magnifie le travail des ouvriers des usines métallurgiques, La Grève au Creusot (1899), qui évoque les dures grèves de 1899 dans les aciéries Schneider et fait écho à La Liberté guidant le peuple de Delacroix par le personnage central de femme portant un drapeau tricolore, ou, plus poétique, Paris vu du Sacré-Coeur (1936), portrait d’un couple vu de dos, enlacé, regardant la ville qui s’étend, nimbée de brume, à leurs pieds.

Jules Adler, La grève au Creusot, 1889, Musée des Beaux-Arts du Creusot.

54Adler s’est fait connaître et apprécier à son époque comme « le peintre des humbles », pour ses portraits de cheminots, ouvriers journaliers, paysans, mineurs, marins, ainsi que pour ses peintures de rues parisiennes ou franc-comtoises (il est originaire de Luxeuil en Franche-Comté) et pour ses figures de femmes, comme La Mère (1899), qui fait écho au personnage de Gervaise dans L’Assommoir de Zola.

55Il est aussi un homme vivant dans son temps : après avoir été dreyfusard pendant l’affaire Dreyfus, il a créé, pendant la Première Guerre mondiale, avec sa femme, une cantine pour artistes pauvres ; pendant la Seconde Guerre mondiale, il est persécuté, et interné en 1944 ; en détention, il continue à dessiner sans relâche.

56Injustement tombé dans l’oubli après sa mort, car il n’a pas participé aux courants artistiques d’avant-garde, il se voit à nouveau mis à l’honneur par cette exposition.

57Jules Adler, 1865-1952. Peindre sous la Troisième République, Silvana Editoriale, 240 p., 25 €.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Kienast, Chloé Maurel, Frank Noulin et Jean-François Wagniart, « Les Cahiers recommandent… »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 145 | 2020, 213-228.

Référence électronique

Anne Kienast, Chloé Maurel, Frank Noulin et Jean-François Wagniart, « Les Cahiers recommandent… »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 145 | 2020, mis en ligne le 01 août 2020, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/14276 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chrhc.14276

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