Béatrice Didier, L’infâme et le sublime. Quelques représentations du sacré des Lumières au Romantisme, Paris, Honoré Champion, coll. Le Dialogue des arts, n° 4, 2017, 393 p.
Texte intégral
1Dans ce recueil d’articles, Béatrice Didier explore les changements opérés dans la perception du sacré par les écrivains français entre les années 1700 et les années 1820. Par anticléricalisme, les philosophes des Lumières ont peu à peu vidé le sacré de sa dimension religieuse, pour n’en retenir que la dimension esthétique, avant que les auteurs romantiques ne s’appuient au contraire sur l’esthétique pour rendre au sacré son fondement métaphysique. Les Lumières ont en effet choisi d’opérer un tri dans le sacré, en distinguant l’infâme – le fanatisme et la superstition – du sublime, qui élève l’âme humaine par la pureté du sentiment. L’art est le champ d’expression privilégié de ce sublime, opposé à l’archaïsme des pratiques religieuses traditionnelles promues par les Églises établies. Pour étayer son propos, Béatrice Didier s’appuie sur un corpus d’œuvres constitué de dictionnaires, d’encyclopédies, de romans, de pièces de théâtre, de critiques de salons et d’ouvrages d’apologétique.
2Contrairement à une idée reçue, les philosophes, tels que Diderot ou Voltaire, s’intéressent de près à l’érudition ecclésiastique de leur temps : « les philosophes puisent leurs armes dans les travaux des Bénédictins, des Jésuites, et inversement ces travaux sont stimulés par la nécessité de répondre à des attaques incessantes » (p. 44). Ils s’en servent principalement pour relever les abus commis au nom de l’autorité ecclésiastique au cours de l’histoire. Ainsi, quand Voltaire dénonce « l’infâme », il ne s’attaque non pas tant à la religion qu’aux superstitions attachées aux religions. L’histoire des différentes formes de spiritualité intéresse également les philosophes en quête d’une essence originelle du sacré, susceptible de dépasser les anciens dogmes. Néanmoins, la plupart d’entre eux restent imprégnés, à des degrés divers, par l’éducation religieuse qu’ils ont reçue et qui structure leur sensibilité au sacré, à l’instar de Vauvenargues, dont la réflexion sur la mort et le néant semble très influencée par la spiritualité baroque. Dans cette recherche d’un sacré épuré, le roman et le théâtre s’affirment comme le meilleur moyen de mettre en scène l’opposition entre le sublime et l’infâme, afin de dégager une morale spirituelle digne de l’honnête homme. Bien que peu enclin à aborder des questions religieuses dans ses œuvres, Marivaux met volontiers en scène des conversions, qui sont moins l’occasion, pour leurs protagonistes, de faire leur mea culpa que d’engager une réflexion philosophique sur le sens de la vie. Montesquieu, dans les Lettres persanes, utilise le personnage du Persan Usbek pour illustrer un parcours spirituel, à travers lequel le héros se débarrasse peu à peu de ses préjugés, en devenant plus tolérant au contact des représentants des diverses religions. Le voyageur en conclut que l’humanité ne pourra atteindre le sublime que par l’intermédiaire de nouveaux mythes fondateurs séculiers, à la portée universelle. Dans La religieuse, Diderot dénonce quant à lui les pathologies de la religion, dont le fanatisme claustrale constitue l’expression achevée. À ses yeux, le salut de l’humanité repose désormais sur l’audace des génies des sciences et des arts, dont le rôle social est particulièrement valorisé dans ses pièces de théâtre. Porteurs d’un enthousiasme créatif inextinguible, les « grands hommes » sont à l’origine d’une nouvelle sacralité séculière, reposant sur leur vocation à la bienfaisance.
3Pour les philosophes, l’art, en tant que pourvoyeur d’émotion esthétique, apparaît finalement comme le meilleur moyen d’atteindre le sublime. Dans ses Salons, Diderot plaide pour une peinture religieuse vraiment inspirée, qui touche le spectateur par une représentation sans fard de l’humanité, qu’elle soit heureuse ou souffrante. De même, l’Encyclopédie fait l’éloge d’un art sacré « dépourvu d’ornements, ramené à l’essentiel, à la simplicité des lignes, purifié » (p. 181). Cette recherche de dépouillement, dont témoigne l’abstraction de l’architecture néo-classique des années 1770-1780, nourrit toute une réflexion sur la place de l’emblème et du signe, comme voie d’accès privilégiée au sacré dans une spiritualité de plus en plus individualiste, débarrassée de tous les fastes des dévotions collectives du catholicisme baroque.
4Avec son projet réformateur radical, la Révolution française apparaît aux yeux des derniers héritiers des Lumières, réunis au sein de la Société d’Auteuil, comme le meilleur moyen de redéfinir la place du sacré dans l’espace public et d’atteindre collectivement au sublime. Mais la guerre civile, attisée par les querelles religieuses, ruine ces espoirs. Robespierre et David tentent ainsi vainement de promouvoir une nouvelle forme de sacralité laïque à travers le « culte » de l’Être suprême. Après Thermidor, ceux que l’on va bientôt appeler les Idéologues, rassemblés autour de Destutt de Tracy, de Volney et de Daunou, promeuvent une nouvelle histoire des religions qui permettrait de s’élever jusqu’au sublime en retrouvant les traces d’une religion naturelle originelle susceptible de réconcilier l’humanité. Cette quête des origines s’accompagne d’une profonde réflexion pédagogique, sur le meilleur moyen de transmettre cette morale séculière et de lutter contre les idées obscurantistes propagées par le clergé. C’est ainsi que Bernardin de Saint-Pierre commence à promouvoir sa conception déiste de la nature dans les cours qu’il professe à l’École normale supérieure, avant d’en faire un livre, Les Harmonies de la nature, publié de façon posthume en 1815.
5Après avoir défendu des positions proches de celle de Voltaire dans l’Essai sur les Révolutions (1797), Chateaubriand finit, de son côté, par trouver le sublime dans la religion chrétienne primitive. C’est le message du Génie du Christianisme (1802), qui devient le manifeste d’une génération qui retrouve le chemin des églises, après avoir été le témoin des persécutions religieuses de la Révolution. Les Idéologues, par la voie de Guinguené, leur oppose la sensibilité de la raison, qui ne peut s’épanouir qu’en dehors des dogmes religieux, tandis qu’au même moment Sénancour loue plutôt le spectacle de la « nature sauvage », antérieure à la civilisation, comme seule réelle expression du sublime. Dénonçant l’hypocrisie de la démarche de Chateaubriand, Benjamin Constant préfère s’appuyer sur l’histoire pour prouver « l’infamie des religions sacerdotales », principal frein à l’essor de la liberté humaine. Il revient finalement à Stendhal de faire le pont entre les Lumières et le Romantisme, en renouant avec le sublime de l’émotion esthétique, cher aux philosophes du xviiie siècle, dans son Histoire de la peinture italienne et son Rome, Naples et Florence (1817) : l’honnête homme peut être submergé par le sublime à la simple contemplation d’une peinture religieuse exprimant avec sensibilité le mystère profond de l’humanité.
6Ce compte-rendu rend difficilement compte de la richesse de ces articles qui, mis bout à bout, proposent une histoire du sentiment religieux dans la littérature française entre 1700 et 1830. L’historien pourra regretter l’utilisation de travaux un peu datés, notamment pour la période révolutionnaire, mais se réjouira de voir réunis ici une aussi grande variété d’itinéraires spirituels, témoins de la progressive sécularisation des sociétés occidentales aux xviiie-xixe siècles.
Pour citer cet article
Référence papier
Paul Chopelin, « Béatrice Didier, L’infâme et le sublime. Quelques représentations du sacré des Lumières au Romantisme, Paris, Honoré Champion, coll. Le Dialogue des arts, n° 4, 2017, 393 p. », Chrétiens et sociétés, 24 | 2017, 180-182.
Référence électronique
Paul Chopelin, « Béatrice Didier, L’infâme et le sublime. Quelques représentations du sacré des Lumières au Romantisme, Paris, Honoré Champion, coll. Le Dialogue des arts, n° 4, 2017, 393 p. », Chrétiens et sociétés [En ligne], 24 | 2017, mis en ligne le 12 avril 2018, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/4247 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.4247
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