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Un artiste spiritualiste lyonnais Auguste Morisot (1857‑1951)

Jacques Amaz
p. 57-68

Résumés

Cet article étudie la conversion de l’artiste lyonnais Auguste Morisot. Au Venezuela en 1886-1887, il découvre la petitesse de l’homme face à la grandeur de la nature et retrouve la foi de son enfance. Cette foi se structure lors d’un séjour à Rome en 1912. Morisot veut que l’art participe à la rédemption de l’homme, ce qui l’oppose aux courants novateurs de son temps ; comme le prêtre, l’artiste est un intermédiaire entre Dieu et l’homme. Cette pensée reflète les idées exprimées à l’École des Beaux Arts de Lyon et dans les milieux artistiques lyonnais de la deuxième moitié du XIXe siècle. On la retrouve dans la peinture de Morisot, surtout ses paysages, qui appartiennent au symbolisme traditionaliste.

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Morisot (Auguste), art
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Texte intégral

  • 1 En 1846, Bossan, au cours d’un voyage malheureux en Sicile, voit son frère cadet mourir de la peste (...)
  • 2 Voir notre thèse, Auguste Morisot (Seurre 1857 ‑ Bruxelles 1951). La vie et l’œuvre figurée d’un ar (...)

1Le renouveau de l’art religieux au XIXe siècle s’accompagne parfois de conversions d’artistes au catholicisme. À Lyon, c’est le cas, dans des conditions dramatiques, de l’architecte Pierre‑Marie Bossan (1814‑1888)1. D’autres Lyonnais, dont la mémoire collective n’a pas toujours retenu le nom, ont connu la même révélation. Auguste Morisot (1857‑1951) est l’un de ceux‑là. Son œuvre, qui ne se limite pas au domaine des arts plastiques mais embrasse aussi celui des arts appliqués, a fait l’objet de travaux récents2. Il livre d’intéressants témoignages sur la vie artistique régionale à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, d’autant plus qu’Auguste Morisot fut aussi professeur à l’École des Beaux‑Arts de Lyon, en classe de bosse, de 1895 à 1933.

  • 3 L’artiste souffre de fièvres d’une telle violence que l’annonce officielle de sa mort est publiée, (...)

2En 1886‑1887, le jeune homme, qui vient tout juste d’achever ses études dans cette même école, participe en tant que dessinateur de la faune et de la flore à une mission d’exploration du bassin de l’Orénoque, à une époque où le tiers supérieur du fleuve est totalement inconnu. Ce voyage, effectué dans des conditions très éprouvantes3, modifie profondément la vie professionnelle et familiale de l’artiste ainsi que sa vision du monde et sa compréhension de Dieu. C’est au Venezuela que Morisot renoue avec la foi dans laquelle il a été élevé comme enfant. L’image qu’il a de la place que doit tenir un artiste dans la société, de son rôle, de ses devoirs, est profondément marquée par sa conversion.

  • 4 Auguste Morisot Journal de route, Carnet 2, p. 13 (fonds familial Morisot).

3La mutation interne de l’artiste lyonnais lors de son voyage est progressive. On en suit bien le développement dans le Journal de route de l’artiste. Le thème initial de la petitesse de l’homme confronté à l’aspect grandiose de la nature apparaît dès son premier contact avec la forêt vierge et devient vite obsédant mais aussi, en quelque sorte, apaisant : « Quelle sérénité, quelle beauté, quelle grandeur dans cette immense nature ! Comme l’homme y est petit, lui qui se croit si grand ! »4.

  • 5 Idem, p. 88.
  • 6 Idem, carnet 3, p. 228.

4La simple opposition entre la petitesse de l’homme et la majesté de la nature fait progressivement place à un mysticisme diffus – « l’imagination humaine reste confondue devant tant de mystérieuse grandeur »5 – puis à un panthéisme avoué : la forêt et ses habitants lui semblent « jouir d’une vie lumineuse, supérieure, divine même »6.

5Morisot emprunte alors de façon traditionnelle, pour décrire la forêt, son vocabulaire à l’architecture religieuse. Les fûts des arbres sont les colonnes de la cathédrale et forment de vastes nefs ; les clairières sont des absides lumineuses ; les rayons de soleil filtrant au travers de la futaie proviennent de vitraux diaphanes.

6Les rapports ambigus que l’artiste entretient avec les divinités qu’il devine trouvent leur formulation définitive – selon son témoignage tardif – le soir du 24 décembre 1886 :

  • 7 Brouillon autographe d’une lettre d’Auguste Morisot à un destinataire inconnu, daté de 1933 (fonds (...)

« des souvenirs d’enfance que je croyais ensevelis à jamais sous une épaisse couche de scepticisme se réveillèrent au plus profond de moi‑même. Des évocations de crèches naïves se déroulèrent comme sur un magique écran »7.

  • 8 Ibid.

7En cette soirée de Noël, passée dans un dénuement extrême sur les rives de l’Orénoque, Auguste Morisot retrouve la foi simple et sereine de son enfance : « j’en vis toute la sereine beauté, toute la divine grandeur »8.

8Cette découverte est, dans l’esprit de Morisot, indissociablement liée au caractère vierge des pays traversés :

  • 9 Ibid.

« Noël est un perpétuel rajeunissement de l’âme, ce fut en exploration que je ressentis le doux et puissant rayonnement de cette fête. J’étais alors panthéiste (...) Aujourd’hui, je ne suis plus surpris de cette première lueur spirituelle, de ce premier retour à la Vérité en pays sauvage, en pleine forêt vierge. Tout chemin, selon l’heure choisie par Dieu, peut être notre chemin de Damas et dans la nature vierge mieux qu’en ville on prend conscience de l’œuvre admirable de la Création et l’on se sent plus près du Créateur, de la Vérité. Et depuis, grâce à Dieu, la lumière se fait de jour en jour plus vive »9.

  • 10 Ce thème est ancien et largement répandu; il ne peut être ignoré d’Auguste Morisot en 1886. Ce n’es (...)
  • 11 Une seconde version très proche existe, intitulée « Les loups... ou les sages ? » (huile sur carton (...)

9L’opposition entre la ville (prétentieuse, athée et réductrice des hautes aspirations humaines) et la nature sauvage (témoin de Dieu et de sa grandeur multiforme), qui hante l’esprit de l’artiste durant toute sa vie, prend ses racines dans le voyage d’exploration10. Ce dualisme trouve un développement formel dans plusieurs des œuvres ultérieures de l’artiste, dans lesquelles des éléments emblématiques du monde industriel sont opposés à l’harmonie de la vie traditionnelle et rurale. Ainsi, en 1892, il réalise un pastel intitulé Les loups ! Non, les sages !11 (ill. 1) au premier plan duquel sont représentés des « Romanichels » installés près de leur roulotte en un campement sommaire. L’ours placé à gauche du groupe semble indiquer que ces nomades symbolisant la vie au rythme de la nature sont des forains. Leur calme, voire leur nonchalance, contraste avec l’agitation du monde moderne – la « folie du siècle » – incarnée par le train à droite, les usines en arrière‑plan et la voiture automobile sur la route à gauche qui, tous, dégagent fumée et poussière. L’intrusion de ces trois éléments de la modernité, présentés comme néfastes, dans l’harmonie intrinsèque de la nature tend à montrer, comme le titre, que les sages de l’époque sont ceux qui, à l’instar des bohémiens mais aussi de nombreux artistes, refusent le monde contemporain.

10L’opposition ville‑nature est reprise dans une note datée du 14 mars 1943 :

  • 12 Note autographe de Morisot, datant du 14 mars 1943 (fonds familial Morisot).

« durant ces neuf mois en pays sauvages, si le jeune citadin, soi‑disant civilisé, n’eut pas la satisfaction d’entrevoir les sources du fleuve majestueux, il eut par contre, l’incomparable faveur d’y découvrir la source d’un autre fleuve tumultueux qu’est notre éphémère vie humaine et la révélation de la vraie vie impérissable de notre être spirituel, l’Âme éternelle qui, elle, n’aspire qu’à sa source divine»12.

Les loups ! Non, les sages !

Les loups ! Non, les sages !

Pastel et fusain sur papier beige ; H. 472 mm ; L. 775 mm ; 1892.

Fonds familial Morisot, in Jacques Amaz, Auguste Morisot (Seurre 1857-Bruxelles 1951). La vie et l’œuvre figuré d’un artiste lyonnais, Vol. 3 Catalogue des peintures à l’eau et pastel, N° O50.

11La conversion d’Auguste Morisot, comme celle de Pierre‑Marie Bossan, se fait en deux temps. Sur les berges de l’Orénoque, l’artiste acquiert la certitude de l’existence de Dieu. Pendant l’été 1912, passé à Rome, cette foi se voit structurée par l’Église catholique romaine. Une lettre écrite par l’artiste à son compagnon de voyage, l’abbé Boyon, apporte des renseignements précieux sur les émotions diverses ressenties au cours du voyage :

  • 13 Copie autographe d’une lettre d’Auguste Morisot à l’abbé Boyon, datée du 12 janvier 1913 (fonds fam (...)

« c’est grâce à vous, à votre qualité de prêtre que j’ai pu pénétrer dans l’âme de la Rome chrétienne (...) Et aujourd’hui, comme à Rome, ce sont les fortes impressions religieuses qui dominent toutes les sensations de mon voyage (...) je ne faillirai pas de répandre, selon mes faibles moyens, un peu de cette lumière sur les jeunes âmes qui m’approchent, comme autrefois je les exaltais dans un idéal purement artistique »13.

12Les marques de cette exigence pédagogique supplémentaire se retrouvent dans l’œuvre de Morisot. Elles l’écartent des courants artistiques contemporains novateurs et l’amènent à des prises de position souvent réactionnaires. En particulier, pour Auguste Morisot, l’art ne peut être gratuit. Il doit permettre à l’homme de s’élever :

  • 14 Note autographe d’Auguste Morisot, non datée (vers 1932), figurant dans un classeur intitulé A mes (...)

« En art, comme en toutes choses, tous les efforts pour sortir des sentiers battus sont louables... s’ils tendent à monter, à faire mieux. On peut déjà conjecturer, constater que les nouvelles tendances : Cubisme, Futurisme, Dadaïsme n’ont aucune parenté avec l’art... L’art n’est pas seulement de provoquer des sensations agréables à l’œil, aux sens mais de toucher profondément l’homme intérieur […] Pour qu’une œuvre d’art soit complète, elle doit donner satisfaction aux sens physiques, aux sens moraux, être une joie sereine pour l’œil, un horizon ouvert pour l’esprit, une élévation pour l’âme. Si elle ne provoque que des sensations agréables aux yeux, elle ne remplit que le tiers de sa mission, c’est donc une œuvre d’art de troisième ordre. Et combien dominantes, aujourd’hui, ces œuvres de troisième ordre, toutes de surface ? L’art est un verbe, un langage, une expression, une affirmation »14.

13Auguste Morisot pense que l’art doit participer activement à la rédemption de l’humanité en sauvegardant, en fortifiant ce qui maintient sa cohésion, en particulier la morale et la conscience de Dieu :

  • 15 Ibid.

« Toute œuvre qui froisse la morale, tout sujet qui avilit l’œuvre divine ou qui rabaisse la dignité de l’homme ne doivent pas être considérés comme œuvres d’art quelles que soient leurs qualités picturales ou plastiques (...) L’art comme je l’entends doit être l’expression divine des choses terrestres, dans ce qu’elles ont de plus beau, de plus noble, de plus élevé »15.

  • 16 Ibid. Ce texte porte en exergue « L’Idéal : Art‑Beauté ».
  • 17 Cette comparaison est très répandue. Citons par exemple le Lyonnais Joseph‑Hugues Fabisch : « Fais (...)

14Auguste Morisot conçoit l’art comme étant un témoignage dû par l’artiste – le visionnaire – au reste de l’humanité. L’artiste a reçu un don, celui de voir ; ce don, il doit le partager en montrant la réalité qui se prolonge bien au‑delà de l’univers visible au commun des mortels. Le témoignage n’est pas une faveur accordée par l’artiste à la société des hommes mais un devoir : « Le devoir de tout initié, de tout artiste, n’est pas seulement de jouir de ces dons divins en égoïste, mais d’en déverser le rayonnement sur les autres »16. L’artiste est un intermédiaire entre Dieu et l’homme. Auguste Morisot compare, de façon traditionnelle, l’artiste au prêtre17 :

  • 18 Idem, note 16.

« L’artiste comme le prêtre est un être d’élection. Tous deux glorifient, magnifient l’œuvre divine [...] Le prêtre est l’artiste des âmes, il cherche à y imprimer la Vérité, la beauté morale. L’artiste est le ministre du Beau, expression de Vérité, qu’il s’efforce de répercuter sur les sens et un peu sur l’âme »18.

  • 19 Copie autographe d’une lettre d’Auguste Morisot à un de ses anciens élèves, Charles Sénard, datée d (...)

15En éduquant ses concitoyens, l’artiste lutte pour un monde meilleur. Ce difficile et ingrat combat pour le Beau et le Bien doit être engagé avec résignation ; c’est ainsi que Morisot écrit à l’un de ses anciens élèves : « En ce monde imparfait où la laideur alterne avec la Beauté, où le mensonge tend à étouffer la Vérité, votre rôle est de faire éclater ces deux vertus. A chacun sa destinée »19. L’art n’est pas un refuge personnel contre la laideur terrestre, l’art est au contraire communication :

  • 20 Idem, note 14.

« La Beauté est si vaste, si puissante, si éblouissante que l’artiste ne peut la contenir toute, elle éclate en lui et [...] après lui avoir donné les suprêmes joies, elle le torture du désir de la faire resplendir, rayonner au‑delà de lui, d’épancher sur autrui la plus grande part de son exaltation... Elle lui commande d’en fixer l’impression, il obéit.... dès lors, l’effort et la peine commencent ! »20.

  • 21 Cette aquarelle est une étude préparatoire à une œuvre, dont la localisation actuelle est inconnue, (...)

16L’art est un don de soi. Une œuvre où l’artiste lyonnais se représente en Prométhée enchaîné par Héphaïstos sur le Caucase21 (Ill. 2) exprime aussi ce qu’est la mission de l’artiste aux yeux de Morisot : l’artiste, moderne Prométhée, doit apporter la Vérité aux hommes ; cette tâche est pour lui source de peines sans nombre.

Prométhée

Prométhée

Aquarelle, plume et encre noire sur traits à la mine de plomb sur papier beige ; H : 146  mm ; L :  109 mm ; 1888.

Fonds familial Morisot, in Jacques Amaz, Auguste Morisot (Seurre 1857-Bruxelles 1951). La vie et l’œuvre figuré d’un artiste lyonnais, Vol. 3 Catalogue des peintures à l’eau et pastel, N° O37.

  • 22 Dario Gamboni, « Le "symbolisme en peinture" et la littérature », dans Revue de l’art, n° 96, 1992, (...)

17Prométhée, image de l’artiste, est probablement à rapprocher de saint Jean‑Baptiste, « image idéale du créateur dans laquelle convergent celle de l’artiste et celle de l’écrivain, martyrs sacrifiés par la société ou accomplissant sur eux‑mêmes le sacrifice nécessaire à leur affranchissement »22 à la différence près que le martyre de l’artiste tel que le conçoit Auguste Morisot résulte moins du sacrifice que fait de lui la société que d’un autosacrifice pour le bien commun.

  • 23 En particulier les discours de remise des prix qui étaient prononcés devant les étudiants de l’Écol (...)
  • 24 Discours de Jules Cambon, préfet du Rhône, devant les élèves de l’École des Beaux‑Arts de Lyon (Pro (...)

18Les idées exprimées par Auguste Morisot ne sont, sur ce sujet, pas particulièrement originales. A l’École des Beaux‑Arts de Lyon, où il a été formé entre 1880 et 1885, les discours officiels23 mettant en valeur le rôle de l’art en tant que révélateur de la présence divine sont nombreux : « l’art est vraiment divin : quelque chose de l’inconnaissable se révèle par lui et quelque chose aussi d’éternel »24.

19Cette parenté induit l’intemporalité de l’art et légitime un conservatisme certain :

  • 25 Ibid.

« L’art seul n’est pas atteint par le temps. Lorsque des siècles nouveaux se seront écoulés, lorsqu’il ne restera plus rien de nous, pas même un nom gravé sur une pierre, il se trouvera des hommes pour sentir comme nous en contemplant une Vierge de Léonard ou en lisant l’Hamlet de Shakespeare »25.

  • 26 Dujardin‑Beaumetz, sous‑secrétaire d’État aux Beaux‑Arts, voir : Procès‑verbal de la distribution d (...)

20L’importance du témoignage de l’artiste, qu’il soit mystique ou non, est relevée à maintes reprises par les orateurs. Décrire la beauté est alors assimilé à une vertu démocratique : « Est‑il besoin de redire combien l’Art est nécessaire à une démocratie agissante, que, seul, il permet d’élever l’âme des citoyens par la compréhension du Beau ? »26 Dujardin‑Beaumetz reprend ici une idée développée deux ans plus tôt par Auzières, délégué du Ministre de l’Instruction publique et des Beaux‑Arts :

  • 27 Procès‑verbal de la distribution des prix pour l’exercice 1902‑1903 aux élèves de l’École nationale (...)

« Épurer le goût, c’est compléter l’éducation, affirmer le tempérament, rendre l’individu plus parfait. Apprendre à aimer le beau, à le découvrir partout, c’est donner à l’être humain la possibilité plus grande de jouissances sans nombre [...]. C’est plus encore : c’est faire une grande œuvre sociale et démocratique en élevant la collectivité tout entière à un degré supérieur de civilisation »27.

  • 28 Joseph-Hugues Fabisch, « L’artiste‑Apôtre », op. cit.
  • 29 L’échelle d’or (huile sur toile, 1855, Musée des Beaux‑Arts de Lyon) est l’un des dix‑huit tableaux (...)
  • 30 Allocution prononcée en l’église de St‑Martin‑d’Ainay, le 11 novembre 1885, par M. l’abbé Saint-Pul (...)

21Relevons enfin que ces discours sont eux‑mêmes souvent inspirés de textes plus anciens. En 1841, Joseph‑Hugues Fabisch (1812-1886) explique que dans la nature, création de Dieu, l’artiste distingue le Beau, le montre par son art et conduit ainsi les hommes à la Vérité28. Il témoigne d’une tradition particulièrement bien établie à Lyon où l’on trouve l’écho des pensées de Lamennais et de Montalembert, selon lesquels la Beauté et l’Art sont des reflets de Dieu sur terre. C’est ce que représente allégoriquement, en 1855, Louis Janmot (1814‑1892) dans L’échelle d’or29. C’est aussi ce qu’indique l’abbé Saint‑Pulgent dans le discours qu’il prononce à l’occasion du mariage de l’artiste lyonnais Étienne Couvert (1856‑1933) avec Antoinette Bonnet le 11 novembre 1885 : « En imitant la nature mieux que ceux qui font de sa reproduction réaliste un point de vue exclusif, vous atteindrez le Beau et vous approcherez de l’Idéal », avant de préciser : « L’Idéal, il touche à la religion »30.

22Le refus du réalisme que l’on sent chez l’abbé Saint‑Pulgent caractérise aussi l’œuvre d’Auguste Morisot qui affirme à ses étudiants que

  • 31 Texte autographe de Morisot, non daté, présentant en exergue : « A mes élèves, conférence » (fonds (...)

« c’est avec les yeux de l’âme qu’il faut voir [...] Cela n’est pas donné à tout le monde, il faut une grande sensibilité. C’est autrement délicat, subtil, profond et difficile de pénétrer, dégager, exprimer l’ambiance mystérieuse d’un milieu que de copier machinalement ce qu’un objectif photographique et l’œil d’un profane peuvent voir aussi bien »31.

23Par les objectifs qu’il assigne à l’art, l’artiste lyonnais s’écarte résolument des réalistes pour rejoindre le monde protéiforme du symbolisme, tout au moins dans son aile traditionaliste.

24Cette tendance vaut à Morisot, à partir de 1908, des reproches de la part des critiques lyonnais ; ses œuvres sont jugées parfois trop littéraires. Henri Béraud estime que « le catholicisme ardent qui habite ses toiles ne s’exprime qu’incomplètement par les moyens propres d’un art avant tout sensible. Sans doute eût‑il été préférable de lire ce que Morisot prétend nous montrer », mais ajoute cependant :

  • 32 Henri Béraud, L’école moderne de peinture lyonnaise, Paris, E. Basset, 1912.

« Il n’en demeure pas moins que son art est un des plus nobles et des plus sincères poèmes que chanta jamais un artiste, c’est un hymne empreint de sereine émotion qui, montant de la terre glorifiée, s’élève à travers la nature et tente d’atteindre jusqu’à Dieu »32.

  • 33 Le thème de la Vierge à l’offrande (les fleurs en particulier) correspond tout à fait à la traditio (...)
  • 34 Cette œuvre témoigne de l’importance durable qu’eut pour Morisot le voyage d’exploration puisqu’ell (...)

25Ce n’est pourtant pas par l’intermédiaire d’une iconographie biblique que l’artiste cherche à témoigner de la présence divine. Les œuvres que l’on peut qualifier de religieuses au sens étroit sont rares. Il s’agit de Vierge à l’offrande33, de Christ en croix ou encore de Christ au jardin des Oliviers34.

Christ au jardin des Oliviers

Christ au jardin des Oliviers

Huile sur papier ; H : 330 mm ; L : 480 mm ; vers 1933.

Fonds familial Morisot, in Jacques Amaz, Auguste Morisot (Seurre 1857-Bruxelles 1951). La vie et l’œuvre figuré d’un artiste lyonnais, Vol. 2 Catalogue des huiles, N° H343.

26La création d’Adam et Ève, ainsi que le péché originel, sont aussi évoqués. Les hérésies dogmatiques sont alors nombreuses. Le récit et les œuvres qui illustrent ce thème montrent la chute de l’humanité, double dans l’esprit de l’artiste : l’une est due au péché originel, l’autre est le résultat de l’orgueil de l’humanité qui l’amène à transformer radicalement le monde, la coupant de ses racines, lui faisant oublier son âme. Cependant la chute n’est pas définitive, la rédemption est possible :

  • 35 Aux yeux de Morisot, le travail offre une autre possibilité de rédemption à l’humanité. Ce thème es (...)
  • 36 Extrait d’un texte d’Auguste Morisot intitulé Et Dieu regarde, daté de 1912 (fonds familial Morisot (...)

« Nous avons corps et âme; nous sommes matière et esprit. Pour qu’il y ait équilibre, nous devons mener parallèlement la perfection de ces deux natures. L’homme ne pourra donc remonter le courant du fleuve de perdition que lorsqu’il recherchera son bien‑être moral et spirituel autant que son bien‑être matériel. Alors l’Humanité sera bien près d’être rachetée, d’atteindre son étoile35. Et Dieu attend. Il regarde »36.

27Morisot n’oppose pas l’âme au corps, ni le spirituel au matériel. Il pense que les deux pôles de la vie humaine doivent s’équilibrer. En cela, il présente une attitude intermédiaire entre le matérialisme – qu’il juge excessif – de la société contemporaine et l’aversion des symbolistes pour la matérialité du monde.

  • 37 76 % des peintures à l’huile d’Auguste Morisot et 71 % de ses peintures à l’eau et pastels sont des (...)
  • 38 Copie autographe d’une lettre d’Auguste Morisot à Reignier, datée du 2 septembre 1924 (fonds famili (...)

28Auguste Morisot se consacre surtout à des sujets apparemment non religieux : c’est essentiellement un paysagiste37. Mais la nature vierge et pure est à ses yeux la création de Dieu et témoigne de sa grandeur : « L’art n’est‑il pas [...] une perpétuelle admiration de l’œuvre divine ? »38. L’apparente modestie des paysages de l’artiste ne doit donc pas tromper. La réponse que fait Clément Gourju, un ancien élève de l’abbé Noirot, à Simon Saint‑Jean, qui lui exprime son remords de ne plus réaliser que des compositions florales, pourrait concerner les paysages de Morisot :

  • 39 Lettre de Clément Gourju à Simon Saint‑Jean (4 octobre 1853, Archives privées, Rennes) citée par Él (...)

« Une seule de vos fleurs agit plus puissamment sur les âmes de ceux qui les lisent dans de bonnes dispositions que je saurais le faire en dix ans de pédagogie philosophique. Oui, vos fleurs sont une bien éloquente et bien douce prédication, elles apprennent (...) que ce monde‑ci est le reflet d’un monde invisible et infini auquel il emprunte le secret de ses plus ravissantes émotions »39.

  • 40 Eymard (Th.), « A. Morisot : le peintre ; le décorateur ; l’architecte ; l’écrivain », dans Homo, 2(...)

29Cet aspect de l’œuvre de Morisot n’échappe d’ailleurs pas aux critiques qui remarquent que l’artiste cherche à « nous transmettre l’émotion qu’on ressent devant une belle page de la nature, ce poème écrit par Dieu »40.

  • 41 Pour les artistes nés avant 1835, voir la liste établie par Élisabeth Hardouin‑Fugier dans : Les pe (...)
  • 42 L’exemple de l’un des plus connus d’entre eux, Pierre Combet‑Descombes, est à ce titre révélateur : (...)

30Auguste Morisot par le sens qu’il donne à ses œuvres, par le rôle qu’il assigne à l’art mériterait de figurer dans une liste des peintres de l’âme41. Il hérite cette philosophie de la génération d’artistes qui le précède et dont il reçoit l’enseignement et l’exemple ; il la transmet à la génération de ses étudiants jusqu’en 1933, année de sa retraite42. Il contribue ainsi à la survivance d’une forme de spiritualisme dans l’art régional du XXe siècle.

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Notes

1 En 1846, Bossan, au cours d’un voyage malheureux en Sicile, voit son frère cadet mourir de la peste ; il doit l’ensevelir lui‑même, sans aucune aide extérieure. C’est en ces moments difficiles que l’artiste commence à croire. Jean‑Marie Vianney, vers 1852, le convertit définitivement (voir : Sainte‑Marie Perrin, Pierre Bossan, architecte. Sa vie, son caractère, son œuvre, sa doctrine, Lyon, Mougin‑Rusand, 1889, p. 5).

2 Voir notre thèse, Auguste Morisot (Seurre 1857 ‑ Bruxelles 1951). La vie et l’œuvre figurée d’un artiste lyonnais, Doctorat, Université Lumière‑Lyon 2,1993, 4 vol. dactylographiés, 2015 f.

3 L’artiste souffre de fièvres d’une telle violence que l’annonce officielle de sa mort est publiée, à tort, par la presse internationale (Caracas, Londres, Paris), en octobre 1886.

4 Auguste Morisot Journal de route, Carnet 2, p. 13 (fonds familial Morisot).

5 Idem, p. 88.

6 Idem, carnet 3, p. 228.

7 Brouillon autographe d’une lettre d’Auguste Morisot à un destinataire inconnu, daté de 1933 (fonds familial Morisot).

8 Ibid.

9 Ibid.

10 Ce thème est ancien et largement répandu; il ne peut être ignoré d’Auguste Morisot en 1886. Ce n’est cependant qu’à partir du voyage au Venezuela qu’il prend de 1 importance dans la pensée de l’artiste.

11 Une seconde version très proche existe, intitulée « Les loups... ou les sages ? » (huile sur carton ; H : 0,62 m ; L : 0,76 m ; 1892 ; fonds familial Morisot).

12 Note autographe de Morisot, datant du 14 mars 1943 (fonds familial Morisot).

13 Copie autographe d’une lettre d’Auguste Morisot à l’abbé Boyon, datée du 12 janvier 1913 (fonds familial Morisot).

14 Note autographe d’Auguste Morisot, non datée (vers 1932), figurant dans un classeur intitulé A mes élèves, impression d’un peintre dans la nature. Enseignement (fonds familial Morisot).

15 Ibid.

16 Ibid. Ce texte porte en exergue « L’Idéal : Art‑Beauté ».

17 Cette comparaison est très répandue. Citons par exemple le Lyonnais Joseph‑Hugues Fabisch : « Fais que la toile prêche et que la pierre prie », « L’artiste‑Apôtre », dans L’institut catholique, Lyon, Ayné Guyot, 1842, pp. 139‑141

18 Idem, note 16.

19 Copie autographe d’une lettre d’Auguste Morisot à un de ses anciens élèves, Charles Sénard, datée du 6 août 1916 (fonds familial Morisot).

20 Idem, note 14.

21 Cette aquarelle est une étude préparatoire à une œuvre, dont la localisation actuelle est inconnue, connue grâce à une photographie annotée au verso de la main de l’artiste : « Etude de Prométhée par Auguste Morisot d’après lui‑même, 1888 ».

22 Dario Gamboni, « Le "symbolisme en peinture" et la littérature », dans Revue de l’art, n° 96, 1992, p. 15.

23 En particulier les discours de remise des prix qui étaient prononcés devant les étudiants de l’École à la fin de chaque année scolaire.

24 Discours de Jules Cambon, préfet du Rhône, devant les élèves de l’École des Beaux‑Arts de Lyon (Procès‑verbal de la distribution des prix pour l’exercice 1888‑1889 aux élèves de l’École nationale des Beaux‑Arts, Lyon, Imprimerie Nouvelle, 1889, p. 6).

25 Ibid.

26 Dujardin‑Beaumetz, sous‑secrétaire d’État aux Beaux‑Arts, voir : Procès‑verbal de la distribution des prix pour l’exercice 1904‑1905 aux élèves de l’École nationale des Beaux‑Arts, Lyon, Imprimerie Nouvelle, 1905, p. 5.

27 Procès‑verbal de la distribution des prix pour l’exercice 1902‑1903 aux élèves de l’École nationale des Beaux‑Arts, Lyon, Imprimerie Nouvelle, 1903, p. 9.

28 Joseph-Hugues Fabisch, « L’artiste‑Apôtre », op. cit.

29 L’échelle d’or (huile sur toile, 1855, Musée des Beaux‑Arts de Lyon) est l’un des dix‑huit tableaux du Poème de l’Ame de Louis Janmot (voir Elisabeth Hardouin‑Fugier, Le Poème de l’Ame par Janmot, Lyon, PUL, 1978).

30 Allocution prononcée en l’église de St‑Martin‑d’Ainay, le 11 novembre 1885, par M. l’abbé Saint-Pulgent, Lyon, Bellon, 1885, pp. 3‑4.

31 Texte autographe de Morisot, non daté, présentant en exergue : « A mes élèves, conférence » (fonds familial Morisot).

32 Henri Béraud, L’école moderne de peinture lyonnaise, Paris, E. Basset, 1912.

33 Le thème de la Vierge à l’offrande (les fleurs en particulier) correspond tout à fait à la tradition lyonnaise (voir Simon Saint‑Jean, Jean‑Marie Reignier, Jean‑Pierre Lays).

34 Cette œuvre témoigne de l’importance durable qu’eut pour Morisot le voyage d’exploration puisqu’elle fut réalisée, d’après des esquisses préparatoires faites sur les bords de l’Orénoque, vers 1933, c’est‑à‑dire 47 ans plus tard. Le 14 juillet 1886 au soir, Morisot avait dessiné deux croquis à la mine de plomb d’un groupe de trois mariniers assoupis. Le même jour, dans son Carnet de route, il décrivait ces esquisses comme étant de « merveilleux documents pour une composition de Christ au jardin des Oliviers, alors que les apôtres dorment pendant la douloureuse veille de leur Maître » (carnet 2, p. 70). Dans l’œuvre peinte, le dessin des trois mariniers est repris pour figurer Pierre et les deux fils de Zébédée, Jacques et Jean. En arrière‑plan, Jésus apparaît agenouillé.

35 Aux yeux de Morisot, le travail offre une autre possibilité de rédemption à l’humanité. Ce thème est très répandu, à Lyon en particulier où Janmot écrit dans le Poème de l’Âme (v. 596 à 606) :
« O travail ! sainte loi qui conserve et féconde
Le Seigneur te bénit [...]
L’homme, en naissant déchu, doit tribut à la terre
pour être racheté ;
il s’acquitte par toi » (voir Le Poème de l’Âme par Janmot, op. cit.).

36 Extrait d’un texte d’Auguste Morisot intitulé Et Dieu regarde, daté de 1912 (fonds familial Morisot).

37 76 % des peintures à l’huile d’Auguste Morisot et 71 % de ses peintures à l’eau et pastels sont des paysages.

38 Copie autographe d’une lettre d’Auguste Morisot à Reignier, datée du 2 septembre 1924 (fonds familial Morisot).

39 Lettre de Clément Gourju à Simon Saint‑Jean (4 octobre 1853, Archives privées, Rennes) citée par Élisabeth Hardouin‑Fugier dans Centenaire des facultés catholiques de Lyon « Le Beau est la splendeur du Vrai » Autour de Louis Janmot (1814‑1892). Œuvres lyonnaises du XIXe siècle, Lyon, Facultés catholiques, s.d. [1977], p. 9.

40 Eymard (Th.), « A. Morisot : le peintre ; le décorateur ; l’architecte ; l’écrivain », dans Homo, 2ème année, n°3, mai 1929, pp. 19‑21.

41 Pour les artistes nés avant 1835, voir la liste établie par Élisabeth Hardouin‑Fugier dans : Les peintres de l’âme ; art lyonnais du XIXe siècle (catalogue d’exposition), Lyon, Musée des Beaux-Arts, 1981.

42 L’exemple de l’un des plus connus d’entre eux, Pierre Combet‑Descombes, est à ce titre révélateur : « Spiritualiser la nature voilà ce que je veux faire » (Note datée de 1910‑1911, citée par Dominique Brachlianoff dans Pierre Combet‑Descombes 1885‑1966 (catalogue d’exposition), Lyon, Musée des Beaux‑Arts, 1985, p. 39).

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Table des illustrations

Titre Les loups ! Non, les sages !
Légende Pastel et fusain sur papier beige ; H. 472 mm ; L. 775 mm ; 1892.
Crédits Fonds familial Morisot, in Jacques Amaz, Auguste Morisot (Seurre 1857-Bruxelles 1951). La vie et l’œuvre figuré d’un artiste lyonnais, Vol. 3 Catalogue des peintures à l’eau et pastel, N° O50.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/61/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 132k
Titre Prométhée
Légende Aquarelle, plume et encre noire sur traits à la mine de plomb sur papier beige ; H : 146  mm ; L :  109 mm ; 1888.
Crédits Fonds familial Morisot, in Jacques Amaz, Auguste Morisot (Seurre 1857-Bruxelles 1951). La vie et l’œuvre figuré d’un artiste lyonnais, Vol. 3 Catalogue des peintures à l’eau et pastel, N° O37.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/61/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 156k
Titre Christ au jardin des Oliviers
Légende Huile sur papier ; H : 330 mm ; L : 480 mm ; vers 1933.
Crédits Fonds familial Morisot, in Jacques Amaz, Auguste Morisot (Seurre 1857-Bruxelles 1951). La vie et l’œuvre figuré d’un artiste lyonnais, Vol. 2 Catalogue des huiles, N° H343.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/61/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 119k
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Pour citer cet article

Référence papier

Jacques Amaz, « Un artiste spiritualiste lyonnais Auguste Morisot (1857‑1951) »Chrétiens et sociétés, 1 | 1994, 57-68.

Référence électronique

Jacques Amaz, « Un artiste spiritualiste lyonnais Auguste Morisot (1857‑1951) »Chrétiens et sociétés [En ligne], 1 | 1994, mis en ligne le 16 juin 2022, consulté le 30 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/61 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.61

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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