Navigation – Plan du site

AccueilNuméros23Dossier bibliographiqueNote critiqueAbbé Grégoire : Lettres inédites ...

Dossier bibliographique
Note critique

Abbé Grégoire : Lettres inédites sur l’Augustinus. Éloge du jansénisme dans le sillage des Provinciales, Édition critique de Jean Dubray, Paris, Classiques Garnier, 2015, 277 p.

Paul Chopelin
p. 191-198

Texte intégral

  • 1 Mayyada Kheir et Nicolas Lyon-Caen, « Grégoire janséniste ? Linéaments d’une question historiograph (...)
  • 2 Caroline et Paul Chopelin, L’obscurantisme et les Lumières. Itinéraire de l’abbé Grégoire, évêque r (...)

1La question du jansénisme d’Henri Grégoire, dit l’abbé Grégoire, a été longtemps débattue par les historiens, fournissant matière à de nombreux articles depuis les années 19701. À la lumière des travaux les plus récents sur la nature du jansénisme à la fin du siècle des Lumières, principalement ceux de Catherine Maire et de Nicolas Lyon-Caen, il avait été possible de faire le point de la question, en démontrant que Grégoire était sans aucun doute un « compagnon de route » du mouvement, avec lequel il avait noué des attaches fortes et partageait un certain nombre de valeurs théologiques, sans pour autant apparaître comme un militant de la cause de la « Vérité »2. Très récemment, Monique Cottret a clairement résumé les enjeux d’une question, à laquelle il est difficile de répondre avec certitude faute d’une enquête archivistique approfondie sur les milieux port-royalistes des années 1790-1800 :

  • 3 Monique Cottret, Histoire du jansénisme (xviie-xixe siècle), Paris, Perrin, 2016, p. 286.

Augustinien, admirateur de Port-Royal, Grégoire appartient à cette mouvance qui n’a jamais été un parti. Il se tient à distance, plus exactement, il ne se confond pas avec les rédacteurs des Nouvelles ecclésiastiques. Cette réserve peut se comprendre, parce qu’il est, en tant que député, un acteur politique direct. Est-ce de connivence avec le journal janséniste ? Doit-on y voir comme une répartition concertée des actes pour des mêmes objectifs ? Il faudrait poursuivre les dépouillements pour répondre à cette question. Plus probablement, nous avons deux réseaux qui se croisent, se rencontrent, mais ne fusionnent pas.3

  • 4 Jean Dubray, La Pensée de l’abbé Grégoire : despotisme et liberté, Oxford, Voltaire Foundation, 200 (...)
  • 5 Jean Dubray et Caroline Carnot (éd.), Lettres à l’abbé Grégoire. Volume I. A à J, s. l., Phénix Édi (...)
  • 6 Le document a été présenté publiquement pour la première fois lors du colloque « Port-Royal au xixe(...)

2Cataloguer Grégoire comme janséniste reste extrêmement délicat et ne contribue guère à comprendre la complexité d’une pensée qui puise à de multiples sources. Par ailleurs, jamais Grégoire n’a exprimé un quelconque attachement personnel aux principes de foi développés par le groupe, dans ses diverses composantes, au cours du xviiie siècle : défense de l’Augustinus de Jansen, condamnation de la bulle Unigenitus et exaltation de l’élection divine des fidèles de la « vraie » Église. Ce point de vue vient d’être battu en brèche par la mise au jour d’un manifeste théologique janséniste, dont Grégoire serait l’auteur. Jean Dubray, à l’origine de cette découverte, est un éminent spécialiste de la pensée de Grégoire, à laquelle il a consacré une thèse de philosophie, publiée en 20084. Poursuivant ses recherches sur le personnage, il a entrepris de recenser et collecter les manuscrits originaux conservés dans les dépôts publics et privés. Autorisé à accéder aux archives détenues par la famille Carnot, il a publié une première sélection de lettres inédites en 2013, qui constitue une source de documentation précieuse pour les historiens de la période révolutionnaire et impériale5. C’est en dépouillant une liasse intitulée « Manuscrits », conservée dans ces mêmes archives Carnot, que Jean Dubray a découvert un nouvel inédit de Grégoire. Il s’agit d’un groupe de cinq « lettres à un ami », contenant une longue défense théologique de l’Augustinus, le célèbre ouvrage de Corneille Jansen, présentée sous la forme de dialogues entre un prêtre, tenant de la « Vérité », et un jésuite, sur le modèle des Provinciales de Blaise Pascal. Jean Dubray a retranscrit intégralement le document et en a livré une longue analyse, qui a fait l’objet d’une thèse de théologie, soutenue à l’Institut catholique de Paris, sous la direction de Laurent Villemin, en 2015. Ce texte a été peu après publié par les éditions Classiques Garnier, dans la collection « Univers Port-Royal », dirigée par Jean Lesaulnier6.

  • 7 Recension de l’ouvrage par Simon Icard sur le site internet de la Société des amis de Port-Royal : (...)

3L’ouvrage a été signalé comme un « événement », remettant en cause un certain nombre d’acquis historiographiques sur la période7. Une telle découverte mérite assurément un examen attentif, afin d’en mesurer tous les apports pour la recherche. Dès les premières pages du texte de présentation, un doute se fait néanmoins jour quant à l’attribution réelle de l’écrit. Comme le reconnaît Jean Dubray lui-même, « le texte nous est présenté tel quel, dépourvu de titre, de date, de référence extérieure et privé du plus élémentaire préambule ». Plus préoccupant, il n’est pas signé, et on ne trouve aucune allusion le concernant dans la correspondance ou les autres écrits de Grégoire. Sa présence dans la liasse « Manuscrits » n’aide guère le chercheur : le fonds Carnot est une reconstitution d’une partie des archives Grégoire, dispersées dans des circonstances qui restent encore à élucider comme Jean Dubray le reconnaît lui-même (p. 19). Ce sont les Carnot qui ont classé ce texte dans une liasse « Manuscrits » qu’ils ont eux-mêmes constituée à partir de pièces éparses. Ils ont donné un titre aux cinq lettres, « Dispute entre un jésuite et un prêtre janséniste sur l’Augustinus », et ajouté la mention « Ne semble pas avoir été publié ». Seul indice matériel d’une possible attribution à Grégoire, le texte a été écrit par son secrétaire particulier, Wardt, dont la graphie serait aisément reconnaissable, et contient plusieurs corrections et ajouts de la main même de l’ancien évêque de Blois (p. 21). Jean Dubray ne précise cependant ni la nature ni l’importance numérique des interventions manuscrites de Grégoire. Nous y reviendrons. Autre élément déterminant dans cette attribution : des « arguments de critique interne (le style, le vocabulaire, la thématique générale) » permettraient de reconnaître aisément la pensée de Grégoire. Pour Jean Dubray, l’attribution ne fait donc aucun doute et le lecteur est invité à accepter le fait sans discussion.

  • 8 Véronique Alemany, La dernière solitaire de Port-Royal. Survivances jansénistes jusqu’au xxe siècle(...)
  • 9 Voir, par exemple, la bibliographie proposée à la fin de l’article de Valentina Chepiga, « Méthodol (...)
  • 10 Jean Dubray ne nous dit rien de Wardt, de ses relations avec Grégoire et de son travail de secrétai (...)
  • 11 Jean Dubray, « Grâce et libre-arbitre dans la pensée de l’abbé Grégoire », dans Valérie Guitienne-M (...)

4Pourtant, à ce stade, la plus grande prudence s’impose. Les éléments de critique interne invoqués ne sont, en l’état, guère convaincants. Ainsi, l’auteur n’explique en aucune façon ce qui peut distinguer le style de Grégoire de celui d’autres théologiens contemporains, à qui l’on pourrait tout aussi bien attribuer ce texte anonyme. Il aurait fallu mener une enquête dans les archives et dans les bibliothèques pour répertorier les défenses de l’Augustinus publiées ou diffusées sous la forme de manuscrits dans les cercles jansénistes entre 1790 et 1830. Le dépouillement des bibliographies édifiantes, dressées par les fidèles, à l’instar de celles que le Toulousain Louis de Saint-Blaquat recopie au début de la monarchie de Juillet sous le titre d’Ordres de lecture pour s’instruire sur les contestations touchant le Formulaire et la Constitution Unigenitus, aurait indubitablement permis de mieux contextualiser cet écrit au sein de ce corpus militant8. On ne peut déterminer de façon certaine l’originalité stylistique des « cinq lettres » sans cette enquête préalable. Quant à l’attribution, elle reste difficile à établir sans une comparaison raisonnée avec d’autres textes, et pas seulement ceux de Grégoire, afin d’élargir le champ des auteurs potentiels et de procéder ensuite par élimination. Il existe à cet effet des outils lexicométriques qui apportent des éléments beaucoup plus tangibles que de simples impressions de lecture, forcément subjectives. Les philologues français, russes et italiens ont récemment établi des méthodologies d’attribution littéraire, comme la génétique du texte, qui, dans le cas présent, auraient permis de nourrir un dossier qui, en l’état, paraît bien peu nourri9. À la lecture de la présentation de Jean Dubray, il n’existe qu’une seule certitude : Grégoire a relu et corrigé un texte écrit ou recopié par Wardt. Rien ne prouve qu’il l’ait dicté10. Par ailleurs, aucune réponse satisfaisante n’est apportée à la question de l’isolement de ce texte, qui n’est nulle part mentionné dans le corpus « grégorien ». Grégoire a bien traité de thèmes similaires – la grâce et le libre-arbitre – dans plusieurs passages de son Histoire des sectes (édition de 1828), mais il ne s’agit en aucun cas d’une apologie, comme c’est le cas ici11. Quant au texte intitulé « Caractère du fâcheux », pastiche de La Bruyère, reproduit dans l’annexe 2 (p. 243-251), les éléments mis à la disposition du lecteur ne permettent guère de savoir s’il est l’œuvre ou non de Grégoire : on sait juste qu’il s’agit d’un brouillon difficile à lire conservé à la bibliothèque municipale de Blois, sous la cote Ms 823. Quel est le rapport avec l’ancien évêque constitutionnel ? Ce texte est-il écrit de sa main ? Comment est-il parvenu à Blois ? À quel fonds d’archives appartient-il ? Il aurait fallu fournir davantage d’éléments d’appréciation au lecteur. À la lecture du dossier constitué par Jean Dubray en tête de cette édition, on peut difficilement affirmer avec certitude que l’ancien évêque de Blois soit l’auteur de ces « cinq lettres à un ami ». En faire la matière principale d’une thèse, puis d’un ouvrage, sur la pensée théologique de Grégoire paraît donc, à première vue, pour le moins aventureux...

  • 12 Valérie Guitienne-Mürger, « La mort de l’abbé Grégoire : le dernier combat », Chroniques de Port-Ro (...)
  • 13 Debertier meurt le 19 octobre 1831. Sur cette affaire, voir Augustin Gazier, Histoire générale du m (...)

5Le contexte d’élaboration des cinq lettres est en revanche clairement établi. Grâce à une allusion au début de la première lettre, Jean Dubray démontre que l’auteur réagit à la rétractation de Scipione de Ricci, l’évêque de Pistoia, entre les mains du pape Pie VII le 9 mai 1805. On sait que Grégoire, qui entretient une correspondance suivie avec Ricci, suit l’affaire de près. Pour Jean Dubray, cette rétractation aurait profondément ébranlé Grégoire et l’aurait poussé « à prendre la plume pour rétablir une vérité théologique qu’il croyait menacée et engager un nouveau combat contre une décision de l’autorité ecclésiastique qui lui paraissait porteuse d’une nouvelle injustice » (p. 27). Dans l’analyse théologique qui suit la présentation du texte, Jean Dubray dresse un parallèle entre la position défendue dans les cinq lettres, celle de Jansen dans l’Augustinus et celle des auteurs port-royalistes classiques du xviie siècle, principalement Arnauld et Pascal. Au terme d’une minutieuse et scrupuleuse analyse, il réussit à prouver, sans doute possible, que l’auteur des cinq lettres est un fervent défenseur des thèses augustiniennes sur la grâce et qu’il peut donc, à ce titre, être qualifié de « janséniste ». Pour Jean Dubray, la cause est désormais entendue : Grégoire est un « fervent disciple de Jansénius » (dixit la quatrième de couverture). Une telle affirmation semble devoir être tempérée. Si tant est qu’il soit l’auteur des cinq lettres, quel objectif Grégoire poursuit-il en les dictant à son secrétaire ? Affirmer secrètement ses profondes convictions théologiques comme l’affirme Jean Dubray ? Grégoire n’est pourtant pas homme à dissimuler ses convictions. Chacun sait que son franc-parler lui a causé bien des inimitiés au cours de son existence. Lui qui n’a jamais fait mystère de ses opinions gallicanes et antiromaines, pourquoi aurait-il pris soin de cacher si soigneusement ses idées théologiques, au point qu’on ne les voit surgir nulle part en dehors de quelques passages de son Histoire des sectes ? Au risque de perdre son influence dans l’Église ? Après 1801 et sa mise à l’écart institutionnelle, Grégoire n’a plus rien à perdre de ce côté-là et campe fièrement sur ses positions d’opposant démocrate au sein de l’Église et ce jusqu’à sa mort en 1831. Comment un caractère aussi entier et volontiers intransigeant aurait-il pu taire un tel engagement, alors que certains de ses anciens collègues de l’épiscopat constitutionnel ne se privent pas de manifester publiquement leur attachement aux thèses augustiniennes à la même époque ? Si, sur son lit de mort, Grégoire revendique hautement son attachement à l’Église constitutionnelle, il n’est pas question de défendre la mémoire de Jansen et de toutes les victimes de leur dévouement à la cause de la « Vérité »12. Pourtant, six mois plus tard, lorsque Claude Debertier, ancien évêque constitutionnel de l’Aveyron, qui lui ne fait pas mystère de ses opinions port-royalistes, vient à mourir, les autorités religieuses le somment de signer le Formulaire d’Alexandre VII (1656), qui condamne cinq propositions tirées de l’Augustinus, et d’adhérer aux textes pontificaux dénonçant l’hérésie « janséniste ». Fidèle à ses convictions, l’agonisant refuse d’obtempérer et se déclare publiquement appelant des décisions du Saint-Siège13. Au regard de cet exemple, force est de constater que Grégoire se présente comme un « fervent disciple » très discret. Ou, du moins, que personne, à l’archevêché de Paris, n’a eu vent de ses convictions pour lui imposer la signature du Formulaire ou pour évoquer le sujet dans le débat public autour de sa « réconciliation ».

  • 14 Jean-Pierre Chantin, « Des jansénistes entre orthodoxie et dissidence au début du xixe siècle », Hi (...)
  • 15 Jean-Pierre Chantin, « Cent ans après : Unigenitus dans les controverses autour du jansénisme (1802 (...)
  • 16 Ainsi, le Catéchisme sur le Concordat de l’abbé Chaix, principal manifeste de l’opposition anticonc (...)

6Ces incertitudes quant aux convictions réelles de Grégoire laissent la porte ouverte à d’autres interprétations du document découvert par Jean Dubray. Après le concordat de 1801, la branche « romaine », intransigeante, de l’ancien clergé réfractaire entend régler ses comptes avec les prêtres jansénistes, en reprenant le mouvement d’épuration doctrinale entrepris avant 1789 et qui avait été plus ou moins interrompu pendant la Révolution. Il s’agit d’éliminer des clercs déviants, dont les idées théologiques auraient contribué à saper l’autorité morale de l’Église en France. Dans certains diocèses, comme celui de Lyon, des prêtres suspects se voient imposer la signature du formulaire d’Alexandre VII, sous peine de destitution14. Longtemps assoupie, la polémique sur la grâce reprend de plus belle. Les théologiens jansénistes se mobilisent pour défendre à nouveau les thèses augustiniennes15. La plupart d’entre eux ont refusé le concordat et profitent de l’occasion pour dénoncer les compromissions politiques de leurs adversaires. À cette époque, Grégoire entretient des relations étroites avec les milieux port-royalistes de la capitale, sur lesquels il s’était déjà appuyé pour reconstituer l’Église constitutionnelle après 1795. Comme eux, il est un opposant au concordat de 1801, qui a ruiné son idéal d’ecclésiologie républicaine. Dans les Mémoires qu’il entreprend de rédiger à partir de 1804-1805, il ne se prive pas de brocarder l’attitude désinvolte de Pie VII et du gouvernement français à l’égard des participants au concile national de 1801. L’ancien évêque de Blois et les défenseurs de l’Augustinus sont ainsi animés par une volonté commune de combattre un ordre concordataire injuste et de dénoncer l’intransigeance romaine. Sans être lui-même l’auteur des cinq lettres, Grégoire a pu servir de conseiller théologique et littéraire. Vivant dans la clandestinité, les groupes jansénistes anticoncordataires impriment rarement leurs textes, qui circulent principalement sous forme manuscrite, comme cela a d’ailleurs été longtemps l’usage au xviiie siècle16. Wardt a pu recopier l’un de ces écrits polémiques, qui a été ensuite corrigé et amendé par Grégoire.

7Une autre hypothèse mérite d’être prise en considération. Grégoire a tout simplement pu demander à Wardt de recopier l’un de ces pamphlets jansénistes manuscrits qui lui semblait digne d’intérêt dans le cadre de l’affaire Ricci, afin de le conserver dans ses archives. En effet, si l’on se réfère aux notes de bas de page de Jean Dubray, Grégoire n’a opéré, de sa main, aucune modification de fond sur le texte. Ses interventions relèvent davantage d’une mise au propre que d’une correction d’auteur : un mot manquant remplacé p. 138, une correction d’accord qui « paraît être de la main de Grégoire » p. 141, un adjectif qui « semble » avoir été ajouté par Grégoire p. 149 et un mot manquant remplacé p. 163. Soit quatre interventions au total ! Aucune d’entre elle ne peut être considérée comme une quelque forme de réécriture ou d’intervention sur le fond du texte. Sous réserve de l’existence d’autres corrections manuscrites non mentionnées par Jean Dubray, cela suffit-il à affirmer que Grégoire est, sans doute possible, l’auteur du texte ? Certainement pas.

  • 17 Une première présentation des théologiens de l’Église constitutionnelle dans Bernard Plongeron, Thé (...)
  • 18 Valérie Guittienne-Mürger, « Un conservatoire janséniste à Paris au xixe siècle : la paroisse Saint (...)
  • 19 Sur la question de la catégorisation des acteurs de la période révolutionnaire, voir les principes (...)

8En achevant la lecture de ces « cinq lettres à un ami », le lecteur ne peut s’empêcher de ressentir un certain malaise. Et si le texte présenté et édité comme un inédit de Grégoire n’était que la copie d’un document écrit par quelqu’un d’autre, uniquement conservé pour son intérêt historique ? Dans ce cas, cette défense de l’Augustinus ne serait qu’une simple pièce d’archive, nouveau témoignage de l’intérêt de Grégoire pour la question janséniste, mais rien de plus. Ceci expliquerait l’absence de toute autre mention de cet écrit dans les papiers de l’ancien évêque de Blois, de même que l’isolement de ces dialogues en forme de lettres dans la production de l’auteur. L’hypothèse mérite en tout cas d’être posée. En l’état actuel de la recherche sur la mouvance janséniste au début du xixe siècle, l’attribution de ce texte nous semble beaucoup trop précipitée. On ne peut que regretter, à cet égard, le manque de prudence de l’auteur et de son éditeur. L’interprétation qui est livrée ici est séduisante, bien menée et témoigne d’une parfaite maîtrise des écrits de Grégoire, dont Jean Dubray est incontestablement l’un des meilleurs spécialistes actuels. Bien que potentiellement crédible, elle aurait dû rester au rang d’hypothèse, dans l’attente de travaux plus approfondis sur le sujet. Alors que la bibliographie relative à Grégoire, le « grand homme », panthéonisé en 1989, est abondante, ses relations ecclésiastiques sont généralement mal connues, que ce soit dans les milieux « jansénistes » ou au sein de l’Église constitutionnelle17. Les importants travaux menés depuis quelques années sous la houlette de Sylvio de Franceschi, dans une perspective d’histoire intellectuelle, sur les milieux catholiques antiromains mériteraient assurément des prolongements prosopographiques pour le premier xixe siècle, afin de mieux connaître les hommes et leurs réseaux. Les recherches effectuées par Valérie Guitienne-Mürger dans les archives parisiennes offrent à cet égard de stimulantes perspectives18. Le chantier est ouvert et, au-delà du cas Grégoire, on ne peut que souhaiter la publication de nouvelles études sur les acteurs du conflit religieux sous la Révolution et l’Empire, dans le cadre d’une histoire sociale de la théologie permettant de nuancer les catégorisations habituelles19.

Haut de page

Notes

1 Mayyada Kheir et Nicolas Lyon-Caen, « Grégoire janséniste ? Linéaments d’une question historiographique », dans Valérie Guitienne-Murger et Jean Lesaulnier (dir.), L’abbé Grégoire et Port-Royal, Paris, Nolin, 2010, p. 21-32.

2 Caroline et Paul Chopelin, L’obscurantisme et les Lumières. Itinéraire de l’abbé Grégoire, évêque révolutionnaire, Paris, Vendémiaire, 2013, p. 149-158.

3 Monique Cottret, Histoire du jansénisme (xviie-xixe siècle), Paris, Perrin, 2016, p. 286.

4 Jean Dubray, La Pensée de l’abbé Grégoire : despotisme et liberté, Oxford, Voltaire Foundation, 2008.

5 Jean Dubray et Caroline Carnot (éd.), Lettres à l’abbé Grégoire. Volume I. A à J, s. l., Phénix Éditions, 2013.

6 Le document a été présenté publiquement pour la première fois lors du colloque « Port-Royal au xixe siècle » à Lyon le 8 octobre 2014 : Jean Dubray, « Un défenseur de l’Augustinus au xixe siècle : l’abbé Grégoire (1750-1831) », in Simon Icard et Stéphane Zékian, Port-Royal au xixe siècle, Paris, Société des Amis de Port-Royal, Chroniques de Port-Royal (65), 2015, p. 39-50.

7 Recension de l’ouvrage par Simon Icard sur le site internet de la Société des amis de Port-Royal : http://www.Amisdeportroyal.org/bibliotheque/?Compte-rendu-Abbe-Grégoire-Lettres.html

8 Véronique Alemany, La dernière solitaire de Port-Royal. Survivances jansénistes jusqu’au xxe siècle, Paris, Cerf, 2013, p. 124-125. Sur la production lyonnaise, Jean-Pierre Chantin, Les Amis de l’œuvre de la Vérité. Jansénisme, miracles et fin du monde au xixe siècle, Lyon, PUL, 1998, p. 46-52.

9 Voir, par exemple, la bibliographie proposée à la fin de l’article de Valentina Chepiga, « Méthodologies croisées pour l’attribution des textes : la place de la génétique. Le cas Gary/Ajar », Modèles linguistiques, n° 59, 2009, p. 101-132. Consultable en ligne : http://ml.revues.org/336

10 Jean Dubray ne nous dit rien de Wardt, de ses relations avec Grégoire et de son travail de secrétaire. Avait-il l’habitude de recopier les manuscrits de Grégoire ? Ce point mériterait un véritable développement. Il aurait notamment été intéressant de connaître plus précisément ses liens éventuels avec les milieux port-royalistes.

11 Jean Dubray, « Grâce et libre-arbitre dans la pensée de l’abbé Grégoire », dans Valérie Guitienne-Murger et Jean Lesaulnier (dir.), L’abbé Grégoire et Port-Royal, op. cit., p. 33-47.

12 Valérie Guitienne-Mürger, « La mort de l’abbé Grégoire : le dernier combat », Chroniques de Port-Royal, n° 64, 2014, p. 443-461.

13 Debertier meurt le 19 octobre 1831. Sur cette affaire, voir Augustin Gazier, Histoire générale du mouvement janséniste depuis ses origines jusqu’à nos jours, Paris, Honoré Champion, 1924, t. II, p. 216-219.

14 Jean-Pierre Chantin, « Des jansénistes entre orthodoxie et dissidence au début du xixe siècle », Histoire@politique, n° 18, 2012 (3) : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-histoire-politique-2012-3-page-28.htm.

15 Jean-Pierre Chantin, « Cent ans après : Unigenitus dans les controverses autour du jansénisme (1802-1830) », in Olivier Andurand et Sylvio De Franceschi (dir.), 8 septembre 1713 : le choc de l’Unigenitus, Paris, Société des Amis de Port-Royal, Chroniques de Port-Royal (n° 64), 2014, p. 323-337.

16 Ainsi, le Catéchisme sur le Concordat de l’abbé Chaix, principal manifeste de l’opposition anticoncordataire janséniste, n’a jamais été publié et circule uniquement sous forme de copies manuscrites à partir de 1802. Voir la notice « Chaix, Jean-Dominique » dans Jean-Pierre Chantin (dir.), Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine. 10. Les marges du christianisme, Paris, Beauchesne, 2001, p. 45.

17 Une première présentation des théologiens de l’Église constitutionnelle dans Bernard Plongeron, Théologie et politique au Siècle des Lumières (1770-1820), Genève, Droz, 1973. De nouvelles pistes de recherche dans : Joseph Byrnes, Priests of the French Revolution. Saints and renegades in new political era, University Park, Pennsylvania State University Press, 2014 ; Francesco Dei, Gallicanisme et sécularisation révolutionnaire. Ecclésiologie de l’Église constitutionnelle (1790-1794), thèse de doctorat en histoire (dir. D. Menozzi), École normale supérieure de Pise, 2015 ; Paul Chopelin (dir.), Gouverner une Église en Révolution. Histoires et mémoires de l’épiscopat constitutionnel, Lyon, Chrétiens et Sociétés, Documents et mémoires, 2017 (à paraître). Voir également Paul et Caroline Chopelin, « L’héritage janséniste dans l’Église constitutionnelle. Débats historiographiques et perspectives de recherche », Gilles Deregnaucourt et alii (dir.), Dorsale catholique, Jansénisme, Dévotions : xvie-xviiie siècles. Mythe, réalité, actualité historiographique, Paris, Riveneuve, 2014, p. 135-151.

18 Valérie Guittienne-Mürger, « Un conservatoire janséniste à Paris au xixe siècle : la paroisse Saint-Séverin après 1801 », Mémoires publiés par la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l’Ile-de-France, t. 54, Paris, 2003, p. 213-232.

19 Sur la question de la catégorisation des acteurs de la période révolutionnaire, voir les principes méthodologiques développés dans Jean-Clément Martin, Nouvelle histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, 2012.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Paul Chopelin, « Abbé Grégoire : Lettres inédites sur l’Augustinus. Éloge du jansénisme dans le sillage des Provinciales, Édition critique de Jean Dubray, Paris, Classiques Garnier, 2015, 277 p. »Chrétiens et sociétés, 23 | -1, 191-198.

Référence électronique

Paul Chopelin, « Abbé Grégoire : Lettres inédites sur l’Augustinus. Éloge du jansénisme dans le sillage des Provinciales, Édition critique de Jean Dubray, Paris, Classiques Garnier, 2015, 277 p. »Chrétiens et sociétés [En ligne], 23 | 2016, mis en ligne le 09 février 2017, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/4121 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.4121

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search