Céline La république en chaire protestante (xviiie-xix siècles)
Céline Borello, La république en chaire protestante (xviiie-xixe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 328 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage est la version publiée du mémoire inédit d’un diplôme d’habilitation à diriger des recherches, soutenu à l’université Paris-Sorbonne en 2015. Il est consacré à l’étude de la prédication protestante en France des années 1740 aux années 1840, période largement négligée car souvent coupée par la césure révolutionnaire, dont l’auteur démontre avec justesse, en introduction, qu’elle n’est en rien significative en histoire religieuse. L’ouvrage s’attache ainsi à comprendre comment l’homilétique protestante est passée de la clandestinité à la reconnaissance officielle postrévolutionnaire, dans le cadre concordataire, le tout dans un contexte politique particulièrement fluctuant. Tout au long de la période, les pasteurs n’ont eu de cesse d’actualiser leur discours. Ce travail s’appuie sur le rassemblement d’un corpus représentatif de sermons, manuscrits ou imprimés, conservés à la Bibliothèque de la Société de l’histoire du protestantisme français, au musée du Désert, ainsi que dans les archives départementales de Seine-Maritime, du Tarn-et-Garonne et de Vaucluse. La méthodologie s’appuie sur les grands axes d’étude de l’homilétique dégagés par Matthieu Arnold dans l’introduction du volume collectif Annoncer l’Évangile, xve-xviie siècles (Cerf, 2006) : établir les sources, dégager les formes, les thèmes et les lieux théologiques, avant de s’interroger sur les réceptions des sermons.
2La première partie de l’ouvrage s’attache à comprendre la place occupée par la prédication dans la tradition protestante, depuis le xvie siècle, pour comprendre comment elle s’est adaptée aux nouveaux impératifs pastoraux des xviiie-xixe siècles. Après un bref rappel des contraintes de la prise de parole en temps de clandestinité, C. Borello rappelle que la prédication publique protestante ne devient légale qu’en 1791, seul le culte privé étant reconnu depuis 1787. Cette autorisation s’accompagne d’ouvertures de nouveaux temples, auxquelles sont invités des représentants des municipalités. Il s’agit tout autant de fêter l’instauration de la liberté de culte que de rassurer la population catholique, au moment où de nouvelles rumeurs de complots protestants se font jour, notamment dans le Midi. Comme pour les catholiques, la parole pastorale publique s’éteint presque totalement en 1793-1795, avant de renaître progressivement au cours des années suivantes. De très intéressants développements sont consacrés à la matérialité des sermons manuscrits et imprimés, qui laisse entrevoir les conditions concrètes d’élaboration de ces discours. De même, la description des lieux de la parole, temples et espaces en plein-air, contient de nombreux détails très révélateurs sur les contraintes matérielles pesant sur les pasteurs et sur leurs corps : maîtriser sa voix, maîtriser le temps, mais aussi ménager sa santé lorsqu’il faut se déplacer d’assemblée en assemblée. Pour se former à l’art de la parole, les pasteurs disposent d’un corpus d’œuvres théoriques constamment renouvelé, qui explique aux proposants – les apprenti-pasteurs – les subtilités de l’art oratoire. La formation pratique n’est pas négligée, dans les séminaires ou sur le terrain auprès de pasteurs expérimentés, qui se déchargent parfois bien volontiers de leur tâche sur le proposant, contraint de se former sur le tas, comme il le peut. Les contraintes sont nombreuses, surtout au temps de la clandestinité : il faut être prêt à partir à tout moment, bien poser sa voix pour se faire entendre dans un espace découvert, gérer un auditoire qui a beaucoup de mal à rester attentif après avoir accompli une longue marche pour arriver jusqu’au lieu du culte. Les sources iconographiques à ce sujet ne sont pas négligées : les images produites au temps du Désert, comme les fameuses estampes d’après Storni (1775) et Boze (1780), font ainsi l’objet d’une remarquable analyse. Si des pasteurs, comme Jeanbon Saint-André, Paul-Henri Marron, Athanase-Charles Coquerel ou Adolphe Monod, se distinguent par la brillance de leur éloquence, beaucoup d’autres sont dénoncés comme de piètres orateurs, mal formés ou négligeant leurs devoirs. Faute de sources fiables, de type enquête, il reste difficile d’avoir une appréciation globale du niveau des pasteurs et on ne peut que constater, sans la quantifier, la diversité de situation.
3La dimension politique de l’homilétique protestante est traitée dans la deuxième partie, autour de la notion de res publica, cette république dont C. Borello offre une définition très fine, tenant compte de la polysémie du terme et de ses différents usages au cours de la période considérée. Avant 1792, y compris pendant le temps de la clandestinité, les pasteurs protestants ne cessent de rappeler l’impératif biblique de soumission à l’autorité monarchique. Après 1805, les Écritures permettent également de prêcher l’obéissance à Napoléon Bonaparte, assimilé, comme chez les catholiques, à la figure de Cyrus ou à celle du roi David. Les discours d’avant 1789 sont recyclés en 1814-1815 pour saluer le retour des Bourbons, puis en 1830 pour légitimer la prise du pouvoir par Louis-Philippe. C. Borello pose la question du « girouettisme politique » de quelques pasteurs, qui n’hésitent pas, par opportunisme ou simple paresse, à faire du « copier-coller » de sermons d’Ancien Régime, en ne changeant que les noms et les titulatures. Mais les pasteurs ne sont pas tous pour autant de besogneux thuriféraires et certains peuvent introduire quelques critiques dans leurs discours. Ainsi, dans les années 1770-1780, Rabaut Saint-Étienne fait écho, dans ses sermons, au droit à la résistance théorisé par Pierre Jurieu à la fin du xviie siècle. Sous la Révolution, le discours de soumission se fait plus hésitant, surtout après la tentative de fuite du roi en juin 1791. Sous l’Empire, des réticences se font également jour au détour d’une formulation, tandis que l’éloge des qualités du bon monarque, tel qu’il devrait être, permet de critiquer à mots couverts les dérives autoritaires du pouvoir en place. Mais, par-delà les changements de régime, les pasteurs s’efforcent toujours d’articuler l’éloge des principes politiques nouveaux, en particulier la liberté et l’égalité, avec la morale chrétienne. La perspective historique providentialiste, fondement de l’homilétique protestante, offre à ce titre un constant moyen d’adaptation au changement politique, toujours envisagé comme promesse de bonheur et de félicité publique. Comme le démontre très bien C. Borello, « la religion ne cesse d’être annoncée comme bénéfique à la chose publique ».
4La troisième et dernière partie de l’ouvrage envisage la façon dont les sermons sont reçus, à travers les pratiques « républicaines » portées par les pasteurs eux-mêmes, dans la sphère socio-politique de leur temps. Qu’ils organisent des prières pour le roi et sa famille, qu’ils prêtent serment à l’État ou qu’ils justifient la guerre engagée par la France contre ses ennemis extérieurs – ou intérieurs –, les pasteurs soutiennent l’action politique des autorités civiles et se présentent comme d’indéfectibles soutiens du régime. Ils démontrent ainsi leur utilité civique : leurs prêches contribuent à forger l’homme nouveau, le bon citoyen dévoué à la chose publique, toujours soucieux de contribuer du mieux qu’il peut à la prospérité de la nation. L’orthopraxie protestante défendue en chaire vient consolider le civisme des fidèles, en proposant des modèles et des contre-modèles tirés de la Bible et de l’histoire de la Réforme protestante. Très concrètement, l’auditoire est incité à payer régulièrement sa part d’impôt sans rechigner, à participer aux bonnes œuvres et aux campagnes de dons patriotiques, et, plus globalement, à obéir strictement aux lois. Les pasteurs donnent l’exemple en s’engageant dans la vie politique locale ou nationale. Certains poursuivent leur ministère de la parole en écrivant des ouvrages d’histoire immédiate, sur la persécution des protestants sous le régime des édits royaux des années 1680-1730 ou sur l’histoire de la Révolution, comme Rabaut Saint-Étienne qui publie en 1792 un Précis de l’histoire de la révolution française, généralement considéré comme la toute première étude historique, sur le vif, de la Révolution française. À partir de la biographie que lui a consacrée Léon Lévy-Schneider (1901), C. Borello étudie plus particulièrement le cas de Jeanbon Saint-André (1749-1813), membre éminent du Comité de salut public au temps du gouvernement révolutionnaire, dont on oublie souvent qu’il fut, auparavant, consacré pasteur à Castres en 1773. Très impliqué dans la réforme disciplinaire et institutionnelle de son Église, il s’engage progressivement en politique, siégeant d’abord au sein du conseil municipal de Montauban, avant de prendre la tête du club local, la Société des Amis de la Constitution, et d’être élu député à la Convention en septembre 1792. Il s’y distingue non par ses capacités oratoires mais par le zèle qui anime les missions qu’il effectue dans plusieurs départements entre 1793 et 1794.
5Cette histoire de la chaire protestante constitue une contribution de premier plan à l’histoire religieuse des révolutions de la fin du xviiie siècle et du premier xixe siècle. Elle offre au chercheur un cadre d’interprétation fiable, précis et très bien structuré, pour comprendre comment le discours pastoral a pu modeler l’engagement civique des protestants français entre les années 1740 et les années 1840. Appelée à être prolongée par des dépouillements d’archives locales, cette étude, désormais incontournable, permettra de mieux saisir l’engagement révolutionnaire - ou plus rarement contre-révolutionnaire – des pasteurs et des fidèles protestants dans le chaudron politique de l’âge des révolutions. Signalons qu’un recueil des principaux textes cités dans l’ouvrage vient de paraître, à l’heure où nous rendons cette recension (novembre 2019), chez Honoré Champion, dans la collection « Vie des Huguenots », sous le titre Dieu, César et les protestants. Anthologie de discours pastoraux de la res publica (1744-1848). Il vient compléter un précédent ouvrage, Du Désert au Royaume. Parole publique et écriture protestante (1765-1788), publié dans la même collection en 2013.
Pour citer cet article
Référence papier
Paul Chopelin, « Céline La république en chaire protestante (xviiie-xix siècles) », Chrétiens et sociétés, 26 | 2020, 186-190.
Référence électronique
Paul Chopelin, « Céline La république en chaire protestante (xviiie-xix siècles) », Chrétiens et sociétés [En ligne], 26 | 2019, mis en ligne le 28 février 2020, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/6386 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.6386
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