Philippe Delisle, Histoire religieuse des Antilles et de la Guyane Française. Des chrétientés sous les tropiques ? 1815-1911
Philippe Delisle, Histoire religieuse des Antilles et de la Guyane Française. Des chrétientés sous les tropiques ? 1815-1911, Paris, Karthala, coll. Mémoires d’ Églises, 2000, 347 p.
Texte intégral
1Poursuivant son exploration de l’histoire religieuse des Antilles françaises, Philippe Delisle élargit son champ de recherche initial (la Martinique), pour nous offrir un tableau vivant et rigoureux des trois vieilles colonies françaises occidentales (Guadeloupe, Martinique, Guyane) entre 1815 et 1911. Bon connaisseur par ailleurs des réalités réunionnaises, non seulement par les livres mais aussi pour y avoir enseigné, il était particulièrement bien placé pour proposer un tableau synthétique et renouvelé, fondé sur les travaux récents, sur ses propres recherches en archives et sur de nombreuses références implicites ou explicites à d’autres société créoles.
2La séquence chronologique retenue a une double légitimité. En amont, elle correspond à la reconstruction catholique au lendemain de la Révolution et de l’Empire. L’histoire propre à ces territoires, en particulier les occupations anglaises (Antilles) et anglo-portugaises (Guyane) de 1809, les a d’abord laissées en dehors des effets du Concordat de 1801. Il faut attendre la Restauration pour qu’une ordonnance royale confie au séminaire du Saint-Esprit le soin d’envoyer les prêtres nécessaires à l’encadrement des fidèles. Mais il y a loin des intentions affichées aux résultats obtenus. Faute d’un clergé suffisant et capable, à cause aussi de la mauvaise volonté des planteurs largement détachés du catholicisme et jaloux de préserver leur autorité exclusive sur les esclaves de leurs habitations, la christianisation des esclaves reste problématique.
3Face au blocage d’un système colonial incapable d’évoluer, la mission se concentre sur des espaces limités où peut se déployer l’action du clergé. Outre quelques rares habitations des îles, la Guyane offre l’une de ces occasions de mener une étonnante expérience sous la direction des sœurs de Saint Joseph de Cluny. A Mana, dans un territoire vierge situé au nord-ouest de la Guyane, Anne-Marie-Javouhey, l’énergique fondatrice et supérieure de la congrégation, tente de réactiver la vieille utopie de la réduction. D’abord destinée à une colonisation blanche qui se montre très vite récalcitrante au strict et pesant encadrement moral et spirituel voulu par les religieuses, la colonie de Mana devient une opération modèle destinée à tester la possibilité de procéder par la christianisation à une émancipation pacifique et ordonnée des esclaves. Mais l’hostilité des colons et la mauvaise volonté du clergé local, qui tolère mal cette enclave catholique sous autorité de religieuses, ont raison de cet essai de village de liberté et Mana entre finalement dans le droit ordinaire au cours des années 1840.
4Philippe Delisle consacre ensuite trois chapitres à la question fondamentale de l’abolition de l’esclavage. Malgré la pression du mouvement abolitionniste britannique, l’opposition des planteurs et les prudences du clergé catholique renforcent dans les colonies françaises la position des partisans d’une abolition progressive et non pas immédiate. Dans cette émancipation prévue mais non programmée, l’assistance du clergé devient un élément clé du dispositif imaginé par la Monarchie de Juillet. Les frères enseignants de Ploërmel, congrégation fondée en 1819 par Jean-Marie de Lamennais (le frère de Félicité), constituent ainsi un atout indispensable à la politique du régime. Auxiliaires des maîtres par nécessité, puisqu’ils doivent obtenir leur autorisation pour évangéliser leurs esclaves, ils découvrent au milieu des années 1840 que la christianisation ne peut cohabiter durablement avec le système esclavagiste. Les impératifs pastoraux deviennent peu à peu un argument décisif pour pencher vers une abolition pacifique, mais rapide, que va enfin imposer la Révolution de février 1848.
5Le décret d’abolition immédiate sans indemnisation, en date du 27 avril 1848, préparé par Victor Schoelcher, constitue un tournant pour le catholicisme dans les sociétés coloniales. L’Église catholique conserve une position prépondérante dans l’espace public, ce que confirment les entraves mises à la venue de pasteurs protestants. Elle supplée à terme à la faiblesse des efforts pour convertir les travailleurs engagés hindous, d’autant les propriétaires sont prêts à tolérer l’hindouisme sur leurs habitations en échange de la docilité des travailleurs. Mais à la longue le baptême s’impose comme une condition d’intégration pour les enfants nés aux Antilles. Les trois territoires peuvent donc afficher au début du XXe siècle des taux très élevés de baptisés.
6La fin de l’esclavage a donc créé les conditions favorables à la constitution de sociétés catholiques qui semblent adhérer massivement au modèle intransigeant tel qu’il se diffuse dans le monde dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La création en 1851 de deux diocèses, à la Martinique et à la Guadeloupe, est considérée par le père Libermann, cheville ouvrière de cette transformation juridique et pastorale, comme la condition préalable à un encadrement méthodique des populations car elle dote l’ Église locale d’une autorité ecclésiastique indépendante du pouvoir civil et dotée du prestige indispensable à son influence sociale. Néanmoins, le maintien en Guyane d’un simple préfet apostolique semble prouver que le cadre institutionnel n’est pas un élément déterminant.
7Le renforcement du clergé colonial et des congrégations religieuses, masculines ou féminines, enseignantes pour la plupart mais pas exclusivement (jésuites à Cayenne), toutes venues de France métropolitaine, soulignent au contraire le rôle décisif du clergé. Son action passe d’abord par l’enseignement primaire, malgré les résistances des colons et souvent de l’administration qui jugent inutiles et dangereux de développer la scolarisation des enfants d’affranchis dans une société fondée sur la stricte reproduction des statuts sociaux. Le quadrillage géographique par les paroisses rapproche le catholicisme des populations et s’accompagne d’un quadrillage efficace des fidèles selon le sexe, l’âge, la condition. Confréries et œuvres fleurissent dans les colonies et contribuent à faire naître une sociabilité catholique qui reconstitue les liens sociaux chez les affranchis qui ont quitté en nombre les plantations. Mais le changement le plus spectaculaire réside peut-être dans le succès remporté par les modèles de piété ultramontaine. De la liturgie romaine aux dévotions pour Marie et le Sacré-Cœur, des processions et pèlerinages aux cultes domestiques et privés, « la piété romaine » (chapitre 9) triomphe sous les tropiques et semble dans ses manifestations publiques en harmonie avec l’exubérance de la végétation. Au voyageur qui découvre à la veille de la première guerre mondiale les trois colonies, le succès du catholicisme comme religion naturelle des populations pouvait passer pour indiscutable.
8Mais l’un des grands mérites de cette étude est justement de regarder au-delà des apparences. Si l’adhésion au catholicisme se mesure aussi à la capacité à fournir des vocations religieuses, le petit nombre de prêtres issus des trois territoires, malgré l’ouverture de séminaires qui recrutent surtout… en métropole, introduit une première restriction. De même l’échec de fondation de congrégations religieuses autochtones trahit une dépendance persistante vis-à-vis du recrutement extérieur. Cependant l’échec n’est pas total car il existe des vocations locales qui se tournent vers les congrégations religieuses venues de métropole. On sait par ailleurs que le droit canon interdit, sauf permission spéciale, l’accès des ordres aux enfants naturels. Or le taux d’enfants illégitimes est particulièrement élevé dans les vieilles colonies (près de la moitié des naissances), et constitue un obstacle permanent pour les descendants d’affranchis attirés par le sacerdoce, obstacle parfois utile pour masquer les préjugés raciaux à l’égard de la population « de couleur ».
9Dans un passionnant chapitre intitulé « l’émergence d’un catholicisme créole », Philippe Delisle montre qu’on est loin d’un catholicisme passif, calqué sur les normes du clergé. Comme dans d’autres sociétés créoles insulaires massivement catholiques (Réunion, Seychelles), la résistance au respect des normes en matière de mariage, y compris chez des jeunes filles capables d’élans de dévotion démonstratifs, trahit une autre limite de cette christianisation : la morale chrétienne ne conquiert pas les société créoles. Plus généralement, la structure sociale héritée de l’esclavage, la persistance des préjugés raciaux et religieux chez les notables blancs, les progrès de l’anticléricalisme parmi l’élite de couleur, ou encore l’inadaptation des normes morales contribuent à engendrer un catholicisme original. Mais l’échec des stratégies de reproduction n’exprime pas seulement le refus du modèle diffusé par le clergé. Il révèle aussi un procès d’acculturation qui conduit les populations à s’emparer du catholicisme, auquel elles adhèrent par ailleurs sincèrement dans leur majorité, pour y investir leur propre univers religieux et introduire des rites « intégrés dans un système magique ». C’est l’étude de ces processus, étendus aux Antilles britanniques et à Haïti, que Philippe Delisle s’engage indirectement à développer ultérieurement dans une conclusion qui évoque le vaudou et le rastafarisme. Nous attendons donc, sans impatience car l’entreprise est périlleuse, la suite de son voyage en créolie.
Pour citer cet article
Référence papier
Claude Prudhomme, « Philippe Delisle, Histoire religieuse des Antilles et de la Guyane Française. Des chrétientés sous les tropiques ? 1815-1911 », Chrétiens et sociétés, 8 | 2001, 225-228.
Référence électronique
Claude Prudhomme, « Philippe Delisle, Histoire religieuse des Antilles et de la Guyane Française. Des chrétientés sous les tropiques ? 1815-1911 », Chrétiens et sociétés [En ligne], 8 | 2001, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/6683 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.6683
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