Serge Brunet, Les églises de la Terre. Les communautés paysannes du Val d’Aran et des Pyrénées centrales, xiiie-xviie siècle, Toulouse, Privat, 2018, 506 p.
Texte intégral
1La « Terre », c’est l’ensemble des communautés d’habitants du Val d’Aran avec leur finage auxquelles l’auteur a consacré sa thèse dont seules les deux premières parties avaient été publiées, en 2001, sous le titre : Les prêtres des montagnes. La vie, la mort, la foi dans les Pyrénées centrales sous l’Ancien Régime : Val d’Aran et diocèse de Comminges, vers 1550- vers 1750. Il donne ici l’édition de la première partie qui forme effectivement un livre parfaitement autonome à elle seule. Tout son intérêt est de s’inscrire dans la longue durée. L’histoire qui est analysée ici commence bien avant le xiiie siècle indiqué dans le titre, en fait dès la période qui précède le développement de la Réforme grégorienne, jusqu’à la maturité de la Réforme catholique. L’auteur prend en compte les travaux qui ont été réalisés depuis la soutenance de sa thèse en 1996 et met donc à jour ses analyses, largement confirmées par les recherches plus récentes, en particulier en histoire médiévale. Le Val d’Aran constitue le cœur de l’étude, mais l’auteur multiplie les comparaisons avec les autres vallées des Pyrénées centrales qui ne connaissent pas nécessairement la même organisation ni la même évolution : Andorre, Bavarthès, Béarn, Bigorre, Couserans, Larboust, diocèse d’Urgell, etc.
2Le livre est articulé sur un fil conducteur qui lui confère une grande cohérence : la capacité des communautés du Val d’Aran à maintenir leur autonomie face aux pouvoirs politiques et religieux, au prix d’un combat sans cesse renouvelé au fil des siècles. Cette résistance profite de la situation de frontière : le Val d’Aran relève de la Couronne d’Aragon au temporel mais du diocèse français de Comminges au spirituel. Les rois peuvent s’accorder sur les limites territoriales de leur souveraineté, ils doivent ici admettre qu’il est des bornes à son exercice. Les traités de « lies et passeries » en donnent un excellent exemple : conventions de protection du commerce en temps de guerre, et pendant un temps, de solidarité de défense entre les communautés. Celle d’Arrem, signée en 1513, va ainsi servir de référence aux relations transfrontalières durant toute l’époque moderne : au moment des Guerres de religion, elle protège la prospérité de la région qui revend en France les chevaux espagnols. L’Église peut également imposer ses règles, elle doit néanmoins accepter que les Aranais se les approprient en les adaptant ou en les détournant. Nous assistons donc à l’affirmation tenace et persévérante de la légitimité première du peuple. Il faut évoquer ici le très beau texte cité p. 268, préambule aux coutumes du Larboust, mises sur le papier en 1618 : « la Cité n’est qu’une société civille et comune, non pas tant pour vivre que pour bien vivre, comme dict Aristote… Ce que considérant les Consuls, manans et habitants de la vallée de Larboust qui est composée de douze communautés, lesquelles neantmoings sont un mesme corps ayant toujours vescu sous les mesmes loix et polices, comme ils désirent faire dores et avant, et a cest effect ont resouleu de refformer et mettre en deue forme leurs estatuts, costumes et loix municipales de tous temps observées en ladite vallée et en checune desdites républiques, pour se regir par cy apres, eux et leurs successeurs, soubs l’observance d’icelles ». Le lecteur d’aujourd’hui ne peut pas rester insensible à cette histoire lorsque se fait jour la même revendication de souveraineté populaire dans le contexte de démocraties en mal de rénovation.
3Il semble que l’on soit bien loin des églises et de l’histoire religieuse : bien au contraire. L’autonomie des communautés aranaises se fonde sur une organisation politique qui organise leur représentation à l’échelle de la vallée, avec des évolutions dans le temps qui ressemblent plutôt à des ajustements, le Haut-Aran et le Bas-Aran n’étant pas soumis aux mêmes tropismes. Elle se fonde aussi sur le contrôle des églises et de leurs revenus, qui confère aux prêtres une place et un rôle bien particuliers dans la vie des communautés. L’église, probablement fondée et dotée à l’origine par la communauté, est un bien commun auquel sont attachés les revenus de fondation. Les dîmes, alors concédées par l’évêque à la communauté en faveur de l’église, forment donc un pot commun. La réforme grégorienne contraint à leur « restitution » à l’Église, si tant est qu’il ne s’agisse pas d’usurpation dans bien des cas, étant donné l’origine de ces dîmes. Mais alors que cette restitution fait souvent le jeu des chapitres existants ou qui se multiplient alors, en Val d’Aran, les communautés parviennent à les conserver en leur sein. Le pot commun des dîmes permet d’entretenir les prêtres issus de ces mêmes communautés et qui ont droit exclusif d’y émarger, avec le titre de « portionnaires ».
4Cette organisation consolide et en même temps bénéficie du système familial « à la maison » qui privilégie les droits de l’aîné à la succession et, en les excluant du patrimoine familial, oblige les cadets à trouver un débouché. Ainsi se forment des communautés de prêtres autochtones qui se partagent la desserte des églises et vivent en symbiose avec la communauté. S. Brunet présente ici une explication alternative, mais non exclusive, à la formation des communautés de prêtres que l’on trouve dans d’autres régions, et qui ne trouve pas sa seule origine dans l’économie des messes pour les défunts. Par ailleurs, en contrôlant ce débouché ecclésiastique pour les cadets, l’élite villageoise des « chefs de maison » consolide sa position sociale. Avant la réforme tridentine, nombre d’entre eux (environ le cinquième sans doute, au début du xvie siècle) vivent maritalement en tout bien tout honneur avec la capacité de transmettre leurs biens à leurs enfants.
5Le découpage paroissial se met en place très progressivement, et peut-être aurait-on aimé que soient mieux distinguées les étapes par lesquelles on passe d’un modèle d’une équipe formant archiprêtre, sur le modèle des pieve italiennes, à la paroisse autonome. L’église avec son enclos, implantée à l’écart du village, assure aussi une fonction économique : on stocke les récoltes dans le grenier commun. Avec ses desservants, elle joue encore un rôle militaire : munie d’un clocher-donjon et/ou ceinte de murailles dont les vestiges sont encore visibles dans quelques sites, elle est la place forte de la communauté où l’on stocke des armes et dont, en période de troubles, les prêtres forment en quelque sorte la milice permanente. On en voit encore faire le coup de feu pendant la guerre de Succession d’Espagne au début du xviiie siècle.
6Lorsque la Réforme catholique vient perturber ce fonctionnement et favorise la mainmise du chapitre de Saint-Bertrand-de-Comminges sur les dîmes du Bas-Aran, on voit se mettre en place un autre système. Elles sont affermées et demeurent sur place pour former une réserve solidaire à disposition des habitants qui peuvent y recourir moyennant un prix taxé qui permet d’éviter les chertés lors de la soudure ou des mauvaises récoltes, et le fermier s’acquitte en numéraire de son dû au chapitre. Une autre forme de résistance au contrôle épiscopal se manifeste à travers la question de la procuration, taxe pour l’entretien de l’évêque lors de sa visite pastorale, que la papauté d’Avignon s’était réservée. À la fin du xive siècle, les Aranais obtiennent de ne la payer que tous les sept ans. Lorsque la visite redevient d’usage avec la Réforme catholique, ils obtiennent alors qu’elle n’ait lieu que tous les sept ans... Le principal impact de la Réforme catholique, indépendamment de la question des pratiques et des dévotions, est visible à travers le célibat auquel les prêtres doivent désormais se soumettre : la nouvelle rédaction des privilèges du Val d’Aran en 1640 déclare désormais caduques leurs dispositions successorales en faveur de leurs enfants, tandis que l’exigence du titre clérical est mise à la charge de la famille, le pot commun des dîmes n’ayant servi que très temporairement à le constituer.
7Ce livre de la richesse duquel n’est donné ici qu’un aperçu, nous fait donc pénétrer, par le biais de l’institution paroissiale, au cœur du fonctionnement des communautés rurales des Pyrénées centrales en démontrant combien il est artificiel d’aborder séparément les diverses dimensions de leur vie : ces communautés forment un système duquel le religieux est constitutif au même titre que l’économique ou le politique et le social, parce qu’il relève aussi de ces trois dimensions. La dîme qui, naguère, avait été utilisée comme indicateur de la croissance agricole, constitue ici une entrée privilégiée pour comprendre une organisation communautaire globale. De quoi nourrir la réflexion pour se pencher de nouveau sur une question trop délaissée par les historiens modernistes.
Pour citer cet article
Référence papier
Bernard Hours, « Serge Brunet, Les églises de la Terre. Les communautés paysannes du Val d’Aran et des Pyrénées centrales, xiiie-xviie siècle, Toulouse, Privat, 2018, 506 p. », Chrétiens et sociétés, 25 | -1, 217-219.
Référence électronique
Bernard Hours, « Serge Brunet, Les églises de la Terre. Les communautés paysannes du Val d’Aran et des Pyrénées centrales, xiiie-xviie siècle, Toulouse, Privat, 2018, 506 p. », Chrétiens et sociétés [En ligne], 25 | 2018, mis en ligne le 07 mai 2019, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/4643 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.4643
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