Regards allemands sur la Séparation française des Églises et de l’État. Les débats de la presse d’opinion (1905-1907)
Résumés
Cet article propose d’étudier la séparation française de l’Église et de l’État sous un regard neuf et extérieur : celui des Allemands du début du XXe siècle. Pour cela il s’appuie sur une étude systématique d’une quinzaine de titres de la presse allemande entre 1904 et 1907. Cette perspective conduit d’abord à objectiver les grilles de lectures propres à la société allemande du IIe empire. Elle conduit ensuite à observer une fragmentation de l’opinion allemande en quatre tendances représentatives, qui permet d’embrasser par un tableau les divers courants politiques et confessionnels qui marquent la société allemande du début du siècle. Enfin cette étude permet de dégager des mouvements plus profonds qui marquent la société dans le rapport entre politique, société et religion. La séparation française offre une occasion particulière d’analyser le processus de sécularisation de la société allemande, qui, dans son appréhension par ses contemporains, fait l’objet de débats conséquents. Les thématiques soulevées par l’étude de la séparation française, au-delà de son approbation ou de son rejet par les diverses opinions allemandes, sont pleines d’enseignements. Les débats qui se jouent sur le rôle de l’État en matière de neutralité religieuse ou encore celui sur la place du pape et de l’ultramontanisme catholique dans la société, nous renseignent sur l’état d’esprit de la société allemande du début du XXe siècle. Pour clore cet article, une étude linguistique permet d’appréhender la pénétration partielle du vocabulaire de la laïcité dans l’univers politico-religieux allemand, qui explique en parti ses échecs à s’y implanter durablement.
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- 1 « Französisch kirchenpolitische oder allgemein religiöse Krisis ? », Hochland, III, 2, 1906, p. 23 (...)
La France semble vraiment destinée à donner l'impulsion à des mouvements spirituels qui se répandent à travers le monde. Il ne semble pas du tout absurde de penser que, dans cent ans, la crise française actuelle qui est, à bien des égards, plus religieuse que politique, sera qualifiée de tournant historique dans le développement de l'humanité1.
1Ce propos, recueilli dans la revue catholique libérale Hochland, met en perspective la séparation française des Églises et de l’État au prisme des évolutions profondes des sociétés de l’Europe occidentale dans les domaines politique et religieux au tournant du xixe siècle. Il interroge sur la réception de la loi du 9 décembre 1905 par les contemporains allemands. D’où vient le sentiment de vivre un événement décisif pour les relations à venir entre le politique et le religieux ? Comment expliquer que la séparation française ait été suivie avec autant d’acuité dans la presse allemande ? Qu’est-ce que cela révèle du rapport de force politico-religieux au début du xixe siècle dans la société allemande ?
- 2 Mark Hewiston, National Identity and Political Thought in Germany. Wilhelmine Depictions of the Fr (...)
- 3 Heinz Werner Trumm, Die Trennung von Kirche und Staat in Frankreich (1905) im Urteil der deutschen (...)
- 4 Franziska Martinen, Staatsverständnisse in Frankreich, Baden-Baden, Norbert, 2018, 280 p. ; Irene (...)
2La réception de l’événement à l’étranger a été peu étudiée par l’historiographie française. Le constat est également vrai pour l’historiographie étrangère. Dans le cas particulier de l’opinion allemande, seuls un ouvrage britannique et une thèse allemande traitent de la question. Le premier est le plus récent. Il s’agit d’un essai historique qui a pour objet le regard de l’opinion allemande sur l’action des gouvernements de la Troisième République entre 1890 et 19142. Le second, plus spécifique, est une thèse succincte rédigée en 1960 par Heinz Werner Trumm3. La date déjà lointaine invite à une relecture prenant en compte le renouvellement des travaux sur la Séparation. Il s’agit surtout d’un catalogue qui permet de recenser les opinions sur l’événement. Il ne cherche pas à tirer des enseignements en fonction de l’état de la société allemande. Les autres contributions de l’historiographie allemande se sont intéressées à la loi française en elle-même, souvent dans une perspective comparatiste entre les régimes des cultes dans les deux pays4.
- 5 Mareike König et Élise Julien, Histoire franco-allemande, t. 7 Rivalités et interdépendances 1870- (...)
- 6 René Remond, Religion et société en Europe : essai sur la sécularisation des sociétés européennes (...)
3La réception allemande de la Séparation française mérite pourtant de retenir l’attention du chercheur qui s’intéresse à la circulation des idées et des valeurs entre l’Allemagne et la France. L’étude présentée ici s’inscrit dans une démarche d’histoire croisée dans la ligne des recherches récentes sur les rapports entre deux pays rivaux et interdépendants5. Elle cherche également à s’inscrire dans une réflexion sur les mutations religieuses et sociales de l’époque contemporaine6.
- 7 L’article reprend les conclusions d’une recherche conduite à Munich sous la direction des professe (...)
4La démarche s’ordonne en trois temps. Il s’agira d’abord de réfléchir aux grilles de lecture qui s’imposent à l’opinion allemande dans la réception de l’événement français. Dans un second temps, il sera possible de mettre en évidence la diversité des opinions allemandes, en s’intéressant en particulier à la réception des catholiques allemands, mais aussi des conservateurs protestants, des socialistes ou des libéraux, chacune des opinions projetant dans l’événement ses craintes ou ses ambitions pour la société allemande. Enfin, l’étude analysera la réception allemande comme le révélateur des enjeux politiques et religieux propres aux sociétés occidentales au tournant des xixe et xxe siècles7.
La grille de lecture de l’opinion allemande sur la politique française
- 8 Jean-Claude Allain, Agadir 1911 : Une crise impérialiste en Europe pour la conquête du Maroc, Pari (...)
5Lorsque la séparation des Églises et de l’État est organisée en France, les relations entre le Reich et la République française sont crispées. D’abord par le souvenir vivace de la guerre de 1870, plus immédiatement par des considérations coloniales. À partir de mars 1905, les deux pays vivent une crise diplomatique sans précédent depuis la guerre franco-prussienne, marquée par deux épisodes au Maroc : le « coup de Tanger » en 1905 puis le « coup d’Agadir » en 19118. La couverture médiatique de cette crise géopolitique entre deux puissances européennes conduit parfois à une saturation de l’actualité, au point d’effacer temporairement les analyses de la presse d’opinion allemande sur la Séparation française. Paradoxalement, les considérations géopolitiques entre les deux pays affectent assez peu l’analyse de la Séparation. Celle-ci apparaît comme un événement digne d’être étudié pour lui-même, pour les enjeux qu’il soulève, au-delà la conjoncture conflictuelle des deux nations rivales.
Une vision héritée de la politique française
- 9 Bernard Bodinier, Éric Teyssier, Jean-Marc Moriceau, L’événement le plus important de la Révolutio (...)
6La situation politique française est observée en Allemagne par le prisme d’événements antérieurs. La Révolution française, ses principes et l’imaginaire auquel elle renvoie restent un facteur de compréhension incontournable de la vie politique française par l’observateur allemand du début du xxe siècle. Aux yeux de celui-ci, la séparation des Églises et de l’État s’inscrit dans une forme d’héritage. L’épisode des biens nationaux en 17899, dont les conséquences se sont exportées au-delà des frontières françaises sous le bref mais traumatisant épisode impérial, est analysé comme un précédent politico-religieux à prendre en compte. Pour certains, cet héritage suscite l’enthousiasme ; pour d’autres, il est un des marqueurs de la sécularisation forcée de la société.
- 10 Mark Hewiston, National Identity…, op. cit.
- 11 Christian Sorrel, La République contre les congrégations, Histoire d’une passion française 1899-19 (...)
7Par ailleurs, la séparation de l’Église et de l’État est indissociable de l’opinion qu’ont les observateurs germaniques de l’organisation et de l’action politique de la Troisième République10. À ce titre, se positionner sur la Séparation revient à prendre part au débat sur les affinités des courants d’opinion allemands. Le fonctionnement de la République est un repoussoir pour certains – à commencer par les conservateurs –, tandis que pour d’autres, il correspond à une aspiration profonde, surtout dans l’opinion libérale allemande. L’action des gouvernements républicains en matière de politique religieuse depuis 1880, et plus particulièrement depuis la formation du gouvernement de Défense Républicaine en 1899, a déjà fait couler de l’encre dans la presse d’opinion allemande. L’attention portée aux événements français s’est accentuée depuis que la politique anticléricale du gouvernement de Bloc des Gauches, dirigé par Émile Combes en 1902, a secoué violemment le système éducatif catholique11. C’est d’ailleurs sous son impulsion que la rupture diplomatique entre le Vatican et l’État français survient dans l’été 1904 et que les débats sur la Séparation s’accélèrent au Parlement. Ces conflits constituent naturellement un précédent présent à l’esprit des observateurs allemands.
8Enfin, bien qu’elle connaisse au xixe siècle une sécularisation soutenue, la France reste aux yeux d’une Allemagne divisée sur le plan confessionnel une nation « très catholique », connue pour être traditionnellement la « fille aînée de l’Église ». En observant la mise en place de la loi française, l’opinion allemande s’intéresse donc également aux forces et aux faiblesses de l’Église catholique, aussi bien en tant qu’institution dirigée par le Vatican que comme force d’opinion politique et religieuse au sein de la société française. L’originalité de la France par rapport au cas allemand réside donc dans le fait que le rapport de force n’a pas lieu entre deux confessions chrétiennes, mais entre une France qui serait catholique et une France qui serait républicaine et laïque. D’une certaine façon, la Séparation est donc perçue en Allemagne dans la lignée d’un conflit centenaire entre l’esprit de la Révolution française qui s’incarne dans le gouvernement républicain et celui d’une France religieuse représentée par la résistance des catholiques à la future loi.
Le prisme du contexte politico-religieux allemand
9La situation politico-religieuse allemande constitue le deuxième axe qui conditionne la réception allemande de la Séparation. L’action politique impériale sur les questions religieuses est déterminante dans le contexte interprétatif des événements français. La politique du Kulturkampf, orchestrée par le chancelier Otto von Bismarck trois décennies auparavant, est vivace dans les mémoires allemandes, en particulier chez les catholiques. Leur résistance, entre 1871 et 1878, à la prétention de contrôle de leur organisation par le nouvel État impérial dirigé depuis Berlin constitue une grille d’analyse pour les observateurs allemands dont les interprétations sont diverses.
- 12 Mareike König et Élise Julien, Rivalités et interdépendances…, op. cit., p. 83.
10Pour les conservateurs et les libéraux nationalistes d’obédience protestante, le Kulturkampf est un réel échec qui conduit à considérer l’Église catholique comme une force politique considérable avec laquelle il faut composer et qu’il faut affaiblir autant que possible. Pour les catholiques, au contraire, la lutte contre le Kulturkampf est un moment fondateur. Il fait l’objet d’un récit mythifié de la résistance, avec ses martyrs et ses héros. Les catholiques, dans une sainte union du clergé, du peuple et de leurs représentants politiques réunis au sein du Zentrum, ont mis en déroute la politique anticatholique du chancelier. Pendant la dizaine d’années que dure la lutte, les catholiques se forgent une identité collective et créent un réseau dense de solidarité confessionnelle qui couvre aussi bien le domaine social et intellectuel que le champ politique. Ils forment, dans la perspective de la pilarisation de la société, une sorte de « contre-culture défensive12 » qui œuvre efficacement pour protéger leur culture minoritaire.
- 13 Paul Colonge, « Les catholiques face au Kulturkampf », dans Paul Colonge et Rudolf Lill, Histoire (...)
- 14 Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français aux lendemains (...)
11La Séparation française est donc perçue comme un Kulturkampf français dont l’issue est incertaine. Il est significatif d’observer l’attention portée aux élections législatives de mai 1906. Dans le cas du Kulturkampf, le Zentrum, derrière la figure emblématique de Windthorst, avait été pour beaucoup dans la résistance13. L’absence d’une organisation commune et d’un leader à la tête des catholiques français déroute les Allemands. À ce titre, les catholiques, comme les autres courants d’opinion, surestiment les capacités de résistance des catholiques français dont l’organisation politique est bien plus dispersée. Ces derniers restent divisés sur l’opportunité de participer de plain-pied au fonctionnement de la République, malgré l’encyclique de Léon XIII appelant à se rallier au régime politique qu’avait accepté la majorité des français, conduisant à une succession d’échecs dans leur organisation politique14.
- 15 Sylvie Le Grand, La laïcité en question : religion, État et société en France et en Allemagne du 1 (...)
12La place prépondérante du Kulturkampf dans l’histoire récente de l’Allemagne est un élément incontournable dans la compréhension des événements qui se déroulent en France par l’opinion allemande, catholique ou non. À bien des égards, l’histoire politique et religieuse de l’Allemagne de la fin du xixe siècle présente de nombreux parallèles avec la situation en France, avec toutefois une sorte de décalage mimétique15.
Les canaux d’informations de l’opinion allemande
- 16 Andreas Wirsching, « La ‘‘culture médiatique’’ en Allemagne (1890-1918). Essor, ambiguïté et résis (...)
- 17 Michel Grunewald, Uwe Puschner, Le milieu intellectuel catholique en Allemagne, sa presse et ses r (...)
13La presse d’opinion connaît son apogée au tournant du xixe siècle, particulièrement dans l’ère culturelle germanophone16. Elle traduit une vraie culture de l’information. Ce dynamisme est visible par le niveau des tirages comme par la diversité politique et confessionnelle. La presse est spécialement développée dans les milieux protestants qui héritent d’une valorisation de la lecture héritée de la Réforme. Pourtant, les catholiques aussi développent un important réseau de presse afin de préserver leur identité17.
- 18 Samuel Allaert, Regards allemands…, op. cit., p. 193-198.
14Plusieurs journaux représentent, à l’échelle nationale, des courants d’opinion plus ou moins liés à des confessions religieuses. Notre travail s’est appuyé sur la sélection et le dépouillement systématique, entre 1904 et 1908, des principaux titres18. Pour le monde catholique, il s’agit des journaux affiliés au Zentrum : Germania, Kölnische Volkszeitung, Augsburger Postzeitung. Pour l’opinion protestante et conservatrice au service de l’État prussien, le corpus intègre Die Neue Preußische (Kreuz) Zeitung. Pour les libéraux allemands, l’Allgemeine Zeitung (Augsburg) permet d’appréhender la tendance nationaliste et la Frankfurter Zeitung une vision plus progressiste. Enfin, le Vorwärts diffuse la ligne politique du parti social-démocrate en plein essor. Ces titres ont tous des correspondants qui les informent de la situation en France. Ils ont une diffusion nationale qui double les réseaux vivants de journaux régionaux et locaux, moins tournés vers l’actualité internationale.
15Plusieurs courants d’opinion ont une dimension supranationale qui implique des relations au-delà des frontières. C’est le cas des catholiques et des socialistes pour lesquels les échanges sont importants dans les réseaux intellectuels et politiques. Ceux-ci peuvent être abordés par l’étude de revues destinées aux élites. C’est le cas, pour les catholiques, de Stimmen aus Maria Laach, une publication liée à la Compagnie de Jésus, et de Hochland, qui exprime une opinion catholique libérale et universitaire. Pour les socialistes, il s’agit de Die Neue Zeit, destinée aux élites du SPD, avec comme correspondant privilégié le français Rappoport. En raison même de cet internationalisme, ces groupes constituent pour beaucoup d’Allemands, et en premier lieu pour l’État, des ennemis de l’intérieur qui font l’objet de politiques de contrôle à la fin du xixe siècle.
La séparation au prisme de la diversité des opinions
- 19 Carl-Wilhelm Reibel, Handbuch der Reichstagswahlen 1890-1918, Düsseldorf, Droste Verlag, 2007, 171 (...)
16Au moment de la Séparation française, l’Allemagne est divisée en quatre grandes familles politiques représentées au Reichstag. Le Zentrum catholique, le parti conservateur allemand, les libéraux et les socialistes19.
Les catholiques allemands : un Kulturkampf français ?
17Les catholiques allemands sont ceux qui s’intéressent le plus intensément à la Séparation des Églises et de l’État. Cela s’explique d’abord parce que la mesure vise en premier lieu des coreligionnaires, ce qui fait écho au Kulturkampf. À la réelle préoccupation pour le destin des catholiques français s’ajoute une volonté de mobiliser l’opinion en rappelant que les enjeux confessionnels doivent rester au centre des votes des électeurs catholiques allemands.
- 20 Historisch-politische Blätter für das katholische Deutschland, n° 137, 1906, p. 153.
- 21 Kölnische Volkszeitung, n° 549, 5 juillet 1905, 2e éd. du soir, cité par Heinz Werner Trumm, Die T (...)
- 22 Augsburger Postzeitung, n° 53, 7 mars 1906.
18Les principes et l’application de la loi française sont condamnés par l’ensemble des titres catholiques. Le jugement est sans appel dans les revues et les quotidiens conservateurs. Après l’adoption de la loi par le Sénat en décembre 1905, la revue Historisch-politische Blätter für das katholische Deutschland dénonce l’action d’un « cercle n’ayant qu’un but, la disparition du catholicisme en France », et pour lequel la loi de Séparation est « une nouvelle étape sur le chemin de cet objectif20 ». Les libéraux catholiques, de leur côté, s’ils condamnent la brutalité de la Séparation, restent plus modérés sur les conséquences réelles pour l’exercice du culte. La Kölnische Volkszeitung affirme que, « même sous cette loi, l’Église peut encore vivre » ; elle ne succombe donc pas à la tentation de présenter la loi comme un moyen d’éliminer l’Église21. L’épisode des inventaires des biens des institutions religieuses, qui commencent en janvier 1906, provoque un emballement médiatique, au point que l’Augsburger Postzeitung écrit le 7 mars 1906 – jour de la chute du gouvernent Rouvier – que « la lutte religieuse s’est enflammée et prend de plus en plus l’allure d'une guerre civile22 ».
- 23 Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique…
19À la condamnation s’ajoute un intérêt pour l’organisation politique des catholiques français. Pour les Allemands, la mobilisation électorale est le seul rempart efficace contre une application défavorable de la loi. Cette certitude des organes politiques catholiques renvoie directement à l’histoire récente du catholicisme allemand et à l’affirmation du Zentrum qui a su mettre en échec la politique du Kulturkampf. En 1906, le parti catholique garantit toujours une certaine influence sur la politique nationale préservant les intérêts des catholiques au sein de l’Empire. C’est la raison pour laquelle l’incapacité des catholiques français à se structurer et à obtenir une part conséquente des votes en mai 1906 déçoit l’ensemble de l’opinion catholique allemande23.
- 24 Guillaume Bernard, « Pie X et la séparation de l’Église catholique et de l’État », dans Bernard Ca (...)
- 25 Martin Spahn, Hochland, III, 2, 1906, p. 235.
- 26 Émile Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Albin Michel, 1996, 739 (...)
20Enfin, l’opinion des catholiques allemands prend en compte les décisions prises à Rome24. La condamnation de la Séparation par le pape Pie X dans l’encyclique Vehementer Nos du 11 février conditionne les regards des catholiques allemands au moment des inventaires et des élections. Si les plus libéraux s’engouffrent prudemment dans les incertitudes laissées sur les conséquences pratiques du refus pour apporter leur soutien aux catholiques modérés français qui cherchent un compromis25, ils ne veulent pas soutenir un schisme. Lorsque le pape rejette la tentation de l’épiscopat d’organiser le culte sous la nouvelle loi avec l’encyclique Gravissimo Officii (10 août 1906), tous les catholiques allemands se rangent derrière la position pontificale par loyauté envers Rome et, pour les plus libéraux, par crainte d’être censurés dans le contexte de la crise moderniste qui secoue l’intérieur de l’Église26. L’union politique des catholiques au sein du Zentrum et la fidélité au pape rassemblent donc la famille catholique, par-delà les différences de sensibilité.
La condamnation des conservateurs allemands
21Les conservateurs allemands rejettent en bloc la Séparation des Églises et de l’État, aussi bien pour ses principes que par hostilité à ceux qui la mettent en place. La Neue Preußische Zeitung condamne la loi, car l’idée même de Séparation ne correspond pas à sa conception de la société. La loi française est jugée antireligieuse par les conservateurs allemands qui se reconnaissent dans les courants du protestantisme conservateur. L’analyse du texte est une occasion pour les défenseurs du pouvoir de réaffirmer leur soutien à l’école confessionnelle, qui reste contrôlée par l’État comme le souhaitait le Kulturkampf de Bismarck.
- 27 Neue Preußische Zeitung, n° 83, 18 février 1906, éd. du soir.
- 28 Mark Hewiston, National Identity…, op. cit., p. 175.
22Au-delà des considérations sur les relations que doivent entretenir l’État et les institutions religieuses, les conservateurs observent à travers la Séparation une faillite du gouvernement républicain. Dans le contexte de tension autour du Maroc, la Kreuzzeitung affirme que « le peuple est déchiré et une guerre civile spirituelle paralyse la force de la nation face au monde extérieur27 ». La crise des inventaires est très suivie par l’organe du parti conservateur : Mark Hewiston dépeint une véritable croyance dans le renversement prochain du modèle républicain en France28. En revanche, le titre conservateur n’attaque pas l’Église catholique et le pape. Il réserve ses critiques à l’esprit libéral qui organise la Séparation et au gouvernement. La peur des idées antireligieuses, accentuée par la montée des partis socialistes, fait des catholiques français et allemands des alliés de circonstance dont on se garde de critiquer la doctrine. Mais dans les revues confessionnelles, la Séparation est l’occasion de critiquer le centralisme romain et l’action pontificale.
L’anticléricalisme socialiste
- 29 Karl Kautsky, « Republik und Sozialdemokratie in Frankreich », Die Neue Zeit, 7 janvier 1905, p. 4 (...)
23Le regard des socialistes allemands du Vorwärts révèle un anticléricalisme qui se décline de plusieurs façons au fur et à mesure que la Séparation est réalisée. Pendant les délibérations de la loi, entre mars et juillet 1905, la Séparation est observée avec circonspection. Ce désintérêt pour l’expérience repose sur l’argument principal qu’elle est menée par un gouvernement radical représentant la petite bourgeoisie française. En janvier 1905, elle est présentée par Karl Kautsky – théoricien du socialisme allemand – comme un outil des gouvernements républicains pour manipuler les socialistes français en les intégrant dans un jeu d’alliance qui s’éternise en évitant de se confronter aux vrais problèmes, la question sociale29.
- 30 Rappoport, Die Neue Zeit, 17 février 1906, p. 690.
24Après que la Séparation eut été promulguée le 9 décembre 1905, le regard des socialistes allemands évolue. Désormais, ils ne critiquent plus la collaboration de leurs camarades français avec l’État bourgeois, mais ils leur attribuent tout le mérite du succès de la loi. Pour Rappoport, « en un mot, le parti bourgeois a promis la Séparation, et les socialistes ont tenu la promesse30 ».
25La réalisation du projet est l’occasion pour la presse socialiste allemande de se positionner sur le fond de la question, qui était jusqu’alors assez annexe pour l’Allemagne. L’enjeu est de montrer la supériorité de l’anticléricalisme socialiste, et donc de sa vision de la Séparation. Pour les Allemands, la Séparation est subordonnée à la lutte des classes. À ce titre, l’expérience française apparaît comme incomplète :
- 31 Vorwärts, n° 289, 10 décembre 1905.
Seule la social-démocratie est capable de réaliser la liberté intellectuelle dans la société, en œuvrant pour des conditions sociales dans lesquelles le pouvoir de l’Église, en tant que manifestation du pouvoir de classe, disparaîtrait en même temps que tout pouvoir de classe. Ce n’est que lorsque la société humaine deviendra maître de son propre destin par la solidarité et le travail conscient que la racine sociale millénaire de l’esclavage spirituel ecclésiastique disparaîtra31.
26Cet extrait tiré du Vorwärts montre que la réalisation de la Séparation ne peut être complète que si elle s’effectue non seulement à l’échelle de l’État, mais aussi à celle de l’individu. Ainsi, la Séparation apparaît dans l’opinion socialiste allemande comme l’étape d’un processus qui n’aboutira qu’avec le renversement de la société de classe.
Les nuances du libéralisme allemand
- 32 Allgemeine Zeitung, n° 594, 14 décembre 1905, éd. du matin.
27Lorsqu’on parle des courants politiques libéraux allemands, cela renvoie à une diversité d’opinion. Ici, nous distinguerons d’une part le parti national-libéral, qui représente la troisième force politique aux élections de 1903, et d’autre part les libéraux progressistes, moins influents, rassemblés derrière le Freisinnig Volkspartei et Die Linksliberalen, l’équivalent du parti radical français. Dans l’ensemble, ces courants sont favorables à la Séparation telle qu’elle est voulue par Aristide Briand. Les avis se distinguent avant tout par le degré d’enthousiasme qu’ils expriment pour la loi. Les libéraux nationaux, d’abord frileux sur la pertinence d’adopter cette loi en raison du climat anticlérical instauré par le Bloc des Gauches, finissent par admettre le caractère libéral de la loi et donc son bien-fondé. Ils saluent le travail d’Aristide Briand et même celui du socialiste Jean Jaurès, qu’ils opposent à l’action préliminaire d’Émile Combes dont le projet était jugé antireligieux et donc mauvais pour l’équilibre de la société32. Cette opinion politique est fortement liée au protestantisme : la religion est un pilier central pour la bonne morale de la société.
- 33 Heinz Werner Trumm, Die Trennung…, op. cit., p. 44-52.
28Les libéraux progressistes et les libéraux de gauche, quant à eux, sont plus proches des radicaux français qui forment l’axe de la majorité de Bloc des Gauches. Ils s’enthousiasment pour les politiques des gouvernements successifs33. Ce groupe, minoritaire parmi les libéraux, voit dans la loi française un véritable modèle politique. Tout le mérite des hommes qui l’ont préparée est d’avoir réussi à éviter les écueils de l’anticléricalisme, tout en mettant en place une Séparation sincère.
- 34 Frankfurter Zeitung, n° 183, 4 juillet 1905, éd. du soir.
La séparation s’effectue désormais dans un esprit tout à fait libéral : les Églises ne subissent aucune ingérence dans leur organisation interne et leur autonomie […]. D’autre part, l’État exerce son autorité suprême avec l’aide du droit commun, toute contrainte confessionnelle cesse et le serviteur religieux n’est plus en possession de l’autorité de l’État, mais ne jouit désormais que du prestige que lui confère sa dignité spirituelle. Comme l’État et l’Église, la politique et la religion seront strictement séparées à l'avenir34.
- 35 Kölnische Zeiting, n° 185, 19 février 1906, supplément à l’édition du soir.
29De ce point de vue, la loi de 1905 apparaît dans les colonnes des journaux libéraux comme un exemple politique qu’il est souhaitable de reproduire en Allemagne. L’hostilité pour l’Église catholique et sa réaction face à la Séparation est un autre point commun. En effet, convaincus de la libéralité du projet, les libéraux attendent avec intérêt la réaction de l’Église catholique. Si la Frankfurter Zeitung reste prudente quant aux conclusions sur l’option définitive du pape, la Kölnische Zeitung s’insurge dès la première encyclique et dénonce l’intransigeance jusqu’au sommet de sa hiérarchie : « L’encyclique est plus qu’une condamnation de la loi de séparation, […] elle est comparable à une nouvelle édition du Syllabus, un nouveau programme de la vision du monde ultramontaine sur les relations entre l’État et l’Église35 ». Face aux inventaires et aux résistances de l’Église, l’ensemble des journaux libéraux affirment leur soutien complet au gouvernement français. Les questions que posent la Séparation en France peuvent être transposées en Allemagne : lorsqu’une partie de l’opinion publique donne son avis sur la loi française, elle se positionne de fait sur l’évolution qu’elle souhaiterait dans l’Empire allemand quant aux rapports entre société, religion et État.
LA SÉCULARISATION DE LA SOCIÉTÉ : DYNAMIQUES ET RÉSISTANCES
- 36 Die Christliche Welt, n° 9, 1 März 1906, p. 203.
Les révolutions n’ont pas lieu en un jour et prennent encore bien plus de temps dans les esprits qu’en politique, car elles font effet plus lentement et agissent plus en profondeur. Mais tout comme le 17 juin 1789 marque la fin d’un monde, dont les derniers vestiges s'effondrent aujourd’hui en Russie, la date du 9 décembre 1905 pourrait bien, à l’avenir, marquer la fin d’un monde. La révolution du 9 décembre 1905 ne restera pas plus limitée à la France que ne l’a été la révolution de 1789. […] Tôt ou tard, la question se posera également devant les parlements allemands. En tout cas, nos Églises nationales feraient bien de prendre le temps de se pencher sur cette question : que se passerait-t-il si l’État nous retire sa main36?
- 37 René Rémond, Religion et société…
30Ces quelques lignes de la revue confessionnelle protestante la plus importante d’Allemagne, Die Christliche Welt, expriment le sentiment profond des lecteurs contemporains de vivre une époque de bouleversements profonds dans les relations qu’entretiennent la religion et la société à l’heure d’une sécularisation que les États accompagnent et souvent encouragent37. Les débats que soulèvent la Séparation française au sein de l’opinion allemande offrent l’occasion d’étudier les rapports de forces entre le politique et le religieux dans la société allemande du début du xxe siècle.
Le rôle de l’État face à la sécularisation de la société
- 38 Michel Lagrée, « Durkheim, Weber et Troeltsch, un siècle après », dans Religion et modernité : Fra (...)
31Par sécularisation, nous entendons un phénomène général de désenchantement du monde et de rationalisation des rapports entre les hommes et leurs institutions. Cependant, il ne faut pas oublier que sa signification actuelle, qui est partagée comme un paradigme des sciences du religieux, ne parvient en France que dans les années 1960 après un détour par les pays anglo-saxons. En 1905, cette définition commence tout juste à naître sous la plume de Durkheim, Troeltsch et Weber38. Pour beaucoup de contemporains, la sécularisation renvoie concrètement à des épisodes violents de déprise du religieux sur la société.
32La Séparation est un de ces événements qui bouleversent les rapports entre le religieux et le politique sous l’impulsion de l’État. Dans la presse allemande, elle alimente avec une vigueur particulière les débats sur la place de la religion dans la société et plus précisément le rapport des institutions religieuses avec l’État. On peut distinguer trois tendances principales qui recoupent les différents camps politiques définis. D’une part, on trouve les conservateurs protestants, d’autre part les libéraux et enfin les socialistes.
- 39 Voir par exemple Frankfurter Zeitung, n° 183, 4 juillet 1905, éd. du soir.
- 40 Rappoport, Die Neue Zeit, 17 février 1906, p. 685-689.
33Commençons par le camp favorable à la Séparation : deux tendances sont repérables. La première, de tradition libérale, défend la neutralité des institutions de l’État en matière de foi afin d’éviter toute persécution pour des motifs religieux. Héritiers de la tolérance, ses tenants souhaitent pourtant rompre avec elle. En effet, ils veulent ériger une société de pluralité de foi, de croyance ou de non-croyance, où l’État ne reconnaît à aucune d’elle une valeur particulière. Si cette opinion souhaite voir disparaître l’influence religieuse sur le politique, elle admet également la possibilité pour les Églises de s’organiser librement, ce qui équivaut pour l’État à renoncer à intervenir dans les organisations religieuses. La Séparation est donc bien pour elles l’aboutissement du processus de sécularisation de l’État. Les libéraux de gauche, mais aussi de droite, sont dans cette mouvance39. La seconde tendance souhaite accélérer la sécularisation de la société en faisant de l’État et de la législation un outil contre l’influence des religions et, plus particulièrement, l’Église catholique. En Allemagne, cette tendance est portée avant tout par les organes du SPD. Ils défendent la vision d’une sécularisation de la société dans laquelle la Séparation est seulement une étape40. Ils défendent le droit de l’État socialiste à intervenir dans les affaires religieuses. Ainsi, ils renouent avec la tradition régalienne.
- 41 Die Neue Preußische Zeitung, n° 304, 1er juillet 1905, éd. du soir.
- 42 Die Neue Preußische Zeitung, n° 243, 25 mai 1905, éd. du matin.
34Le regard des protestants conservateurs, mais également celui d’une partie des libéraux nationaux protestants, s’inscrit aussi dans une tradition régalienne des rapports de l’État et des Églises. Pour eux, la religion et l’État doivent entretenir des liens étroits, sous le contrôle attentif de ce dernier. À ce titre, la Séparation est perçue comme un danger pour la société. Elle promeut la sécularisation, comprise comme une « déchristianisation », tout en offrant une liberté à l’Église catholique qui, compte tenu de son désir d’autonomie, nécessite d’être contrôlée. Die Kreuzzeitung déplore qu’« après l’application de la loi de Séparation, le pape aura sur l’Église française un pouvoir qu'il n’a jamais eu à aucun moment de l’histoire de la papauté41 ». Ainsi, la Séparation française apparaît comme un contre-modèle qu’il est intéressant de comparer avec l’évaluation du modèle américain, érigé en exemple d’une société religieuse que la Séparation n’a pas entamée42.
Le pape, l’ultramontanisme et les catholiques
35Que ce soit dans le camp catholique ou dans les autres courants d’opinion, la Séparation française présente une occasion privilégiée pour discuter de la place du pape dans la société et de son influence sur les décisions politiques et religieuses. L’ascendant du pape sur l’Église pose question dans une société qui se sécularise. Au cours du xixe siècle, cette centralité s’est renforcée avec pour couronnement théologique le dogme de l’infaillibilité voté lors du premier concile du Vatican en 1870. De ce fait, la réaction du pape est observée avec attention et ses encycliques sont commentées avec passion par l’opinion allemande.
- 43 Frankfurter Zeitung, n° 224, 15 août 1906, éd. du soir.
- 44 Die Nation, n° 36, 2 juin 1905.
36Les conservateurs, les socialistes et les libéraux de tous bords s’unissent pour condamner au moins par principe l’intervention de Pie X. Entre tous, ce sont les libéraux qui sont les plus véhéments contre le pape43. Celui-ci représente un modèle opposé à leurs valeurs : à la tête d’une organisation hiérarchique, il conduit l’Église dans l’intransigeance dogmatique. C’est à ce titre qu’ils font de l’Église catholique la responsable de son sort. En effet, les dogmes hostiles à la modernité, et surtout l’infaillibilité pontificale, sont, selon la revue Die Nation, à la source des conflits qui animent la société française et qui ont conduit les autorités françaises à vouloir la Séparation44.
- 45 Frankfurter Zeitung, n° 25, 25 janvier 1907, éd. du soir.
- 46 René Rémond, Religion et société…, op. cit., p. 123.
- 47 Germania, n° 12, 15 janvier 1907, 1ère éd.
37Cette critique réservée au chef de l’Église catholique est également une condamnation de l’ultramontanisme et de l’intransigeance qui connaissent un grand succès dans le catholicisme européen à la fin du xixe siècle. Dans l’opinion non catholique, la subordination à l’autorité pontificale est très critiquée, particulièrement chez les libéraux. Lors de la publication des encycliques, ceux-ci regrettent de voir les catholiques français se soumettre à la décision du pape, ce qu’ils interprètent comme une victoire de l’ultramontanisme sur le gallicanisme45. L’ultramontanisme s’apparente à une idéologie – c’est à dire un système de pensée qui organise et explique le monde pour ceux qui s’y réfèrent – fondée sur l’autorité du pape et l’obéissance indéfectible à Rome46. Dans le cadre de la Séparation, les catholiques conservateurs sortent renforcés dans leur conviction qu’il faut suivre le pape. Outre l’appel à la résistance lors des inventaires, l’organe conservateur du Zentrum, Germania, voit dans la papauté le phare de la liberté religieuse. Le journal estime que, par sa troisième encyclique en janvier 1907, le pape clarifie la situation et que « tous les croyants, ainsi que tous les vrais amis de la liberté, doivent prendre parti pour l’Église47 ».
- 48 Renaissance, 1905, p. 242
- 49 Hochland, IV, 2, 1907.
38À l’inverse, les catholiques libéraux sont dans l’impasse. Opposés à l’ultramontanisme et à l’intransigeance, ils doivent prendre en compte le contexte antimoderniste qui leur impose une certaine retenue. Si les organes libéraux du Zentrum restent donc modérés ou silencieux sur la question, les revues libérales catholiques, exemptées de considérations politiques, utilisent la Séparation pour critiquer le centralisme romain et l’ultramontanisme. La revue munichoise Renaissance, interdite dès 1907 pour avoir soutenu les positions du Reformkatholizismus, s’interroge sur les rapports que devraient entretenir l’État et l’Église en rappelant « aux partisans de la curie que la “liberté de l’Église” sans restriction n’est pas un idéal. Il est contraire à l’Évangile, qui enseigne explicitement la coordination honnête des pouvoirs. […] Le despotisme ecclésiastique est aussi détestable que le despotisme princier48 ». La revue Hochland, plus prudente et plus influente dans les milieux universitaires catholiques, s’inquiète pour sa part des excès du centralisme romain pour la vitalité de l’Église gallicane, sa liberté et son développement à l’échelle locale49. Ainsi, la Séparation est l’occasion de revenir sur un vieux débat qui divise la société allemande concernant la place du pape. Les divisions confessionnelles se surimposent à des perceptions plus philosophiques et politiques.
La laïcité française : enjeux d’une traduction imparfaite
- 50 Jean Baubérot, « Pour une sociologie interculturelle et historique de la laïcité », Archives de sc (...)
39Aujourd’hui le vocable de la laïcité française50 est peu usité outre-Rhin et, lorsqu’il l’est ailleurs dans le monde, il ne correspond pas exactement au concept français. Le lexique de la sécularisation ou secularism s’est davantage imposé par l’intermédiaire des pays anglo-saxons pour traiter des rapports entre les institutions politiques, les institutions religieuses et la société.
- 51 Jacqueline Lalouette, « Laïcité et séparation des Églises et de l'État : esquisse d'un bilan histo (...)
40Le lexique de la laïcité émerge à la fin du xixe siècle dans une partie du monde républicain qui souhaite mettre en œuvre une neutralité religieuse depuis la salle de classe jusque dans la constitution51. Ce vocabulaire est donc largement utilisé en France en 1905 pendant les débats sur la Séparation.
41Nous voulons ici montrer comment les contemporains allemands comprennent et traduisent (ou non) le concept philosophico-politique de la « laïcité » qui sous-tend l’action du pouvoir français lors des discussions, puis de la mise en place de la Séparation. Cette étude linguistique nous donne un indicateur de plus quant à la réception de l’événement et de ses principes dans la diversité de l’opinion. Plusieurs expressions sont utilisées, Kulturkampf,
Entchristlichen, Verweltlichung, Säkularisierung ou encore Laïzität, dont il s’agit maintenant de considérer ce qu’elles peuvent signifier.
- 52 Voir Augsburger Postzeitung, n° 282, 14 décembre 1906 ; Historisch-politische Blätter für das kath (...)
- 53 Historisch-politische Blätter für das katholische Deutschland, n° 136, 1er juin 1905.
- 54 Die Neue Zeit, 17 février 1906, p. 689.
- 55 Stimmen aus Maria Laach, t. 1, 1906, p. 428-429.
42Tout d’abord, il est à noter que dans les journaux conservateurs allemands, catholiques et protestants, mais également dans les journaux socialistes, nous n’avons trouvé quasiment aucune tentative de traduction littérale des mot « laïcités » et « laïcisation ». Ils utilisent des termes, variablement connotés, qui renvoient avant tout à une vision conflictuelle des relations entre la religion, la société et l’État. Le terme Entchristlichen (littéralement déchristianisation) revient souvent dans les articles des journaux catholiques conservateurs52. Ces journaux, pour traduire les principes de la laïcité, utilisent aussi les termes « die Säkularisierung » et son homonyme d’étymologie germanique « die Verweltlichung ». On le trouve régulièrement dans la revue conservatrice Historisch-politische Blätter für das katholische Deutschland53 comme dans les colonnes de la revue socialiste Die Neue Zeit, lorsque le français Rappoport se réjouit de la mise en œuvre de la Séparation54. Une remarquable traduction littérale se trouve dans les colonnes du journal jésuite Stimmen aus Maria Laach. Celui-ci procède à une analyse du champ sémantique des « républicains » français pour mieux en dénoncer le contenu asservissant pour la liberté de conscience des croyants55.
- 56 Die Nation, n° 36, 2 juin 1905, p. 567.
43En revanche, les tentatives de traduction plus fidèle du concept de « laïcité » sont l’un des points communs qui unissent les libéraux au-delà des divergences confessionnelles. L’adoption du concept français est évidente dans les titres politiques. Dans une analyse d’un discours de Briand, la revue Die Nation traduit les termes « laïcité de l'État » par « der Laizität des Staats » et les « principes fondamentaux de l’État laïc » par « Grundprinzipien des Laienstaats56 ». Die Nation semble étonnement familière avec le vocabulaire des républicains libéraux français. On retrouve cette familiarité linguistique dans les autres journaux libéraux allemands. Cela témoigne de l’influence des libéraux français sur leurs homologues allemands, qui ont introduit précocement le vocabulaire de la laïcité dans leurs colonnes.
- 57 Kölnische Volkzeitung, n° 19, 9 mai 1907.
44Enfin, les catholiques libéraux proposent des traductions des concepts qui montrent une compréhension fine des intentions du législateur. Dans la Kölnische Zeitung, plusieurs termes sont utilisés pour exprimer l’idée de laïcisation57. « L’État doit être rendu indépendant, laïcisé » est traduit par « Der Staat soll verselbständigt, laisiert werden ». Plus loin est exprimée l’idée selon laquelle la « laïcisation de la chose publique » (« Laisierung des Staatswesens ») serait devenue le terrain d’entente des libéraux et des socialistes allemands qui doit alerter les catholiques sur une possible reproduction en Allemagne. Ainsi, cette traduction plus proche de l’intention française n’empêche pas les libéraux de la voir d’un œil suspicieux.
45La Séparation française a-t-elle été comprise par les contemporains allemands ? Vue d’Allemagne, elle correspond avant tout à un tableau d’opinions qui ne peut, pour l’essentiel, être dessiné d’un seul trait. La compréhension de l’événement et des principes de laïcité qui le sous-tendent recoupe une multiplicité de facteurs politiques, philosophiques, confessionnels. Quelques éléments historiques et culturels unissent cependant l’opinion allemande : le recours à des événements marquants de l’histoire de France, la référence au Kulturkampf ou encore la conscience commune de vivre dans un contexte englobant de sécularisation des sociétés de l’Europe.
Notes
1 « Französisch kirchenpolitische oder allgemein religiöse Krisis ? », Hochland, III, 2, 1906, p. 235 : « Frankreich scheint wirklich die Bestimmung zu haben, die Anstöße zu erdumsegelnden geistigen Bewegungen zu geben. Der Gedanke erscheint durchaus nicht absurd, daß man nach hundert Jahren die gegenwärtige französische Krisis, die in so mancher Beziehung mehr eine religiöse als eine kirchenpolitische ist, als einen epochemachenden Wendepunkt in der Entwicklung der Menschheit bezeichnen wird. »
2 Mark Hewiston, National Identity and Political Thought in Germany. Wilhelmine Depictions of the French Third Republic, 1890-1914, Oxford, Clarendon Press, 2003, 259 p.
3 Heinz Werner Trumm, Die Trennung von Kirche und Staat in Frankreich (1905) im Urteil der deutschen Parteipresse, Mainz, Universität Dissertation, 1960, 123 p.
4 Franziska Martinen, Staatsverständnisse in Frankreich, Baden-Baden, Norbert, 2018, 280 p. ; Irene Dingel, Kirche und Staat in Deutschland, Frankreich und den USA. Geschichte und Gegenwart einer spannungsreichen Beziehung, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2012, 175 p. ; Janine Ziegler, « Le principe de séparation de l’Église et de l’État en Allemagne et en France – Histoire et actualité », Observatoire de la société britannique [En ligne], 13 | 2012, URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/osb/1466 ; DOI : 10.4000/osb.1466.
5 Mareike König et Élise Julien, Histoire franco-allemande, t. 7 Rivalités et interdépendances 1870-1918, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2018, 456 p.
6 René Remond, Religion et société en Europe : essai sur la sécularisation des sociétés européennes aux xixe et xxe siècles, 1789-1998, Paris, Éditions du Seuil, 1998, 287 p.
7 L’article reprend les conclusions d’une recherche conduite à Munich sous la direction des professeurs Christian Sorrel (Université Lyon 2) et Franz Xaver Bischof (Ludwig-Maximilian Universität München) : Samuel Allaert, Regards allemands sur la séparation française des Églises et de l'État : les débats de la presse d’opinion (1905-1907), mémoire de master 2, ENS de Lyon, 2020.
8 Jean-Claude Allain, Agadir 1911 : Une crise impérialiste en Europe pour la conquête du Maroc, Paris, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 1976, 471 p.
9 Bernard Bodinier, Éric Teyssier, Jean-Marc Moriceau, L’événement le plus important de la Révolution : la vente des biens nationaux, 1789-1867, en France et dans les territoires annexés, Paris, Éditions du CTHS, 2000, 503 p.
10 Mark Hewiston, National Identity…, op. cit.
11 Christian Sorrel, La République contre les congrégations, Histoire d’une passion française 1899-1914, Paris, Cerf, 2003, 265 p. ; Jacqueline Lalouette, La République anticléricale xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 2002, 472 p.
12 Mareike König et Élise Julien, Rivalités et interdépendances…, op. cit., p. 83.
13 Paul Colonge, « Les catholiques face au Kulturkampf », dans Paul Colonge et Rudolf Lill, Histoire religieuse de l’Allemagne, Paris, Cerf, 2000, p. 137-150.
14 Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français aux lendemains du Ralliement 1890-1902, Paris, Honoré Champion, 2012, 497 p.
15 Sylvie Le Grand, La laïcité en question : religion, État et société en France et en Allemagne du 18e siècle à nos jours, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2008, 305 p.
16 Andreas Wirsching, « La ‘‘culture médiatique’’ en Allemagne (1890-1918). Essor, ambiguïté et résistance », dans Jean-Yves Mollier, Jean-François Sirinelli, François Valloton, Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les Amériques, 1860-1940, Paris, PUF, 2006, p. 109-121.
17 Michel Grunewald, Uwe Puschner, Le milieu intellectuel catholique en Allemagne, sa presse et ses réseaux (1871-1963) – Das katholische Intellektuellenmilieu in Deutschland, seine Presse und seine Netzwerke (1871-1963), Bern, Peter Lang, 2006, 558 p.
18 Samuel Allaert, Regards allemands…, op. cit., p. 193-198.
19 Carl-Wilhelm Reibel, Handbuch der Reichstagswahlen 1890-1918, Düsseldorf, Droste Verlag, 2007, 1715 p.
20 Historisch-politische Blätter für das katholische Deutschland, n° 137, 1906, p. 153.
21 Kölnische Volkszeitung, n° 549, 5 juillet 1905, 2e éd. du soir, cité par Heinz Werner Trumm, Die Trennung…, op. cit., p. 71.
22 Augsburger Postzeitung, n° 53, 7 mars 1906.
23 Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique…
24 Guillaume Bernard, « Pie X et la séparation de l’Église catholique et de l’État », dans Bernard Callebat, Hélène de Courrèges, Le contrôle des religions en Europe, hier et aujourd’hui, Toulouse, Presse de l’Université de Toulouse 1 Capitole, 2016, p. 105-126.
25 Martin Spahn, Hochland, III, 2, 1906, p. 235.
26 Émile Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Albin Michel, 1996, 739 p.
27 Neue Preußische Zeitung, n° 83, 18 février 1906, éd. du soir.
28 Mark Hewiston, National Identity…, op. cit., p. 175.
29 Karl Kautsky, « Republik und Sozialdemokratie in Frankreich », Die Neue Zeit, 7 janvier 1905, p. 468-469.
30 Rappoport, Die Neue Zeit, 17 février 1906, p. 690.
31 Vorwärts, n° 289, 10 décembre 1905.
32 Allgemeine Zeitung, n° 594, 14 décembre 1905, éd. du matin.
33 Heinz Werner Trumm, Die Trennung…, op. cit., p. 44-52.
34 Frankfurter Zeitung, n° 183, 4 juillet 1905, éd. du soir.
35 Kölnische Zeiting, n° 185, 19 février 1906, supplément à l’édition du soir.
36 Die Christliche Welt, n° 9, 1 März 1906, p. 203.
37 René Rémond, Religion et société…
38 Michel Lagrée, « Durkheim, Weber et Troeltsch, un siècle après », dans Religion et modernité : France, xixe-xxe siècles, Rennes, PUR, 2003.
39 Voir par exemple Frankfurter Zeitung, n° 183, 4 juillet 1905, éd. du soir.
40 Rappoport, Die Neue Zeit, 17 février 1906, p. 685-689.
41 Die Neue Preußische Zeitung, n° 304, 1er juillet 1905, éd. du soir.
42 Die Neue Preußische Zeitung, n° 243, 25 mai 1905, éd. du matin.
43 Frankfurter Zeitung, n° 224, 15 août 1906, éd. du soir.
44 Die Nation, n° 36, 2 juin 1905.
45 Frankfurter Zeitung, n° 25, 25 janvier 1907, éd. du soir.
46 René Rémond, Religion et société…, op. cit., p. 123.
47 Germania, n° 12, 15 janvier 1907, 1ère éd.
48 Renaissance, 1905, p. 242
49 Hochland, IV, 2, 1907.
50 Jean Baubérot, « Pour une sociologie interculturelle et historique de la laïcité », Archives de sciences sociales des religions, avril-juin 2009.
51 Jacqueline Lalouette, « Laïcité et séparation des Églises et de l'État : esquisse d'un bilan historiographique (2003-2005) », Revue historique, 636, 2005/4, p. 849-870.
52 Voir Augsburger Postzeitung, n° 282, 14 décembre 1906 ; Historisch-politische Blätter für das katholische Deutschland, n° 136, 1er juin 1905 ; Germania, n° 152, 7 juillet 1905, 1ère éd.
53 Historisch-politische Blätter für das katholische Deutschland, n° 136, 1er juin 1905.
54 Die Neue Zeit, 17 février 1906, p. 689.
55 Stimmen aus Maria Laach, t. 1, 1906, p. 428-429.
56 Die Nation, n° 36, 2 juin 1905, p. 567.
57 Kölnische Volkzeitung, n° 19, 9 mai 1907.
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Référence papier
Samuel Allaert, « Regards allemands sur la Séparation française des Églises et de l’État. Les débats de la presse d’opinion (1905-1907) », Chrétiens et sociétés, 27 | 2020, 125-142.
Référence électronique
Samuel Allaert, « Regards allemands sur la Séparation française des Églises et de l’État. Les débats de la presse d’opinion (1905-1907) », Chrétiens et sociétés [En ligne], 27 | 2020, mis en ligne le 19 mars 2021, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/7451 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.7451
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