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Dossier bibliographique
Recensions

Fabrice Flückiger, Dire le vrai. Une histoire de la dispute religieuse au début du xvie siècle. Ancienne Confédération helvétique, 1523-1536, Neuchâtel, Éditions Alphil, 2018, 512 p.

Pierre-Jean Souriac
p. 224-228

Texte intégral

1Le livre que Fabrice Flückiger nous offre à lire est le résultat d’une enquête minutieuse et perspicace dans les arcanes des premières conférences religieuses qui eurent lieu en Suisse sur un laps de temps assez court, des premières confrontations zurichoises autour de Zwingli jusqu’à la dispute de Lausanne qui préfigure la réformation du Pays de Vaud et la consolidation des Églises. Version remaniée de sa thèse de doctorat, ce livre pose la question de l’invention de la dispute moderne, d’un genre de confrontation qui s’est diffusé dans tout l’espace germanique. Autour de cette dispute, il pose la question de l’enjeu de l’établissement de la vérité et des choix ecclésiaux qui en découlent. Dans sa préface très éclairante sur la problématique de l’ouvrage, Olivier Christin qui avait en son temps abordé ces questions, revient sur les trois enjeux fondamentaux que pose toute approche de ces conférences : le statut de la vérité, à savoir la définition de la vraie foi et de la véritable Église du Christ, la nature et l’organisation même de la dispute dont le livre présente toutes les innovations, et enfin les outils intellectuels de la controverse qui montre combien, malgré leurs désaccords, les adversaires devaient s’entendre sur un corpus commun.

2Une des grandes qualités du livre de Fabrice Flückiger, sur le plan formel, est la clarté de son écriture et de ses explications : on suit son raisonnement tout au long de ses pages, au long de ces neufs chapitres pour lesquels l’auteur n’est jamais avare de haltes problématiques. Le choix du terrain d’enquête a été dicté par la recherche d’une cohérence dans la nouvelle forme d’affrontement que devenait la dispute dans le premier xvie siècle. Le projet était de comprendre la genèse de ces disputes, d’où le choix d’orienter l’étude sur les années 1520-1530. S’intéressant à comprendre les processus de réformation de certaines villes, le livre s’est arrêté sur celles placées sous l’autorité de magistrats urbains qui s’étaient appropriés le Jus reformandi sur leur ressort et qui entendaient imposer une réforme à leur Église contre la position romaine. En ce sens, il évacue les disputes concernant l’anabaptisme, pourtant en plein essor, qui renvoient davantage à la fragmentation des mouvements réformateurs plutôt qu’à la réforme d’un territoire.

3Les sources mobilisées sont d’abord celles produites par les disputes : procès-verbaux établis par des notaires au cours des débats, publications des autorités organisatrices, récits des témoins, correspondance. Dans ce corpus, les sources officielles sont majoritaires, documents imprimés, harmonisés et revus après la conférence, sur la base de notes manuscrites qui, elles, ont été perdues. Elles offrent une lecture singulière de ces disputes car pour les justifier, elles se devaient de montrer que ces confrontations se déroulaient dans un espace neutre, du moins traitant à égalité les deux parties. Ceci était rarement le cas car la plupart du temps, la cause du réformateur était déjà soutenue par les autorités au moment du débat. Pour comprendre et compenser cette mise en récit, il a fallu joindre à ces sources celles des institutions urbaines, quelques réflexions théoriques des réformateurs et l’ensemble des écrits de controverse pour arriver à y distinguer les éléments de la mise en scène matérielle et intellectuelle de la confrontation. Dès l’ouverture de son introduction, le livre fait un état d’une historiographie inégale selon les écoles universitaires. Du côté français et des historiens francophones, les études sont relativement rares, notamment parce que dans le royaume de France, le rôle centralisateur joué par le roi a limité les initiatives urbaines. Seul le colloque de Poissy pourrait être comparé aux processus d’affrontement développés dans les territoires suisses ou germaniques. En revanche, du côté de la littérature allemande, l’historiographie est bien plus riche depuis les premiers travaux de Bernd Moeller jusqu’à la très récente somme d’Otto Scheib. Fabrice Flückiger se propose cependant de revisiter cette terre historique déjà bien labourée outre Rhin.

4Il se propose d’aborder la question des conférences sous trois angles. Celui de l’histoire des idées et des concepts : les textes disent une interprétation de la foi chrétienne, une lecture de la Révélation et l’auteur entend les découvrir non dans leur contexte théorique mais dans le cadre de l’affrontement. Second angle, il étudie ensuite ces affrontements dans leur cadre géographique : les disputes se tenaient dans un lieu avec des acteurs spécifiques dont il nécessaire de faire l’histoire singulière. Enfin, le dernier angle est celui des pratiques culturelles : l’auteur cherche à comprendre les espaces matériels et symboliques dans lesquels se meuvent les protagonistes, leur propre mode de penser et de s’exprimer, indépendamment de la position des réformateurs. Tout ceci combiné, nous est proposée dans ce livre une histoire sociale de la dispute, abordant autant les enjeux discursifs, les conditions matérielles que les thèmes développés. Le choix d’un temps court, une quinzaine d’années, et d’un espace géographique réduit, quelques cantons helvétiques et notamment Zurich, permet à Fabrice Flückiger une analyse très fouillée, visant la reconstitution de chaque événement dans toutes ses dimensions pour en faire émerger leur apport dans la définition de la vérité religieuse.

5Le premier chapitre présente chronologiquement les trois principales conférences, Zurich (1523), Baden (1526), Berne (1528), et toutes celles ensuite qui découlèrent de ces trois événements considérés comme centraux. On découvre alors le fonctionnement d’une dispute, avec un éclairage très particulier pour Zurich, lieu de deux disputes en 1523, considéré comme « une expérience fondatrice » qui a transformé en profondeur les pratiques de la disputatio jusque-là cantonnée aux cercles universitaires. À Zurich, la Bible fut considérée comme la seule autorité de référence, une assemblée chrétienne réunie sous le regard de Dieu avait la compétence de distinguer le vrai du faux, enfin le magistrat urbain prenait une fonction arbitrale issue de sa collaboration avec la partie réformatrice. Le second chapitre examine alors la position des magistrats municipaux sous l’angle de leurs convictions religieuses. Refusant le seul cynisme de municipalités prétextant la réforme pour faire main basse sur les biens ecclésiastiques, ce chapitre examine la conscience des corps de ville de travailler au salut de leur communauté. La foi commune faisait office de ciment à l’unité civique et la division confessionnelle pouvait apparaître comme un péril pour cette cohésion. Les réformateurs, soutenus par les magistrats, se firent alors les champions de la concorde, non au niveau de la chrétienté, mais à celui de la communauté civique. Cette question de l’unité de foi des citadins fut alors au cœur de toutes les disputes étudiées dans ce livre. Le magistrat se considéra dès la première conférence comme « le premier protecteur des intérêts spirituels de la population. » Zwingli fut décisif dans cette appropriation des villes à « incarner la communauté idéale sur Terre » en faisant du magistrat l’arbitre du choix confessionnel. Naturellement, le chapitre 3 revient alors sur un aspect plus classique du jus reformandi des cités, celui des intérêts politiques et économiques. Il présente alors les conflits anciens entre clercs et corps de ville autour des privilèges qui affranchissaient les premiers d’une partie du droit local. Les tribunaux ecclésiastiques étaient une cible de choix, tout comme les exemptions fiscales des clercs. Fabrice Flückiger n’en fait pour autant pas la cause principale du choix réformateur, et c’est un des apports majeurs de sa thèse. Dépassant la seule question du profit économique, il montre combien ces villes furent aussi le théâtre d’une action déterminée de factions favorables à la réforme, le salut de la cité devenant alors un argument politique et un motif d’engagement. L’exercice même de la dispute s’imposa alors comme l’expression du bon gouvernement, une légitimation de l’action du magistrat et un moyen de définir le droit. À la fin de la confrontation, c’était à lui que revenait de traduire le débat en réglementation et donc à lui d’édicter le nouveau cadre juridique de l’expression religieuse. Un développement spécifique est accordé à la dispute de Lausanne (1536) qui intervint juste après la conquête du Pays de Vaud par Berne et permit à cette dernière d’assurer sa domination territoriale.

6Le quatrième chapitre présente les lieux de ces disputes, la mise en espace de la confrontation où se mêlent logiques religieuses et logiques politiques. Il fallait d’abord choisir la cité hôte, choix qui n’était pas évident et procédait d’un consensus sur les enjeux symboliques de la rencontre. Le choix de Baden en 1526 est celui d’une ville située au cœur du territoire, familière des assemblées politiques par l’accueil répété des Diètes fédérales, détachée de l’autorité d’un seul canton, au croisement de plusieurs axes de circulation. Se posait ensuite la question de la scène propre à la dispute, le lieu de la confrontation. Les magistrats tenaient à utiliser la dispute pour manifester leur autorité, les hôtels de ville ou les beffrois étaient alors des espaces de choix, mais il fallait aussi disposer de locaux assez vastes pour accueillir la foule qui ne manquait de venir assister aux débats. Les hôtels de ville furent les plus utilisés, mais on trouve aussi des églises, privilégiant un espace clos, jamais un espace ouvert, définissant un théâtre aux limites clairement matérialisées. Ce théâtre était lui aussi organisé : il fallait manifester un équilibre de forces entre les protagonistes, placer la table où serait posée la Bible, situer le magistrat, l’auditoire. Logiquement, après avoir étudié la scène du spectacle, le cinquième chapitre se penche de son côté sur ses acteurs que l’auteur considère comme des « professionnels ». Dans cette fonction, les clercs exerçaient un quasi-monopole, seuls à même de maîtriser les arguments du débat et de revendiquer l’autorité nécessaire, aussi bien du côté des réformateurs que des défenseurs de l’orthodoxie romaine. Pour la plupart passés par l’université, ils maîtrisaient les formes de la disputatio académique dont ils allaient reprendre une partie des caractéristiques. Pour les réformateurs, la confrontation avait une dimension performative capable de les instituer en clercs nouveaux, les débarrassant de l’obéissance qu’ils devaient à leur ancienne institution, leur donnant un ascendant sur la nouvelle Église en gestation. À côté d’eux, les présidents de séance constitués en bureau et les notaires qui en conservaient la mémoire étaient des personnages de second plan. Ils n’étaient pas des spécialistes de la question mais ils étaient indispensables à la tenue du débat ainsi qu’à sa mise en récit, et pour cela méticuleusement choisis. Fabrice Flückiger étudie aussi ceux qui s’opposaient aux réformateurs, clercs catholiques souvent oubliés, allant de ceux qui refusaient la dispute dénoncée comme illégitime et scandaleuse à ceux qui s’étaient tenus devant des adversaires considérés comme hérétiques.

7Le chapitre 6 s’intéresse pour sa part aux contenus des disputes. Autour de l’exclusivité de la médiation du Christ, autour des débats sur la Cène, autour de la question d’une autorité ecclésiastique, le fond de ces débats est peut-être l’un des points les plus connus abordé par ce livre. Cependant l’auteur place ce débat dans la perspective de la construction du savoir : les acteurs des disputes proposèrent tous un discours savant sur la foi, fondé exclusivement sur l’Écriture, ce qui était alors nouveau, nécessitant des citations précises et constantes et donc une formation des plus pointues. Côté catholique, les contradicteurs devaient renoncer à l’anathème sur l’hérétique et se confronter à lui par le biais d’argu-ments, ce qui était là aussi relativement nouveau. C’est dans ces échanges que peut se comprendre « la fabrique de la vérité », mais aussi la constitution des lignes de frontière entre les confessions que la confrontation ne faisait que renforcer. Sur le plan rhétorique, les clercs engagés dans ces disputes utilisèrent leur maîtrise de la disputatio académique classique, mais la transformèrent en utilisant les formes des échanges polémiques pratiqués depuis le xve siècle. La Bible comme seule autorité de référence imposa aux clercs engagés dans le débat de revoir leurs techniques d’argumentation en se fondant beaucoup plus sur le texte et sa citation, inventant par là même une nouvelle mobilisation des autorités. Enfin, une fois la dispute achevée, l’écrit prenait le relais pour en assurer la publicité, inventant dans ce domaine aussi un nouveau genre de texte religieux. Après la dispute, se posait enfin la question du « choix de religion » : c’est l’objet du dernier chapitre. On s’aperçoit alors que la conférence entrait dans un processus déjà entamé par le magistrat, que le changement confessionnel était déjà en cours, et que son rôle était de soumettre à l’adhésion de tous un choix déjà fait par un petit groupe. Présentée sous les formes d’une nouvelle Pentecôte où l’assemblée des présents venaient d’être saisie par l’Esprit, la décision post-conférence légitimait tout ce que la ville avait déjà entrepris.

8Le livre proposé par Fabrice Flückiger est une enquête passionnante sur un sujet aux contours limités pour ce qui est de l’espace et de la chronologie, mais d’une très grande richesse pour ce qui est de son contenu. En passant en revue tous les leviers des confrontations religieuses, il donne à son lecteur une idée précise à la fois de la matérialité de l’affrontement, de son contenu et de ses enjeux symboliques. Le « Dire le vrai » de ce livre ne concerne que le débat religieux, mais il nous met en contact avec la genèse d’un nouveau genre d’affrontement verbal qui fut ensuite très usité.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre-Jean Souriac, « Fabrice Flückiger, Dire le vrai. Une histoire de la dispute religieuse au début du xvie siècle. Ancienne Confédération helvétique, 1523-1536, Neuchâtel, Éditions Alphil, 2018, 512 p. »Chrétiens et sociétés, 25 | -1, 224-228.

Référence électronique

Pierre-Jean Souriac, « Fabrice Flückiger, Dire le vrai. Une histoire de la dispute religieuse au début du xvie siècle. Ancienne Confédération helvétique, 1523-1536, Neuchâtel, Éditions Alphil, 2018, 512 p. »Chrétiens et sociétés [En ligne], 25 | 2018, mis en ligne le 07 mai 2019, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/4668 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.4668

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