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Dossier bibliographique
Recensions

Brigitte Tambrun, L’ombre de Platon. Unité et Trinité au siècle de Louis le Grand, Paris, Honoré Champion, 2016, 384 p.

Noémie Recous
p. 192-195

Texte intégral

1L’ouvrage de Brigitte Tembrun offre une étude très minutieuse et précise d’une question centrale mais jusque-là peu traitée en elle-même : celle de la querelle portant sur la Trinité chrétienne au xviie siècle.

2La première partie de l’ouvrage propose une généalogie des débats et controverses portant sur ce sujet de la Trinité, et sur les enjeux y étant articulés depuis les premiers siècles du christianisme. Si au xviie siècle les courants chrétiens non-trinitaires se sont multipliés en Europe, ils s’inscrivent en réalité dans des questionnements dont le temps fort avait été le ive siècle, celui des conciles de Nicée (325) et Constantinople (381). Au xviie siècle, les principaux courants antitrinitaires sont nommés sociniens, nouveaux ariens et unitariens. Ces termes sont porteurs d’une dimension polémique très forte, et si certains auteurs se les sont appropriés, ces vocables se trouvaient la plupart du temps dans la bouche des accusateurs. Ces derniers n’hésitent pas à mobiliser aussi des figures d’hérétiques du ive siècle pour désigner ceux qu’ils considèrent comme tels au xviie afin de se ranger derrière l’autorité des Pères de l’Église. Mais dans un contexte plus large d’affrontements confessionnels entre catholiques et protestants, la référence aux Pères de l’Église et aux conciles a pu jouer un rôle ambigu. Ainsi, tandis que le jésuite Denis Petau démontrait dans son Opus de theologicis dogmatibus (1644) qu’avant le concile de Nicée les Pères de l’Église étaient généralement de tendance arienne, afin de convaincre les protestants que la doctrine authentique de l’Église était établie par les conciles, son ouvrage est utilisé par l’unitarien Christoph Sand dans son Nucleus Historiae Ecclesiasticae (1668-1669) pour identifier la doctrine de la Trinité à une corruption postérieure au christianisme des origines. Du côté des unitaires, se réapproprier les noms d’hérétiques du ive siècle est un moyen de s’inscrire dans l’histoire alternative des témoins authentiques du christianisme persécutés par l’institution ecclésiale. Dans la suite de cette première partie l’autrice détaille le contenu des débats ayant conduit au cours des siècles à l’élaboration d’une doctrine de la Trinité, sur la question de la nature de la personne divine et sur celle de l’unité divine.

3La deuxième partie de l’ouvrage se focalise sur les références historiques et philosophiques mobilisées dans la polémique, et en particulier sur la figure de Platon, utilisée tant pour justifier la Trinité que pour en dénoncer la fausseté. Des auteurs trinitaires catholiques et protestants comme Louis Thomassin, Pierre Allix, l’abbé Pierre-Valentin Faydit ou André Dacier reprennent à leur compte la pensée de Marsile Ficin, qui décelait chez Platon les prémisses des doctrines chrétiennes de l’immortalité de l’âme et de la Trinité et considérait ce dernier comme l’héritier des « prisci theologi », ces théologiens des temps anciens qui auraient promu des principes préparant l’avènement du christianisme (Zoroastre, Hermès Trismégiste, Orphée, Pythagore et leurs disciples). Pour ces auteurs du xviie siècle, la philosophie platonicienne vient donc renforcer la doctrine trinitaire. Mais pour d’autres, la philosophie joue le rôle inverse : elle est responsable de la contamination de la théologie chrétienne et notamment de son obscurité. Les antitrinitaires et unitariens vont plus loin : pour eux la contamination philosophique touche non seulement la théologie, mais l’Écriture elle-même : ainsi, les deux passages mobilisés par les trinitaires pour défendre leur cause, un verset du chapitre 5 de la première Épître de Jean (Comma Johanneum) et les premiers versets du prologue de l’Évangile selon Jean sont considérés comme des ajouts a posteriori, non-authentiques. Jacques Souverain, quant à lui, développe une idée originale : il n’existe pour lui aucune trace de la trinité chez Platon, et il en conclut que le christianisme trinitaire n’est qu’une hérésie née d’une lecture erronée du philosophe grec. L’argumentation des auteurs remontent parfois en amont de Platon : ainsi, lorsque l’unitarien Jean Le Clerc découvre en 1687 une traduction des Oracles chaldaïques, il y voit une source fiable pour analyser l’idolâtrie des Chaldéens, desquels Dieu a décidé de séparer Abraham. La doctrine des Chaldéens se caractérisant par une absence de clarté et une imprégnation philosophique, Le Clerc en déduit que la philosophie corrompt la doctrine, et il prend la défense de l’unitarisme. Mais l’interprétation même de ces textes varie dans la polémique, puisque Jurieu, qui reconnait leur authenticité, en fait une arme pour défendre les thèses trinitaires. La philosophie tient donc une place importante mais très ambivalente dans le débat portant sur la Trinité.

4Enfin, la troisième partie analyse le débat trinitaire en lien avec un autre débat central du xviie siècle : celui de la réunion des chrétiens. Plusieurs projets sont portés pour œuvrer à cette réunion, offrant des solutions différentes : pour Marin Mersenne, il est possible de rassembler les chrétiens autour du pape, en déterminant des points de doctrine essentiels et en « faisant entendre » la trinité aux sociniens. Isaac d’Huisseau et les théologiens de Saumur affirment que l’unification ne peut se faire qu’en s’accordant sur la doctrine qui aurait précédé toutes les séparations (et serait donc la plus proche de celle des Apôtres), et en passant ainsi sous silence le dogme de la Trinité. Noël Aubert de Versé développe pour sa part deux projets différents successifs : dans un premier temps, il propose une réconciliation autour d’une doctrine simplifiée, centrée sur les points fondamentaux identifiés selon le critère de la menace de vie ou de mort explicitement formulée dans les Écritures. La Trinité n’en fait pas partie. Dans un second temps, il imagine une réunion autour d’une doctrine médiane avec laquelle chaque confession pourrait s’entendre : l’arianisme. Pour œuvrer à la réunion, deux armes polémiques sont en outre récurrentes chez les auteurs. Le mahométisme est fréquemment mobilisé, tantôt comme une hérésie repoussoir à laquelle sont associés les unitaires, tantôt comme un modèle alliant unité religieuse et tolérance par le truchement d’un pouvoir politique fort. Les sociniens sont également instrumentalisés par les deux camps. Bossuet se sert d’eux pour souligner que le refus de l’autorité de l’Église par les réformés conduit à des hérésies qu’ils sont incapables de combattre, dénonçant ainsi le danger intrinsèque de la sola scriptura ; mais pour Jurieu, les sociniens sont des crypto-catholiques menaçant la société en raison de leur refus de la doctrine des peines éternelles de l’enfer. À ce débat sur la réunion des chrétiens s’articule également celui portant sur les liens entre raison et foi. Enfin, l’autrice souligne que ces débats doctrinaux sont porteurs de réflexions politiques : les unitariens conçoivent une unité du Père et du Fils fondée sur la volonté seule, ce qui les conduit à promouvoir un modèle monarchique contractuel, tandis que les trinitaires défendent une monarchie naturelle et généalogique.

5L’étude de Brigitte Tembrun propose une immersion dans l’histoire des idées théologiques du xviie siècle au travers des grands noms de l’époque mais aussi d’auteurs parfois méconnus dont les textes ne subsistent que fragmentairement et en nombre réduit d’exemplaires. La grande force de l’ouvrage, très érudit et précis sur les questions théologiques et philosophiques, est de mettre en avant ces « personnalités rebelles » qui « explorent sincèrement tous les possibles de leur époque » (Introduction, p. 26). En insistant sur la redécouverte, la lecture et l’appropriation des textes et des idées par les auteurs qu’elle mobilise, l’historienne fait de sa recherche une étude sur la polémique, et s’inscrit ainsi également dans une histoire des savoirs qui peut toucher un public élargi.

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Pour citer cet article

Référence papier

Noémie Recous, « Brigitte Tambrun, L’ombre de Platon. Unité et Trinité au siècle de Louis le Grand, Paris, Honoré Champion, 2016, 384 p. »Chrétiens et sociétés, 24 | 2017, 192-195.

Référence électronique

Noémie Recous, « Brigitte Tambrun, L’ombre de Platon. Unité et Trinité au siècle de Louis le Grand, Paris, Honoré Champion, 2016, 384 p. »Chrétiens et sociétés [En ligne], 24 | 2017, mis en ligne le 12 avril 2018, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/4257 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.4257

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