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Chrétienté et Europe : le projet de Georges de Podiebrad au xve siècle

Colette Beaune
p. 35-56

Résumés

En 1462-1464 le roi de Bohême Georges de Podiebrad met au point un projet de confédération de princes européens pour lutter contre les Turcs, afin de faire pièce aux projets de croisade du pape Pie II qui le menacent dans la mesure où il est utraquiste. Il contribue ainsi à une notion politique d’Europe, distincte de la notion religieuse de chrétienté, en opposition aux Turcs.

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Entrées d’index

Mots-clés :

Podiebrad, Nation, Utraquisme

Géographie :

Bohême

Chronologie :

XVe siècle
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Notes de l’auteur

Exposé présenté au séminaire d’histoire religieuse, Lyon, 3 février 1993.

Texte intégral

1Le texte que nous avons ici reprend l’essentiel des propositions de confédération des princes européens faites par le roi de Bohême Georges de Podiebrad en 1462‑1464 dans la perspective d’une croisade contre les Turcs. Il contestait ouvertement le projet parallèle du pape Pie II qui organisait à la même date une croisade classique avant de mourir à Ancône en 1464, prêt à embarquer.

2Les deux initiatives l’une européenne, l’autre chrétienne sont liées au choc qu’a créé en Occident, la prise de Constantinople le 29 mai 1453. Certes, les Turcs étaient une vieille connaissance. Les Ottomans venus en Asie mineure remplacer les Seldjoukides sont menaçants en Europe depuis la fin du XIVe (Nicopolis en 1396). Mais leur agressivité est à éclipses, toutes les successions étant contestées. Le début du règne de Mahomet II (1453‑1456) fut une période particulièrement difficile. Byzance plusieurs fois assiégée mais pourvue d’excellentes murailles et difficile à bloquer tomba. C’était la ville de Constantin, tout ce qui restait d’un empire romain qui n’en finissait pas de mourir. L’Occident n’avait pas compris le danger, d’autant que la réunion des Églises avait été proclamée au concile de Florence en 1439 puis renouvelée à Sainte Sophie en 1452 en présence du futur Pie II et de bien d’autres prélats occidentaux. La chute de Byzance fut un événement. immense. On en parla dans toutes les chroniques, au fin fond des shires anglais comme à Paris. Le choc fut maximum à Rome, Venise ou Gênes très impliquées, en Orient et où affluèrent exilés, réfugiés et reliques. On crut à 200 000 morts dont certains avaient été massacrés dans Sainte‑Sophie même. La fin des temps s’annonçait ; Mahomet II était peut‑être l’Antéchrist et la prochaine étape serait Rome.

3C’était au pape de réagir et de proclamer une croisade avec l’aide de son bras séculier l’empereur. La chrétienté avait en effet deux têtes, l’une au spirituel, l’autre au temporel, chargée en quelque sorte de l’intendance. Le pape était seul habilité à décider de la croisade suivant l’exemple d’Urbain II en 1095. La croisade était une institution bien rôdée à la fin du moyen âge. Théologiquement c’était non seulement une guerre juste mais une guerre sainte voulue par Dieu pour la défense de son patrimoine de Terre sainte. Le paradis y attendait tous les combattants qui y mourraient. Juridiquement, les croisés jouissaient de privilèges. Leurs biens étaient mis dans la sauvegarde de l’Église et leurs dettes ou procès différés Économiquement, certains revenus d’Église, annates ou décimes, étaient normalement destinés à financer l’expédition.

4Mais à la fin du moyen âge, la croisade avait pourtant changé. On distinguait les passagia particuliaria organisés par les princes contre des objectifs variables avec des fortunes diverses et le passagium generale qui réunirait des troupes de toute la chrétienté pour délivrer la Terre sainte ou Byzance. Depuis 1270, on n’en avait plus tenté, mais plusieurs fois les étapes préparatoires avaient été accomplies. L’absence de paix en Europe, la guerre de cent ans, les avaient vouées à l’échec. On avait rédigé des projets, envoyé des légats médiateurs et même réuni des congrès préparatoires.

5Mais le cœur n’y était plus. Les passages particuliers servaient ouvertement des intérêts politiques, les croisades contre les hérétiques hussites en Bohême avaient échoué. L’Occident voyait au nom de la croisade se répandre une fiscalité pontificale très lourde et se vendre les indulgences. Mais rien de plus.

6Les trois papes élus depuis 1453 firent pourtant de la croisade le centre de leur pontificat malgré de nombreux obstacles. Seules des puissances comme la Bourgogne de Philippe le Bon répondaient favorablement. Lorsque Pie II arriva au pontificat en 1458, la situation s’améliora. Le pape connaissait bien l’Europe centrale menacée et il était partisan d’une résistance acharnée à l’avance turque. Il a beaucoup écrit sur ce sujet et appelé de multiples fois les princes de l’Europe à s’unir contre le danger commun. De 1459 à 1464, la croisade fut à l’ordre du jour.

7Podiebrad s’est senti menacé par ces initiatives pontificales et il a éprouvé le besoin de créer une alternative à cette croisade, en proposant à tous les princes européens une confédération qui ferait la guerre aux Turcs. Pourquoi Podiebrad ? La Bohême est hussite depuis le début du XVe, elle a résisté à cinq croisades germaniques, unie dans la défense d’une foi austère et nationaliste. Finalement les modérés ou utraquistes l’emportèrent et on négocia. L’empereur, le concile de Bâle et la diète de Prague approuvèrent les Compacta en 1436, qui acceptaient l’usage liturgique du tchèque, la communion sous les deux espèces, contre la restitution des biens d’Église. La papauté n’accepta jamais les Compacta et en 1462 Pie II les abrogea officiellement. Georges de Podiebrad avait été régent de 1444 à 1453, puis roi élu de 1458 à 1470. Il était utraquiste et son peuple aussi. Il connaissait bien l’empire (il avait failli être élu empereur), la Hongrie (comme beau-père de Mathias Corvin) et les Turcs. La menace de l’excommunication planait sur sa tête, car il ne pouvait ni ne voulait renoncer aux Compacta.

8Il commanda donc un projet rival de confédération au début de 1461 à un noble grenoblois, Antonio Marin, qui avait été ingénieur au service de Venise avant de s’établir à Prague. La première version du projet fut écrite en 1462 et discutée durant l’été avec le roi de Pologne à Glogau. Elle fut présentée à Venise un peu plus tard. Le texte est conservé dans un manuscrit à Munich. Il était bien moins ambitieux et prévoyait une expédition commune des princes d’Europe centrale dont on espérait que le pape et l’empereur feraient une croisade.

9Durant l’hiver 1462‑1463 le projet fut plusieurs fois modifié puis présenté à Bruxelles, Paris et Venise. Le texte définitif que nous avons ici date de l’été 1463. Il fut soumis par une série d’ambassades à beaucoup de gouvernements ce qui explique la dispersion des manuscrits (Paris, Venise, Prague). L’idée, très différente, visait à constituer une confédération permanente des princes européens pour faire aux Turcs une guerre qui ne serait plus une croisade. Elle aboutit à la signature d’une série de traités d’alliance bilatéraux qui renforcèrent la position de Podiebrad. Le traité franco‑bohêmien a été signé le 16 juillet 1464. Ce projet utopique n’est jamais allé plus loin. Cela ne l’empêche pas d’être d’un extrême intérêt.

La confusion Europe‑Chrétienté vers 1450

10Vers 1400, seule la notion de chrétienté (ensemble des chrétiens, ensemble du clergé ou terres chrétiennes) est claire tant aux yeux des théologiens (la chrétienté forme un seul corps dont le Christ ou son vicaire le pape sont la tête) qu’à ceux des canonistes (les conciles du début du XVe ont dégagé des règles pour en organiser les représentants). Le terme fait aussi partie du vocabulaire politique courant (on règne gratia Dei, on est roi très chrétien ou roi catholique). La chrétienté est un cadre quotidiennement et émotionnellement ressenti. Victoires ou défaites contre l’Infidèle, mort des papes y sont annoncés partout. Le même temps liturgique y règne.

11La notion d’Europe en revanche est encore très floue en dehors du secteur technique des livres de géographie. Comme les géographes antiques, les géographes médiévaux en font l’une des trois parties du monde, la plus petite (le quart des terres émergées) limitée à l’Ouest par les colonnes d’Hercule et à l’Est par les palus Méotides et le Tanais. Mais ce territoire petit offre de nombreux avantages car il est compris tout entier dans le septième climat, le climat tempéré, qui est le meilleur. Strabon comme Pierre d’Ailly (1’Imago mundi écrite en 1410 est le plus célèbre manuel de géographie du XVe et fut encore utilisée par Christophe Colomb) ne tarissent pas d’éloges sur la fertilité de son sol (en moissons, vignes, prairies aptes à nourrir le bétail), son sous‑sol riche en mines. C’est une terre bénie apte à se suffire à elle‑même bien que ce soit la plus petite partie du monde. On la divise en suivant l’ordre des provinces d’après les quatre points cardinaux (Europe du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest).

12Les géographes médiévaux reprennent tout cet héritage, à l’autosuffisance près qui n’est plus désirée, en s’intéressant prioritairement aux nati in Europa. Le terme Europensis, Européen, n’existe pas avant 1450 et apparaît chez Pie II. Strabon les disait nombreux et industrieux. Depuis 1350, on pense au contraire les Européens rares mais leur image est de plus en plus positive. Ils descendent tous de Japhet, l’aîné des fils de Noé auquel l’Europe a été donnée à peupler. Les royaumes européens remontent tous à l’exil des princes troyens. Tous les Européens sont donc de même sang. Cette fraternité lointaine a été renforcée par l’éclat des empires grec et romain. Les Européens sont fils de la Grèce et de Rome. Mais si cette communauté de civilisation est bien notée avant 1450, l’argument a peu d’importance avant le XVIe siècle sauf chez les humanistes italiens.

13La seule chose qui fonde en effet l’unité et l’identité de l’Europe, qui la fait échapper aux abstraites catégories universitaires et entrer dans le domaine des émotions, c’est la foi chrétienne. Dès la fin du XIVe, et plus encore après 1400, on voit affirmer d’abord une coïncidence de fait entre Europe et chrétienté. Anseau Choquart affirme devant le pape en 1368 : « Désormais, presque tous les princes chrétiens sont en Europe ». La frontière de la chrétienté ayant reculé vers l’Ouest, Rome se trouve désormais excentrée ; il convient donc que les papes restent à Avignon, la France étant le nouveau centre des royaumes chrétiens. Nicolas de Langle dans son traité de géographie de 1450 affirme : « Désormais toute la chrétienté se trouve en Europe ».

14Très vite cette coïncidence de fait est pensée comme une coïncidence de droit. Dès 1430, Nicolas de Clamanges dans l’exhortatio ad resistandum voit les Turcs menacer les christianos fines patriæ (les terres qui sont notre patrie commune comme chrétiens et Européens). En 1470, Conrad Hemgartner décrit l’Europe comme élue de Dieu pour abriter la foi chrétienne car elle est la plus noble partie du monde. Sa supériorité spirituelle l’a fait choisir comme siège principal ou unique du christianisme. À vrai dire, le raisonnement est ici un peu tautologique (on ne sait trop si l’Europe est la plus noble car la plus chrétienne ou la plus chrétienne parce que la plus noble). L’Europe s’invente donc une espèce de vocation chrétienne prioritaire ou plutôt plus accentuée que les deux autres parties du monde. Or, c’est une nouveauté à cette date que d’affirmer que l’Europe est la plus chrétienne. Les derniers païens d’Europe (les Lithuaniens) se sont convertis à la fin du XIVe et on avait longtemps considéré l’Asie comme plus chrétienne. Elle possédait la Terre sainte, les premiers martyrs, les patriarcats les plus anciens, des reliques incomparables. Mais l’Asie n’est plus chrétienne, seule l’Europe l’est. Elle ne devient la plus chrétienne que parce qu’elle est la seule chrétienne. L’état de fait est expliqué par la volonté de Dieu et crée un état de droit.

L’Europe de Georges de Podiebrad : tradition et nouveauté

Extension

15La chrétienté est par nature universelle et tous les peuples peuvent y être appelés. De droit, la chrétienté s’étend à toute la terre. Rien de tel dans l’Europe de Podiebrad : l’Asie et l’Afrique ne sont déjà plus chrétiennes que marginalement, son plan ne s’intéresse donc qu’à l’Europe. Cet enracinement territorial stable et restreint est pourtant encore double, latin et grec. Podiebrad n’a pas encore renoncé à revoir chrétien « le glorieux empire grec » et ses multiples provinces et royaumes. Il ne se résigne, pas plus que Pie II, à admettre que la chrétienté puisse se réduire encore et coïncider uniquement avec le monde latin. La génération de 1470‑1480 fera ce pas, ratifiant le passage des derniers royaumes chrétiens orientaux, comme l’Albanie, aux mains des Turcs

16A l’intérieur de ces limites, le monde chrétien est un. Cette insistance fréquente au milieu du XVe s’explique à la fois par la réunion des Églises (1439) et par la fin des schismes (1449). La chrétienté est la robe sans couture qui ne peut ni ne doit être déchirée. Cette unité, Pie II la voit dans la soumission générale au pape et Georges de Podiebrad dans la croyance à la même foi. Cette unité difficilement reconquise n’empêche pas une extrême diversité.

Nations et royaumes chrétiens

17La chrétienté comprend quatre nations ; outre les vertus symboliques du chiffre quatre et le fait que l’Europe est toujours décrite selon les quatre points cardinaux, Podiebrad se réfère aux quatre nations, langues ou voix des conciles œcuméniques, tels Bâle ou Constance, lesquels s’inspirent des divisions identiques des étudiants de l’université ou des chapitres des grands ordres monastiques. La décrétale Vas electionis de Benoît XII en 1336 avait en effet prévu que désormais les délégués des clercs seraient répartis en quatre blocs à peu près équilibrés ; natio romana, gallicana, hispanica, germanica. On avait suivi cette procédure dans les conciles du début du XVe siècle même si de vifs incidents avaient eu lieu en 1416‑1417, certains refusant de siéger dans la natio qui leur était attribuée. Ainsi, l’Aragon se refusait à intégrer une natio hispanica dominée par la Castille. L’Angleterre refusait de siéger dans la natio germanica et prétendait voir créer à son seul usage une cinquième nation (qu’elle obtint à Bâle en 1431), en prétendant être une natio generalis (un ensemble composé de l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande). Ici, les prétentions anglaises sont passées sous silence. Les Anglais n’ont jamais, à l’exception de Richard Cœur de Lion, joué un grand rôle dans les croisades. En 1462‑1463, Henry VI vient d’être détrôné, York et Lancastre se disputent le pouvoir et les Turcs ne les préoccupent guère. Les Anglais sont tout aussi absents des projets de Pie II.

18À l’intérieur de ces nations, la répartition était normalement faite par métropoles et par diocèses ; ici elle est faite en unités politiques par regna et civitates. De plus la hiérarchie et le contenu des nations ont été modifiés. L’ordre normal est : natio romana, germanica, gallicana, hispanica ; et Podiebrad enchaîne gallicana, germanica, italiana, hispanica, avec un prudent silence sur Rome.

19La première place de la nation gallicane s’explique par l’alliance entre Podiebrad et Louis XI. Tous les théoriciens de la monarchie française seraient d’accord pour mettre à la tête de la Chrétienté-Europe le royaume le plus chrétien et le plus puissant. Le roi de France dont il s’agit est Louis XI ; les princes de la Gaule sont les ducs de Bretagne et de Bourgogne à l’intérieur de la frontière du Rhin qui fut celle de la Gaule. Seule l’allusion aux « autres rois de Gaule » est mystérieuse : René d’Anjou, roi de Sicile, comte d’Anjou et de Provence et le roi de Navarre, un prince capétien régnant sur un royaume à cheval sur les Pyrénées ? Le plus mal traité dans cette énumération est Philippe de Bourgogne dont le nom n’est même pas cité, mais c’est le principal allié de Pie II.

20La natio germanica est incarnée par « les rois et princes de la Germanie ». Il évite soigneusement de mentionner l’empereur (alors qu’il est pourtant l’allié de Frédéric III dont il n’attend rien). Celui‑ci est donc traité comme l’un des reges de Germanie ; il y a aussi le roi de Bohême Georges de Podiebrad, le roi de Hongrie Mathias Corvin et le roi de Pologne Casimir. La première version du plan de Podiebrad reposait sur leur alliance, mais ici il met tous les rois de Germanie sur le même plan écartant le cadre impérial au profit de la notion de Germanie. Or il est encore rare au XVe siècle de qualifier le Saint Empire de germanique. Les princes forment l’un des bancs du Reichstag, mais ni les rois de Pologne ni ceux de Hongrie n’y siègent, tandis que ceux de Bohême n’y sont qu’à titre personnel. Les princes ne sont donc pas conçus dans le cadre de l’Empire mais dans ceux d’une Germanie nouvelle et imprécise.

21La natio italiana se place en troisième lieu remplaçant une natio romana placée en premier. L’appellation normale est refusée pour éviter de souligner le rôle du pape chef de la nation romaine. Pour des raisons évidentes, il n’y a pas dans son schéma plus de pape qu’il n’y a d’empereur. Théoriquement les États pontificaux étaient la première natio de chrétienté, puisque l’évangélisation avait commencé par Rome où s’était établi le pape vicaire du Christ et où deux apôtres étaient enterrés. Italia n’est en principe qu’un terme géographique et l’un des premiers à l’utiliser dans un sens politique c’est Machiavel dans le dernier chapitre du Prince qui appelle à l’unité des Italiens contre Charles VIII. L’Italie de Podiebrad est d’ailleurs curieuse. Alors que la péninsule est traditionnellement la conjonction de trois unités : le royaume d’Italie au Nord où l’empereur est roi, le patrimoine de saint Pierre au centre, le royaume de Naples au Sud, il n’y a ici rien de tout cela. Le silence sur les États du pape s’explique de soi. L’Italie du Nord est vue de manière réaliste comme un ensemble d’États princiers et de cités indépendantes dont Milan, Florence et Venise. Au sud, l’avènement de Ferrante, fils bâtard d’Alphonse V, même s’il avait fini par être accepté par la papauté, n’avait pas été du goût de tous. Podiebrad, allié de Louis XI, admet implicitement les prétentions des Angevins sur l’Italie du Sud ravivées par les événements de 1458, d’où le silence sur Naples, le seul regnum pourtant de cette natio. L’Italie, seule terre où se rencontraient les pouvoirs universels, est aussi le lieu où ceux‑ci s’effondrent le plus visiblement laissant place à une mosaïque de communes dont la souveraineté est reconnue par les juristes italiens dès 1350, à condition qu’elles n’aient aucun supérieur en ce monde. C’est évidemment le cas de Venise, Podiebrad joue la Sérénissime dont l’alliance était nécessaire pour équiper une flotte, implicitement contre Milan et Florence toutes deux alliées du pape. Ce choix s’explique aussi par l’énorme empire colonial de Venise qui met celle‑ci aux premières loges dans la résistance aux Turcs. Les villes de la côte dalmate, dont Raguse‑Dubrovnik, sont directement menacées et Venise soutient en Dalmatie Skanderbeg. Placer Venise au premier plan, c’est de la Realpolitik et un mépris total des hiérarchies traditionnelles italiennes. Par ailleurs, le rédacteur du projet Antonio Marin a beaucoup d’accointances sur la lagune.

22La natio hispanica comprend la Castille, le Portugal, l’Aragon et éventuellement la Navarre. Depuis la chute de la monarchie wisigothique, l’Hispania n’a plus qu’une réalité géographique. La Castille et l’Aragon s’en disputent l’héritage. La Castille est mieux placée depuis qu’elle a reconquis Tolède ex‑capitale de l’Hispania. Celui qui rejettera les Maures à la mer sera roi d’Espagne. Tout projet de croisade a obligatoirement son volet hispanique dirigé contre Grenade.

23Quelle est la réalité du cadre des nations générales ? Certes ce sont des espaces assez flous ; des zones géographiquement compactes, linguistiquement homogènes gravitant autour d’une puissance hégémonique. Podiebrad juge le cadre assez solide pour y instaurer un système de vote (une voix par nation), le recrutement des armées ; certains fournissent traditionnellement l’argent comme Rome ou les bateaux, comme Venise, d’autres des troupes pour attaquer Grenade (la Castille), traverser l’Europe centrale (les rois germaniques) ou attaquer par mer (le roi de France).

24Plus solide peut être la subdivision des nations générales en regna. Podiebrad entend par là tous les pouvoirs souverains quelle que soit leur forme. Ces regna coïncident parfois avec des nations au sens actuel du terme, mais cela n’a rien de régulier. Chaque nation générale comprend idéalement quatre regna, soit seize en tout. Les seize royaumes chrétiens de 1453 succèdent aux 117 royaumes que la chrétienté aurait compté à son zénith au début du XIe siècle, avant le schisme de 1054, ou après 1099 avec le contrôle de l’Orient latin. En fait, même en comptant Byzance et tous les États qui gravitent autour d’elle d’un côté, les États latins de l’autre qui n’ont pas été chrétiens parallèlement ce chiffre est excessif. Podiebrad veut dire que la chrétienté a compté plus de cent royaumes, c’est‑à‑dire des royaumes très nombreux dont plus de cent ont disparu. Au‑delà, il n’y en a plus que seize. Cette réduction du nombre des États chrétiens est l’une des hantises des contemporains, plus curieusement que les pertes en kilomètres carrés ou en hommes.

Le sentiment de communauté au sein du nouvel ensemble

Une organisation nouvelle

25Comme Georges de Podiebrad ne croit plus à une chrétienté dirigée par le pape et l’empereur, sa Chrétienté‑Europe est une organisation laïque ouverte à tous les princes chrétiens qui le désirent mais ni aux païens ni aux Turcs. Ils sont répartis en linguae. Chaque regnum désigne des représentants à une assemblée plénière permanente (qui tient du concile, du Congrès de Mantoue ou du Reichstag au choix) établie pour cinq ans à Bâle, puis cinq ans en France, puis à nouveau cinq ans en Italie du Nord, toutes zones situées au centre de l’Europe et bien équipées pour héberger des délégations nombreuses. De plus, Podiebrad a gardé un bon souvenir du concile de Bâle qui approuva les Compacta. Bâle se trouve dans la natio germanica ; on recruterait donc parmi celle‑ci les officiers (fonctionnaires européens) et le président de la Chrétienté‑Europe. Implicitement Podiebrad est candidat. Le premier devoir de ce dernier serait de calmer les discordes et de préparer une croisade.

26Sa Chrétienté‑Europe est dotée d’un exécutif ; un président et un conseil restreint où chaque lingua est également représentée. Elle possède des organes judiciaires ; une cour de justice européenne est chargée d’élaborer un droit unique et de régler les discordes entre royaumes. Sur le plan législatif, les décisions sont prises par l’assemblée. Chaque lingua y possède une voix ; on décide à la majorité simple. Cela suppose que chaque lingua ait d’abord pris sa décision ; elle le fait avec un système assez compliqué de major et sanior pars qui s’inspire des systèmes de vote dans les conciles. Il faut que ceux qui emportent la décision aient un plus grand nombre de votants ou des mérites supérieurs (ce qui veut dire qu’on évalue leur âge, leur poids, leur autorité mais aussi les motifs qui les inspirent). On additionne donc le nombre, l’autorité, le zèle : ces deux derniers facteurs plus difficiles à mesurer sont soumis à l’appréciation du supérieur dans les élections ecclésiastiques. Ici, on ne tient compte que de l’autorité et du nombre. Le zèle disparaît. L’évaluation de ces éléments est confiée aux autres nations non concernées, puisque tous les royaumes sont situés sur un plan d’égalité et n’ont pas de supérieur.

27Ayant le droit de faire la loi, de juger, n’ayant aucun supérieur en ce monde, sa Chrétienté‑Europe correspond à ce que les juristes appellent une universitas, une communauté reconnue par le droit qui a le pouvoir de s’assembler, d’élire des représentants ou un chef, de posséder des biens, une personne morale comme le sont les royaumes ou l’Église. Le lien y repose sur la volonté ou l’adhésion. Toute personna ficta a un nom (problème qu’il évite ici), un siège (Bâle), des armoiries et un sceau. Elle possède souveraineté et juridiction, travaille dans un but commun (ici la croisade). Elle jouit de la permanence, même si ses membres changent (art. 22).

28Il y a quelques difficultés quand même à sa définition de la Chrétienté‑Europe comme personna ficta ;toute création d’une universitas doit être autorisée par le pouvoir dont elle dépend. Ici, on ne consulte évidemment personne. Cette universitas a exactement la même extension théorique que la chrétienté. Or celle‑ci est pour les juristes la première des universitates ; elle remonte au Christ et son prestige est inégalable. Mais c’est la seule universitas où les décisions viennent d’en haut et ne sont pas prises par des assemblées selon les théoriciens de la monarchie pontificale ; les conciliaristes pensaient évidemment le contraire. On a donc affaire ici à un démarquage laïcisé et démocratisé de l’universitas chrétienne.

Une fraternité intemporelle

29Tous les Européens ont la même religion très ancienne (alors que l’Islam ne date que du VIIe siècle), vraie (alors que le prophète ne fut qu’un séducteur qui égarait les âmes). Tous croient en Dieu, au Christ qui protège, à l’Esprit qui inspire les actions des hommes. Tous sont donc frères en Dieu. Podiebrad s’abstient en revanche de parler de l’Église, de sa hiérarchie ou de l’unité de sa liturgie. L’unité de l’Europe tient pour lui à une foi, pas à une Église.

30Les Européens ont aussi une histoire commune. Les chrétiens succédèrent aux juifs comme peuple élu lors de la prédication du Christ. Dieu les a protégés et les a rendus nombreux, leur permettant ainsi de créer des royaumes. Puis, comme ils persistaient dans la vertu, la victoire qui est un jugement de Dieu leur fut concédée. Richesses, honneurs et majesté leur ont été données. La prise du Sépulcre a marqué l’apogée de cette histoire du nouveau peuple élu.

31Mais la chrétienté a ensuite abandonné le chemin du Seigneur et perdu ses vertus. Elle a commis des erreurs, des injustices, cette version laïque du péché. La division est alors apparue. C’est un thème omniprésent à la fin du moyen âge. Pour Philippe de Mézières, « les Turcs ont Dieu avec eux pour les péchés des chrétiens ... Si les princes ne font paix entre eux, l’Amorath viendra en Pouille et en Allemagne ». Pour Nicolas de Clamanges, « tout royaume en soi divisé périra ... C’est pour nos guerres et nos schismes que ces chiens osent nous attaquer ... Ainsi nous consumons nos forces, nous leur ouvrons la voie et leur donnons la possibilité de nous miner et de nous vaincre ». Ou encore Pie II : « La chrétienté est un troupeau sans berger ni pasteur où tous sont brouillés avec tous ... Leurs glaives nous menacent et nous nous perdons dans des guerres intestines ».

32Dieu a alors décidé de la punir en lui envoyant la mauvaise fortune (la Fortune est encore vers 1450 un alter ego non aveugle de la Providence). Le même type de raisonnement (péché, punition) avait également servi lors de la grande peste, de la guerre de cent ans ou du Grand Schisme. Il avait l’avantage de fournir une explication, il incitait à la pénitence et à la patience. Ici, rien de tel : Podiebrad pense qu’il s’agit d’une épreuve, non d’une punition. Il convient donc de faire face.

33L’Europe le pourra à cause de ses supériorités naturelles. Elle possède une terre fertile et des hommes doués. Le portrait de ceux‑ci évolue. Là où on les voyait traditionnellement pieux et chevaleresques, Podiebrad les voit intelligents et industrieux, dotés de magnanimité et d’un vif amour des belles lettres. Le modèle humain s’est lui aussi laïcisé.

34Il a donc réussi à ériger une image favorable de son Europe-Chrétienté avec quelques difficultés (comment séparer foi et Église, comment créer une histoire commune autre que celle des croisades). Pourtant l’identité très forte de la nouvelle universitas se définit sur tout négativement ; elle s’oppose à un autre diabolisé : le Turc.

Image de soi, image de l’autre

35Le monde de Podiebrad est un monde binaire ; d’un côté les chrétiens, peuple de Dieu qui représentent le bien, la recherche de la paix et sont des justes injustement éprouvés ; de l’autre, les pays islamiques sur lesquels il est particulièrement bien renseigné. Peu de contemporains savent en Occident que Mahomet a d’abord prêché au petit peuple arabe, que celui‑ci a ensuite conquis une bonne partie de l’Asie et de l’Afrique avant d’être supplanté par les Turcs. L’ennemi, ce ne sont pas les Musulmans (il est probable qu’il a une certaine admiration pour les conquêtes ou pour Saladin), ce sont les Turcs.

36Ceux‑ci sont les ennemis de la foi. Ils ruinent ou profanent de nombreux monastères, ils enlèvent des âmes à la chrétienté. Il leur attribue d’ailleurs un prosélytisme parfaitement étranger aux Turcs qui se soucient bien davantage de soumettre que de convertir. Mais c’est aussi un problème de frontière avec des voisins particulièrement agressifs. Les Turcs existent, il l’admet. Bien sûr, leur origine est discutable ; peuple récent, non noble et sans vertu particulière. Pie II avait lui consacré de longs développements dans le même sens, réfutant les origines troyennes des Turcs. Les Turcs pour l’un comme pour l’autre sont sortis du néant pour tuer les pauvres chrétiens, piller leurs terres et commettre une infinité de maux. Mais ils posent un problème politique et non religieux. Il faut se battre contre eux et non prier ou faire pénitence.

37L’expédition que Podiebrad envisage n’est pas une croisade ; le pape n’en décidera pas, aucun légat ne la conduira. Pourtant elle y ressemble par ses étapes qui sont traditionnelles, par son financement par la décime, ou encore comme ici un pour cent sur les biens des laïcs et une capitation de trois jours de revenus, un système qui s’inspire des projets de Philippe de Mézières et trouve son origine dans les trois jours de nourriture que les Hébreux durent emmener au désert lors de l’Exode. Ce type de financement n’avait jamais encore été réalisé, mais Podiebrad qui ne pouvait compter sur les annates ou autres revenus pontificaux normalement réservés à la croisade, est obligé d’imposer les laïcs. L’idéologie qui sous-tend l’expédition n’est pas différente. On y mourra pour Dieu et sa foi autant que pour la douceur du sol natal. On ira au paradis, vraie patrie de tout chrétien, même si on a défendu par la même occasion les patries de ce monde.

38L’Europe‑Chrétienté de Georges de Podiebrad est donc à la fois très ancienne et très nouvelle :

39- ancienne, car basée sur la foi, hantée par le souvenir des conciles dont s’inspire son fonctionnement et par celui de la croisade. Elle n’a guère d’histoire en dehors d’une histoire sainte

40- nouvelle aussi, car elle est une sorte de nation enracinée dans le temps, pourvue de vertus spécifiques et d’un enracinement territorial stable et réduit. C’est sur le modèle des sentiments nationaux du XVe où la foi jouait toujours un grand rôle qu’il pense son Europe‑Chrétienté appuyée à la fois sur une image favorable de soi et sur une caricature de l’autre. En somme, celle‑ci tend à devenir non pas une réalité laïque mais politique. Le problème est qu’elle entrait alors en concurrence avec le cadre le plus vivant du XVe, l’état‑nation, et qu’elle n’arriva pas à se positionner par rapport à celui‑ci.

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Annexe

Traité destiné à établir la paix dans toute la chrétienté

Au nom de notre Seigneur Jésus‑Christ. Nous A. B. C. faisons connaitre à tous ensemble et à chacun en particulier pour qu’ils en gardent la mémoire perpétuelle : lorsque nous lisons les écrits des anciens historiens, nous découvrons que la Chrétienté, riche en hommes et en biens, se trouvait jadis dans tout son épanouissement, que telle était son étendue en longueur et en largeur qu’elle finit par englober dans son sein cent dix‑sept royaumes considérables ; et qu’elle donna naissance à une telle multitude d’hommes qu’elle parvint à s’emparer pour longtemps d’une grande partie des pays païens, y compris le Sépulcre de notre Seigneur. Et il n’y eut aucun peuple alors dans le monde entier qui osât attaquer la puissance des chrétiens. Or nous savons tous combien de nos jours la Chrétienté est brisée, détruite, misérable et dépouillée de son éclat et de sa splendeur d’auparavant. Car de tels changements sont survenus depuis peu de temps au sein même de la Chrétienté que si quelque roi, prince ou seigneur du passé ressuscitait et visitait les pays chrétiens, il ne reconnaîtrait même pas son propre pays. En effet, alors que le monde presque entier trouvait sa grandeur dans la sainteté de la religion chrétienne, l’astucieux Mahomet commença par séduire le petit peuple arabe. Mais comme on avait négligé de s’opposer à ses premières tentatives, il ne tarda pas à gagner peu à peu une telle multitude de gens égarés qu’il finit par conquérir les parties les plus vastes de l’Afrique et de l’Asie qu’il entraîna à la plus abominable trahison. Pour finir, les ignobles Turcs, qui ces derniers temps assujettirent d’abord le glorieux Empire grec, ensuite un grand nombre de provinces et royaumes chrétiens, enlevèrent des âmes en nombre presque infini au domaine de la Chrétienté ; emportant tout comme leur butin, ils démolirent ou amenèrent à l’état de ruine beaucoup de monastères et magnifiques temples de Dieu et commirent et perpétrèrent une quantité infinie d’autres maux.
O Royaume d’or ! O Chrétienté, parure des nations, comment tout honneur a‑t‑il pu te quitter, comment tes plus riantes couleurs ont‑elles pu s’évanouir ? Qu’est devenue cette belle vigueur de tes hommes ? Où est la vénération dont tu jouissais auprès de tous les peuples, où ta royale majesté, où ta gloire ? à quoi t’auront servi tant de victoires si tu devais si tôt figurer en vaincue dans le cortège triomphal ? à quoi bon avoir résisté à la puissance de chefs païens si tu n’as plus la force à présent de repousser les attaques de tes voisins ? Hélas, mauvaise fortune, hélas, destins changeants ! Combien vite passent les souverainetés, combien vite se transforment les royaumes, combien vite s’effondrent les pouvoirs. Discerner la cause d’un tel changement et d’une telle ruine n’est pas facile, car les desseins de Dieu sont impénétrables. Comme autrefois, les champs ne sont pas moins fertiles qu’ils ne l’étaient jadis, les troupeaux pas moins féconds, les vendanges pas moins belles, les mines d’or et d’argent pas moins lucratives, les hommes sont doués de raison, industrieux, magnanimes, experts en bien des choses, les belles‑lettres fleurissent comme jamais auparavant. Qu’est‑ce donc qui a humilié la Chrétienté qu’au lieu de cent dix‑sept royaumes, comme il a été dit, ils n’en sont plus dans son giron que seize ? Sans doute s’agit‑il de nombreux péchés que Dieu veut châtier, comme il le fit fréquemment jadis ainsi que nous le lisons dans l’Ancien Testament. C’est pourquoi il nous semble qu’il faut considérer attentivement cet état de choses afin d’amender les erreurs, s’il en a été commis et d’apaiser par des actes de piété la majesté divine qui de toute évidence a été offensée par quelque injustice. Mais nous savons que Dieu use de justice et de miséricorde avec ses fils, qu’il corrige et châtie ceux qu’il aime et, par le long chemin des adversités, les induit aux oeuvres de la vertu. C’est pourquoi plaçant notre espérance dans le Seigneur et dans sa juste cause, nous tenons pour certain que nous ne pourrons rien faire de plus convenable à notre sainteté, de plus conforme à notre probité, de plus digne de notre gloire, que de nous efforcer d’établir entre les chrétiens paix véritable, pure et solide, ainsi qu’union et charité pour que la foi chrétienne soit défendue contre l’abominable Turc. Car c’est pour cela que nous ont été confiés les royaumes et les principautés, afin que nous honorions la paix de tout le zèle et tous les soins possibles, que la situation de la Chrétienté soit soutenue, les guerres contre les infidèles menées à bonne fin et le territoire de la Chrétienté protégé et agrandi. C’est à cette fin que tous les peuples, toutes les nations, tous les rois et princes se doivent et sont tenus d’employer leurs efforts d’un cœur joyeux et résolu. Puisque nous nous disons chrétiens, nous sommes tenus de veiller à la défense de la foi chrétienne et si nous ne voulons pas nous dresser contre le Christ, nous sommes obligés de combattre pour sa foi et de nous tenir à ses côtés. Car le Saint‑Esprit maudit ceux qui ne combattent pas à ses côtés, qui ne font pas face à l’ennemi et ne se placent pas, comme un mur, devant la maison d’Israël. Ni la douceur du pays natal, ni les palais magnifiques, ni de grandes richesses ne sauraient détourner qui que ce fût du service de Dieu. Il faut servir qui n’a pas craint de subir pour nous la mort sur la croix, qui donnera en récompense à chaque croyant la patrie céleste, notre vraie patrie, où sont d’immenses demeures, d’incomparables richesses et la vie éternelle. Oui, pour lamentable que soit aujourd’hui le sort des Grecs et malgré notre grande affliction du désastre de Constantinople et d’autres pays, nous devons souhaiter l’occasion qui puisse nous réserver l’honneur d’être appelés les défenseurs et les sauveurs du nom chrétien. C’est pourquoi, par le désir de voir cesser les guerres, pillages, désordres, incendies et massacres qui ‑ comme nous l’avons, hélas, déjà dit ‑ ont investi presque de toutes parts la Chrétienté même, dépeuplant les champs, pillant les villes, saccageant les provinces, écrasant royaumes et principautés de malheurs sans nombre, désireux donc que tant de méfaits prennent fin et soient extirpés en profondeur, afin qu’on revienne à l’état convenable de charité mutuelle et de fraternité par l’union si désirable, nous, instruits à bonne source, après mûre délibération, ayant invoqué sur notre projet la grâce du Saint‑Esprit, appelé en conseil et approbation nos prélats, princes, seigneurs, gentilshommes et docteurs en droit divin et humain ‑ nous avons décidé de sceller dans la forme qui suit un pacte établissant union, paix, fraternité et concorde inébranlables, pour la vénération de Dieu et la sauvegarde de la foi à jamais et à perpétuité, pour nous, nos héritiers et nos successeurs à venir.

[l°] En premier lieu, sur l’honneur de la foi catholique et sur notre parole de roi et de prince nous faisons déclaration et promesse de montrer et d’observer l’un envers l’autre de cette heure et de ce jour, pure, véritable et sincère fraternité, de ne pas recourir aux armes l’un contre l’autre, quelle que soit la nature de nos différends, discussions ou griefs, et de ne pas permettre à qui que ce soit d’y avoir recours en notre nom, mais bien plutôt de nous prêter assistance réciproque conformément au texte et à l’esprit des dispositions ci‑dessous, contre tout homme vivant qui entreprendrait de nous attaquer ou d’attaquer l’un de nous de fait et sans édit légitime.

[2°] En second lieu, nous promettons qu’aucun de nous n’apportera aide ou conseil, ni ne complotera contre la personne d’un autre parmi nous et que ni nous‑mêmes ni par l’intermédiaire d’un autre ne machinerons aucun complot ou attentat contre la personne d’un autre ou d’autres, mais que nous veillerons, au contraire, à maintenir sa santé, sa vie et son honneur selon notre pouvoir.

[3°] En troisième lieu, nous garantissons, comme ci‑dessus dit, que si l’un ou plusieurs des sujets de l’un d’entre nous commet ou commettent dévastations, pillages, rapines, incendies ou toute sorte de méfaits dans les royaumes, principautés ou terres de l’un de nous, la paix et l’union n’en seront ni troublées ni rompues, mais que les malfaiteurs seront amenés à réparer les dommages. S’il est impossible d’obtenir satisfaction à l’amiable, ils seront traduits en justice par celui dans la juridiction duquel les coupables ont leur résidence, ou sur le territoire duquel le crime a été constaté, de façon que le dommage commis soit réparé par ses auteurs à leurs dépens, et eux‑mêmes châtiés à proportion du délit. Si les malfaiteurs bravent le tribunal, leur seigneur, quel qu’il soit, tant au lieu de leur résidence qu’à celui de leur délit, sans que l’un s’en remette à l’autre, sera tenu et obligé de les poursuivre et mettre hors d’état de nuire en tant que malfaiteurs. Que si l’un d’entre nous sous l’autorité duquel réside le coupable ou bien sur le territoire duquel le délit a été commis et le coupable appréhendé, a négligé d’appliquer les précédentes dispositions ou remis à le faire, il soit passible d’une sanction égale à celle infligée au coupable. La victime de l’injustice ou du dommage aura le droit de poursuivre et citer en justice celui d’entre nous devant le Parlement ou Consistoire prévu plus loin.

[9°] Cependant, le culte de la paix ne pouvant exister sans la justice, ni la justice sans la paix, puisque c’est de la justice que la paix prend naissance et garde vie, que nous et nos sujets ne pourrions vivre en paix sans la justice, ainsi associons‑nous la justice à la cause de la paix. Or, les règlements de la procédure judiciaire ayant subi, au cours des temps, beaucoup d’altérations, en sont, peu à peu, arrivés à se dégrader tout à fait d’où vient qu’à l’interprétation, la pratique leur a donné un visage tout différent ; c’est pourquoi, considérant le désordre complet dans lequel sont tombés lesdits règlements, nous estimons qu’il convient, compte tenu des coutumes, usages et habitudes de notre époque et des provinces, royaumes et principautés très différents, de faire sortir du sein de la nature un droit nouveau, d’adopter, contre des abus nouveaux, de nouveaux remèdes, grâce auxquels on pourrait récompenser les gens de bien et frapper sans arrêt les coupables du marteau des châtiments. Pour mettre de l’ordre dans la matière, nous prévoyons, pour commencer, un Consistoire général qui se tienne, au nom de nous tous et de notre Assemblée, dans le lieu qui sera le siège temporaire de l’Assemblée elle même. De ce Consistoire, comme d’une fontaine, les ruisseaux de la justice couleraient de toutes parts. Pour ce qui est du nombre et des titres des membres de cette Cour ainsi que de ses statuts, cette Cour sera organisée conformément aux conclusions et aux décisions de l’Assemblée prévue ci‑dessous, ou de sa majorité.

[16°] De même, afin que tout ce qui précède et ce qui suit, soit exécuté en général et en particulier, chacun de nous prend engagement et fait promesse, ainsi qu’il est dit plus haut, le dimanche de Reminiscere le plus proche de l’an mil quatre cent soixante quatre de la naissance du Seigneur, d’envoyer dans la ville de Bâle en Germanie ses représentants choisis parmi des hommes remarquables et de grande valeur, munis de pouvoirs les plus étendus, revêtus de son sceau. Ils y siégeront en permanence les cinq années suivant immédiatement et formeront, constitueront et représenteront, en notre nom ainsi qu’au nom des autres membres et de ceux qui pourront le devenir, véritablement corps, communauté et corporation. Le quinquennat de cette Assemblée à Bâle une fois écoulé, la même Assemblée se tiendra pendant un deuxième quinquennat sans intervalle ni interruption dans la ville de N. en France, et pendant un troisième quinquennat dans la ville de N. en Italie ; elle y observera les mêmes règles et les clauses qui auront été retenues pour sages et appliquées précédemment à Bâle ; de façon que de ville en ville et d’un quinquennat à l’autre, un circuit soit formé jusqu’au jour où soit l’Assemblée, soit sa majorité jugera qu’il convient de prendre d’autres règlements et dispositions. L’Assemblée, en tant que telle, aura un seul Conseil, en propre et spécial, un seul président, N., son père et son chef, tandis que nous autres, les rois et les princes de la Chrétienté, en serons les membres. Sur nous tous, sur nos sujets et sur ceux qui seraient admis par la suite, ladite corporation exercera aussi juridiction, tant gracieuse que contentieuse et disposera du droit absolu et du droit mixte, selon les dispositions qu’aura décrétées et fixées la même Assemblée ou sa majorité. Enfin, elle aura en propre ses armes, son sceau, son trésor commun, ses archives publiques, un syndic, un procurateur fiscal, des fonctionnaires ainsi que tous les autres droits concernant et intéressant en quelque manière une union conforme au droit et à la justice.

[17°] Afin que les droits de chaque pays soient conservés intacts, nous stipulons qu’on désignera pour les charges supérieures de l’Assemblée, dans la nation même où l’Assemblée aura son siège temporaire, des fonctionnaires qui soient originaires de ce même pays et en comprennent les mœurs et les usages.

[18°] De plus, pour pouvoir faire face aux dépenses et aux frais indispensables et utiles pour le maintien de la paix, l’exercice du pouvoir judiciaire, la désignation et l’envoi des représentants et des messagers et pour tous les autres besoins, chacun de nous fait promesse et prend engagement de percevoir, par ses propres agents ou en son nom, à l’époque qu’aura fixée l’Assemblée ou sa majorité, la dixième partie des dîmes ainsi que des gains et profits des trois journées, comme déjà dit ; puis d’envoyer et faire transporter les fonds sans délai ni retard aux archives publiques, à la disposition du Conseil de l’Assemblée et de ses caissiers. Faute de quoi, le syndic ou le procurateur fiscal de l’Assemblée a le droit et est tenu d’assigner le débiteur devant le Parlement ou Cour pour recouvrer la créance par voie de justice, ainsi que des indemnités, avec intérêts ; en outre, il devra prévenir les autres membres et nous inviter –conformément à la foi jurée – à exiger et faire rentrer par une exécution militaire la somme due par le débiteur et ses sujets, indemnités et intérêt compris ; ces fonds seront affectés, comme prévu, aux besoins communs de l’Assemblée.

[19°] En outre, arrêtons et voulons que dans ladite Assemblée une voix soit attribuée au roi de France ensemble avec les autres rois et princes de la Gaule, la seconde voix aux rois et princes de la Germanie et la troisième au Doge de Venise ensemble avec les princes et Communes d’Italie. Si le roi de Castille et d’autres rois et princes de la nation hispanique adhéraient à notre alliance, amitié et fraternité, il leur sera semblablement accordé une voix dans notre Assemblée, corps et corporation. Toutefois, si des divergences d’opinions devaient se manifester sur une question entre les délégués des rois et des princes d’une seule et même nation, nous stipulons que le point de vue et le vote de la majorité seront acquis, comme s’ils avaient reçu l’approbation unanime de cette nation ; au cas où il y aurait partage égal des suffrages, ce sont les voix des délégués représentant des seigneurs plus haut placés en titres et en mérite qui prévaudront ; les autres nations, signataires de notre pacte, choisiront entre les deux parties.

[20°] Pour qu’il ne subsiste aucun doute à cet égard, il est bien stipulé qu’au cas où tel roi ou prince députerait plusieurs délégués dans notre Assemblée, ces délégués ne disposeront à eux tous que d’une seule voix, à savoir celle que possède dans la curie nationale de l’Assemblée celui qui les a envoyés.

[21°] De plus, attendu que l’Écriture atteste que celui qui aura servi, répandu et défendu la foi du Christ aura sa place réservée au ciel ou les bienheureux jouissent de la vie éternelle, il faut attendre que tous les autres chrétiens voudront de tout leur cœur joindre leurs efforts à une oeuvre aussi sainte, aussi pieuse, aussi nécessaire ; car celui qui aura refusé de prêter son aide à présent contre les Turcs, manifestera qu’il est de toute évidence l’allié des infidèles et des ennemis de la croix du Christ. C’est pourquoi nous multiplions par l’intermédiaire de nos délégués solennels nos démarches auprès du Souverain Pontife avec tout le zèle et la diligence dont nous sommes capables, en respectant les voies et les formes qu’arrêtera la susdite Assemblée, pour obtenir de Sa Sainteté qu’elle attire l’attention sur le fait que la levée de dîmes est sollicitée en vue de garantir la paix des chrétiens, défendre les fidèles du Christ et combattre les ennemis de la Croix ; que le Souverain Pontife, père et pasteur des fidèles, de son auguste clémence et bienveillance, par des bulles authentiques et publiques, accompagnées de sanctions redoutables, concède et confie à des percepteurs par lui nommés et dûment désignés et envoyés, de faire donner, remettre et acquitter les dîmes précitées selon le mode et les conditions qui seront arrêtés par nous et en notre nom ; que le Souverain Pontife fasse cesser toutes guerres et dissensions existant entre les princes ecclésiastiques qui sont en dehors de notre traité, et surtout qu’il nous débarrasse de toutes les guerres qui pourraient empêcher de manière ou d’autre de mener à bonne fin la lutte contre les Turcs et de raffermir la paix, ou encore qu’il envoie dans chaque pays un légat qui soit homme de vie exemplaire, probe et expérimenté, muni de pleins pouvoirs, qui connaisse et comprenne la vie, la langue et les usages de ce pays ; qu’il déploie zèle et diligence autant qu’il faudra pour que les parties règlent leurs différends à l’amiable. Si toutefois elles s’y refusaient, le légat – en vertu des pouvoirs qu’il aura reçus – terminera et tranchera juridiquement le litige pendant. Enfin que Sa Sainteté réunisse les autres princes et Communes d’Italie pour leur faire remontrance et leur imposer, sous peine de sanctions divines et de châtiments redoutables, d’entreprendre la construction d’une flotte maritime, puisqu’ils sont plus proches voisins des Turcs que les autres peuples ; et cela de concert avec les autres chrétiens auxquels ils apporteront leur part proportionnelle de subsides pour l’honneur et la gloire de Dieu ainsi que pour la protection des fidèles, de telle sorte que la grande œuvre de défense de la foi aboutisse au résultat espéré avec d’autant plus d’honneur.

[22°] En outre, pour que la paix ainsi que les précédentes dispositions soient inviolablement observées, nous avons décidé et nous promettons, quand l’un de nous aura été appelé dans la patrie céleste, de ne pas laisser l’un de ses héritiers ou successeurs accéder au pouvoir et entrer en possession d’un royaume, d’une principauté ou d’un domaine aussi longtemps qu’il n’aura pas, avant toute chose, pris l’engagement de respecter avec une fidélité inébranlable l’ensemble des articles précédents ainsi que le suivant et chacun d’eux en particulier, par des lettres patentes avec sceau pendant, comme garantie en commun apportée à chacun de nous.

[23°] Si notre susdite Assemblée ou sa majorité ordonne, décrète ou arrête ultérieurement d’autres mesures, qui semblent propres à contribuer de quelque manière au maintien de la paix et de la justice ainsi qu’à la défense des fidèles du Christ nous serons attentifs à les appliquer toutes et chacune, efficacement. Nous accomplirons tout ce qu’exige et requiert le lien de la véritable et sincère fraternité ; nous exécuterons tout ce qui est inclus dans la présente charte selon la division des matières, et dans la totalité de ses points, clauses, articles, paragraphes et chapitres. En témoignage et confirmation de quoi, chacun de nous, rois et princes, a décidé d’apposer sur les présentes le sceau de sa majesté. Fait et donné, etc.

[Traduit par Konstantin Jelinek, docteur ès lettres]

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Pour citer cet article

Référence papier

Colette Beaune, « Chrétienté et Europe : le projet de Georges de Podiebrad au xve siècle »Chrétiens et sociétés, 1 | 1994, 35-56.

Référence électronique

Colette Beaune, « Chrétienté et Europe : le projet de Georges de Podiebrad au xve siècle »Chrétiens et sociétés [En ligne], 1 | 1994, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/68 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.68

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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