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Dossier bibliographique
Recensions

Denis Crouzet, Les Enfants bourreaux au temps des guerres de Religion

Pierre-Jean Souriac
p. 215-219
Référence(s) :

Denis Crouzet, Les Enfants bourreaux au temps des guerres de Religion, Paris, Albin Michel, Bibliothèque Histoire, 2020, 336 p., ISBN : 978-22-26446-25-1.

Texte intégral

1Dans son dernier livre, Denis Crouzet renoue avec ses premières œuvres. Dans le fil des Guerriers de Dieu et du Rêve perdu, ce livre replonge son lecteur dans une exploration minutieuse et documentée de cette violence religieuse et collective du xvie siècle. Ce n’est pas une redite, c’est un développement de ce chantier sous l’angle d’un acteur méconnu et caché des guerres civiles, l’enfant. L’auteur place cependant l’action sanglante de ces enfants comme un des symptômes d’un processus plus large de recherche de salut. La documentation est mince de l’aveu même de l’auteur, « des buttes-témoins érodées », mais ces petits enfants massacreurs et tortionnaires sont ici traqués, témoins des pulsions éradicatrices d’un monde catholique confronté à l’hérésie calviniste. Ils sont catholiques, leurs homologues protestants n’étant pas traités dans le livre, ils sont le plus souvent garçons et agissent sous le regard bienveillant de parents pétris du même imaginaire.

2Dans cette violence de l’enfant, Denis Crouzet postule une singularité des conflits religieux. Le premier chapitre du livre, qui fait office de mise en contexte de l’étude, énumère les différentes figures prises par les enfants dans les récits du premier xvie siècle. Cet état des lieux des topoï littéraires plante un enfant aux multiples visages, aussi bien positifs que négatifs. Il est tantôt l’objet d’une bénédiction divine et protégé miraculeusement d’une catastrophe, l’objet d’une quête sacrificielle comme chez Thérèse d’Avila enfant qui rêve d’une mort martyr pour rejoindre le Ciel, une espérance de jours meilleurs comme l’attente de la naissance de Pantagruel, une victime potentielle dans un monde hostile, le reflet de l’œuvre du démon lorsqu’il naît difforme et monstrueux. Ce discours est multiforme dans un binôme bénédiction/malédiction qui rend l’enfant inclassable. Or l’auteur affirme qu’au tournant de la décennie 1560, l’enfant change de dimension, son mode d’action sociale se simplifie autour d’un caractère dominant, il devient un bourreau. C’est véritablement ici que commence la démonstration.

3En ouverture du livre et sur l’illustration de couverture, son propos est étayé par l’œuvre de Pieter Bruegel dit l’Ancien, Jeux d’enfants. Derrière ce qui devrait être innocence et gaité, se devinent des jeux malveillants et dangereux, préfigurant les heures sombres à venir. Un des premiers enseignements du livre de Denis Crouzet est ainsi de revenir sur une chronologie singulière des guerres de Religion sous l’angle des pratiques de violence. Au-delà de la succession des huit guerres, le temps des violences s’inscrit dans trois phases distinctes au développement différent. Les années 1560-1572 sont celles de l’explosion d’une violence éradicatrice catholique au cours de laquelle les enfants jouent pleinement leur rôle de bourreaux. C’est l’objet des deux-tiers du livre (chapitres 2 à 8). Vient un temps de reflux, où les enfants n’apparaissent plus que dans le grand mouvement processionnaire qui frappe la France au début des années 1580 (chapitre 9). Puis revient un temps d’explosion des pulsions de mort, autour de l’assassinat des frères Guise à Blois et des tensions mystiques justifiant le régicide (chapitre 10 et 11). Les enfants sont peut-être moins des bourreaux que des annonciateurs du réveil catholique appelant les fidèles à se ressaisir face à l’hérésie et au « nouvel Hérode » (Henri III). Le dernier chapitre, le douzième, explore l’implication des enfants dans les mouvements émeutiers après 1598. Il développe longuement une affaire située à Tours au début des guerres de Rohan et finit sur les soulèvements provoqués par les rumeurs d’enlèvement d’enfants au milieu du xviiie siècle, à Paris et ailleurs. Retenons de cette chronologie que « l’enfant bourreau » des guerres de Religion, à quelques exceptions près, c’est d’abord l’enfant du premier tiers des conflits, de l’explosion des violences à leur apogée lors du massacre de la Saint-Barthélemy.

4Comme à son habitude, Denis Crouzet part de l’évènement pour en exprimer son unicité et ensuite le confronter à un imaginaire religieux plus général qui le conditionne. Quels sont ces évènements, quelles sont ces « buttes témoins » qui lui servent de jalons tout au long de son analyse ? Ils concernent toute la France : Provins, Paris, Tours, le littoral méditerranéen, Toulouse, … Ils s’organisent autour d’évènements très récurrents qui donnent à ces enfants bourreaux un mode d’action qui semble assez réduit. Ce sont des enfants qui décrochent des cadavres aux gibets, qui les trainent par les rues et ensuite les mettent en morceaux tantôt pour continuer une procession macabre, tantôt pour les brûler. À Provins en 1572, le cadavre du supplicié huguenot est d’abord victime d’un simulacre de tir à la corde avant de subir procession et dépècement. À Toulon, à Draguignan, à Marseille, à Forcalquier, en Avignon, à Auxerre et ailleurs, on retrouve ces cadavres d’hérétiques trainés dans les rues par des foules enfantines que les parents laissent faire voire encouragent. Les enfants n’agissent jamais contre les adultes, ils donnent souvent l’impression de les imiter ou assument des actes sanglants que leurs parents ne semblent pas vouloir accomplir. À Paris, lors de la nuit sanglante du 24 août 1572, c’est le corps de Coligny qui, selon certains chroniqueurs, fut l’objet d’un rituel macabre orchestré par les petits enfants. Son corps mort fut trainé et dépecé, conduit à la Seine dans un jeu carnavalesque presque joyeux. C’est le traître qui subit ici la vengeance de Dieu par la main des plus petits, c’est du moins ce que cherche à démontrer Denis Crouzet très longuement autour de la figure du diable et du jugement divin.

5L’action enfantine évolue alors sensiblement après 1572, dans un reflux de violence qui n’en préfigure par moins l’explosion ligueuse. En tant qu’acteurs, les enfants participent aux processions et font l’objet d’une attention pédagogique nouvelle dans la formation du parfait catholique comme on le voit dans le collège de Clermont à Paris. Ils sont aussi présents comme victimes dans des récits récurrents de loups-garous et d’infanticides qui se multiplient dans les années 1580, symbole d’une innocence attaquée. On les retrouve ensuite au début de la Ligue parisienne – entre janvier et mars 1589 – non pas dans des actes de violence, mais dans des processions enfantines quotidiennes, dans des chants appelant à la mort du tyran, dans des simulacres d’excommunication du roi. Enfin, ils redeviennent acteurs de violence et de destruction à Tours au printemps 1621, dans ce que Denis Crouzet nomme « une grande sédition enfantine » : pendant près d’une semaine, suite à l’enterrement d’un notable huguenot de la ville et dans le contexte de la reprise des guerres, les enfants tourangeaux outragent le cadavre, détruisent le temple et mettent la ville en état de siège en pillant presque quotidiennement des maisons de protestants notoires. Cette explosion semble exceptionnelle et ne donne pas lieu à un retour massif des phénomènes observés dans les années 1560.

6Les sources alors mobilisées sont celles qu’on a l’habitude de trouver dans les livres de Denis Crouzet. Il maîtrise les écrits catholiques et protestants de l’époque et passe du récit d’un chroniqueur à des traités plus complexes justifiant l’épopée de violence que furent pour certains les guerres de Religion. On retrouve Claude Haton, célèbre curé de Provins, Jean Crespin, Théodore de Bèze, mais aussi Loys Dorléans autour de la Saint-Barthélemy ou Artus Désiré et Antoine de Mouchy. On navigue entre récit et lecture théologique du monde, entre évènement et imaginaire. Sont convoqués également les textes de Mystères joués en France à cette époque, notamment ceux autour de Noël en Provence, où les enfants occupent bien souvent des rôles importants. Apparaissent aussi au fil des pages des associations de jeunesse florentines du xve et xvie siècle, comme les fianculli ou les bandes de Savonarole. Chansons et occasionnels complètent ce tableau d’une littérature le plus souvent polémique. Denis Crouzet risque à plusieurs reprises l’anachronisme en convoquant des sociologues et anthropologues sur les violences contemporaines. C’est ainsi que l’on croise des jeunes Rwandais et éthiopiens ou encore des enfants guerriers du Mozambique. Le plus troublant dans ce recueil de sources et l’approche ici proposée, c’est que l’enfant est sans nom. Il est toujours saisi dans une action collective où ne dépasse aucune tête, incarnation d’une geste communautaire par excellence. On connaît les noms des victimes, des juges, de quelques meneurs adultes, presque jamais de ces enfants bourreaux dont l’existence ne semble tenir que par le groupe.

7Qu’apprenons-nous alors de ces enfants bourreaux ? Le terme qui revient peut-être le plus fréquemment pour les désigner dans ce livre est celui d’innocence. Ce qui peut paraître paradoxal tant les actes qu’ils commettent paraissent inhumains. Que les enfants rejouent un tribunal pour mieux châtier l’hérétique alors qu’il a déjà été jugé et exécuté par les adultes, qu’ils participent à des processions urbaines, qu’ils appellent les adultes à purger le monde de Satan par leurs cris et leurs chants, ils se distinguent du reste de la communauté par l’affirmation d’une innocence originelle qui les rapproche du Christ. C’est la thèse centrale du livre, à savoir l’identification d’une violence singulière des enfants par leur rôle spécifique dans la violence collective, celui d’une manifestation de la justice de Dieu, voire de sa vengeance, grâce à leur innocence qui les place déjà dans une situation de sainteté. Le sort réservé au cadavre de Coligny se veut un jugement divin appliqué tel un rituel ludique, il manifeste aux yeux de la communauté la nature diabolique de l’Amiral et conforte les Parisiens dans leur pulsion meurtrière. Il y a ainsi une solidarité entre les enfants et le reste des catholiques, ils révèlent aux adultes la volonté de Dieu et participent pleinement au processus de violence. Denis Crouzet s’interroge sur une éventuelle manipulation par les clercs de ces bandes enfantines. Est-ce qu’avant d’aller décrocher un pendu, est-ce qu’avant d’aller en procession mimer l’excommunication d’Henri III, est-ce qu’avant d’appeler les Parisiens à réagir contre l’hérésie, ils auraient été préparés et excités par des adultes ? C’est fort probable, c’est du moins ce qu’il postule, mais il est impossible de le prouver. Ceci s’accorderait cependant parfaitement à des pratiques collectives où chaque membre de la communauté locale aurait un rôle à tenir.

8On l’aura compris, ce livre revient sur les thèmes chers à Denis Crouzet, celui d’une violence collective, ritualisée, expression d’une pulsion mystique conduisant à la rencontre du Christ. Les enfants bourreaux en seraient un acteur parmi d’autres, mais alors qu’on aurait pu croire qu’ils auraient été cantonnés à des pratiques ludiques et mimétiques des adultes, ils ont, par leur innocence, une fonction bien précise, celle de conforter le groupe dans sa compréhension du projet divin. On pourra reprocher à ce livre de nous perdre dans les méandres de l’imaginaire catholique et surtout de nous éloigner dans certains chapitres de l’univers enfantin. Les enfants sont absents du chapitre 7 construit autour des textes de Loys Dorléans sur la Saint-Barthélemy et Coligny. Ils ne sont présents qu’en toute fin du chapitre 11 qui revient très en détail sur la figure des Guise dans l’univers ligueur du début d’année 1589. On pourra aussi reprocher à ce livre ses répétitions assumées sur l’eschatologie catholique dans un vocabulaire si caractéristique de son auteur. Mais comme à son habitude, l’argumentaire de Denis Crouzet se construit en spirale, partant de l’évènement, usant d’arguments redondants pour justifier sa thèse, prenant le risque de s’éloigner de son sujet pour mieux le ressaisir en fin de cycle. Et en se laissant guider dans cette démarche, le lecteur ne peut que se laisser convaincre d’une innocence enfantine ouverte sur le Christ vengeur.

9Saluons alors ici la fécondité de cet ouvrage. Il creuse toujours un peu plus le sillon d’une histoire de la violence religieuse et propose un regard sur l’enfance qui n’avait pas encore été tenté jusque-là. Il reflète la vitalité d’une historiographie des guerres de Religion qui descend toujours un peu plus dans la rue, traque ses combattants et donne du sens à leurs gestes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre-Jean Souriac, « Denis Crouzet, Les Enfants bourreaux au temps des guerres de Religion »Chrétiens et sociétés, 27 | 2020, 215-219.

Référence électronique

Pierre-Jean Souriac, « Denis Crouzet, Les Enfants bourreaux au temps des guerres de Religion »Chrétiens et sociétés [En ligne], 27 | 2020, mis en ligne le 19 mars 2021, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/7893 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.7893

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