Droit de réponse qui fait suite au compte rendu par Paul Chopelin de l’ouvrage Abbé Grégoire : Lettres inédites sur l’Augustinus. Éloge du jansénisme dans le sillage des Provinciales, Édition critique de Jean Dubray, Paris, Classiques Garnier, 2015
Notes de la rédaction
Le droit de réponse de M. Jean Dubray est suivi d’une réponse de M. Paul Chopelin. Chacun des deux auteurs ayant pu ainsi faire valoir ses arguments, la rédaction précise qu’aucune suite ne sera donnée à ces réponses.
Texte intégral
1La querelle des attributions des œuvres est un grand classique de l’histoire littéraire et artistique. Elle prend, parfois, un tour dramatique mais peut aussi tourner au tragi-comique. Une partie de l’œuvre de Grégoire ne saurait échapper à cette règle pour des raisons encore plus déterminantes. Posons d’abord clairement le problème des archives dont l’auteur du compte rendu de mon édition, P. Chopelin, ne semble pas mesurer toute la complexité.
2On répète souvent (je l’ai fait moi-même) que le fonds Grégoire, très volumineux, a été, à sa mort (ou à celle de Mme Dubois) réparti en trois lots : 1) à la Bibliothèque de l’Arsenal (dont l’évêque fut, un temps, conservateur), 2) à la Bibliothèque de Port-Royal pour la correspondance ecclésiastique et 3) à la famille Carnot pour la correspondance profane et autres papiers. Ces fonds sont, de nos jours, tous accessibles. Mais ce récapitulatif reste incomplet. Un lot entier d’environ cinquante textes a été légué, en 1989, aux Archives nationales par Pierre Sadi-Carnot, représentant d’une branche cousine de la famille et résidant alors à Nolay (Côte-d’Or). Il demeure entreposé actuellement à Pierrefitte sous les cotes 510 AP, 1, 510 AP, 2. Or, ceci ne constitue que la partie émergée de l’iceberg. Les milliers de lettres conservées autant par les trois bibliothèques susdites que celles entreposées dans la maison Carnot constituent, pour l’essentiel, une correspondance passive. Les missives expédiées par Grégoire – et elles furent innombrables – ou bien ont disparu ou bien sont restées entre les mains des héritiers des destinataires. Voilà pourquoi surgissent, périodiquement, sur le marché des documents originaux, diffusés en dehors des circuits classiques, souvent couverts par l’anonymat et vis-à-vis desquels une expertise rigoureuse se révèle indispensable. Ainsi, récemment, un érudit local, dans le Sud de la France, m’a communiqué une soixantaine de lettres adressées à Mme Dubois, datant des années 1802-1809, achetées par lui à un particulier. De l’écriture même de Grégoire, bourrées de détails biographiques, elles sont d’une authenticité indiscutable.
- 1 Elle figure à leur suite, dans l’édition des Mémoires par J.M. Leniaud, Paris, Santé, 1989, p. 199 (...)
3Venons-en aux archives Carnot. Leur origine remonte au célèbre représentant de cette famille : Hippolyte, fils de Lazare et père du président Sadi. Il fréquenta assidûment l’abbé, à partir de 1823 et fut désigné, à sa mort, comme un des exécuteurs testamentaires. C’est à ce titre qu’il reçut en dépôt une partie des archives. Sa proximité avec son ami était telle qu’il rédigea, après le décès de celui-ci, une Notice historique, destinée à prolonger et achever ses Mémoires1. C’est dire l’intimité qui les liait. On ne peut déclarer – et je n’ai jamais rien dit de tel – que le travail de classement des archives Grégoire avait été effectué par des membres de la famille Carnot « à partir de pièces éparses », comme l’écrit P. Chopelin. Au contraire, ce classement a été réalisé avant que le dépôt leur soit confié, par l’abbé Wardt lui-même dont l’écriture et les mentions figurent sur les enveloppes cartonnées contenant les documents. Les Carnot ont donc hérité d’archives déjà classées. Et elles le sont encore soigneusement. Le placard qui les renferme sépare clairement la correspondance des manuscrits. La liasse qui nous intéresse ne contient que des textes originaux de Grégoire (dont un des Mémoires), tous déjà publiés sauf celui dont nous parlons et qui s’y trouve aussi. L’étiquette rédigée par Valentine Carnot a été simplement posée après coup. À supposer que le classement fût l’œuvre d’Hippolyte Carnot – ce qui n’est pas le cas – il aurait eu toute la compétence pour le faire puisqu’il est un des premiers spécialistes de Grégoire. On ne saurait le soupçonner raisonnablement d’avoir introduit dans cette liasse un élément étranger, sans en signaler la provenance. Au demeurant, ces archives privées, sur lesquelles j’ai travaillé, durant vingt ans, restent accessibles à tout chercheur qui le désire et en fait courtoisement la demande. En ce qui me concerne, et puisque P. Chopelin veut bien m’honorer du titre d’« éminent spécialiste » de l’abbé, je rappelle que mes travaux portent essentiellement – sans négliger l’aspect historique – sur la pensée et la personnalité de l’abbé Grégoire et qu’il appartient aux historiens de métier de résoudre ce type de question, après consultation attentive des pièces du dossier.
4L’absence de signature, à propos des Lettres inédites sur l’Augustinus, représente en effet, une difficulté réelle. Toutefois, comme en peinture, elle ne constitue pas un obstacle infranchissable. L’auteur du compte rendu me reproche de n’avoir pas recouru à certaines méthodes modernes d’attribution littéraire. Effectivement, on pourrait le souhaiter et même l’envisager. Ces méthodes sont-elles, pour autant, infaillibles ? Je me souviens d’avoir rencontré, dans mes études sur Baudelaire, une thèse, utilisant à fond les ressources de la statistique et de l’informatique et dont les conclusions se révélaient d’un classicisme décevant. En tout cas, ces travaux exigeraient, j’imagine, l’intégration de tous les autres ouvrages de Grégoire, or ils sont au nombre de 427 ! Je n’en crains pas les résultats éventuels, et ceci pour une raison simple : en ce qui concerne les écrits dont nous parlons, - et notamment dans ce cas précis – la signature n’était pas nécessaire. En effet, les transcriptions effectuées par le secrétaire étaient destinées à demeurer dans les archives et non pas forcément à être diffusées, du moins dans l’immédiat. Il importe de bien souligner ce point. La plupart de ces textes, reproduits par le copiste ou bien ont été déjà envoyés chez l’imprimeur et Grégoire désire en conserver un double, ou bien ils sont restés à l’état de projets, en attendant une édition possible. C’est, vraisemblablement, le cas de cet opuscule.
- 2 Correspondance de l’abbé Grégoire avec son clergé du Loir-et-Cher, Paris, Classiques Garnier, 2017, (...)
5Alors, dira-t-on, si cet écrit est authentique, pourquoi Grégoire ne l’a-t-il pas publié de son vivant ? Cette question posée par P. Chopelin est tout à fait légitime, mais l’explication qu’il en présente manque, quelque peu, de subtilité. Il invoque, en effet, le caractère bien trempé et intransigeant de Grégoire pour affirmer qu’il n’aurait reculé devant aucun obstacle pour faire triompher ses idées, d’autant plus qu’il ne courait pas de grands risques à le faire à ce moment-là. Il est donc difficile d’imaginer qu’il ait voulu surseoir ou renoncer à cette publication. Intransigeant, certes, il l’était (« je suis comme le granit, on peut me briser, on ne me plie pas ») mais on ne saurait le réduire à cette image. Ainsi que je l’écris dans mon dernier ouvrage : « l’homme de conviction qu’il était, n’excluait pas, quand nécessaire, l’habile tacticien. Comme le remarque A. Gazier, "il jugeait inutile d’irriter les ennemis du catholicisme par des réclamations intempestives ou par de vaines bravades2" ». Il sut ainsi traverser les orages de la Terreur, à la différence de Fauchet ou de Lamourette, sans se renier et sans se compromettre. En d’autres circonstances il fit preuve de la même souplesse et de la même diplomatie. Visiblement, c’est pour des raisons d’opportunité qu’il renonça à diffuser cet écrit. L’arrestation toute récente et l’incarcération dans les geôles pontificales de son ami Scipione de Ricci, la condamnation formelle des thèses jansénistes par la bulle Auctorem fidei se produisent dans un contexte défavorable à l’Église constitutionnelle et à ses représentants, en pleine renaissance, en outre, du courant ultra-montain. Toute provocation directe aurait pu contribuer à jeter de l’huile sur le feu, d’autant plus que l’appui du gouvernement impérial, en cas de condamnation romaine, paraissait loin d’être acquis. Certes, Grégoire ne courait pas les mêmes dangers que Ricci mais il risquait d’aggraver sa situation et celle de ses amis. Les Ruines de Port-Royal constitueront, en 1809, sa véritable réponse.
6La même suspicion de la part de P. Chopelin s’étend, de façon surprenante, au petit dépôt des manuscrits Grégoire, détenu par la bibliothèque municipale de Blois. Or, à la tête des fonds anciens de cette institution siègent plusieurs spécialistes de l’abbé, dont le très estimable Bruno Guignard, paléographe de profession. Ces responsables seront certainement ravis d’apprendre qu’ils n’exercent pas un contrôle suffisamment sévère sur tous les documents qu’ils reçoivent, alors qu’ils ne les acquièrent qu’après les avoir passés au crible d’un examen rigoureux. Trois des pièces publiées en annexe et contestées par P. Chopelin sont de la main du secrétaire, l’abbé Wardt, et se terminent par le paraphe de Grégoire, « ex-évêque de Blois ». Quant au quatrième : Le caractère du fâcheux, l’attribution se révèle encore plus incontestable. En effet, l’écriture presque « indéchiffrable » que je décris est celle de Grégoire lui-même et mon expression incomplète – je le reconnais – voulait simplement signifier que c’est presque toujours le cas, dès qu’on aborde ses textes autographes. De la part de quelqu’un qui fréquente, quasi quotidiennement et depuis des années, cette écriture, la remarque n’est pas, je crois, totalement dénuée de fondement.
- 3 Les fondements anthropologiques et l’art social dans l’œuvre de l’abbé Grégoire, ANRT, 2005, p. 39 (...)
- 4 La pensée de l’abbé Grégoire, Voltaire Foundation, Oxford, p. 35 à 109.
- 5 Histoire des sectes, Paris, Miraval, 2006, t. II, p. 297.
- 6 Préface à paraître, p. 6 et 7 du tapuscrit.
- 7 Derniers moments de l’abbé Grégoire, ancien évêque de Blois par l’abbé Baradère, dans Œuvres de l’a (...)
7Abordons, maintenant, le cœur de la question : le jansénisme vrai ou supposé de Grégoire. En parlant de mon livre, l’auteur emploie le terme flatteur d’« événement ». C’est un mot que n’utilisent pas, cependant, les recensions très élogieuses qu’en ont faites Monique Cottret et Denis Donetzkoff (entre autres). Cette omission est de leur part tout à fait justifiée, car ce n’est pas un événement. Notre document constitue, en effet, une explicitation argumentée et particulièrement amplifiante de ce que nous savions déjà. Le cadre global de la théologie de Grégoire est celui d’un augustinisme manifeste. Je ne puis exposer de nouveau ici les grands axes de sa sotériologie. Aussi je renvoie à ma thèse, publiée en 2002 à l’ANRT3, où ils sont analysés en détail et au livre qui lui fait suite, publié à l’université d’Oxford (« Voltaire Foundation4 »). Cette doctrine du salut reprend à son compte les concepts fondamentaux du péché originel, de la concupiscence, de la nature et de la grâce, de la rédemption universelle, sans en altérer la signification augustino-jansénienne. Les références sur lesquelles elle s’appuie sont mentionnées en note. Cette adhésion se prolonge, en outre, de façon explicite par un autre ouvrage que P. Chopelin traite avec légèreté en évoquant : « quelques passages de l’Histoire des sectes ». En fait de « passages », il s’agit d’un chapitre entier du tome II, intitulé Les Nouveaux pélagiens, où Grégoire pourfend le molinisme et rappelle les intuitions profondes de la théologie port-royaliste auxquelles il souscrit, notamment celle de « l’efficacité de la grâce5 ». Enfin et surtout, dans ce même compte rendu pas un mot n’est dit de l’ouvrage capital de Grégoire : Les Ruines de Port-Royal, postérieur, dans son ultime version (1809) aux Lettres inédites sur l’Augustinus de trois ans seulement. Il doit paraître de nouveau sous peu dans une édition considérablement revue, corrigée et augmentée, grâce au travail érudit de Jean Lesaulnier, chez H. Champion. Auteur de la présentation et de nombreuses notes de cette édition , j’y formule le jugement suivant auquel je ne vois rien à retrancher : « Son comportement [de Grégoire], contrairement aux affirmations de R. Taveneaux, relève non seulement d’une "sympathie morale", mais d’une "adhésion doctrinale" […] Sur plusieurs points cruciaux, il apporte un soutien éclatant à ses maîtres port-royalistes et tend à démontrer l’inanité des reproches qui leur sont adressés ainsi que la parfaite orthodoxie de la doctrine qu’ils ont professée6 ». Ces jugements restent toujours d’actualité et requièrent pour être vraiment confirmés ou infirmés non seulement la science de l’historien mais aussi peut-être la compétence du théologien. L’adhésion idéologique de Grégoire aux vérités fondamentales du jansénisme n’avait pas besoin d’être démontrée par cet écrit, mais elle en sort à la fois validée et confortée. D’ailleurs, contrairement à ce qu’affirme P. Chopelin, l’ultimatum adressé par Mgr de Quelen à l’évêque mourant en 1831 comportait aussi l’obligation de souscrire aux bulles Unigenitus et Auctorem fidei7.
- 8 La moitié des lettres personnelles de Grégoire conservées à l’Arsenal (Ms 15049) sont de son écritu (...)
- 9 Lettre LVIII (Correspondance inédite avec Mme Dubois, Archives privées, P.E. Richard).
8Quant à l’abbé Wardt que j’ai pratiquement tiré de l’oubli, tant ses interventions sont discrètes8, tout indique qu’il s’est cantonné dans son rôle de fidèle copiste. Le passage suivant tiré d’une lettre écrite par Grégoire à Mme Dubois, depuis Emberménil, le 19 août 1809, en témoigne : « Mr Louis s’est chargé de faire porter le lendemain pour Paris un manuscrit pour Mr Wardt que je salue. Dès qu’il l’aura reçu, je le prie de m’en donner des nouvelles9 ». Les corrections apportées par l’abbé, en exceptant les ratures, figurent notamment aux pages 5, 11, 17 et 24 du manuscrit (mention est faite de la première dans mon livre à la page 138). La liasse intitulée : Elections 1819 (encore inédite) conservée dans les archives Carnot, contient un véritable dossier constitué par Grégoire en personne et consacré à cet événement. On trouve un billet de sa main où il dément toute influence exercée sur lui par son secrétaire et déplore, au contraire, de devoir, trop souvent, corriger ses erreurs.
9Je remercie M. P. Chopelin de m’avoir permis de clarifier plusieurs points obscurs de l’œuvre et de la personne de l’abbé Grégoire. Accaparé, désormais, par l’édition complète de la correspondance de ce dernier, je n’ai ni le temps ni le désir de poursuivre une quelconque controverse. Je reconnais tout à fait le droit à mon contradicteur de persister dans ses doutes, comme je me sens parfaitement autorisé à conserver mes convictions.
10Jean Dubray
11Il n’est absolument pas dans mon intention d’entamer ici une controverse sur le « jansénisme » de Grégoire avec Jean Dubray. Mes remarques restent simplement d’ordre méthodologique. Je me permettrais juste de répondre rapidement aux différentes mises en cause exprimées dans son droit de réponse.
12Passons sur le reproche de méconnaître la complexité des archives Grégoire, puisque mon compte-rendu dit exactement le contraire : c’est justement parce que nous ne disposons que de très peu d’informations sur l’état des papiers du défunt évêque et leur répartition après sa mort, que l’historien doit faire preuve de la plus grande circonspection.
13Contrairement également à ce qu’affirme Jean Dubray, je n’ai jamais contesté, ni même « suspecté », l’authenticité des manuscrits conservés à Blois. Je me suis juste permis de déplorer que son texte de présentation du Caractère du fâcheux (p. 243-245) ne respecte pas les règles les plus élémentaires de l’édition de documents historiques. Mon questionnement était parfaitement légitime, dans la mesure où Jean Dubray ne donnait strictement aucune information sur l’origine du document. Grâce à son droit de réponse, nous disposons maintenant d’une indication graphologique, mais nous ne savons toujours pas dans quelles conditions ce manuscrit a pu entrer dans les collections de la bibliothèque municipale de Blois. Dans le cadre d’une éventuelle réédition de la thèse de Jean Dubray, il serait souhaitable de pouvoir disposer d’une date d’acquisition et de quelques éléments sur l’itinéraire de ce document, pour tenter de comprendre comment il a pu être détaché des archives personnelles de Grégoire. Rappelons que, face à un texte inédit, le lecteur doit pouvoir disposer de tous les éléments d’attribution en possession de l’éditeur.
14Jean Dubray a lu trop rapidement mon compte-rendu : l’expression « événement » concernant sa découverte n’est pas de moi. Dûment mise entre guillemets et référencée, elle est de Simon Icard, rendant compte de l’ouvrage sur le site de la Société des Amis de Port-Royal.
15Contrairement à ce qui est abusivement présenté comme une évidence, il faut rappeler que l’interprétation que Jean Dubray propose de l’exposé théologique contenu dans le chapitre XXI du tome II de l’Histoire des sectes religieuses, ouvrage extrêmement ambigu, est sujette à débat. Il y a deux significations possibles : soit Grégoire défend une conviction intime – c’est la position de Jean Dubray –, soit il tient simplement à exposer, sans les dénaturer, les idées de ses amis port-royalistes, confrontés, comme lui, à l’autoritarisme doctrinal romain. Comme dans d’autres combats, Grégoire épouse la cause des victimes du despotisme, que celui-ci soit monarchique ou pontifical. C’est la thèse de la « sympathie morale » défendue par René Taveneaux, mais également par Bernard Plongeron, deux historiens à qui Jean Dubray ne peut reprocher de mal connaître l’œuvre de Grégoire. Les deux points de vue sont parfaitement envisageables. La même remarque vaut pour Les ruines de Port-Royal et l’on ne peut que regretter à l’avance les affirmations trop tranchées qui présideront à l’édition prochaine de cet important texte aux éditions Honoré Champion.
16Jean Dubray n’explique toujours pas pourquoi Grégoire n’a laissé aucune profession de foi de son adhésion personnelle à « la cause de la Vérité ». Pour quelles raisons ne fait-il pas publiquement appel, comme son collègue Debertier qui meurt au même moment, des décisions du Saint-Siège ? Pourquoi les milieux port-royalistes gardent-ils le silence sur la question ? Je veux bien admettre que Grégoire fut un « janséniste intérieur », qui ne voulait pas manifester publiquement ses sentiments, mais il faut fournir des arguments, autres que purement théologiques, à l’appui de cette thèse. L’histoire des idées, fondée sur l’analyse des écrits d’un seul et unique individu, montre clairement ici ses limites. On ne peut faire l’économie d’un travail de fond sur les milieux jansénistes du premier xixe siècle, dans le prolongement de la thèse de Nicolas Lyon-Caen sur la période précédente, afin de déterminer précisément, dans une perspective d’histoire sociale, les différentes modalités de cet engagement militant. Là encore, il est impossible de statuer sur le cas Grégoire en l’état actuel des connaissances.
17Les nouveaux éléments d’informations au sujet de l’abbé Wardt sont les bienvenus. Malheureusement, ils ne permettent absolument pas d’éclairer les circonstances exactes de la copie des Lettres sur l’Augustinus. On ne peut, pour le moment, écarter l’hypothèse de la retranscription, à la demande de Grégoire, d’un texte de controverse manuscrit, écrit par quelqu’un d’autre.
18Jean Dubray s’abstient enfin de répondre sur le fond de ma critique, qui concerne la légèreté de sa méthode d’attribution. Celle-ci se résume à une seule question : qu’est-ce qui différencie le style et la pensée de Grégoire de ceux des autres théologiens de son temps ? Rappelons que lorsqu’un chercheur est confronté à un texte anonyme ou d’attribution douteuse, une étape essentielle consiste à réunir tous les textes similaires écrits sur le sujet à la même époque afin d’effectuer une comparaison. Comme je l’ai expliqué dans mon compte-rendu, les Lettres sur l’Augustinus appartiennent à un corpus qu’il faut impérativement reconstituer pour éviter toute erreur d’interprétation. C’est ce qu’on appelle, dans la méthode du commentaire de document historique, l’établissement du contexte de rédaction. Une deuxième étape consiste à identifier tous les autres auteurs potentiels – et ils sont nombreux à être impliqués dans cette querelle théologique au cours des années 1790-1800 –, afin de procéder par élimination. Force est de constater que ce nécessaire travail préalable n’a pas été effectué. Quant à la génétique du texte, je partage avec Jean Dubray la conviction que cette méthode est loin d’être infaillible, mais face au vide documentaire auquel nous sommes confrontés, on ne peut éviter d’y avoir recours. C’est une pièce, parmi d’autres, à verser au dossier. Notons d’ailleurs qu’il ne faut pas seulement croiser ce texte avec tous les écrits de Grégoire, mais également avec ceux d’autres auteurs potentiels, pour que le résultat soit fiable. On en revient toujours à la question du contexte et au nécessaire élargissement du corpus. En l’absence de tout autre document prouvant explicitement que l’ancien évêque de Blois est bien l’auteur de ce texte, une attribution « certaine », telle que présentée dans le volume édité par les Classiques Garnier, reste beaucoup trop précipitée.
19Paul Chopelin
20LARHRA, UMR 5190
Université Jean Moulin - Lyon III
Notes
1 Elle figure à leur suite, dans l’édition des Mémoires par J.M. Leniaud, Paris, Santé, 1989, p. 199 et séq.
2 Correspondance de l’abbé Grégoire avec son clergé du Loir-et-Cher, Paris, Classiques Garnier, 2017, t. I, p. 22.
3 Les fondements anthropologiques et l’art social dans l’œuvre de l’abbé Grégoire, ANRT, 2005, p. 39 à 141).
4 La pensée de l’abbé Grégoire, Voltaire Foundation, Oxford, p. 35 à 109.
5 Histoire des sectes, Paris, Miraval, 2006, t. II, p. 297.
6 Préface à paraître, p. 6 et 7 du tapuscrit.
7 Derniers moments de l’abbé Grégoire, ancien évêque de Blois par l’abbé Baradère, dans Œuvres de l’abbé Grégoire, Paris, Edhis, 1977, t. XIV, p. 336.
8 La moitié des lettres personnelles de Grégoire conservées à l’Arsenal (Ms 15049) sont de son écriture, laquelle est rigoureusement la même que dans le manuscrit.
9 Lettre LVIII (Correspondance inédite avec Mme Dubois, Archives privées, P.E. Richard).
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Référence papier
Paul Chopelin et Jean Dubray, « Droit de réponse qui fait suite au compte rendu par Paul Chopelin de l’ouvrage Abbé Grégoire : Lettres inédites sur l’Augustinus. Éloge du jansénisme dans le sillage des Provinciales, Édition critique de Jean Dubray, Paris, Classiques Garnier, 2015 », Chrétiens et sociétés, 24 | 2017, 167-174.
Référence électronique
Paul Chopelin et Jean Dubray, « Droit de réponse qui fait suite au compte rendu par Paul Chopelin de l’ouvrage Abbé Grégoire : Lettres inédites sur l’Augustinus. Éloge du jansénisme dans le sillage des Provinciales, Édition critique de Jean Dubray, Paris, Classiques Garnier, 2015 », Chrétiens et sociétés [En ligne], 24 | 2017, mis en ligne le 29 mars 2018, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/4203 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.4203
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