Gilles Montègre (dir.), Le cardinal de Bernis. Le pouvoir de l’amitié
Texte intégral
Gilles Montègre (dir.), Le cardinal de Bernis. Le pouvoir de l’amitié, Paris, Tallandier, 2019, 861 p., ISBN : 979-10-210-3527-0
1Pour exploiter l’abondante correspondance du cardinal de Bernis, mise à disposition des historiens par ses descendants à l’occasion du troisième centenaire de sa naissance, Gilles Montègre a réuni une équipe internationale de vingt-quatre chercheurs qui ont exposé leurs résultats au cours de deux colloques organisés à Grenoble et à Rome en 2015, dont le présent volume livre les actes. Depuis le travail de Frédéric Masson consacré au Cardinal de Bernis depuis son ministère (1884), aucune recherche n’était revenue à cette source magnifique que constituent les lettres de l’ambassadeur de Louis XV et Louis XVI à Rome entre 1769 et 1791, notamment parce que, hormis la correspondance diplomatique stricto sensu conservée dans les Archives diplomatiques, la plupart de ces documents sont restés entre les mains de la famille, conservés dans les châteaux de Crolles (Isère) et de Salgas (Lozère). Logiquement, cette correspondance couvre surtout les décennies 1770 et 1780, mais quelques dossiers concernent la décennie précédente, en particulier les lettres – négligées dans ce volume - de l’abbé Gabriel (1760-1787), vicaire général du diocèse d’Albi dont Bernis fut titulaire à partir de 1764, ou celles de Don Felipe, duc de Parme (1756-1763).
2Conformément à la composition de ce corpus, la grande majorité des contributions portent sur l’activité du diplomate et, dans ce cadre, sur le rayonnement de l’action culturelle de celui qu’on appela très vite « le roi de Rome », qui se plaisait à dire qu’il tenait dans la Ville éternelle « l’Auberge de la France ». Trois sont consacrées aux amitiés féminines du cardinal qui lui ont valu une réputation aussi sulfureuse que fantasmée, et six (plus une partie d’une septième) à son rôle dans les affaires religieuses du temps, les seules qui nous intéresseront ici.
3Géraud Poumarède (« Bernis et l’Orient à la lumière de sa correspondance avec le comte de saint-Priest ») montre la bonne collaboration entre le cardinal et l’ambassadeur de France à Constantinople : sa ténacité pour obtenir le remplacement des Jésuites par les Lazaristes au Levant après la suppression de la Compagnie, son zèle à relayer auprès de la Propagande le contrôle que Saint-Priest exerce sur les missionnaires au Levant notamment pour arbitrer leurs conflits et modérer leur zèle parfois dangereux, le souci partagé des deux hommes de maintenir l’influence française par le biais des dossiers religieux tout en s’irritant des velléités d’indépendance de la Cour de Rome dans le suivi des affaires religieuses.
4Claudio Canonici (« Désir de réformes et présage de temps difficiles. La correspondance entre Bernis et le cardinal Boncompagani Ludovisi ») met en lumière la relation entre Bernis et un jeune prélat de presque trente ans son cadet, dont il favorise la carrière jusqu’à sa nomination au Secrétariat d’État en 1785. Cette étude permet de mieux le situer dans le monde de la curie. Les deux hommes appartiennent à la nébuleuse du clan Rezzonico, famille de Clément XIII : Bernis lui sert de mentor, en le soutenant auprès du pape et en l’informant des intrigues au sein de la Curie. Tous deux partagent le même antijésuitisme de raison plutôt que de principe, qui les rend attentifs aux stratégies des pères en Russie et en Prusse après la suppression ; tous deux partagent l’esprit réformateur du siècle qui les conduit à faire l’éloge de Loménie de Brienne comme à suivre attentivement, sans les approuver, les innovations de Joseph II et la politique religieuse de Catherine II en Pologne.
5Albane Pialoux (« Bernis en conclave, négociateur de l’élection de Pie VI ») analyse précisément l’action de Bernis au conclave de 1769 grâce aux billets échangés avec son conclaviste l’abbé Deshaisses. Ainsi est éclairée la manière dont il a travaillé à la promotion du cardinal Braschi, finalement élu sous le nom de Pie VI, et qui, pourtant, ne faisait pas figure de papabile à l’ouverture de l’assemblée. Bernis doit manœuvrer avec subtilité : l’enjeu général est d’élire un pontife qui ne remette pas en cause le bref Dominus ac redemptor, tandis que l’enjeu, pour le cardinal, consiste à capitaliser sur sa faveur auprès du nouveau pape pour parer un éventuel revirement de son image à Versailles, où les dévots fondent leurs espoirs sur le changement de règne.
6La première contribution de Bertrand Marceau (« Le cardinal de Bernis et la suppression de la Compagnie de Jésus ») confirme l’absence de tout antijésuitisme de principe chez notre prélat, en se fondant sur sa correspondance avec le duc d’Aiguillon, dont les antijésuites craignaient justement qu’il ne tente d’entraver les pressions de l’Espagne sur Clément XIV pour obtenir la suppression de la Compagnie. Avec Maria Dolores Gimeno Puyol (« Bernis et Azara. Histoire d’une amitié franco-espagnole dans la Rome des papes »), B. Marceau (« Le cardinal de Bernis et la suppression de la Compagnie de Jésus ») montre comment l’a emporté, dans le contexte des Pactes de famille qui ont rapproché Versailles et Madrid, le souci prioritaire de maintenir l’alliance diplomatique. Bernis, prudent tout d’abord, appuie la stratégie de l’ambassadeur de Charles III et travaille à convaincre le pape. Il gagne l’amitié de l’autre diplomate espagnol à Madrid, Azara, agent général et procureur du roi. B. Marceau est l’auteur d’un deuxième papier (« Le cardinal et les moines. Bernis, l’ordre de Cîteaux et la Commission des réguliers ») relatif au rôle de médiation joué par Bernis en tant que cardinal membre du consistoire, ambassadeur et cardinal protecteur des affaires de France (officiellement à partir de 1774), entre le président de la commission des réguliers instituée en 1766 par Loménie de Brienne, le secrétaire d’État des Affaires étrangères, l’abbé général de Cîteaux, le pape et son secrétaire d’État. C’est très largement, grâce au « cardinal murmurant à l’oreille attentive des papes », lui-même abbé commendataire d’un monastère cistercien, que l’ordre, aux prises avec les exigences réformatrices et rationalisatrices de la commission, fut épargné : alors même que la vie communautaire était sérieusement compromise dans plusieurs maisons en raison d’effectifs dérisoires, aucune d’entre elles ne fut fermée.
7Enfin, Paul Chopelin (« Le cardinal de Bernis et le diocèse d’Albi sous la Révolution ») montre, en s’appuyant sur la correspondance avec les frères Gorsse, issus d’une famille influente de l’Abigeois, l’un syndic du diocèse et un temps maire de la ville au début de la Révolution, l’autre chanoine du chapitre cathédral, comment Bernis a irrésistiblement perdu le contrôle de son diocèse d’Albi à partir de l’automne 1789. Il en avait pris possession en octobre 1764 et n’y avait résidé que quatre petites années, laissant son administration à ses vicaires généraux puis à son neveu comme coadjuteur et survivancier. Sans jamais épouser les combats du camp contre-révolutionnaire, Bernis est opposé à la Révolution, moins par attachement à l’Ancien Régime que par fidélité et conviction que seule une autorité royale forte pouvait mener les réformes modernisatrices nécessaires. Le plus longtemps possible, il tente d’éviter l’opposition frontale au profit du compromis. Sa réaction à la Constitution civile du clergé est dictée par le souci d’éviter les ruptures irréparables, mais sa réticence d’abord, son refus ensuite de se soumettre aux injonctions des nouvelles autorités lève inéluctablement le voile.
8L’art de négocier demeure au final la clef de compréhension de l’action de Bernis dans le traitement des affaires religieuses, avec la même application dans les petites comme les querelles entre franciscains au Levant, que dans les grandes comme l’élection d’un pape ou la question jésuite. Quelles que soient ses convictions, en bon diplomate, il poursuit l’objectif qui lui est assigné. Les deux ne sont pas contradictoires, bien sûr, mais le service du roi passe avant celui de l’Eglise car, dit-il, il est né sujet du roi avant d’être évêque. La grande tristesse à la fin de sa vie est donc d’assister à la fin de la monarchie tout en devant se replier sur la fidélité à une Rome qu’il avait travaillé à faire plier devant les exigences de son roi.
Pour citer cet article
Référence papier
Bernard Hours, « Gilles Montègre (dir.), Le cardinal de Bernis. Le pouvoir de l’amitié », Chrétiens et sociétés, 28 | 2021, 207-210.
Référence électronique
Bernard Hours, « Gilles Montègre (dir.), Le cardinal de Bernis. Le pouvoir de l’amitié », Chrétiens et sociétés [En ligne], 28 | 2021, mis en ligne le 02 mai 2022, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/8583 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.8583
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