L’Église sans l’État ou l’État sans l’Église
Résumés
On oublie que, depuis l’instauration du régime concordataire en 1802, divers courants ont réclamé sa disparition, bien avant donc la Séparation de 1905. Des anticléricaux et des athées ou déistes se sont immédiatement opposé à ce nouveau système, suivis par des libéraux qui poursuivent cette voie après 1815, puis les plus romains des catholiques. Ces courants répondent à plusieurs logiques, qu’il s’agisse d’empêcher toute collusion de l’Etat avec l’Eglise romaine, de mettre fin aux limitations de la liberté de culte en n’en reconnaissant que quatre, ou par simple anticléricalisme. C’est dans ces différentes options que l’on trouve aussi, mais plus tard, des penseurs protestants, et des républicains, sans que cela soit suivi d’effets immédiats lorsque ces derniers arrivent au pouvoir, par pragmatisme. Il n’en reste pas moins que cette longue maturation a favorisé la rapide fin du système en 1905.
Entrées d’index
Haut de pageTexte intégral
- 1 La Séparation de l’Église et de l’État (1905), Julliard-Gallimard, coll. « Archives », Paris, 1966, (...)
- 2 J.-M. Mayeur, « Des catholiques libéraux devant la loi de Séparation : les "cardinaux verts" », in (...)
1Depuis l’ouvrage fondamental de Jean-Marie Mayeur1, on connaît les différents groupes qui, en 1904-1905, ont œuvré pour aboutir à la Séparation des Églises et de l’État. Si le rôle des « militants de l’athéisme » (essentiellement les libres penseurs), des radicaux et des socialistes, des Protestants, a été relevé dès cette époque à Rome, on peut aussi y ajouter quelques catholiques libéraux2.
- 3 L.-V. Méjan, La Séparation des Églises et de l’État. L’œuvre de Louis Méjan, dernier directeur de l (...)
- 4 À ce sujet, voir la communication de Brigitte BASDEVANT-GAUDEMET au colloque de Limoges, L’Église d (...)
2Il est intéressant de remonter en amont des débats passionnés, de se détacher du contexte immédiat du vote de la loi, par ailleurs bien connu3, et de saisir ainsi les mouvements de fonds de ces différents courants confrontés pendant un siècle à la question du Concordat, notamment le flux et le reflux d’une remise en cause radicale du texte de 1802. cependant, il ne faut pas y assimiler les simples critiques qui ne préconisent pas la Séparation. Par exemple, la revendication d’une plus grande liberté religieuse est le plus souvent formulée contre le cadre contraignant du « régime des cultes reconnus » ; celui-ci gêne notamment l’expression des dissidences en favorisant financièrement les seules quatre confessions mentionnées dans les différents Articles organiques. les entraves apportées par le droit commun sont également dénoncées, par exemple l’interdiction des réunions publiques de plus de vingt personnes sans autorisation4. La « liberté religieuse » est alors opposée à ces mesures restrictives, sans que l’indépendance totale des deux domaines soit pour autant réclamée.
3Il s’agit donc de dresser un panorama des différentes tendances réclamant une séparation effective des Églises et de l’État, depuis l’origine de l’accord (1801) jusqu’à la veille de la décision de 1905.
- 5 L.B. RODRIGUES, « La Cour Suprême des États-Unis, la liberté de religion et la séparation des Églis (...)
- 6 A. MATHIEZ rappelle qu’une loi du 18 septembre 1793 a déjà enlevé aux prêtres le caractère de fonct (...)
4Ce principe étant posé, on oublie que l’opposition radicale au contrôle de l’Église catholique par l’État s’est exprimée dès 1801, au moment de la signature de l’accord entre Bonaparte et Pie VII. L’idée de Séparation est alors récente, sans être nouvelle. Aux États-Unis, une séparation juridique est instituée, non sans problèmes, depuis 17875 : elle laisse toute liberté au phénomène religieux relégué définitivement dans l’espace privé, l’État se déclarant étranger à ces questions. L’idée a fait son chemin en France, pendant la Révolution, mais dans un contexte totalement différent qui en restreint l’application. Si l’abbé Grégoire, devenu évêque et parlementaire, s’en est fait le chantre en pleine Terreur (discours du 7 novembre 1793/ 17 brumaire an II), c’est avant tout dans le but de contrer la volonté des plus anticléricaux d’éradiquer le catholicisme ; il répond encore dans ce sens à Marie-Joseph Chénier à la Convention, après la chute de Robespierre (21 décembre 1794/ 1 nivôse an II). De même, le 18 septembre 1794 (2ème jour des sans-culottides an II), le vote par cette assemblée de la suppression du budget des cultes, résolution rappelée dans la loi du 3 ventôse an III (21 février 1795) et dans la nouvelle constitution (article 354), est surtout une décision d’économie caractéristique de la politique de sortie de Terreur, destinée à apaiser les esprits (notamment dans l’Ouest) et régler les problèmes financiers. Dans les faits, on peut se demander quelle séparation a été appliquée6 : une autorisation de tenue des cérémonies religieuses dans les églises non aliénées reste nécessaire, et un acte de soumission aux lois est toujours imposé aux ministres du culte. Des mesures répressives suivent pendant le Directoire (notamment la déportation des réfractaires) : elles visent à contrer le danger d’une restauration du catholicisme. Cette première mesure de séparation, à peine réalisée, a donc laissé peu d’empreinte dans les consciences politiques. Elle est pourtant toujours revendiquée en 1801 par une partie de ceux qui ont soutenu le coup d’État de Bonaparte.
- 7 J.-P. CHANTIN, « Anticoncordataires ou Petite Église ? Les oppositions religieuses au Concordat », (...)
- 8 G. GUSDORF, La conscience révolutionnaire. Les Idéologues, Payot, coll. Les sciences humaines et la (...)
5Il ne faut bien entendu pas confondre cette faction qui va s’opposer au Concordat, avec les anticoncordataires qui réclament le retour à la situation existant avant 1791, en fait essentiellement des catholiques gallicans connus sous le nom de Petite Église7. En effet, on oublie généralement qu’un quart des parlementaires du Tribunat et du Corps législatif ne vote pas la loi du 8 avril 1802, soit qu’ils s’abstiennent (en majorité) soit qu’ils s’y opposent, et ce malgré l’épuration préventive de leurs rangs réalisée par le Premier consul lors du renouvellement par cinquième, le 18 mars. Parmi eux, il faut sans doute distinguer les simples anticléricaux, proches des sentiments des généraux qui assistent de mauvaise grâce à Notre-Dame à la cérémonie en l’honneur de la paix intérieure et extérieure retrouvée, à Pâques. Delmas, manifestant son dégoût pour les « capucinades », aurait déclaré : « Il ne manquait que les 100.000 hommes qui se sont fait tuer pour détruire ce que vous rétablissez ». Mais le groupe des Idéologues, qui pour leur part font profession d’athéisme ou de déisme, mène dans les assemblées et à l’Institut une ferme opposition à la politique religieuse de Bonaparte, ce qui implique pour eux le maintien du statu quo décrété en 17948. À leur côté se trouve le libéral Benjamin Constant qui estime l’État incompétent dans le domaine de la religion mais prône une vague indépendance de la religion et de la politique qui n’est pas clairement la Séparation.
- 9 Sur cette question : R. MINNERATH, « Séparation de l’Église et de l’État », in Catholicisme, hier, (...)
- 10 Notamment dans Quatre concordats ; cf L. SECHE, Les derniers jansénistes..., Paris, 1891, t. II, p. (...)
6En fait, en déclarant « Surveillez ce que vous ne pouvez empêcher ; régularisez ce que vous ne pouvez défendre », Boissy d’Anglas avait bien résumé les avantages d’un contrôle de l’Église par l’État, théorie qui a dominé la Révolution et se perpétue par le Concordat après 1815. L’opposition ne peut pas venir des coreligionnaires protestants de ce conventionnel promoteur du décret de 1795, qui ont retrouvé officiellement par le régime des cultes reconnus une place dans la Nation. Du côté catholique, principale force visée, la tradition gallicane rejoint alors la volonté de l’Église pour qui les deux sphères sont distinctes mais amenées nécessairement à coopérer, Dieu étant à l’origine de l’une comme de l’autre9. Avec la remise en question du Concordat, au moment de la Restauration, seuls les libéraux, hostiles à l’influence grandissante de l’Église, prônent la distinction entre ordre naturel et ordre ecclésial ; la seule union morale des deux sphères leur suffisant. Dès 1818, Mgr de Pradt, titulaire des sièges de Poitiers puis de Malines pendant l’Empire qui s’est rapproché de cette tendance libérale, prône dans ses écrits la Séparation « afin d’en finir avec tous les différents sur les limites des deux puissances »10. Mais l’unanimité n’est pas générale : si Royer-Collard n’est pas très partisan du système concordataire, qui lui fait l’effet de « protéger le clergé aux dépens de son indépendance », il reconnaît cependant son mérite d’avoir permis la paix religieuse.
7Une certaine convergence sur la question de la liberté religieuse se fait en 1830. Lamennais, déçu par les Bourbons et qui avait déjà tonné contre « l’État évidemment athée » (De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, 1826), semblait alors rejoindre Odilon Barrot qui, confronté en 1819 au problème des tentures des maisons protestantes pour la Fête-Dieu, avait déclaré : « La loi est athée et elle doit l’être ». On connaît la campagne du premier en faveur d’une réelle séparation : les doctrines exposées dans L’Avenir contiennent explicitement, parmi les six libertés que les catholiques devraient réclamer, la « totale séparation de l’Église et de l’État, séparation écrite dans la charte et que l’État et l’Église doivent également désirer », cette mesure étant pour lui et ses amis la conséquence de la première des libertés, celle de conscience et de religion. La question revient à sept reprises dans les seize premiers numéros du journal. Des considérations pratiques viennent d’abord étayer cette demande : le Concordat serait devenu inexécutable depuis que le catholicisme n’est plus religion de l’État, ce qui est en fait une référence à l’article 6 de la charte de 1814, mais qui lui-même était contraire au texte de 1801 où il n’est question que de « la religion de la grande majorité des Français ». Plus gênant, car concernant bien cette fois une disposition concordataire, les hommes du gouvernement peuvent être en conséquence du changement de régime des non-catholiques. Il faut naturellement ajouter à ces arguments les considérations tactiques du groupe, c’est à dire le désir « que la guerre spirituelle se poursuive par des armes purement spirituelles », et non plus politiques, ce qui devrait conduire à restituer à l’Église un pouvoir social stable dans un monde au devenir incertain. Il s’agit donc, comme l’affirme Lacordaire dans sa défense du journal le 24 décembre 1830, d’un besoin de « rompre les liens qui enchaînent l’Église à l’État et d’en contracter avec les peuples ».
8Mais la divergence est vite flagrante avec les libéraux au pouvoir, qui ne s’engagent pas dans cette voie radicale et préfèrent pratiquer un gallicanisme parlementaire dépouillé de toute sympathie pour l’Église. De plus, un coup d’arrêt est donné aux partisans catholiques de la Séparation par la déclaration contenue en 1832 dans Mirari vos :
« Certaines associations appellent avec ardeur la séparation de l’Église et de l’État et la rupture de la concorde entre le sacerdoce et l’empire. C’est un fait avéré que tous les amateurs de la liberté la plus effrénée redoutent par-dessus tout cette concorde, qui a toujours été aussi salutaire et aussi bénéfique pour l’Église que pour l’État ».
9On peut ajouter que le clergé français avait montré peu d’empressement pour rejeter la manne financière de l’État, ce qui laissait finalement peu de chance à la réussite de l’entreprise mennaisienne. Par la suite, la revendication émerge encore discrètement dans les rangs catholiques : Montalembert déclare prudemment en novembre 1852 dans Le Correspondant (« Des intérêts catholiques au XIXe siècle ») : « Ce n’est... ni l’Empire, ni la Restauration ; ce n’est ni la protection, ni la sympathie du pouvoir qui ont valu (à l’Église) la forme qu’elle possède aujourd’hui ». Il se fait un peu plus pressant au congrès de Malines, en 1863, en lançant l’ambigu « L’Église libre dans un État libre », repris du programme de L’Avenir, et y ajoutant : « Moins l’Église est solidaire d’un pouvoir quelconque et moins elle invoque son appui, plus elle apparaît forte et populaire en face de la société moderne ». Mais le débat est clos l’année suivante par la proposition 55 condamnée par le Syllabus : « L’Église doit être séparée de l’État et l’État séparé de l’Église ».
10Cette ultime réprobation, qui place le Concordat dans le domaine réservé de Rome, répond également aux quelques velléités d’accommodement des libéraux de tradition gallicane qui apparaissent au moment des événements de 1848. La nouvelle constitution, proclamant « Chacun professe librement sa religion et reçoit de l’État pour l’exercice de son culte la même protection » (article 7), a relancé le débat sur la nécessité de ne privilégier que quatre cultes : une multitude de brochures posent en outre la question du payement des prêtres, de la suppression du budget des cultes, ou plus généralement de la révision du Concordat. C’est à ce moment que Mgr Affre exprime son souhait d’une « liberté comparable à celle du clergé des États-Unis » avec le maintien du budget des cultes à titre d’indemnisation pour la nationalisation des biens du clergé, ce qui permettrait l’indépendance d’un épiscopat dont l’archevêque se voit le chef. Son successeur, Mgr Sibour, reprend les projets de « libération de l’Église de France » malgré le vote négatif de la commission des cultes nommée par l’Assemblée nationale, en juin 1848.
- 11 A. ROCHEFORT-TURPIN, « Les protestants face à la séparation des Églises et de l’État. Débats et enj (...)
11Cette question est également relancée depuis les années 1830 par les protestants. Ceux-ci ont plutôt profité des Articles organiques qui consacrent leur réintégration dans la communauté nationale, les Luthériens d’ailleurs davantage que les Réformés, ces derniers n’ayant pas pu faire reconnaître officiellement leur synode général pourtant essentiel pour leur organisation. Leur faiblesse empêche cependant toute contestation immédiate sur ce point. Ce n’est qu’après 1815, lorsqu’ils retrouvent quelque vigueur, que le débat est relancé en leur sein. À cette époque, le célèbre pasteur suisse Alexandre Vinet est le grand théoricien de la séparation des Églises et de l’État ; mais il ne s’agit pas pour lui de résoudre des problèmes pratiques : il s’appuie plutôt sur la conception de l’individualisme chrétien, la religion ne devant être qu’une affaire purement individuelle et de conscience. Les revivalistes, hostiles donc par principe aux liens entre Églises et États, fondent des Églises indépendantes (dites « libres ») qui restent partout minoritaires dans la sphère protestante française. La plus connue est à Paris : la chapelle Taitbout, où se trouve Edmond de Pressensé qui a été l’élève de Vinet à Lausanne, diffuse l’idée de Séparation dans son journal Le Semeur et dans de multiples brochures (Appel aux protestants français ; de la séparation de l’Église et de l’État dans les circonstances présentes, 1848). un soutien essentiel aux projets de Séparation est apporté par l’Union des Églises évangéliques (libres) de France, issue du refus de l’assemblée générale des Réformés en septembre 1848 d’instaurer une confession de foi et fondée par Frédéric Monod et Agénor de Gasparin. La réflexion des « libristes » a d’ailleurs un écho plus large parmi les autres protestants qui, comme le pasteur libéral de Nîmes, Samuel Vincent (décédé en 1837), sont disposés à accepter l’idée sur un plan théologique si la mesure frappe aussi l’Église catholique, une éventualité qu’ils voient dans un avenir assez lointain. Mais ce n’est qu’au synode de 1872, saisi de six propositions en ce sens, que les Réformés se déclarent enfin favorables au principe de l’indépendance des Églises et de l’État. Il est vrai que les orthodoxes, qui y sont tout juste devenus majoritaires, entendent aussi dénoncer un régime qui les oblige à cohabiter avec les libéraux11.
12Les changements de régime ne provoquent donc que de timides relances du débat, non suivies d’effet. Il faut en fait attendre les accusations de collusion entre l’Église catholique et l’Empire, puis la période d’Ordre moral des débuts de la IIIe République, pour que l’idée revienne par le biais des républicains. Dès 1857, Jules Simon, républicain modéré, déclare dans La liberté de conscience : « L’État est profondément incompétent pour autoriser les cultes » ; il plaide pour la Séparation dix ans plus tard au Corps législatif au moment où se pose la question romaine. Aux élections de 1869, le programme de l’Union démocratique (qui réunit les républicains libéraux les plus ouverts à gauche, les radicaux, les blanquistes et les dirigeants de l’Internationale) contient la revendication de toutes les libertés sans réserve et la Séparation ; le principe est d’ailleurs défendu à cette occasion par Gambetta à Belleville. Enfin, la Commune de Paris décrète le 3 avril 1871 que « l’Église (et non les Églises) est séparée de l’État » (article 1), « le budget des cultes est supprimé » (art.2) et les biens des congrégations nationalisés (art.3). Mais la détermination des radicaux s’amenuise à fur et à mesure qu’ils se rapprochent du pouvoir, comme l’a rappelé J.-M. Mayeur. On trouve encore cette revendication au moment des élections de 1881, sous la plume de Pelletan (dans La Justice de Clémenceau). Mais dès 1877, Gambetta avait déclaré être « partisan du système qui rattache l’Église à l’État... pour la protection de notre indépendance ecclésiastique ». Du côté des républicains modérés, Ferry, dans sa « Lettre aux instituteurs » de novembre 1883, entend bien distinguer entre les deux domaines (« si longtemps confondus ») des croyances et des connaissances, mais sa politique vise davantage à garder une Église établie tout en créant un espace laïque local autour de l’école. Il est vrai que les « anticléricaux concordataires » dominent alors : le rapport de Paul Bert de 1883 conclut au maintien du budget des cultes afin de garder le contrôle sur cette force qu’est l’Église, au moment où celle-ci affiche son rejet de la République et des idéaux issus de la révolution. Renan, qui prône en 1881 dans L’Intransigeant la dénonciation du Concordat, affirme aussi sa peur de la liberté éventuelle de l’Église.
- 12 La libre pensée en France..., A. Michel, Paris, 1997 ; chapitre VII : « La laïcisation de l’État », (...)
13Cette modération est critiquée plus à gauche, ce qui ancre la proposition de Séparation au sein des plus farouches anticléricaux. Dès 1880, le programme du Parti ouvrier au congrès de Paris, inspiré de Guesde et de Lafargue, inscrit comme revendication la suppression du budget des cultes et le retour à la nation des biens dits de mainmorte appartenant aux congrégations religieuses. Paul Lafargue dépose d’ailleurs une proposition de loi en ce sens en 1891. Les libres penseurs, étudiés par J. Lalouette12, critiquent pour leur part les républicains qui ont « failli à tous leurs engagements » ; le journaliste Anatole Marie Legrandais leur reproche en 1885 d’avoir « déchiré le programme de Belleville » et de ne pas avoir voté la Séparation. Les arguments libre penseurs sont bien exposés dans la chanson « Séparons l’Église de l’État », parue dans L’Anti-clérical :
« Quoi donc ! toujours par des budgets énormes/ Nourrirons-nous ces pieux fainéants ? ...Libre penseur je dois payer la messe... Assez de sots font bouillir la marmite,/ Séparons donc l’Église de l’État (bis) ».
14Une pétition est lancée en mai 1880 auprès des conseils municipaux et généraux, des loges et des sociétés de libre pensée : en août, elle a reçu 40.000 signatures. Une ligue pour la Séparation des Églises et de l’État est créée le 1er mars 1882 ; son comité exécutif est présidé par Charles Boisset, qui a déposé à la chambre des députés une proposition de loi d’abrogation du Concordat le 30 juillet 1879, signée entre autres par Clémenceau et Louis Blanc. La Ligue compte six mois plus tard quelque mille adhérents, dont 96 parlementaires, 10 sénateurs avec Victor Schoelcher et 86 députés de l’extrême gauche et de l’Union républicaine, mais aucun de la Gauche républicaine ni du centre gauche. La propagande est active dans les sociétés locales pendant les années 1880, notamment au moment des élections de 1885, puis en 1891-1893 : en 1882, le député Jules Roche propose une sécularisation générale des biens de l’Église et les modalités de sa réorganisation laissées au droit commun, et le 12 décembre 1891, le député Gustave Hubbard dépose un ordre du jour invitant le gouvernement « à préparer à bref délai la Séparation » ; mais il ne recueille que 39 signatures, dont celle de Clémenceau.
- 13 L.-V. MÉJAN, op. cit., p. 97, note 1.
- 14 Après la nomination de la Commission, et en moins de deux ans, huit propositions ont été déposées à (...)
- 15 J.-M. MAYEUR, « Géographie de la résistance aux Inventaires », Annales E.S.C., novembre-décembre 19 (...)
15On comprend dès lors que le contexte de la fin du XIXe siècle ne se prête pas à l’accomplissement du vœu des libres penseurs et d’une partie des protestants. Confrontés aux difficiles relations avec l’Église catholique, les républicains privilégient le maintien du Concordat comme moyen de contrôle. Le « Concordat des congrégations » (J.-M. Mayeur) lui-même ne prévoit évidemment pas la Séparation à court terme. La discussion est cependant accélérée dans la perspective des élections de 1902, et l’on connaît l’enchaînement des incidents, de la querelle du -nobis- nominavit à la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican, qui conduit à la décision de 1905. À l’origine, un projet socialiste a été déposé à la Chambre le 18 janvier 1901, au nom de la lutte contre le cléricalisme et pour l’ordre républicain, afin de soumettre l’Église au droit commun ; il prévoyait de régler parallèlement la question des congrégations et d’empêcher l’érection de chapelles particulières à l’intérieur des exploitations industrielles. Mais la proposition d’un groupe de députés nationalistes le 20 octobre 1902, ne visant en fait qu’à diviser la majorité républicaine, décide, suite à une motion du protestant Eugène Reveillaud, de la création d’une commission chargée d’étudier les propositions de loi concernant la Séparation. Formée enfin le 11 février 1903, elle est présidée par Ferdinand Buisson et son rapporteur « provisoire » est Aristide Briand ; la majorité (à une voix près) de ses membres est favorable à la scission13. Dans ce contexte d’âpres discussions parlementaires14, J.-M. Mayeur a noté une surenchère socialiste sur le parti radical au congrès d’Amsterdam (août 1904) au cours duquel Jaurès appelle au vote pour le début de l’année suivante afin d’aborder sereinement les questions sociales et mettre les radicaux au pied du mur. Combes proclame pour la première fois à Auxerre dès le 4 septembre le caractère inéluctable de la Séparation ; il entraîne les radicaux sur cette voie au congrès de Toulouse du 6 octobre, puis dépose son projet de loi le 10 novembre, qui fait suite à un avant-projet de Briand présenté à la commission. Il est vrai qu’au début de 1905, dans un contexte de crise ministérielle, les modérés de l’Union démocratique acceptent ce texte, ce qui leur permet de masquer des désaccords fâcheux concernant l’impôt sur le revenu et les retraites ouvrières. Il ne faut cependant pas oublier que l’affaire des Congrégations a montré aux plus modérés la solidité de la République et la distance prise avec l’Église par la plupart des Français. Quoique non nécessaire, la Séparation, devenue acceptable, était sans doute déjà faite dans les esprits, comme le montre plus tard la faible réaction aux Inventaires de quelques bastions catholiques, comme la Savoie15.
- 16 E. APPOLIS, « En marge de la Séparation : les associations cultuelles schismatiques », Revue d’Hist (...)
16On connaît également le rôle des protestants, symbolisé par le juriste Louis méjan et le député radical Eugène Reveillaud. Plusieurs d’entre eux entendent ainsi porter un coup décisif à l’Église afin d’en retirer un bénéfice : c’est le cas de Louis Lafon, journaliste et pasteur de Montauban, ou de William-Jacques Bonzon, avocat-conseil de la plus anticléricale des associations de cultuelles schismatiques, le secrétariat des associations cultuelles catholiques, fondée au printemps 1906 par un ancien prêtre catholique devenu pasteur16. Raoul Allier, dans Le Siècle, ne rêve-t-il pas de l’éventualité d’un schisme au sein du bloc catholique tout en militant pour empêcher que les intérêts du protestantisme soient méconnus ? Mais les Réformés voient plus généralement dans les Articles organiques une gêne pour leur propre cohésion nationale, mise à mal depuis une cinquantaine d’années ; ils se montrent donc assez souvent favorables à un processus de modernisation de la société qu’ils considèrent comme inéluctable.
- 17 La pensée et l’action politiques des évêques français au début de la IIIe République (1870-1883), H (...)
- 18 A. BAUDRILLART, Vie de Mgr d’Hulst, Paris, 1912-1914, t. 2, p. 425.
- 19 Le Concordat et la séparation de l’Église et de l’État, 1886, 69 p.
- 20 Y. BLOMME, « Un évêque français favorable à la séparation de l’Église et de l’État : Emile Le Camus (...)
- 21 L.-V. MEJAN, op. cit., p. 68.
- 22 J.-M. MAYEUR, « Des catholiques libéraux... », op. cit.
17Du côté catholique enfin, l’éventualité de dénoncer le Concordat n’a jamais été totalement évacuée, mais le contexte politique a changé. Jacques Gadille a rappelé que l’établissement de la République a montré aux évêques la fragilité du Concordat, l’attachement de l’Église à l’État leur paraissant sinon dangereux, du moins de plus en plus anachronique17. Le cardinal Guibert s’est prononcé en ce sens en soulignant la précarité de l’accord de 1801, et, en 1891, Mgr d’Hulst déclare y voir un moyen d’asservir l’Église ; pour ce dernier, la Séparation permettrait de reconstituer un épiscopat fort et de reprendre l’évangélisation de la France18. En 1886, le catholique-libéral Edouard Aynard fait paraître, avec ses amis de la Société des publications libérales, un projet de Séparation qui, prenant l’exemple de l’Église d’Irlande (à qui Gladstone a garanti des droits et un traitement en 1869), pense être un juste milieu acceptable par tous19. En fait, au début du XXe siècle, deux options différentes sous-tendent toujours les vœux de Séparation de quelques prélats : d’un côté, Mgr Le Camus, évêque de La Rochelle, proclame dès 1902 son refus, au nom de la liberté de l’Église, d’une « tutelle humiliante et désastreuse » par une majorité catégoriquement irréligieuse20, pendant que Mgr de Cabrières, en 1903, déclare qu’on peut être autorisé à souhaiter la rupture, « surtout si la situation qui nous est faite devait s’aggraver »21. Les catholiques intransigeants n’attendent en fait plus rien du Concordat et verraient même la rupture des liens avec un État qui ne leur convient pas comme une certaine forme de délivrance. La perspective n’effraie pas non plus a priori les plus libéraux22 : Anatole Leroy-Beaulieu tente, par la fondation d’un Comité d’ Études sur la séparation des Églises et de l’État en décembre 1904 (après le dépôt du projet Combes), d’orienter la loi dans un sens libéral acceptable par les catholiques, pendant que des députés proposent des amendements dans cette optique. Mais l’âpreté des débats qui se cristallisent sur la question des cultuelles et de la dévolution des biens ecclésiastiques (article 4), révèle les divergences d’intention entre les partisans d’un simple aboutissement du processus de laïcisation de l’État, et ceux qui y voient un outil contre l’Église. Ce contexte de suspicion mutuelle, qui atteint son paroxysme avec la condamnation romaine de 1906, ne laisse en fait aucune place à une éventuelle tentative d’accommodement.
- 23 L.-V. MÉJAN, op. cit., p. 123. Les députés Grosjean et Berthoulat proposaient de négocier avec Rome (...)
18Il suffit, pour avoir plus de détails sur les débats de 1905-1906, de se référer aux livres classiques traitant la question. Bien qu’on ne retienne généralement que les seuls affrontements du début du Xxe siècle, les projets de dissociation des Églises (en fait surtout l’Église catholique) et de l’État relèvent de plusieurs logiques qui traversent le siècle concordataire, tout en s’interpénétrant parfois : anticléricaux les plus divers (des Idéologues aux libres penseurs), protestants insatisfaits ou libristes, libéraux enfin qui, dans leur expression catholique, et à l’encontre du courant dominant dans l’Église, tentent d’acclimater celle-ci à la modernité. Mais la brièveté même de la crise ouverte par la Séparation, illustrée par les événements survenus au moment des Inventaires, montre sans doute que, pour beaucoup, le Concordat était arrivé au bout de ses possibilités d’adaptation. Lorsque les nécessités intérieures et diplomatiques de son maintien disparaissent, l’accord lui-même devient caduque. Finalement, c’est le « Concordat de la Séparation », titre donné à une proposition de loi faite par des députés catholiques en 190323, qui a été gâté un temps par les plus extrémistes des deux camps.
Notes
1 La Séparation de l’Église et de l’État (1905), Julliard-Gallimard, coll. « Archives », Paris, 1966, 199 p. ; La Séparation des Églises et de l’État, Editions ouvrières, Paris, 1991, 188 p.
2 J.-M. Mayeur, « Des catholiques libéraux devant la loi de Séparation : les "cardinaux verts" », in Mélanges Latreille, Centre d’Histoire du Catholicisme, Lyon, 1972, p. 207-224.
3 L.-V. Méjan, La Séparation des Églises et de l’État. L’œuvre de Louis Méjan, dernier directeur de l’administration autonome des cultes, P. U.F., Paris, 1959, 571 p.
4 À ce sujet, voir la communication de Brigitte BASDEVANT-GAUDEMET au colloque de Limoges, L’Église dans la rue, des 23-24 mars 2000 (à paraître) : « Les cérémonies extérieures du culte en droit français ».
5 L.B. RODRIGUES, « La Cour Suprême des États-Unis, la liberté de religion et la séparation des Églises et de l’État », in Etudes offertes à Jacques Lambert, Paris, 1975, p. 617-637, cité par B. PLONGERON, « Les Églises au défi de la modernité à la charnière des 18e et 19e siècles », in Revue d’Histoire Ecclésiastique, vol. 95/3, 07-09/2000, « Deux mille ans d’Histoire de l’Église », p. 625.
6 A. MATHIEZ rappelle qu’une loi du 18 septembre 1793 a déjà enlevé aux prêtres le caractère de fonctionnaires publics, leurs traitements devenant de simples secours (« La séparation des Églises et de l’État a-t-elle existé réellement sous la Révolution française ? », in P. L. COUCHOUD, Congrès d’Histoire du Christianisme. Jubilé Alfred Loisy, Annales d’Histoire du Christianisme, III, Ed. Rieder et Van Holkema-Warendorf, Paris-Amsterdam, 1928.)
7 J.-P. CHANTIN, « Anticoncordataires ou Petite Église ? Les oppositions religieuses au Concordat », in La politique religieuse de Napoléon, colloque organisé à Lyon, les 8 et 9 juin 2001, par le Souvenir Napoléonien, à paraître.
8 G. GUSDORF, La conscience révolutionnaire. Les Idéologues, Payot, coll. Les sciences humaines et la pensée occidentale, t. 8, Paris, 1978.
9 Sur cette question : R. MINNERATH, « Séparation de l’Église et de l’État », in Catholicisme, hier, aujourd’hui, demain, vol. 63, 1102-1106, Letouzey et Ané, Paris, 1993.
10 Notamment dans Quatre concordats ; cf L. SECHE, Les derniers jansénistes..., Paris, 1891, t. II, p. 207.
11 A. ROCHEFORT-TURPIN, « Les protestants face à la séparation des Églises et de l’État. Débats et enjeux idéologiques de 1871 à 1905 », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, t. XXXI, juillet - septembre 1984, p. 503-516.
12 La libre pensée en France..., A. Michel, Paris, 1997 ; chapitre VII : « La laïcisation de l’État », p. 259-269.
13 L.-V. MÉJAN, op. cit., p. 97, note 1.
14 Après la nomination de la Commission, et en moins de deux ans, huit propositions ont été déposées à la Chambre ou au Sénat : elles émanent de parlementaires socialistes (7/04/1903, pour un acte radical), radicaux-socialistes (26/05/1903, appliquer le droit associatif aux associations religieuses), protestants (25/06/1903) et même catholiques (29/06/1903, appliquer la loi de 1901 et négocier avec Rome). Sur ces projets, cf L.-V. Méjan, op. cit., p. 102-126.
15 J.-M. MAYEUR, « Géographie de la résistance aux Inventaires », Annales E.S.C., novembre-décembre 1966.
16 E. APPOLIS, « En marge de la Séparation : les associations cultuelles schismatiques », Revue d’Histoire de l’Église de France, n° 146, 1963, p. 47-88.
17 La pensée et l’action politiques des évêques français au début de la IIIe République (1870-1883), Hachette, coll. « Bibliothèque des recherches historiques et littéraires, 1967, t. 2, p. 259
18 A. BAUDRILLART, Vie de Mgr d’Hulst, Paris, 1912-1914, t. 2, p. 425.
19 Le Concordat et la séparation de l’Église et de l’État, 1886, 69 p.
20 Y. BLOMME, « Un évêque français favorable à la séparation de l’Église et de l’État : Emile Le Camus (1839-1901-1906) », in M. LAUNAY (dir.), Église et société dans l’ouest atlantique du Moyen Age au Xxe siècle, coll. « Enquêtes et documents », Centre de recherche sur l’histoire du monde atlantique, Université de Nantes, Ouest Editions/Presses académiques de l’Ouest, n° 27, 2000, p. 60.
21 L.-V. MEJAN, op. cit., p. 68.
22 J.-M. MAYEUR, « Des catholiques libéraux... », op. cit.
23 L.-V. MÉJAN, op. cit., p. 123. Les députés Grosjean et Berthoulat proposaient de négocier avec Rome sur la base du principe de la loi de 1901.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jean-Pierre Chantin, « L’Église sans l’État ou l’État sans l’Église », Chrétiens et sociétés, 8 | 2001, 60-70.
Référence électronique
Jean-Pierre Chantin, « L’Église sans l’État ou l’État sans l’Église », Chrétiens et sociétés [En ligne], 8 | 2001, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/6556 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.6556
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page