Navigation – Plan du site

AccueilNuméros144LIVRES LUSKmar Bendana, Chronique d’une tra...

LIVRES LUS

Kmar Bendana, Chronique d’une transition

Tunis, Éditions Script, 2011, 213 p.
Nabila Abbas
Référence(s) :

Kmar Bendana, Chronique d’une transition, Tunis, Éditions Script, 2011, 213 p.

Texte intégral

1Kmar Bendana, professeure d’histoire contemporaine à l’université de La Manouba (Tunis), témoigne de l’expérience de la révolution tunisienne dans ce recueil composé de dix-sept articles, dont deux traduits en langue arabe. Ces chroniques, parues pour la plupart dans le quotidien La Presse de Tunisie et sur le blog de l’auteure, couvrent une période qui s’étend de la fuite du président Ben Ali en janvier 2011 jusqu’à l’instauration de l’Assemblée nationale constituante en novembre de cette même année. Elle aborde autant le contexte dans lequel la révolution s’est déployée – les inégalités socio-économiques, l’étouffement d’une jeunesse sans perspectives, la répression politique – que la chute progressive du régime de Ben Ali et les premiers développements politiques de cette nouvelle ère.

2La question principale que pose Kmar Bendana et qui structure ses réflexions tout au long de ce livre est celle de savoir comment raconter ces événements, comment capturer ce moment d’ébranlement profond de la société tunisienne et comment finalement archiver cette histoire. Dans ses premiers textes se manifeste sa volonté de documenter le climat politique, ainsi que le quotidien bouleversé durant la première phase de l’après-Ben Ali. L’auteure souligne notamment la densité émotionnelle de cette période, où se mêlent l’euphorie de la victoire pacifique contre un régime dictatorial vieux de 23 ans et la crainte suscitée par l’incertitude de l’avenir. Peu à peu, elle abandonne sa position de témoin d’un présent turbulent pour se faire commentatrice et analyste des événements qui se déroulent sous ses yeux : ainsi se mêle la voix de l’historienne à celles de la citoyenne féministe et de la « journaliste improvisée », comme elle se désigne elle-même.

3Le récit se déploie non sans qualités, décrivant avec sensibilité l’esprit du temps, l’effervescence politique, la libération de la parole et la détermination de la population à prendre en main activement les transformations sociales et politiques. Kmar Bendana livre également une analyse extrêmement fine du soulèvement populaire. Tandis que nombre d’observateurs, autant en Europe qu’en Tunisie, dénigrent l’effectivité du processus révolutionnaire à partir de la réussite électorale des islamistes en octobre 2011, elle résiste à la tentation de diaboliser ce mouvement et plaide, au contraire, pour étudier la question épineuse de la place de la religion dans une histoire longue, coloniale et postcoloniale (p. 199). Une telle perspective est particulièrement intéressante pour comprendre comment, d’une part, la dictature de Ben Ali a utilisé le récit fondateur d’un État moderne basé sur la sécularisation et la défense des droits des femmes pour réprimer le mouvement islamiste, et comment, d’autre part, le pouvoir a lui-même instrumentalisé la religion à des fins politiques. Une perspective postcoloniale déconstruit la représentation des croyant-e-s et de la religion comme une relique d’un passé primitif et barbare – une idée propagée par la colonisation française, reprise par l’élite séculière tunisienne dans sa construction de l’État postcolonial et toujours d’actualité parmi de nombreux séculaires tunisiens – et contribue à une compréhension plus précise du phénomène religieux.

4En explicitant à plusieurs reprises que sa perspective sur la révolution tunisienne est socialement située (p. 142), Kmar Bendana contribue à la riche réflexion sur le positionnement de la chercheuse face au phénomène révolutionnaire qui touche la société et l’ordre politique dans laquelle elle évolue. Cette réflexion sur la perspective gagnerait à être accompagnée d’une réflexion sur les concepts utilisés, par exemple celui de « transition ». Elle ne justifie pas d’une manière très convaincante l’emploi de cette notion, qui traverse pourtant tout son ouvrage (p. 141). Ce terme emprunté à la transitologie – une école développée dans des années 1980 pour analyser les changements de régime en Europe du Sud, en Amérique latine et plus tard en Europe de l’Est – est certes devenu hégémonique, mais il n’est néanmoins pas dépourvu d’un sens idéologique. Sans parler de l’implication ethnocentrique immanente qui consiste à définir la démocratie représentative libérale « à l’européenne » comme seul horizon politique légitime en négligeant les institutions et réalités historiques, sociales, politiques et culturelles du pays, la transitologie a également contribué à forger un cadre spécifique pour la mise en place de politiques économiques et de réformes structurelles par les institutions et créanciers internationaux, tels le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale.

5Maints actrices et acteurs de la révolution tunisienne refusent d’utiliser ce terme pour exprimer leur désaccord avec cette vision d’un changement préformaté. D’un point de vue de la théorie de la démocratie radicale, la transitologie dicte la voie, les moyens et la fin du changement, et en cela limite la contingence, l’indétermination et le caractère inévitablement conflictuel de tout processus démocratique. Plus encore, le paradigme de la transition restreint la capacité des citoyennes et citoyens tunisiens à participer d’une manière autonome à la vie politique pour laquelle elles et ils s’étaient pourtant battu-es, les cantonnant à une position d’observateurs de la transformation politique mise en place par l’État et les institutions internationales. Kmar Bendana note que les protagonistes qualifient cette chute du régime de « révolution populaire » (thawra cha’biyya). Elle semble saluer la dimension horizontale et le caractère révolutionnaire du soulèvement qui est mis en avant par ce terme (p. 62), mais elle continue à préférer la notion de « transition » à celle de « révolution » et même à celle de « processus révolutionnaire », un terme pourtant largement utilisé par les Tunisien-nes. Peut-être son insistance sur la notion de « transition » est-elle également liée à son incertitude quant à la réunion des conditions sociales, politiques et économiques pour « le passage d’un régime autoritaire à des revendications citoyennes de démocratie directe et participative » (p. 198). Elle interroge ainsi la possibilité de remplacer un régime dictatorial directement par un régime démocratique « maximal », participatif et inclusif. Cette question pertinente est restée jusqu’à aujourd’hui sans réponse et reste au cœur des débats sur la « démocratie à venir », en Tunisie et ailleurs.

6Huit ans après la publication de ce livre et après le déclenchement de la révolution, ses lectures de la révolution tunisienne formulées « sur le tas » n’ont perdu ni en pertinence ni en actualité. Au contraire, (re)lire son livre aujourd’hui nous rappelle les mille et une facettes de cette révolution, qui a non seulement mis à bas une dictature, mais aussi percuté les représentations hégémoniques de l’Occident sur les « peuples arabes », considérés jusqu’ici comme apathiques et croyants dans leur destin inaltérable.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Nabila Abbas, « Kmar Bendana, Chronique d’une transition »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 144 | 2019, mis en ligne le 25 février 2020, consulté le 15 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chrhc/13790 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chrhc.13790

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search