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Approches transnationales du catholicisme contemporain, dossier coordonné par Bruno Dumons

National, international, transnational ? Quelques tendances de l’historiographie du catholicisme contemporain

National, international, transnational? Some trends in the historiography of contemporary Catholicism
Cécile Vanderpelen-Diagre
p. 109-118

Résumés

Si l’histoire internationale du catholicisme a été très bien étudiée, sa dimension transnationale l’est moins. Cet article examine dans l’historiographie récente de l’histoire du catholicisme l’impact du tournant de l’histoire transnationale (dite aussi globale ou connectée). S’inspirant des travaux en anthropologie, ces recherches travaillent sur les missionnaires, les pèlerinages, les réseaux intellectuels, politiques et économiques afin d’observer les mécanismes de transferts qui marquent les contacts culturels. L’apport de ces études est de mettre en lumière le système de négociation toujours réalisé par les acteurs pour adapter et traduite les contenus, pratiques et comportements religieux.

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Texte intégral

  • 1 La dernière grande entreprise est Ludovicus J. Rogier, Roger Aubert et David Knowles (dir.), Nouvel (...)
  • 2 Brian Stanley et Sheridan Gilley, World christianities, c.1815-1914, New York, Cambridge University (...)

1C’est un truisme de dire que le catholicisme relève d’une institution par nature et par vocation internationale et transnationale. Internationale, elle l’est parce que, religion organisée et autoritaire dans son fonctionnement, elle poursuit l’objectif de franchir les frontières et d’instaurer un système pyramidal. Transnationale, elle l’est aussi puisqu’elle encourage et entretient des flux de personnes, d’idées, de produits culturels qui opèrent au-delà des frontières nationales. Pourtant, longtemps, les historiens du catholicisme, souvent issus ou proches du clergé, ont ancré leurs travaux dans une illustration exclusive de l’aspect international de l’institution. L’histoire du catholicisme fut d’abord et avant tout celle de l’Église1, de son organisation, de ses ordres et de ses grandes figures. En 1990, la monumentale Histoire du christianisme des origines à nos jours marque une évolution certaine, d’une part dans le parti-pris scientifique des auteurs et d’autre part dans le prisme choisi : l’Église catholique est appréhendée dans son contexte global, à l’échelle du monde, et devient un acteur parmi d’autres des multiples communautés chrétiennes. La vie religieuse est envisagée dans tous ses aspects : la pratique, les engagements et les missions. Cependant, le point de vue et le découpage restent très nationaux. L’histoire est racontée à partir de ses aires géographiques, sans que les transferts et les contacts effectifs entre elles soient mis particulièrement en lumière. Les dernières grandes synthèses sur l’histoire du christianisme privilégient nettement une approche plus internationale. Sans rompre avec un exposé par « ères » géographiques et religieuses, elles ancrent leurs analyses dans des thématiques plus larges où les déterminations nationales ne sont pas centrales. La démarche procède de la méthode comparative : les modalités d’émergence et de développement des événements et phénomènes sont envisagés dans les pays successifs pour évaluer les récurrences et pérennités. Le rôle des transferts et des circulations des individus et des idées n’est pas véritablement objectivé2.

  • 3 Emiel Lamberts (dir.), The Black International (1870-1878), Louvain, Leuven University Press, 2002.
  • 4 Jean-Dominique Durand, L’Europe de la démocratie chrétienne, Bruxelles, Complexe, 1995.
  • 5 Allen D. Hertzke, « The Catholic Church and Catholicism in Global politics », in Jeffrey Haynes (ed (...)

2Si l’histoire de l’Église comme prisme exclusif de l’histoire du catholicisme et des catholiques n’est plus pratiquée, celle de l’institution comme État souverain, acteur performant dans les relations internationales, reste très fructueuse. Pour l’histoire contemporaine, les études portent sur la diplomatie vaticane dans les régimes impérialistes sous Léon XIII lorsque surgit l’idée d’une force occulte, l’« Internationale noire »3 ou encore sur la place des hommes et partis politiques catholiques dans la formation de l’Europe4. Pour l’histoire plus récente, plusieurs travaux s’interrogent sur le pouvoir d’influence du Saint-Siège dans « l’ordre mondial » et, dès lors, sur sa capacité à intervenir réellement dans le jeu de mise en place de la globalisation. Les chercheurs en science politique qui s’intéressent aux relations internationales ont montré que le phénomène de globalisation qui émerge après la Deuxième Guerre mondiale a permis la croissance du nombre d’acteurs « religieux transnationaux » qui opèrent auprès des organisations internationales non-gouvernementales pour défendre les intérêts de leur religion. L’importance de ce phénomène amène les politistes à penser qu’on assiste à la constitution de l’embryon d’une société civile transnationale et globalisée, alternative à l’ordre international westphalien. Dans cette configuration, et particulièrement après le Concile Vatican II, l’Église catholique parvient à afficher une présence organisée et relativement homogène qui lui confère une réelle légitimité et lui assure un réel pouvoir de décision5.

  • 6 Lamin Sanneh and Joel A. Carpenter (ed.), The changing face of Christianity : Africa, the West and (...)
  • 7 Philip Jenkins, The next Christendom : the coming of global Christianity, Oxford, Oxford University (...)
  • 8 Jean-Baptiste Néo, Géopolitique du Vatican. La puissance de l’influence, Paris, PUF, 2015.

3Notons que ce tournant « global » a pu provoquer chez certains auteurs la tentation d’opérer un transfert d’une perspective historique à un projet prédictif. Leurs ouvrages annoncent la venue d’une « globalisation from below » qui serait garante des bienfaits d’une gouvernance religieuse planétaire6. Dans The Next Christendom. The Coming of Global Christianity, l’historien américain Philip Jenkins explique que le christianisme est à un tournant radical vers une croissance exponentielle7. Il s’agit en quelque sorte d’une forme de millénarisme. Le même optimisme traverse l’ouvrage récent de Jean-Baptiste Noé, Géopolitique du Vatican, qui voit dans les réussites de la diplomatie du Saint-Siège les raisons d’un succès à venir8.

  • 9 Ariel Colonomos, Églises en réseaux : trajectoires politiques entre Europe et Amérique, Paris, Pres (...)
  • 10 Florian Michel, La pensée catholique en Amérique du Nord. Réseaux intellectuels et échanges culture (...)

4Dans une tout autre perspective, Ariel Colonomos retrace dans Églises en réseaux. Trajectoires politiques entre Europe et Amérique la mise en réseau des identités et des mouvements religieux en reconstituant les interpénétrations entre organisations religieuses, associations chrétiennes, groupes de pression, entrepreneurs commerciaux et financiers et organisations non gouvernementales9. L’objectif de l’ouvrage est de décrire la scène internationale et il se base sur une analyse morphologique qui met au jour les caractères transnationaux effectivement mis en œuvre. Poursuivant un objectif comparable de mise en lumière des réseaux, Florian Michel s’attache plus précisément à la circulation des personnes pour reconstituer les réseaux intellectuels entre la France et l’Amérique du Nord. Le projecteur est porté ici sur le système des échanges scolaires et les relations de symétrie qui y procèdent. Ainsi sont mises à nues les connexions entre les institutions et les personnes : le Saint-Siège, certes, mais surtout les Églises locales. L’objectif est d’évaluer réellement non seulement les échanges, mais surtout leur impact sur les trajectoires individuelles10.

  • 11 Donald Sassoon, The culture of the Europeans : from 1800 to the present, Londres, HarperPress, 2006
  • 12 Christophe Charle, « Peut-on écrire une histoire de la culture européenne à l’époque contemporaine  (...)
  • 13 Loïc Artiaga, Des torrents de papier. Catholicisme et lectures populaires au XIXe siècle, Limoges, (...)

5L’histoire de la culture (au sens restreint des beaux-arts, de la littérature et de l’architecture) offre un autre champ d’investigation privilégié pour l’étude des circulations et des transferts. À cet égard, l’ouvrage Enlightenment and catholicism in Europe. A transnational history est particulièrement éclairant. Il s’agit cependant presque d’une exception. Tout le champ de l’histoire culturelle vue d’un point de vue transnational ignore assez systématiquement le fait religieux. J’en prendrai pour exemple la monumentale histoire de Donald Sassoon, The Culture of the Europeans from 1800 to the Present11. Si on a pu reprocher à l’ouvrage de n’entendre la culture que comme le marché des biens de consommation12, on peut également regretter qu’il méconnaisse les réseaux religieux de l’édition et de la diffusion. Ceux-ci sont le plus souvent en marge des industries culturelles communes mais représentent parfois des succès de librairie importants, appuyés par l’efficacité d’un personnel peu coûteux, motivé et apte à effectuer des traductions (les membres du clergé), qui dispose d’un matériel de production propre (maisons d’éditions, imprimeries), de circuits d’écoulement vastes et variés (les prix scolaires, les bibliothèques paroissiales, monastiques) et de moyens médiatiques (revues et journaux) pour assurer une publicité des œuvres13. Mais le succès et la diffusion sont parfois à usage interne et ne peuvent pas forcément se prévaloir d’une réussite commerciale ou d’une reconnaissance artistique ou littéraire.

  • 14 Voir sur le sujet la très bonne synthèse et la bibliographie de Marie Scot, « Transnational », in C (...)

6Peut-on parler pour les travaux qui précèdent d’histoire transnationale ? Je ne reviendrai pas ici sur les définitions, les critiques et les écueils de ce qu’on appelle, avec des nuances pas toujours claires, l’histoire connectée, globale, mondiale, transnationale, enchevêtrée, croisée, partagée14. Les ouvrages qui précèdent ne cherchent pas, en tout cas, spécifiquement à explorer les transformations provoquées par ce qui est mis en mouvement au moment du passage des frontières (interculturelles, interreligieuses et géographiques). Une telle visée oblige à porter le regard sur les phénomènes d’accueil, les traditions nationales et locales, les adaptations, les chocs culturels, ce qu’on appelait jadis l’acculturation, les traductions langagières (la langue, mais aussi les gestes, les rites) les interprétations. Cette approche doit beaucoup à l’anthropologie.

  • 15 Karla O. Poewe, Charismatic Christianity as a global culture, Columbia, University of South Carolin (...)

7Dans le domaine de l’étude du fait religieux, quelques ouvrages ont particulièrement réussi cet exercice. On peut y déceler deux approches. La première cherche à comprendre comment un mouvement religieux se diffuse et se répand à travers le monde. Une étude qui a fait date est celle dirigée par l’anthropologue et historienne canadienne Karla Poewe : Charismatic christianity as a global culture (1994)15. L’ouvrage examine comment le christianisme s’est répandu depuis des siècles, des missionnaires (jésuites essentiellement) jusqu’aux chaînes de prières et aux médias (les télévangélistes).

  • 16 Peter Van der Veer, Gods on earth : the management of religious experience and identity in a North (...)
  • 17 Lamin O. Sanneh, Encountering the West. christianity and the global cultural process : the African (...)

8La deuxième approche cherche davantage à examiner les enchevêtrements culturels qui s’opèrent lorsque deux cultures se rencontrent. Les premiers travaux en ce sens sont contemporains de ceux de Karla Poewe. L’un des pionniers dans ce domaine est le spécialiste en religion comparée hollandais Peter Van der Veer. Ces travaux, dans le sillage des études post-coloniales, ont en commun de rompre avec l’idée de confrontation, dans l’histoire des mouvements missionnaires et coloniaux, de deux cultures immobiles. L’approche met en exergue un mécanisme d’interactions, une symétrie de l’appropriation16. Ce processus est particulièrement visible dans les traductions et adaptations de la langue. Peter Van der Veer mais aussi l’historien et islamologue Lamin Sanneh ont prouvé que les missionnaires chrétiens se sont constamment livrés à des traductions des textes pour pouvoir être compris puis écoutés par leurs paroissiens. Ils utilisaient en outre constamment des médiateurs pour approcher, rencontrer et convaincre les populations à convertir17.

  • 18 Stefania Capone, « À propos des notions de globalisation et de transnationalisation », Civilisation (...)
  • 19 Pauline Guedj, « “A Nation within Nations ” : nationalisme afro-américain et réafricanisation aux É (...)

9Ces travaux se nourrissent du grand débat sur le relativisme culturel initié dans les années 1990 qui remet en question l’idée d’une oppression systématique d’une culture en situation de force sur une culture pensée faible, qui disparaissait dès lors. Ces approches ont également donné lieu à des débats très nourris sur le phénomène de la “déterritorialisation” du religieux. Comme l’écrit l’anthropologue Stefania Capone, « les rapports entre centre et périphérie sont ainsi constamment remis en question et les discours sur la pureté et la fidélité aux traditions réaménagent les rapports entre “terre des origines” et “diaspora” ». La chercheuse constate également que les phénomènes de déterritorialisation ou de transnationalisation ne peuvent être réellement compris qu’en prenant en compte les effets conjoints de l’histoire et du contexte des politiques nationales et internationales18. Des identités individuelles hybrides ou « créolisées » peuvent produire du « nationalisme transnational », comme dans le cas de la revitalisation des religions africaines chez les Afro-Américains, tentés par une identification plus forte de l’Homme noir19.

  • 20 Quelques classiques : Claude Prudhomme, Stratégie missionnaire du Saint-Siège sous Léon XIII (1878- (...)
  • 21 Paul Rutayisire, La christianisation du Rwanda (1900-1945) : méthode missionnaire et politique selo (...)
  • 22 Voir le numéro spécial : Paul Coulon et Philippe Delisle (dir.), Bilan et perspectives en histoire (...)
  • 23 Françoise Jacquin et Jean-François Zorn (dir.), L’altérité religieuse. Un défi pour la mission chré (...)
  • 24 Catherine Clémentin-Ojha, « Inculturation », in Régine Azria et Danièle Hervieu-Léger (dir.), Dicti (...)

10L’un des effets les plus immédiats de l’objectivation des effets réciproques des contacts culturels a été de repenser profondément l’histoire des missions. Pour le dire d’une manière un peu caricaturale, on est passé d’une histoire des stratégies mises en place par les missionnaires – les Aventuriers de Dieu comme les appelle Daniel-Rops dans son hagiographie de Bartolomé de Las Casas (1951) – pour convertir les populations locales20 à une histoire qui interroge davantage les processus d’adaptation mis en place par chacun des protagonistes21. Cette attention de plus en plus soutenue se marque très clairement dans les travaux du Centre de recherches et d’échanges sur la diffusion et l’inculturation du Christianisme (CREDIC), fondé en 1979 à Lyon et publiés dans la collection « Mémoire d’Églises » de Karthala depuis 200022. L’ouvrage collectif, fruit d’un colloque, L’altérité religieuse. Un défi pour la mission chrétienne met au jour les processus de reconfiguration culturelle que provoque chaque nouvelle implantation missionnaire. L’un des apports du livre est de démontrer qu’il n’existe pas de culture « vierge », « originale », « pure ». Les missionnaires doivent s’intégrer dans une société toujours plus ou moins imprégnée d’un passé chrétien, colonial. Eux-mêmes ont à faire avec leurs préjugés sur la culture de l’autre23. Ces travaux alimentent et s’alimentent des grands débats théologiques sur l’inculturation, méthode d’évangélisation élaborée puis pratiquée par l’Église catholique à partir des années 1960 et qui vise à convertir les cultures allogènes dans les termes propres à celles-ci24.

  • 25 Yves Carrier, Lettre du Brésil. L’évolution de la perspective missionnaire. Relecture de l’expérien (...)
  • 26 Frédéric Laugrand, Mourir et renaître. La réception du christianisme par les Inuits de l’Arctique d (...)
  • 27 Ibid, p. 19.

11Il semble que ce soient essentiellement les biographies et les mémoires qui aient servi à interroger l’histoire des modalités de « l’inculturation » expérimentées par les missionnaires25. Il est vrai que ces sources sont particulièrement riches, puisqu’elles permettent d’examiner les intentions, les incertitudes et les bouleversements vécus et ressentis par les artisans de cette « nouvelle » méthode. Dans son ouvrage sur les Inuits, l’anthropologue québécois Frédéric Laugrand utilise lui les méthodes de l’ethnohistoire. Les témoignages récoltés lui permettent, après une recontextualisation rigoureuse, de vérifier l’hypothèse selon laquelle, « dans toute rencontre religieuse, les sociétés concernées ne reçoivent de l’autre que les éléments qui produisent le plus de sens en fonction de leurs propres traditions culturelles »26. Les « éléments retenus par la société réceptive le sont souvent en vertu de concordances, de points d’accrochage »27. La christianisation est dès lors toujours le résultat d’une constante et infinie négociation culturelle.

  • 28 Voir notamment : Roland Robertson and William R. Garret (ed.), Religion and the Global Order, Relig (...)
  • 29 Charles Keith, Catholic Vietnam. A Church from Empire to Nation. From Indochina to Vietnam : Revolu (...)

12Si les travaux précédents interrogent bien la dimension transnationale, ils ne creusent pas les transferts qui opèrent parfois à des échelles géographiques beaucoup plus larges, ce que l’on appelle le glocal : le résultat d’un mélange et d’une fusion entre une religion globale et les particularités locales28. Récemment, un historien a creusé plus spécifiquement les enchevêtrements en chaîne et les mécanismes d’appropriation mutuelle des cultures induits par le processus missionnaire. Dans Catholic Vietnam. A Church from Empire to Nation. From Indochina to Vietnam : Revolution and War in a Global Perspective, Charles Keith s’intéresse spécifiquement aux métissages identitaires. Il ne s’est pas seulement demandé comment le message religieux était traduit et adapté, mais également comment se positionnait le croyant dans une situation d’hybridité. Il sort de la question de la position dominée/dominant en situation coloniale pour s’interroger sur ce qu’est « être un catholique au Vietnam sous domination française ? » Grâce à une étude des rapports de forces économiques et culturelles en place, l’auteur montre qu’il y a une réelle identité catholique vietnamienne, irréductible au catholicisme français comme on l’a souvent dit. La correspondance et les archives personnelles lui ont donné accès au processus de construction progressive d’une identité. Il montre que peu à peu l’épiscopat vietnamien a pris conscience de l’importance de créer un véritable sentiment d’identité nationale. Dans ce projet, les pèlerinages ont été fondamentaux parce qu’ils permettent : 1/ la rencontre entre les catholiques de régions très éloignées ; 2/ la fabrication d’un sentiment communautaire qui commence dès le voyage (on chante et prie dans le train) ; 3/ de satisfaire un goût croissant pour le tourisme ; 4/ de réaliser une publicité amplifiée par les moyens de communication modernes (journaux catholiques avec photos et surtout cartes postales) ; 5/ de favoriser la rencontre des paroissiens et des prêtres vietnamiens (processus important dans le mécanisme d’identification). Concernant ce dernier point, l’historien analyse l’évolution qui conduit les croyants à reconnaître pour légitime leur évêque national. Cette relation particulière répond à une double logique. Il est important, en effet, que l’autorité ecclésiastique soit à la fois consacrée par Rome (qui incarne « le » monde) et véritablement intégrée dans les traditions, voire le paysage, la matérialité locale. Le très charismatique évêque Tong tient sa légitimité des voyages qu’il fait tant en Europe que dans tout le Vietnam. La presse suit de près cette inscription dans un territoire étendu et accentue ainsi son aura de distinction et sa popularité. L’histoire connectée est ici clairement visible, puisqu’elle montre la dynamique de balancier constante entre le local et l’international ou global29.

  • 30 Paulo G. Pinto, « Religious pilgrimage », in Akira Iriye, Pierre-Yves Saunier (ed.), The Palgrave D (...)

13L’analyse de l’organisation et du fonctionnement des pèlerinages tient une place importante dans le travail de Keith. Ce n’est certainement pas un hasard. Le phénomène est central dans les études d’histoire transnationale qui se penchent sur la religion. Avec les missions, les pèlerinages représentent les mouvements les plus performatifs pour la mise en œuvre – en marche plus exactement – d’individus et de groupes engagés dans un projet religieux transfrontalier commun, mais qui ne partagent pas forcément les mêmes langues, cultures et nationalités. À cette occasion, peuvent se laisser apercevoir les tensions entre les expériences individuelles (un événement extraordinaire basé sur la foi et la sacralité), communautaires (le partage d’un événement) et d’ipséité de chaque groupe et individu, renforcées par la sensation provoquée par la rencontre de l’altérité30.

14À la lumière des travaux que nous avons convoqués, il semble intéressant de retenir trois impératifs méthodologiques afin de pratiquer une approche transnationale du catholicisme qui mette le projecteur sur la manière dont les discours et prescrits religieux sont reçus, adaptés, traduits et appliqués à travers l’espace. Premièrement, il convient d’éviter une histoire des relations internationales exclusivement politique et structurelle. Une telle démarche est souvent excessivement morphologique et a pour défaut de faire écran devant les effets réellement vécus et ressentis du contact religieux. À l’inverse, une histoire anthropologique qui ferait l’impasse sur les déterminants économiques et politiques qui encadrent ce contact escamote les logiques de négociations constantes qui s’opèrent entre les cultures. Enfin, il semble difficile de comprendre les dynamiques de transferts culturels à travers un repérage des seuls objets culturels. Ce qui rend la matérialité des symboles opératoire, ce sont les individus qui les transportent, les diffusent, les expliquent et les traduisent.

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Notes

1 La dernière grande entreprise est Ludovicus J. Rogier, Roger Aubert et David Knowles (dir.), Nouvelle histoire de l’Église, 5 vol., Paris, Seuil, 1963-1975.

2 Brian Stanley et Sheridan Gilley, World christianities, c.1815-1914, New York, Cambridge University Press, 2005 ; Hugh McLeod, World christianities, (c.1914-c. 2000), Cambridge - New York, Cambridge University Press, 2006 ; Jean-Robert Armogathe (dir.), Histoire générale du christianisme, 2 vol., Paris, PUF, 2010.

3 Emiel Lamberts (dir.), The Black International (1870-1878), Louvain, Leuven University Press, 2002.

4 Jean-Dominique Durand, L’Europe de la démocratie chrétienne, Bruxelles, Complexe, 1995.

5 Allen D. Hertzke, « The Catholic Church and Catholicism in Global politics », in Jeffrey Haynes (ed.), Routledge handbook of religion and politics, Londres-New York, Routledge, 2009, p. 48-63 ; Giorgio Shani, « Transnational religious actors and international relations », ibid, p. 308-322 ; Jose Casanova, « Globalizing Catholicism and the return to a “universal church” », in Susanne H. Rudolph and James Piscatori (ed.), Transitional Religion and Fading States, Boulder, Westviewpress, 1997, p. 121-143.

6 Lamin Sanneh and Joel A. Carpenter (ed.), The changing face of Christianity : Africa, the West and the world, New York, Oxford University Press, 2005.

7 Philip Jenkins, The next Christendom : the coming of global Christianity, Oxford, Oxford University Press, 2002.

8 Jean-Baptiste Néo, Géopolitique du Vatican. La puissance de l’influence, Paris, PUF, 2015.

9 Ariel Colonomos, Églises en réseaux : trajectoires politiques entre Europe et Amérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2000.

10 Florian Michel, La pensée catholique en Amérique du Nord. Réseaux intellectuels et échanges culturels entre l’Europe, le Canada et les États-Unis (années 1920-1960), Paris, DDB, 2010.

11 Donald Sassoon, The culture of the Europeans : from 1800 to the present, Londres, HarperPress, 2006.

12 Christophe Charle, « Peut-on écrire une histoire de la culture européenne à l’époque contemporaine ? », Annales, novembre 2010, p. 1207-1221.

13 Loïc Artiaga, Des torrents de papier. Catholicisme et lectures populaires au XIXe siècle, Limoges, PULIM, 2007.

14 Voir sur le sujet la très bonne synthèse et la bibliographie de Marie Scot, « Transnational », in Claude Gauvard et Jean-François Sirinelli (dir.), Dictionnaire de l’historien, Paris, PUF, 2015, p. 710-713.

15 Karla O. Poewe, Charismatic Christianity as a global culture, Columbia, University of South Carolina Press, 1994.

16 Peter Van der Veer, Gods on earth : the management of religious experience and identity in a North Indian pilgrimage centre, Londres/Atlantic Highlands, NJ, Athlone Press, 1988 ; Imperial encounters : religion and modernity in India and Britain, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; Conversion to modernities : the globalization of Christianity, New York, Routledge, 1995.

17 Lamin O. Sanneh, Encountering the West. christianity and the global cultural process : the African dimension, London, Marshall Pickering, 1993.

18 Stefania Capone, « À propos des notions de globalisation et de transnationalisation », Civilisations. Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, janvier 2004, p. 9-22.

19 Pauline Guedj, « “A Nation within Nations ” : nationalisme afro-américain et réafricanisation aux États-Unis », Civilisations, 2004, 51, p. 23-38.

20 Quelques classiques : Claude Prudhomme, Stratégie missionnaire du Saint-Siège sous Léon XIII (1878-1903). Centralisation romaine et défis culturels, Rome, EFR, 1994 ; Elisabeth Dufourcq, Les aventurières de Dieu : trois siècles d’histoire missionnaire française, Paris, J.-C. Lattès, 1993.

21 Paul Rutayisire, La christianisation du Rwanda (1900-1945) : méthode missionnaire et politique selon Mgr Léon Classe, Fribourg, Éditions Universitaires, 1987.

22 Voir le numéro spécial : Paul Coulon et Philippe Delisle (dir.), Bilan et perspectives en histoire missionnaire (France, Belgique, Pays-Bas, Italie), Histoire & Missions chrétiennes, n° 1, mars 2007.

23 Françoise Jacquin et Jean-François Zorn (dir.), L’altérité religieuse. Un défi pour la mission chrétienne, Paris, Karthala, 2001.

24 Catherine Clémentin-Ojha, « Inculturation », in Régine Azria et Danièle Hervieu-Léger (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, PUF, 2010, p. 535-540.

25 Yves Carrier, Lettre du Brésil. L’évolution de la perspective missionnaire. Relecture de l’expérience de Mgr Gérard Cambron, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant/ARCA, 2008 ; Anne Vincent, avec la coll. de Françoise Rosart, Un chrétien en terre d’islam. Le Père Georges Dumont (1916-1998), Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant/ARCA, 2008 ; Henri Derroitte et Claude Soetens (dir.), La mémoire missionnaire. Les chemins sinueux de l’inculturation, Bruxelles, Lumen Vitae, 1999.

26 Frédéric Laugrand, Mourir et renaître. La réception du christianisme par les Inuits de l’Arctique de l’Est canadien (1890-1940), Québec, Presses de l’Université Laval, 2002, p. 17.

27 Ibid, p. 19.

28 Voir notamment : Roland Robertson and William R. Garret (ed.), Religion and the Global Order, Religion and the political order, vol. 4, New York, Paragon, 1991 ; Manuel A. Vasquez and Marie F. Marquardt, Globalizing the Sacred : Religion across the Americas, New Brunswick, Rutgers University Press, 2003 ; Peter Beyer, Religion in the Context of Globalization, Londres/New York, Routledge, 2013 ; Karel Dobbelaere, « Relations ambiguës des religions à la société globale », Social Compass, vol. 45/1, janvier 1998, p. 81‑98.

29 Charles Keith, Catholic Vietnam. A Church from Empire to Nation. From Indochina to Vietnam : Revolution and War in a Global Perspective, Berkeley, University of California Press, 2012.

30 Paulo G. Pinto, « Religious pilgrimage », in Akira Iriye, Pierre-Yves Saunier (ed.), The Palgrave Dictionary of Transnational History. From the mid-19th Century to the present day, New York, Palgrave Macmillan, 2009, p. 901-904 ; John Eade, Pilgrimage, politics and place-making in Eastern Europe : crossing the borders, Burlington, Ashgate, 2014 ; Albertus Bagus Laksana, Muslim and Catholic pilgrimage practices : explorations through Java, Burlington, Ashgate, 2014.

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Pour citer cet article

Référence papier

Cécile Vanderpelen-Diagre, « National, international, transnational ? Quelques tendances de l’historiographie du catholicisme contemporain »Chrétiens et sociétés, 24 | 2017, 109-118.

Référence électronique

Cécile Vanderpelen-Diagre, « National, international, transnational ? Quelques tendances de l’historiographie du catholicisme contemporain »Chrétiens et sociétés [En ligne], 24 | 2017, mis en ligne le 16 juin 2022, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/4297 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.4297

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Auteur

Cécile Vanderpelen-Diagre

Université libre de Bruxelles

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