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Les anniversaires de la Réforme, dossier coordonné par Yves Krumenacker

Charles Andler, Xavier Léon, Élie Halévy et le numéro spécial de la Revue de Métaphysique et de Morale pour le quatrième centenaire de la Réformation de Luther (1917-1918)

Charles Andler, Xavier Léon, Élie Halévy and the special issue of the Revue de Métaphysique et de Morale published for the forth centenary of Luther’s Reformation de (1917-1918)
Patrick Cabanel
p. 65-92

Résumés

En 1917, cœur de la Première Guerre mondiale, mais aussi 4e centenaire de la Réformation de Luther, le germaniste d’origine alsacienne Charles Andler propose à Xavier Léon, le directeur de la Revue de métaphysique et de morale, de consacrer un numéro à cet anniversaire, afin de n’en pas laisser tout le prestige à l’Allemagne. S’ensuit une riche correspondance entre Andler, Léon, son ami Élie Halévy, Maurice Blondel, Ferdinand Buisson et d’autres. Elle permet d’entrer dans la « fabrique » d’une revue prestigieuse, contrainte de prendre en compte les qualités et les réputations des contributeurs potentiels, mais aussi, tout universaliste et laïque qu’elle entende être, leurs identités nationales et confessionnelles. Dix-huit mois plus tard paraît un gros numéro (425 pages), À propos du quatrième centenaire de la Réforme, qui comprend des auteurs français et étrangers, protestants mais aussi catholiques (Pierre Imbart de La Tour et Jacques Chevalier), très largement dédié à une géopolitique des confessions et à leurs influences politiques, économiques et culturelles sur le monde contemporain. La livraison est inégale : on y trouve les rêveries du vieil Émile Doumergue sur la filiation de Calvin au président Wilson, via Knox ou Locke…, mais aussi une première adaptation en français des thèses d’Ernst Troeltsch. Elle est due à Edmond Vermeil, qui allait devenir un spécialiste des Allemagnes de Weimar et du nazisme ; le Suisse Carl Albrecht Bernoulli multiplie les aperçus peut-être hasardeux, souvent féconds, notamment quand il annonce le surgissement du « citoyen tragique ». La visée commémorative se mue en inventaire du monde moderne et prospection de l’histoire à venir.

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Texte intégral

  • 1 Cf. Christophe Prochasson, « Philosopher au xxe siècle : Xavier Léon et l’invention du “système R2M (...)

1La Revue de Métaphysique et de Morale [RMM] a publié, dans un numéro double de la fin de 1918, un gros dossier intitulé « À propos du quatrième centenaire de la Réforme ». On pourrait s’étonner qu’une telle revue, fondée en 1892 par Alphonse Darlu et ses anciens élèves du lycée Condorcet, Xavier Léon, Élie Halévy et Léon Brunschvicg, et devenue un lieu important de l’activité philosophique sous la République1, s’intéresse à une commémoration historique et religieuse. Deux raisons peuvent l’expliquer : la plus triviale tient au fait que la revue manque alors de collaborateurs et de thèmes, le fait étant aggravé par l’arrivée à la tête de son aînée et rivale, la Revue philosophique de la France et de l’étranger, d’un Lucien Lévy-Bruhl attentif à s’attacher ou à débaucher des auteurs ; É. Halévy a suggéré en janvier 1917 à son ami X. Léon, le directeur, d’ouvrir les colonnes à des questions pratiques (il évoque des numéros sur l’organisation économique de l’Europe après la guerre, sur les transformations politiques à prévoir, sur la constitution de l’Europe et de ses nationalités).

  • 2 Désormais notée BIS. Les lettres d’Andler à Léon se trouvent à la cote MSVC 358, f° 104 à 258.
  • 3 Je les cite à partir du volume Élie Halévy, Correspondance 1891-1937, Éditions de Fallois, 1996. Se (...)
  • 4 Andler est protestant d’origine, mais personnellement agnostique ; Élie Halévy est d’origine protes (...)
  • 5 Ajoutons qu’Andler termine rarement ses lettres sans un paragraphe, toujours digne et serein, sur l (...)

2L’Allemagne et sa culture offrent la plus urgente de ces questions pratiques : l’idée d’un numéro sur le quatrième centenaire de la Réforme vient du germaniste Charles Andler (1866-1933), un Alsacien et socialiste, alors professeur à la Sorbonne (par la suite au Collège de France), remarqué depuis 1915 pour ses publications sur le pangermanisme. Il en fait la proposition à Léon, fin avril 1917, avant de s’employer à constituer un sommaire : l’entreprise s’avère délicate, pour des raisons à la fois nationales et confessionnelles. Ses lettres à Léon, conservées à la Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne2, celles également d’Élie Halévy, publiées en 19963, permettent de reconstituer la fabrication d’un numéro de revue de philosophie sur un thème sensible et de mesurer ce que des intellectuels de premier plan, dont les liens au protestantisme sont très divers (et assez distants4), pensent des rapports entre les Réformations et la modernité, notamment démocratique. D’où le double aspect du présent article5 : il invite à entrer dans la « cuisine » d’une revue, le choix des auteurs pressentis, les appréciations sans fard de leurs qualités et limites, le tout grâce à ces magnifiques correspondances qu’échangeaient et conservaient alors les intellectuels ; avant d’insister sur quelques traits saillants du numéro livré au public, mais sans prétendre rendre compte d’un contenu qui peut intéresser à la fois les historiens de la Réforme et ceux de sa réception au terme de la grande guerre entre la France et l’Allemagne.

Fabriquer un numéro sensible

3Andler écrit à Léon, fin avril 1917 :

  • 6 René Lote, Du Christianisme au germanisme, l’évolution religieuse au xviiie siècle et la déviation (...)
  • 7 W. Monod (1867-1943), pasteur, importante figure du christianisme social et de l’œcuménisme.
  • 8 BIS, MSVC 358, f° 149-150 v°, s.d. (un mercredi : très probablement le 25 avril 1917).

Ne penseriez-vous pas que pour le quatrième centenaire de la Réforme, la Revue de Métaphysique aurait un mot à dire ? Les Allemands tireront un parti prodigieux de cette commémoration en octobre. La question du pangermanisme religieux, la belle question gâchée par René Lote6, n’est qu’un fragment de l’immense question d’ensemble.
Nous autres, sans avoir à prendre parti entre les confessions, nous avons à les dominer par la pensée. Nous avons le droit de nous demander sans scrupules si la Réforme a été un bien ou un mal, et sur ce point, tout en regrettant que le luthéranisme ait peut-être empêché la Renaissance de glisser directement jusqu’à la libre-pensée, il faut être, je crois, nettement anti-comtiste.
D’un autre côté, il est non moins évident pour moi que la vraie révolution religieuse, la faille véritable, c’est le calvinisme. C’est de lui que sont sorties toutes les sectes anglaises, écossaises, américaines, tous les réveils religieux. Même au point strict du phénomène religieux c’est donc lui qui [est] la partie vivante de la Réforme. Et s’il s’agit de la manière de conduire les hommes, le régime synodal, à n’en pas douter, est le père du régime représentatif et républicain dans le monde entier. Il reste enfin une question métaphysique proprement dite, où le calvinisme me paraît aussi dépasser en profondeur le luthéranisme, bien qu’ils soient aujourd’hui révolus tous les deux.
Il y en a cependant des survivances dans bien des consciences. Nous avons à les comprendre comme telles. J’ai peur que notre médiocre théologie ne produise là-dessus rien d’éminent. Quelques hommes de grande conscience, comme Wilfred Monod7, prononceront de beaux discours. Ce sera tout. Vous devriez peut-être atteler dès maintenant ceux de nos amis qui s’intéressent aux questions religieuses à la préparation d’un numéro spécial.8

4Il est fort possible, suggère un peu gratuitement Halévy, qu’Andler ait d’abord contacté Lévy-Bruhl, et que ce dernier ait repoussé l’idée. Peu importe : Halévy la juge excellente ; sinon tout un numéro « consacré au Calvinisme » (on a bien lu, et non au luthéranisme ; la suite des lettres parle de manière toute naturelle du « numéro Calvin » puis du « numéro protestant »), ce qui est peut-être beaucoup, au moins un lot d’articles. Et d’avancer ses propres réflexions, le 3 mai, à propos de trois questions importantes à développer « en ce qui concerne le calvinisme » :

  • 9 E. Halévy, Correspondance, op. cit., 3 mai 1917, p. 542. L’historien (protestant) Charles Seignobos (...)

1° Le christianisme de la grâce, par opposition au christianisme sacramentel. Sa valeur morale et philosophique. J’avoue que je ne sais pas très bien en quoi sur ce point la théologie de Calvin l’emporte sur celle de Luther, diffère de celle-ci. Mais le problème général est capital. Mais où trouver le théologien philosophe capable de le traiter ?
2° Le calvinisme et son rôle dans le progrès de la culture moderne. Les universités calvinistes : Genève, Leyde, Edimbourg, - Boston. Un Suisse, un Anglais pourrait peut-être traiter ce sujet qui est aussi de première importance.
3° Le calvinisme et l’idée républicaine dans l’Europe occidentale. Andler a raison : on peut affirmer que tout le républicanisme moderne est d’origine calviniste. Il ne serait pas impossible que Seignobos fût séduit par l’idée d’un article historique qui porterait sur cette question9.

  • 10 Bibliothèque de la Société de l’histoire du protestantisme français, Fonds F. Buisson, lettre du 28 (...)
  • 11 Lettre à Léon, 3 juin 1917 (ne se trouve pas dans le dossier Darlu du fonds X. Léon, BIS, MSVC 360- (...)
  • 12 « L’hérésie moderniste n’a aucun rapport avec l’hérésie calviniste (ou janséniste) », ibid., 12 mai (...)
  • 13 « Et pour donner la parole à un catholique ne peut-on songer à Imbart de la Tour ? Ses trois volume (...)

5Demandant un article au pédagogue et homme politique Ferdinand Buisson, fin août, Léon lui résume le projet d’Andler, qu’il a fait sien : « J’ai trouvé l’idée intéressante, digne de la Revue, utile au pays et à la cause qu’il représente. J’essaie de la réaliser. Et je fais appel à votre aide10. » Ce que Léon ne dit pas est qu’il a d’abord hésité face au projet. Darlu, le mentor de la RMM, le juge « dangereux à un double point de vue : le protestantisme est né sur la terre allemande ; le protestantisme, c’est pour le catholique, donc le Français, en majeure partie de l’hérésie. N’est-ce pas en ce moment compromettre la Revue à un double titre ?11 ». Ces considérations ne manquent pas de poids, répond Halévy, mais il faut passer outre, ne pas craindre de faire un acte d’audace, tout en prenant quelques précautions : saupoudrer le numéro d’un ou deux articles catholiques, écrire une préface adéquate. En revanche, ne pas s’adresser à un théologien catholique : « Même moderniste, le catholique reste antiprotestant12 ». Le numéro devait finalement comporter deux auteurs catholiques (sur treize), Pierre Imbart de la Tour (indiqué par Andler13 puis par Maurice Blondel, infra) et Jacques Chevalier. Léon avait appelé Buisson à l’aide sur ce point :

  • 14 Lettre citée note 9. Buisson, très attaché à l’union sacrée, avait publié dans la RMM « Le vrai sen (...)

J’oubliais de vous dire que, pour éviter de donner au n° l’apparence d’une glorification confessionnelle – ce qu’il ne doit pas être – et pour tâcher de maintenir cette union sacrée qui vous est chère – même sur un sujet à cet égard scabreux, je cherche la collaboration d’un ou deux catholiques notoires, mais ce n’est pas très facile et vos conseils ici pourraient aussi m’être précieux.
J’oubliais aussi de vous dire que je cherche un article d’un Anglais et d’un Américain14.

  • 15 E. Halévy, Correspondance…, op. cit., 17 juillet 1917 (1er août pour l’allusion aux lecteurs cathol (...)

6En dépit de ces précautions, Léon a vraiment craint que le numéro n’offusque, jusqu’à les pousser à se désabonner, tous ceux de ses lecteurs « qui sont d’une part catholiques, et dont, par ailleurs, la guerre a exalté le patriotisme latin », résume Halévy, qui a lu la réponse du philosophe catholique Maurice Blondel, invitant à ne pas « célébrer l’anniversaire, tout germanique et luthérien, de la Réforme15 ». Léon lui avait demandé sa collaboration, que Blondel refuse, le 3 juillet 1917 : il importe d’éviter, en un tel moment, tout ce qui divise, il faut « sacrifier aux exigences vitales de cette union sacrée les questions d’ordre spéculatif et critique ». Il ne convient pas de mêler aux idées qui peuvent animer unanimement les Alliés des éléments spécifiquement confessionnels, car ce serait susciter « des oppositions absolues sur des choses considérées comme absolues et supérieures à toute question de nationalité, etc. ». En outre, la Réforme, en France, n’est ni de 1517 ni de 1521 :

  • 16 « Devant l’emploi que font contre nous les germanisants du monde entier de notre “esprit révolution (...)

Luther est, par tant de traits, un Allemand entre les Allemands que c’est, il me semble, peu opportun de le prendre comme initiateur et représentant, même pour la France, d’un mouvement qui chez nous a eu bien d’autres origines, bien d’autres formes, bien d’autres orientations que celles du luthéranisme16.

  • 17 Ibid., f° 130 v°-131, 14 juillet. Blondel légitime à nouveau son refus, le 21 juillet : il s’est pl (...)

7Blondel espère, dans une lettre ultérieure, n’avoir pas blessé son correspondant à propos de ce « centenaire luthérien » ; et si Léon souhaite vraiment un texte d’un écrivain catholique, le plus compétent pour juger de ce point de vue « cette genèse et cette prolifération de la Réforme allemande » lui semble être Imbart de la Tour (mais pour sa part il ne l’entretiendra pas de la question)17.

  • 18 E. Halévy, Correspondance…, op. cit., 1er août 1917, p. 549.
  • 19 Ibid., 17 juillet 1917, p. 547.
  • 20 Ibid., p. 580. Leclerc trouve admirable l’idée de ce numéro et estime que les responsables s’en exa (...)

8Halévy parie, lui, sur la grande liberté d’esprit des lecteurs de la RMM depuis les origines. « Il faut seulement éviter que ton numéro ait l’air de commémorer l’acte de rébellion de 1517, qui fut, celui-là, spécifiquement luthérien et germanique18 » ; pourquoi ne pas laisser passer du temps (six mois, par exemple) « pour remettre les choses au point, et montrer, en réponse à une commémoration germanique qui sera une chose du passé, que la Réforme a été autre chose qu’une explosion de nationalisme allemand – un grand fait de l’histoire de la civilisation européenne ?19 » – on mesure ici le rôle, dans la conception de ce numéro, après la suggestion inaugurale du germaniste Andler, des conseils de l’angliciste Halévy, auteur à partir de 1912 d’une Histoire du peuple anglais au xixe siècle. Mais Léon a peiné à se défaire de ses appréhensions : « Tu te fais, lui écrit son ami en septembre 1918 – nous nous faisons, je crois – un monstre trop redoutable du catholicisme français. Max Leclerc paraissait vaguement choqué que l’on fit à Imbart de la Tour une place d’honneur dans le n°. Ou peut-être est-il protestant ?20 ».

  • 21 Sauf, reconnaît-il, pour deux amis : Bernoulli et Paul Fargues… 
  • 22 Charles Borgeaud (1861-1940), professeur à l’université de Genève, spécialiste de droit internation (...)
  • 23 Rodolphe Reuss (1841-1924), directeur d’études à l’École pratique des hautes études, historien de l (...)
  • 24 Il rédige effectivement l’article « Calvin et l’Entente. De Wilson à Calvin ».
  • 25 « Les gens de la High Church veulent dissimuler la rupture, affirmer la continuité de l’évolution. (...)
  • 26 BIS, MSVC 358, f° 157.

9Andler, auteur de l’idée du numéro, est logiquement à la manœuvre pour trouver des auteurs et des thèmes : et ce n’est pas le moins intéressant de ce dossier que de le voir parcourir le paysage des historiens et philosophes de la Réforme, en distribuant des avis de lecteur éclairé, sans complaisance et parfois non sans humeur21. Lucien Herr, le bibliothécaire de l’École normale supérieure, a suggéré les noms de Borgeaud22, Reuss23 et Renaudet (infra) ; Andler appuie ces propositions, en ajoutant le nom du doyen Émile Doumergue, dont le deuxième volume de l’« énorme Calvin » doit traiter de l’influence politique lointaine du calvinisme24. Les Anglais feront faux bond, du moins ceux de la High Church25 – mais les Écossais devraient être au rendez-vous. La première réponse positive qu’Andler a reçue est celle d’un Suisse germanophone, Carl Albrecht Bernoulli : il trouve le texte, qu’il va traduire, « magnifique et à lui seul une manifestation ». Mais il avoue s’être engagé à lui faire offrir une rémunération par la RMM, selon l’usage allemand et suisse alémanique, et demande 200 francs suisses ; il se dit prêt à les payer lui-même, si la revue ne le fait pas, tout en regrettant « d’avoir été indiscret en vous engageant dans une aventure coûteuse. Il semble que vous en éludiez la réalisation intégrale. […] Il y aurait intérêt à faire pour la défense de la pensée française à l’occasion du centenaire de 1517 un effort et un sacrifice d’argent26. »

  • 27 Il rappelle son « ardente campagne contre la teutomanie des pasteurs suisses » et la puissance de s (...)
  • 28 Rudolf Stähelin, Ulrich Zwingli. Sein Leben und Wirken nach den Quellen dargestellt, 2 vol., Bâle, (...)

10Bernoulli, à son tour, invite la revue à faire appel à l’un de ses compatriotes, Leonhard Ragaz, théoricien d’un socialisme religieux, ce que ne dit pas Andler27. Si un texte lui est demandé, il faudrait, ajoute-t-il, poser la question de Zwingle (pour Zwingli) : « Nous avons tout intérêt à insister sur Zwingle, le plus doux, le plus logique et le plus héroïque des Réformateurs. Sans doute il n’atteint pas à la hauteur de Calvin, pour la pensée ». Si Ragaz ne peut en traiter, il faut s’adresser à Stähelin, l’auteur d’une grande monographie sur le réformateur28. Andler évoque ensuite Buisson :

  • 29 Il s’agit de la grande thèse soutenue en 1891 par F. Buisson sur S. Castellion, un théologien et pé (...)

Il suffit qu’il nous résume son Sébastien Castellion29, cad la philosophie de la liberté dans la Réforme. Là dessus il est archi prêt. Il remontera à Bolsec, s’il le veut. Il expose que la Réforme n’était pas liée au prédestinationnisme, et qu’une philosophie de la tolérance y était enfermée tout de suite, et explicitement représentée par quelques théoriciens d’abord expulsés, mais dont l’œuvre a fructifié. Castellion a été le représentant de cette tendance-là.

  • 30 On connaît trois articles de Vermeil sur le penseur allemand, mais ils n’allaient paraître qu’en 19 (...)

11Enfin, pourquoi ne pas extraire des articles d’Edmond Vermeil sur Troeltsch30 « de quoi faire voir combien la position de la théologie protestante a changé et nommer Troeltsch comme le type d’une sociologie religieuse appliquée aux phénomènes religieux modernes » ?

  • 31 A. Lefranc, La jeunesse de Calvin, Fischbacher, 1888. La réédition de L’Institution de la religion (...)
  • 32 BIS MSVC 358, f° 146. Léon aurait demandé un article sur Calvin à Renaudet. « Ce serait une faute. (...)
  • 33 À propos de Méjean, qui « n’a pas mauvaise réputation » (il s’agit du pasteur qui a mené, conjointe (...)

12Pour ce qui est d’une collaboration laïque (comprendre : d’un auteur qui ne serait pas protestant), Andler signale Abel Lefranc, du Collège de France, l’éditeur de L’Institution chrétienne et auteur d’un ouvrage important sur la jeunesse de Calvin31. Ces questions d’appartenance confessionnelle pèsent. Andler se montre peu favorable à une contribution du pasteur John Viénot, directeur de la Revue chrétienne : « Si Renaudet peut faire un Lefèvre d’Étaples, il faut le préférer à Viénot, parce que cela fait un pasteur de moins32 ». Au-delà de l’étiquette professionnelle, il y a les qualités intrinsèques : « Vous savez bien que même les meilleurs pasteurs sont, spéculativement, à un autre niveau que les universitaires33 ». Quant au pasteur et historien Nathanaël Weiss, il est très érudit, « mais ce n’est pas un cerveau. Il a à sa disposition toute la riche Bibliothèque de la Société de l’Histoire du Protestantisme. Il dirige la revue de cette société. Il est donc un bon antiquaire et bibliophile ». Weiss rédige pourtant bien un article, et sur le thème alors sensible, d’un point de vue « national », de « Réforme et Préréforme. Jacques Lefèvre d’Étaples ». Mais Andler allait le juger le plus faible du numéro, en reprochant à Weiss d’admirer Luther parce qu’il a « réussi ».

  • 34 18 septembre 1918, f° 241 v°.

Il y a ignominie à le glorifier pour cela, puisque les circonstances s’y sont prêtées. Wyclif et Huss sont d’autres gaillards et ont vu doctrinalement, avant lui, tout ce qu’il a vu. Mais ils n’ont pas “réussi”. Si Luther était monté sur le bûcher, N. Weiss l’admirerait donc moins, parce qu’il n’aurait pas “réussi” non plus34.

  • 35 F° 142.
  • 36 F° 158 v°-159.
  • 37 F° 159. Andler déconseille de s’adresser à Fortunat Strowski, professeur à la Sorbonne, éditeur not (...)

13Si Renaudet devait défaillir ou tarder, écrivait Andler un an auparavant, il faudrait s’adresser à Jean-Hippolyte Mariéjol, professeur à l’université de Lyon, collaborateur de l’Histoire de France de Lavisse, bon connaisseur de « cette petite cour de Briçonnet à Meaux, où dès 1509 on avait des idées réformatrices, et où vivait Lefèvre d’Étaples », et de Marguerite de Navarre35. Mariéjol « n’est pas d’origine protestante, et c’est un libre penseur36 ». Si lui aussi se récuse, il faut lui demander immédiatement d’indiquer un remplaçant ; et de même pour Alfred Rébelliau, un spécialiste de Bossuet, toujours sur cette question sensible d’une Réforme française, du milieu de Briçonnet, des « antécédents catholiques non schismatiques de la Réforme37 ».

  • 38 C. Bouglé (1870-1940), philosophe, professeur de sociologie à la Sorbonne, proche de F. Buisson.
  • 39 H. Hauser (1866-1946), historien, professeur à la Sorbonne à partir de 1919. Sa thèse a porté sur F (...)
  • 40 11 septembre 1917, f° 159 v°-160. Dick May (Jeanne Weill, 1859-1925) a fondé le Collège libre des s (...)

14S’il est un article dont Andler souhaite la présence, c’est celui dont il s’est entretenu avec Léon : il serait rédigé par Célestin Bouglé38 et porterait sur la Réforme de Luther dans l’opinion française au xixe siècle (Saint-Simon, Comte, Cabet, Quinet, Michelet, etc.). « Il faut cet article » (à défaut de Bouglé, Andler inclurait cet aspect dans le sien propre). Et s’il est un auteur dont il ne veut pas, c’est Henri Hauser39, dont la thèse sur La Noue est « d’une rare insignifiance » (sic) : ce touche-à-tout n’est pas maladroit, il parle indifféremment de tout, mais « quant à comprendre, c’est autre chose » ; du reste, il est pris par les gens de bourse auxquels il révèle les secrets du dumping de la guerre économique allemande. « Je m’étonnais qu’il ne se fût pas insinué à la Revue de Métaphysique, autant qu’à la Chambre, à la Bourse, chez Dick May et dans les universités suisses. Je n’ai pas de préjugé contre lui. Mais je n’aime pas me laisser engluer40 ».

  • 41 Il explique à Léon qu’il doit donc renoncer à esquisser jusqu’au xxe siècle l’étude de l’étatisme p (...)
  • 42 Il espère une parution vers Noël : « Ce sera un gros poids de moins sur ma conscience et un beau nu (...)
  • 43 Dans une lettre s.d. où il donne un coup de griffe à la thèse latine de Jean Jaurès, Les premiers l (...)
  • 44 Il rappelle la dispute de Luther avec Johannes Eck, l’appel au concile général, refusé par le pape, (...)
  • 45 Andler se bat pour que figurent les initiales de ses deux prénoms, Carl Albrecht, et consacre toute (...)
  • 46 Léon avait pensé ouvrir le numéro par le texte d’Imbart de la Tour (qui vient finalement en deuxièm (...)

15Comme il arrive, Andler, initiateur du numéro, est le dernier à rendre son texte… Il s’en excuse… début octobre 1918, en alléguant le temps que lui prennent la création d’une revue de l’Alsace-Lorraine républicaine et le mariage de sa fille (14 octobre) ; et il doit se tenir prêt à partir du jour au lendemain pour Strasbourg, où le gouvernement l’envoie avec l’historien Christian Pfister s’occuper de la future Faculté des Lettres41. C’est le 6 décembre que Léon reçoit les épreuves du début de l’article42. Andler a donné son accord au sommaire préparé par Léon, et demande à ce que son texte (intitulé d’abord « Les doctrines politiques et sociales de Luther43 », puis devenu « L’esprit révolutionnaire et l’esprit conservateur dans le luthéranisme ») vienne après l’ensemble sur Luther – sauf si la mise en pages est trop avancée, auquel cas le texte conclura la livraison (ce sera le cas), ce qui peut se légitimer par le fait qu’il compte donner un aperçu des conséquences politiques du luthéranisme au xixe siècle, en abordant également les appréciations des révolutionnaires et des libéraux français. L’introduction du numéro, ajoute-t-il, devrait justifier la parution tardive, en expliquant qu’il ne s’agissait pas de commémorer le jour exact des thèses de Wittenberg, et que « toute l’année 1918 est plus importante que la manifestation de 191744 ». Il insiste pour que le texte de Bernoulli, son « vieux compagnon d’armes45 », ouvre le numéro : « Le cycle se serait ainsi ouvert et fermé par une pensée libérale46 ». Ce qui sera le cas.

  • 47 Il voit dans cette nationalisation du christianisme la seule solution, alors, pour éviter de se sou (...)
  • 48 L’Alsacien Andler trahit ici un trait « huguenot » : la tendresse passionnée pour les martyrs… 

16Andler a pu lire les épreuves du numéro et distribuer, selon son habitude, quelques commentaires : Imbart de la Tour oublierait qu’il y a eu aussi un catholicisme gallican, « et que ce qu’il avait de plus admirable en lui, c’est qu’il fût gallican47 » ; Frederic Palmer, auteur de l’article sur les anabaptistes, ne cite pas Balthazar Hubmaïer, « mort si noblement sur le bûcher à Vienne », ne semble pas avoir lu Bernard Rothmann ni Melchior Hoffmann, leurs premiers prédicateurs en terre germanique, et « n’a pas l’air de savoir que la beauté de l’anabaptisme, c’est l’énorme nombre de ses simples martyrs48 » (mais la partie anglaise de l’article est meilleure). Jacques Chevalier a tort de faire de Feuerbach un apologiste de l’État : la discussion amène Andler à des considérations très générales sur l’Allemagne et la France, qui ne sont pas sans intérêt, en dépit ou du fait de leur schématisme.

  • 49 Andler conclut en incriminant le catholicisme autrichien, trop influencé par les jésuites espagnols (...)

Il est malheureusement certain que l’esprit allemand capitule devant l’État avec facilité, tandis que l’esprit français a longtemps été trop docile à l’autorité religieuse. Aujourd’hui encore, on ne peut guère critiquer l’État en Allemagne. En France, la faiblesse des études de critique religieuse tient à l’agenouillement devant les autorités d’Église. Avant Renan et Havet, qui osait faire chez nous de la critique religieuse ? Aujourd’hui encore, nous ne pouvons pas nous mesurer avec les Allemands. Il y a là un vieil abrutissement catholique mais dans la faiblesse de la critique politique des Allemands, il y a un vieil abrutissement luthérien49.

  • 50 Ibid., 29 janvier 1918, p. 563. En septembre, il juge l’ensemble du numéro excellent, sauf les deux (...)
  • 51 Le pasteur est manifestement flatté de paraître dans la RMM : il annonce préparer un article « à la (...)

17De son côté, Léon a demandé à Halévy de rédiger « l’article “politique” » sur l’Angleterre, mais son ami, alors à Albertville, décline l’offre : il aurait besoin de trop de livres, dont pour l’heure il ne sait pas même les titres. C’était courir le risque d’être déçu par celui qui aura été appelé à faire l’article à sa place : le pasteur libéral Paul Fargues, secrétaire de rédaction de la Revue chrétienne et futur auteur d’une vaste histoire du christianisme. Son article est « un malheur », fulmine Halévy : puisque Gutenberg a inventé l’imprimerie, ne peut-on informer ce « curé protestant » que lui, Halévy, a écrit « le premier volume d’une Histoire du Peuple Anglais au xixe siècle, que, dans ce volume, [il a] insisté sur l’importance qu’ont présentée, dans le développement de la civilisation anglaise, les sectes proprement protestantes » ? Cela dit : « Je ne me fais pas d’illusion ; et son article ne vaudrait pas mieux s’il m’avait lu. Mais enfin j’aimerais que quelqu’un m’eût lu »50. C’est Andler qui a fait entrer Fargues dans le jeu51 : sa fille Geneviève et le fils du pasteur allaient se marier en octobre 1918… Et Andler de vanter ses travaux d’exégèse, leur solidité et leur limpidité.

À propos du quatrième centenaire de la Réforme (RMM, septembre-octobre 1918) : quelques aperçus

  • 52 C’est probablement (sauf s’il a ôté une phrase plus nette encore) celle où il évoque l’apport de la (...)

18C’est finalement le texte le plus délicat (« un genre difficile ») qu’Halévy a rédigé ou corédigé : l’introduction non signée. Il la soumet à Léon, qui en est toujours à sa crainte de choquer des lecteurs catholiques : Halévy ne voit pas très bien, dans sa première partie, la phrase capable d’ameuter ces lecteurs52. C’est même pour ne pas les ameuter qu’il a renoncé au développement final proposé par Léon,

  • 53 Ibid., p. 579 (19 septembre 1918).

qui nous solidarisait beaucoup plus qu’il ne convient avec le calvinisme. D’une part, cette apologie du calvinisme – par opposition au luthéranisme – n’est pas la conclusion commune à tous les articles (v. Ehrhardt – Watson – Vermeil). D’autre part, je ne puis oublier, quant à moi, que si, au point de vue philosophique, Calvin l’emporte sur Luther par sa préoccupation plus grande de l’universalité, par son nationalisme moins accentué, c’est de Luther, non de Calvin, que dérivent ces philosophes dont s’est nourrie notre jeunesse. L’oublier dans la Revue de Métaphysique, c’est se montrer coupable d’une ingratitude à laquelle seul Boutroux nous avait habitués. Voilà mes scrupules. J’ai trouvé plus politique de placer la France au sommet de la civilisation occidentale, libre de juger de haut le protestantisme, et de lui assigner, à un point de vue supérieur, sa place dans le mouvement général de l’histoire53.

  • 54 Avec une erreur sur la dynastie des Hohenzollern, présentée comme luthérienne, alors qu’elle est ca (...)
  • 55 C’est ce que Halévy écrivait à Léon le 18 août 1917, avant de compter (24 août) les forces religieu (...)

19Halévy a modifié deux passages, dont la fin de l’éditorial ; il suggère des corrections à Léon, comme nous le verrons un peu plus bas. Cet éditorial est daté de septembre 1918 – une note signale avec superbe que ce retard apparent ne saurait poser problème, « historiens des philosophes, nous n’avions pas à prendre part à la commémoration religieuse de la Réforme » ; « les centenaires des événements de l’Esprit ne s’attachent pas d’ailleurs à la date d’un jour ». Ce texte de trois pages intègre une vraie dispute historico-philosophique. Attaque : ne peut-on évoquer une sorte de fanatisme luthérien dans cette Allemagne prussianisée54 qui a rêvé de dominer le monde, et pour laquelle Luther serait un second Arminius chassant une nouvelle fois les légions romaines du sol germanique, un Luther dont dateraient la théologie, la philosophie et jusqu’à la langue de l’Allemagne moderne ? Riposte : mais la moitié des Allemands (sud et nord, Allemagne et Autriche [sic]) sont catholiques, et tous unis dans l’élan du patriotisme ; et dans le camp d’en face, le monde anglo-saxon représente un protestantisme d’une importance numérique bien supérieure à celle du bloc luthérien ; ira-t-on jusqu’à dire que les guerres de races ont pris la place des anciennes guerres de religion55 ? Synthèse (?) : « Un philosophe, au fond de son cœur, reste toujours un peu théologien », il ne peut admettre que l’on interprète le monde contemporain sans faire leur part aux croyances. D’où ce numéro, qui réplique (je souligne) à la célébration allemande du quatrième centenaire par un examen philosophique du protestantisme sous ses aspects les plus généraux, en posant des questions aussi complexes que la part prise à sa formation par les diverses nationalités et sa réaction sur le développement de ces mêmes nationalités, ou la contribution de la Réforme « avec tant d’autres éléments, à [la constitution], dans toute sa richesse, [de] la conscience de l’Europe moderne ».

  • 56 Cf. Heiko A. Oberman, John Calvin and the Reformation of the Refugees, Genève, Droz, 2009.

20Dès lors, la voie s’aplanit, et la France s’avère la mieux placée pour entreprendre cet examen, à en croire l’éditorial… On ne voit pas très bien, en vérité, en quoi un pays qui a donné Calvin (mais ne l’a pas gardé, ce qui n’est pas précisé), a rejeté le protestantisme (c’est dit) puis, « par un nouveau retour des choses » dû aux philosophes du xviiie siècle, a fait éclore la Révolution, « création originale du génie français », pourrait revendiquer le privilège de « dominer l’histoire » [sic] et de se camper en arbitre équitable. Plus intéressant, y compris au regard d’analyses d’historiens ultérieurs56, la reconnaissance d’un universalisme de la Réforme calviniste : « C’est là [à Genève] que, sous l’influence de sa prédication [Calvin], le protestantisme a cessé d’être un instrument entre les mains des princes, a pris le caractère d’une religion universelle qui aspirait à rénover le monde : que ne doivent pas à Calvin l’Écosse, l’Angleterre, l’Amérique protestantes ? ». Conclusion : une impression d’ensemble se dégage des contributions :

  • 57 Halévy avait proposé à Léon la version suivante : « si du protestantisme, sous une de ses formes sp (...)

Le prussianisme n’épuise pas l’essence du luthéranisme, ni le luthéranisme l’essence du protestantisme ; si, de la Réforme, sous une de ses formes spéciales, dérive le sombre mysticisme d’une aristocratie guerrière, elle est aussi l’une des sources où la démocratie politique a puisé ses dogmes politiques, sa foi dans la liberté des individus et des peuples, sa croyance à la justice universelle ; bref, le protestantisme, quelles qu’en doivent être les destinées futures, n’a pas été l’avènement d’une race, mais un fait général de l’histoire de la civilisation occidentale, un grand mouvement de l’âme humaine dont l’influence féconde a traversé les Océans57.

  • 58 Article de Bernoulli, RMM, op. cit., p. 563-565. Sur Villers et la réception de son ouvrage en Fran (...)

21Ce numéro de la Revue de Métaphysique et de Morale est fort de plus de 400 pages (p. 529-956) que se partagent 13 auteurs, Français et étrangers, catholiques et protestants, dont Andler, Buisson, Chevalier, Doumergue, Imbart de La Tour, Vermeil. Les articles sont organisés en cinq sections ; les trois premières sont consacrées aux Réformes allemande, français et anglaise, les deux dernières aux « origines protestantes de la démocratie moderne » et à « la Réforme et le monde moderne », en quelque sorte en écho à un livre français inaugural, publié par un catholique messin réfugié en Allemagne sous la Révolution, Charles de Villers, l’Essai sur l’esprit et l’influence de la Réformation de Luther (1804). L’un des auteurs, du reste, Bernoulli, le cite avec faveur : il y voit « une réplique victorieuse au Génie du christianisme de Chateaubriand », avant d’ajouter que l’influence du livre, dans une France où Napoléon venait de réintroduire le catholicisme comme religion d’État (ce qui est faux) fut « entièrement nulle » (ce qui est également faux)58.

  • 59 Professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Grenoble à partir de 1919.
  • 60 Il a publié en 1914 « Un théoricien du pangermanisme : M. Paul Rohrbach », Revue de Paris, 15 mars (...)

22Présenter chacun des auteurs du numéro, discuter chacune de leurs thèses, nous mènerait trop loin. Si un Buisson, un Doumergue ou un Imbart de La Tour sont au terme de leur carrière, un Chevalier59, un Vermeil (élève de Charles Andler), ne font guère qu’entamer la leur, et l’on sait, par exemple, quel spécialiste de l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres et sous le nazisme un Vermeil allait devenir60. Dans cet ensemble disparate, avec beaucoup d’histoire et/ou de théologie « pures et dures », imperméables aux tentations de l’actualité, et qui ne nous retiendront pas ici, trois textes me semblent se distinguer, deux par l’intérêt de leurs aperçus, le troisième par une démonstration aussi séduisante que rapide, que l’on pourrait s’étonner de voir la RMM accepter…

23Il s’agit de l’étude du vieil Émile Doumergue, « Calvin et l’Entente. De Wilson à Calvin ». Passons sur la quête d’ancêtres ou fondateurs huguenots, chez un Cavour comme aux États-Unis. Doumergue, dans une démarche régressive qui semble imparable, « montre » que la Déclaration des droits de l’homme vient du Bill of rights de 1772 (identique ou presque – à la disparition près du christianisme…) ; mais celui-ci provient lui-même d’Angleterre et de son puritanisme, lequel a envahi les futurs États-Unis sous sa forme radicale et… la France sous sa forme modérée, avec Locke. Ce dernier doit toutefois partager son règne avec Rousseau. En politique, donc (et Doumergue insiste : dans ce seul domaine), « un tiers du xviiie siècle français appartient à Locke, avec ses deux disciples Voltaire et Montesquieu […], un second tiers appartient à Rousseau […] et le troisième tiers appartient… aux Français protestants eux-mêmes » (comprenons : aux monarchomaques du xvie siècle et à leur héritier Pierre Jurieu aux lendemains de 1685). Première conclusion : la Déclaration de 89 est bien d’origine française, tout pesé, puisque le puritanisme anglais avait lu le Français Junius Brutus des Vindiciae contra Tyrannos de 1579. Conclusion ultime : ce puritanisme anglais, de toute façon, vient lui-même de la Genève de Calvin. Et voici la dernière phrase : « Ainsi : Calvin, John Knox, les puritains d’Angleterre et leur glorieuse révolution, les puritains d’Amérique et leurs Bills of Rights, la Déclaration de 89 en France, Wilson… ; les anneaux sont splendides et la chaîne est infrangible ! ». On admire presque que puisse être faite avec autant de souveraine aisance feue l’histoire des idées, avec ses généalogies, ses migrations, sa géopolitique. Et bien sûr l’on observe l’oubli total de Luther, mais aussi de la France catholique, dans cette « chaîne » qui réunit Wilson à Calvin, selon la formule du titre…

  • 61 « Le Christianisme germanique soutient, en principe, le “militarisme” allemand, ce terme entendu au (...)
  • 62 Palmer cite Protestantism and Progress (1912) ; Chevallier, l’étude parue dans Kultur des Gegenwart(...)

24Le « capitaine » Edmond Vermeil, qui date son texte d’« Aux armées, mars 1918 », entame lui aussi son article, « Les aspects religieux de la guerre », par une géographie des religions (et des libres pensées) en présence. Il parvient à penser ensemble, d’un côté le protestantisme et le catholicisme allemands, de l’autre le protestantisme anglo-saxon et le catholicisme et la libre pensée en France (il n’use pas du mot de laïcité) : ou comment faire coller des alliances diplomatiques et militaires avec un portrait des confessions nationales… C’est la principale concession, dans la structure même de la démonstration, à la guerre, car pour le reste, et à l’exception d’une ou deux formules finales61, Vermeil s’efforce surtout de distinguer entre luthéranisme et calvinisme. Ses analyses, et jusqu’au mot d’affinité, font songer au Tocqueville de De la démocratie en Amérique et surtout au Max Weber de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme et au Troeltsch de l’article « Calvinisme et luthéranisme » (1909). Ce dernier est du reste cité, à la fois par l’Américain F. Palmer et surtout et à plusieurs reprises par Jacques Chevalier62. Ils lui empruntent l’idée fondamentale que les principaux éléments du protestantisme ont fait leur entrée dans le monde moderne non pas directement avec la Réforme, mais par l’intermédiaire de sectes qui en sont issues. Vermeil réfléchit à partir des mêmes prémisses et lit Troeltsch dans le texte, un des rares Français de l’époque à le faire. Voici ces lignes que l’on pourrait croire appartenir aux maîtres allemands :

  • 63 E. Vermeil, « Les aspects religieux de la guerre », p. 902-908, passim.

La justification n’était plus ici jouissance quiétiste des dons spirituels, mais principe d’activité. Elle se confirmait par l’énergie même du chrétien élu. […] Le sens de la vie pratique et le transcendantalisme chrétien s’unissent ici pour la première fois. Le chrétien agit pour Dieu dans l’exercice de sa profession. Le travail devient une puissance d’ordre religieux. Avec sa notion originale de personnalité active, le calvinisme évite simultanément la vie végétative et le quiétisme patriarcal. C’est un équilibre sain entre l’initiative individuelle et les exigences de la communauté.
[…] Le luthérien est roi en son âme, sujet humble et obéissant en sa vie quotidienne. L’individualisme calviniste a un sens tout différent. […] L’analogie avec la secte est évidente. C’est un nouvel ascétisme, distinct non seulement de l’ascétisme luthérien, plutôt métaphysique et sentimental. C’est une méthode d’entraînement à l’action. […] Utilitarisme religieux, goût de l’initiative personnelle, esprit agressif, telles sont les caractéristiques d’une bourgeoisie qui va conquérir le monde. Ce n’est pas encore l’individualisme moderne ou l’égalitarisme. Mais c’est la rupture avec l’organicisme médiéval […]. Cette harmonie vivante entre la contrainte et l’initiative, entre l’esprit pratique et l’enthousiasme, entre l’aristocratisme et le démocratisme, c’est le secret de la grandeur future de cette civilisation anglo-saxonne où l’individu collabore à l’œuvre totale.
[…] Calvin a compris que l’idéal chrétien pouvait et devait se réaliser dans une société économiquement active. Il a entrevu la valeur du commerce et de l’industrie. Il a brisé le cadre étriqué des institutions médiévales et rompu avec la théorie scolastique de l’argent. Il a saisi le lien entre le progrès moral et le progrès économique. N’est-ce pas favoriser le capitalisme que de prêcher le travail et de prescrire en même temps le luxe ? Le calvinisme a glorifié le travail comme instrument de la réalisation du plan divin. C’est par là qu’il a favorisé l’évolution économique du monde moderne.
[…] Le véritable individualisme religieux se trouve, non dans l’Allemagne luthérienne, mais dans le monde anglo-saxon.
Du calvinisme sont issues, en effet, deux autres formes de vie chrétienne : l’Église libre et le puritanisme. La première crée des communautés ; la seconde cherche à purifier l’Église existante. Or c’est par l’Église libre que le calvinisme s’est vraiment rapproché de la démocratie. […] L’Église devient une association, alors même qu’elle détienne [sic] le salut. Combien profonde est l’affinité entre cette conception de l’Église et l’esprit démocratique.
[…] C’est le calvinisme qui, s’épanouissant dans le néo-calvinisme, a fait le monde moderne, est entré en contact avec l’humanité, l’empirisme philosophique et scientifique, avec l’évolution de la technique. Il a inféodé sa cause à celle de l’Europe occidentale, nettement en avance, à cette époque, sur l’Europe centrale63.

  • 64 Th. Sch., BSHPF, 1919, 4, p. 316-320.
  • 65 En cherchant à le recruter : « Écrivez-moi donc quelques pages pour ce n° sur ce que vous voudrez. (...)

25Si devant une telle page on a aujourd’hui le sentiment de reconnaître des auteurs et concepts devenus classiques, un autre article intrigue, qui a frappé Andler et Léon comme le recenseur du BSHPF, qui le jugeait remarquable, et de surcroît magistralement traduit de l’allemand par Andler. « Ses jugements ne sont pas marqués du sceau de la banalité », ajoute-t-il64. Voici la manière dont Léon en parle à Buisson65 :

  • 66 Johannes Weiss (1863-1914), théologien luthérien allemand – et gendre de Ritschl.
  • 67 Léon recopie ici presque mot pour mot, dans ce résumé de l’article, une partie de la lettre qu’Andl (...)
  • 68 V. la référence donnée dans ma note 1.

Un certain nombre d’études me sont déjà promises (la révolution religieuse chez Luther (Ehrhardt), les idées maîtresses de la révolution calvinienne (Bois), l’évolution de la pensée théologique anglaise évoluant du calvinisme rigide à une conception libérale (Fargues) ; un article extrêmement intéressant du Suisse Bernouilli intitulé la Réforme de Luther et les problèmes de la culture présente où l’auteur après s’être demandé si le protestantisme est encore le grand garde contre la tyrannie “du pape ou du Grand Turc” montre le Grand Turc majesté très chrétienne d’aujourd’hui, le pape sympathique à l’Allemagne qui elle-même lui est sympathique, l’Allemagne en guerre contre les grandes démocraties protestantes, Angleterre, États-Unis. Il se demande d’où vient la confusion. Elle n’est qu’apparente. Le dogmatisme protestant en Allemagne est un phénomène analogue au militarisme. Fusionnement du culte de Bismarck et du culte de Luther comme dernière efflorescence du Ritschlianisme. Effroyable doctrine de Joh. Weiss66 : “Jésus pourrait apparaître aujourd’hui peut-être comme un homme d’État ou comme un général”.
Bernoulli se demande ce que vaut le protestantisme hors d’Allemagne. Et montre que la face métaphysiquement réformatrice vient de Calvin et non de Luther. Il demande qu’on reconnaisse l’importance de Zwingle. Il se demande enfin quel est le rapport de la Réforme et de la Révolution française, etc67.
Je vous ai cité cet article parce qu’il vous montre l’orientation du N°. Il s’agit, au fond, de rechercher ce que peut valoir la Réforme au point de vue de la civilisation générale, ce que le Prussianisme a fait du Luthéranisme, ce que la Réforme, dans ce qu’elle a de vivant et de fécond, doit à la Réforme et à la Préréforme française68.

  • 69 Orthographié Bernouilli dans la RMM, ce qui a exaspéré Andler, on l’a vu.
  • 70 Andler, dans une « Note du traducteur », salue ce drame qui « égale son auteur aux plus nobles poèt (...)

26Cet article daté d’octobre 1917, « La Réforme de Luther et les problèmes de la culture présente », qui ouvre le numéro, est dû à un Suisse issu d’une famille bâloise de mathématiciens, Carl Albrecht Bernoulli (1868-1937)69. Ayant dû renoncer à une carrière de professeur de théologie, il est devenu, selon le Dictionnaire historique de la Suisse, poète, journaliste et vulgarisateur scientifique à Paris, Londres, Berlin et Bâle. Il a publié des romans, des pièces de théâtre (Ulrich Zwingli en 190570), un essai sur Nietzsche et la Suisse (1922), des études sur son maître, le théologien (et ami de Nietzsche) Franz Camille Overbeck, puis un recueil de textes tirés des papiers de ce dernier, Christentum und Kultur (1919), dont le même Dictionnaire écrit qu’il influença notamment Karl Barth, Walter Benjamin ou Heidegger.

  • 71 Ibid., p. 563.
  • 72 Pour Zwingli.

27Bernoulli commence en évoquant la passion commémorative de son époque, puis « la dix-septième année de chacun des trois siècles écoulés », en citant un poème de Goethe, en 1817, glorifiant la fidélité des Allemands au protestantisme. Plus loin, il donne une définition de la commémoration : « Ne chercher à découvrir dans l’objet de notre commémoration que ce par quoi il garde pour nous une valeur qui survit ou qui ressuscite71 ». Il rappelle un juriste célèbre de l’Université de Leipzig, dont le plus bel effet rhétorique, invariablement couronné d’une tempête d’applaudissements chez ses étudiants, consistait à dire que le peuple allemand avait trois fois aimé (on se gardera de penser à une quatrième fois…) : ce furent Hermann (Arminius), puis Luther, enfin Bismarck. Court-circuit foudroyant, ajoute-t-il, dont est issue une religion germanique (ou « religion impérialiste allemande », ou « croyance en un Dieu national allemand », ou « rêverie mystique de religiosité nationale », pour citer d’autres formules du texte). En contrepartie, il est assez naturel, à l’extérieur de l’Allemagne, que si l’œuvre de Luther est ainsi devenue une « affaire nationale intérieure du nouveau germanisme impérial », elle cesse de faire « partie intégrante du grand épanouissement que le protestantisme a trouvé en France, en Angleterre et en Amérique », et que la formule qui s’impose soit la suivante – que nous venons de trouver chez Palmer et Chevalier citant Troeltsch, et chez Vermeil – : « C’est du calvinisme, et nullement d’une forme quelconque de luthéranisme, que sont sorties les sectes puritaines, lesquelles ensuite ont créé les libertés politiques modernes ». Vérité historique incontestable, concède Bernoulli : mais un peu sommaire, et appelant quelques correctifs, qu’il propose d’aborder par un parallèle entre Luther, Zwingle72 et Calvin.

  • 73 RMM, op .cit., p. 557.

28De Zwingle, selon lui, l’étoile est celle qui brille de l’éclat le plus doux dans la constellation de Réformateurs issus des « trois grandes nations mères du protestantisme ». Il impose son vouloir tranquille, logique et apaisé, une âme sans fêlure ni fissure, quand Luther a multiplié des contradictions incroyables et fait montre d’« un sans-gêne dans la versatilité qui fait douter tantôt de sa raison, tantôt de sa bonne foi73 ». De Zwingle, Bernoulli reconnaît un autre apport encore : « Ç’a été un premier rayon de pensée moderne que cette conception symbolique de la Sainte Cène », que le Réformateur, de surcroît, n’a pas fait prévaloir en « original isolé » (ce qui le distinguerait d’un Castellion ou d’un Servet dans leur sphère propre), mais en sa qualité d’homme d’État et de chef d’Église. À l’opposé de cette humanité zwinglienne, Calvin est le plus cruel des fanatiques de son temps. Comme tant d’autres avant lui – à commencer par Imbart de la Tour –, Bernoulli dit sa fascination pour l’homme et sa « redoutable taciturnité » :

  • 74 Ibid., p. 558-559.

Calvin est devenu l’automate de sa conviction théologique une fois arrêtée. Il ne réagissait pas humainement sur la matière humaine qu’il avait à pétrir. Son idée fixe égocentrique lui faisait mener à bien, avec une sûreté tranquille de monomane, une organisation qu’il croyait réalisée pour la seule gloire de Dieu. Une inquiétante et fuligineuse lumière vient alors éclairer les paroles de ses sectateurs : “Il tint ferme, comme s’il eût vu celui qui est invisible”74.

  • 75 Ibid., p. 567.
  • 76 « En sorte que le concurrent empêché par un scrupule de conscience plus grand d’atteindre au même s (...)

29Dans un dialogue avec Vermeil, évidemment involontaire, Bernoulli aborde le lien entre calvinisme et capitalisme : alors que le Sermon sur la montagne avait répudié tout mammonisme, le calvinisme, « par son dogme de la prédestination, est devenu le tuteur écouté d’un capitalisme sans scrupule75 ». L’auteur cite ici un psychiatre allemand, Hans Kurella (1858-1916), qui dans Die Intellecktuellen und die Gesellschaft (1913) affirme que « la secte calviniste (c’est un de ses traits connus) a toujours vu la preuve de l’élection divine dans l’abondance des profits d’affaires76 » et donne l’exemple de ces familles d’Angleterre et de Hollande enrichies des profits tirés du massacre et de l’esclavage aux Indes Orientales et Occidentales, et figurant parmi les plus solides piliers du calvinisme…

30Bernoulli revisite également l’affinité entre protestantisme et alphabétisation : le christianisme est alors devenu « la religion d’un livre » (je souligne) et ses adeptes, « dans leur qualité religieuse, des liseurs » (je souligne), aux antipodes d’un catholicisme dans lequel prédomineraient prêtrise et « magie miraculeuse ». Mais si la traduction de la Bible en allemand a été « le grandiose commencement de l’instruction publique en Europe », il faut aussi, dans cette ascension vers la philosophie des Lumières, songer avec reconnaissance aux relais assurés par les sceptiques français, les jésuites, la congrégation de Saint-Maur, les jansénistes. Le plus intéressant me paraît tenir à l’importance accordée au mariage des pasteurs, du point de vue de la fécondité sociale et intellectuelle de ces nouveaux foyers :

  • 77 Ibid., p. 568-569. Dans le même numéro, E. Doumergue signale avec complaisance que les deux grands- (...)

Dans les quatre derniers siècles, le presbytère protestant est devenu un des supports de la véritable culture de l’esprit. Ce n’est pas là une vague appréciation sentimentale ; des études spéciales et méthodiques de généalogie permettent d’affirmer que le clergé protestant et le fonctionnarisme, qui en est le proche cousin, ont inoculé aux peuples protestants une part notable de leurs aptitudes idéologiques, c’est-à-dire scientifiques et artistiques. Friedrich Nietzsche est, après tout, un enfant du presbytère protestant allemand. Mieux encore, Nietzsche, l’homo ideologicus anti-christianissimus par excellence, n’a eu que des pasteurs comme ascendants, tant dans sa lignée paternelle que dans sa lignée maternelle. […] Sa personne et son œuvre parlent un langage trop clair au sujet de l’importance du mariage pastoral protestant77.

  • 78 Alors que les civilisations athénienne ou hellénistique ou la Renaissance n’étaient que « les cimes (...)
  • 79 Ibid., p. 566.
  • 80 Disciple de Nietzsche, sinologue. Bernoulli cite ici (ibid., p. 566) Die Politik. Untersuchung über (...)
  • 81 Sa conférence devant la Société française de philosophie, en novembre 1936, est reprise dans un rec (...)

31Bernoulli termine par des considérations sur la très longue durée. L’histoire universelle, selon lui, a été marquée par trois grands soulèvements spontanés et collectifs, trois « grands accès d’idéologie » et « foyers autonome d’idéalisme »78 : le Christianisme primitif, la Réforme, la Révolution française. Il tente, comme le fait Doumergue, mais par une tout autre méthode que la généalogie des idées, de mettre Réforme et Révolution non pas en antagonisme mais dans le prolongement l’une de l’autre : la seconde aurait « tiré sa valeur principale de cet excédent d’idéologie qui fait son affinité intérieure avec le christianisme79 ». C’est peut-être pressentir, au-delà de la banalité de la métaphore (la foi révolutionnaire), et en s’appuyant sur une longue citation de l’Allemand Alexandre Ular80, ce que des penseurs et historiens du xxe siècle, à commencer par Élie Halévy dans L’Ère des tyrannies (1936-1938)81, allaient appeler les religions politiques ou séculières. La commémoration de 1517 enveloppe trois certitudes, selon Bernoulli : les souffles du large ont passé puissamment en cette année, et il faut en rendre grâce aux événements que rappelle le présent jubilé ; mais l’acquis de la Réforme est largement périmé depuis les idées assignées à l’humanité par la Révolution ; et à son tour l’humanité doit dépasser 1793, en créant une idéologie moderne sur les décombres de la guerre mondiale. Dans quelle direction ?

32Ce qui suit me paraît, là encore, fort intéressant : que Bernoulli s’en tienne à pressentir des évolutions, ou qu’il les souhaite, peu importe ; mais pour nous qui savons ce qui allait advenir dans l’Allemagne et l’Europe de l’entre-deux-guerres, ces lignes peut-être nietzschéennes, cette « idée-type du citoyen tragique », ce refus d’une fin de l’histoire (telle qu’allait l’annoncer un Alexandre Kojève dans un autre lendemain de conflit mondial), rendent un son particulier. Inquiétant ?

  • 82 RMM, op. cit.., p. 571-573 passim. Andler, envoyant la traduction de l’article à Léon, voit dans l’ (...)

C’est ce qui toutefois ne pourra pas se faire par l’effort des masses ; il y faut les efforts particuliers des individualités intuitives. [… ] Il faut, pour rétablir l’humanité blessée et saignante, l’œuvre de toute la vie des artistes et des savants. Elle formera une protestation créatrice nécessaire, à moins qu’on ne laisse un pan-économisme insatiablement affamé de trafic et d’utilité, préoccupé de jouissances matérielles et rempli d’un vorace appétit d’acquérir, priver à jamais la vieille Europe occidentale du souffle spirituel, du pneuma qui, avant tout, faisait sa beauté. Ce qui importe aujourd’hui, c’est que nous gardions la possibilité de produire en nombre croissant et de garder pures des capacités inventives de symboles. Il nous faut reconnaître que l’instinct créateur, dénué de sens pratique, et qui vit à l’écart de la gestion séculière et de la fabrication matérielle de la vie, est non seulement utile, mais indispensable pour vivifier et pour assouplir la pensée économique, politique et techniquement militaire, laquelle se borne à réaliser la civilisation matérielle, et à en jouir.
[…] À vrai dire l’évolution sociale n’est donc plus dominée que par la puissance de l’argent et par les puissances en lutte contre lui. Par contre, le progrès triomphant et universel de la démocratie, s’il veut se préserver de la déchéance spirituelle, exigera un nouveau type idéologique. Ce sera le citoyen tragique qui, exempt de la présomption périmée des esthètes blasés et des snobs, inaperçu parmi ses ennemis mortels, dans les rangs de cette bourgeoisie actuelle, conquérante formidable de richesses, mais débile assimilatrice de vérités, se tient tapi secrètement quelque part afin de lui livrer combat dans un corps à corps sourd et acharné, afin d’acclimater chez elles ses visions, ses rêves et ses découvertes, et de les préserver contre elle.
[…] Il faudra pour cela élaborer ce nouvel individualisme productif et créateur de symboles, qui, pour le présent, n’est, en tout pays, qu’une figure en deuil planant avec vénération sur les tombes héroïques. L’idée n’en sera pas perdu pour cela, s’il est vrai qu’on puisse compter sur ces forces spirituelles qui surgissent du fond de ces expériences intenses et de ces convictions personnelles, et que j’essaie de comprendre dans l’idée-type du citoyen tragique. Et l’heure de la paix véritable sonnera, quand ces initiés d’une idéologie rajeunie égaleront à leur tour l’héroïsme et l’ardeur du sacrifice, dont les militaires n’auront plus alors que faire dans les tranchées82.

  • 83 E. Halévy écrit le 14 janvier 1919 l’avoir reçu à Londres (Correspondance…, op. cit., p. 599). Il e (...)
  • 84 Il apprécie peu, par ailleurs, le parallèle que E. Ehrardt propose entre Luther et le Christ : pas (...)
  • 85 D’après Andler, qui s’exprime avec une particulière violence à l’encontre d’un « ensoutané fétide » (...)
  • 86 Y. Dagan, « ”Justifier philosophiquement notre cause”. La Revue de métaphysique et de morale, 1914- (...)

33Le numéro spécial de la Revue de Métaphysique et de Morale pour le quatrième centenaire de 1517 semble être passé relativement inaperçu, peut-être parce que sorti au lendemain de l’armistice du 11 novembre83. Le Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français puis, tardivement, la Revue d’histoire de l’Église de France, en ont rendu compte de manière attentive. Paul Autin, dans la seconde, regrette que des travaux pourtant remarquables aient été conçus et réalisés « sous l’influence trop exclusive de la guerre, qui mettait aux prises non seulement la France et l’Allemagne, mais deux confessions, la catholique et la réformée, et, dans celle-ci, le luthéranisme et le calvinisme »84. L’abbé Jules Paquier, professeur à l’Institut catholique de Paris, critique le numéro dans la Revue de philosophie, fondée par le doyen de la faculté de philosophie du même Institut, Émile Peillaube. Paquier, traducteur de l’ouvrage de Heinrich Denifle, Luther et le luthéranisme : étude faite d’après les sources (1910, 2e éd. 1913), est l’auteur de Le protestantisme allemand : Luther, Kant, Nietzsche (1915), et Luther et l’Allemagne (1918)85. Par la suite, les historiens semblent avoir négligé ce volume, sauf Yaël Dagan dans une étude sur la RMM pendant la Première Guerre mondiale, qui l’évoque brièvement86.

34Il nous intéresse aujourd’hui non pas tant pour ce que ses articles disent de la Réforme, que pour ce qu’ils nous disent de 1917. On y trouve une première vulgarisation des thèses de Weber et Troeltsch, non traduites à l’époque en français. Le rôle avant-gardiste d’Edmond Vermeil dans le « passage » de l’œuvre de Troeltsch est confirmé. On découvre également les réflexions de ce Bernoulli aujourd’hui oublié, mais qui n’en a peut-être pas moins « annoncé », à travers la figure du « citoyen tragique », le temps des fascismes et des totalitarismes. Quand « commémorer » conduit sur de tels chemins, on peut y voir une activité bien éloignée de quelque rituel académique ou ecclésiastique, et pleine de sève.

Annexe

Annexe 1 Le sommaire du numéro tel que l’a imaginé Charles Andler (15 mai 1917)87

  • 87 « Je verrais à peu près les questions suivantes », écrit-il. BIS MSVC 358, f° 182-183 v°.

1 La personnalité de Luther ; sa vie intérieure.

  • 88 Maurice de Wulf (1867-1947), historien belge de la philosophie médiévale. François Picavet (1851-19 (...)

2 L’héritage médiéval dans Luther. (Occam, Bernard de Clairvaux, Pierre d’Ailly, Gabriel Biel) – M. de Wulf ou Picavet ou les deux88

3 La doctrine de la justification par la foi et la notion de la Révélation dans Luther.

[Dire, avec Troeltsch, que la nouveauté du luthéranisme consiste dans son caractère antisacramentel, c’est le définir par une négation. L’affirmation positive est évidemment plus essentielle : c’est celle de la vie religieuse intérieure. Le caractère antisacramentel du protestantisme s’en déduit. Mais il s’en faut que chez Luther il soit poussé jusqu’à sa conséquence logique, et Luther n’a évidemment pas commencé par là. Cela n’empêche pas de traiter comme 4e question :

  • 89 L’ouvrage s’intitule en fait Christus. Manuel d’histoire des religions (Beauchesne, 1912, XX-1036 p (...)

4 Luther et la notion du sacrement [Ici, un catholique du groupe qui a édité Jésus89]

  • 90 Alexandre Clerval (1859-1918), prêtre, professeur à l’Institut catholique de Paris, historien des é (...)
  • 91 Andler commente, à la fin de sa lettre : « Je vous signale qu’il faudrait des catholiques aux sujet (...)

5 La théorie de l’Église dans Luther [Laberthonnière ? Alexandre Clerval90 ?]91

6 La notion du droit et de l’État laïque dans le luthéranisme [Ceci pourrait se confier à Eugène Ehrhardt, prof. à la Faculté de théologie protestante de Paris, 165, avenue du Maine, Paris]

7 La révolution calvinienne dans l’Église protestante [Ici des monographies différentes… l’une pourrait être demandée à Henri Bois]

8 La part du luthéranisme et du calvinisme dans les mouvements religieux anglo-saxons

[Ceci complétement abandonné aux Anglais et Américains]

9 L’exégèse de Luther et de Calvin. Leur conception de la vie de Jésus, des Évangiles et de St-Paul… [Si Loisy voulait le faire] et dire ce qui en subsiste devant l’exégèse d’aujourd’hui

10 Le protestantisme et le rôle social de la femme [Miss C.L. Maynard de Londres]

11 La doctrine calviniste et l’idée républicaine.

12 Les rapports du protestantisme et de la philosophie.

a/ Le protestantisme et la philosophie allemande.

b/ Le protestantisme et la pensée française : Rousseau, Vinet, Quinet, Renouvier, etc.

[Un Suisse ferait bien ici]

c/ Le protestantisme et la critique sociale française depuis Auguste Comte et St-Simon

[Bouglé ne reviendra-t-il pas finalement d’Espagne ?]

13 Ce qui a changé depuis le centenaire de 1817.

Annexe 2 : le sommaire du numéro spécial de la Revue de Métaphysique et de Morale, « A propos du quatrième centenaire de la Réforme », septembre-octobre 1918

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Notes

1 Cf. Christophe Prochasson, « Philosopher au xxe siècle : Xavier Léon et l’invention du “système R2M” (1891-1902) », Revue de Métaphysique et de Morale, 1993, 1-2, p. 109‑140 ; Stéphan Soulié, Les philosophes en République. L’aventure intellectuelle de la Revue de métaphysique et de morale et de la Société française de philosophie (1891-1914), Rennes, PUR, 2009.

2 Désormais notée BIS. Les lettres d’Andler à Léon se trouvent à la cote MSVC 358, f° 104 à 258.

3 Je les cite à partir du volume Élie Halévy, Correspondance 1891-1937, Éditions de Fallois, 1996. Se reporter également, désormais, à Élie Halévy, Correspondance et écrits de guerre, 1914-1919, édition critique in extenso par Marie Scot, Œuvres complètes, 1, Paris, Les Belles Lettres, 2016.

4 Andler est protestant d’origine, mais personnellement agnostique ; Élie Halévy est d’origine protestante par sa mère, Louise Breguet.

5 Ajoutons qu’Andler termine rarement ses lettres sans un paragraphe, toujours digne et serein, sur la guerre que mène son fils mobilisé. Et signalons que beaucoup de ses lettres ne sont pas datées, et que leur foliotation dans le volume de la BIS ne suit pas un ordre chronologique exact.

6 René Lote, Du Christianisme au germanisme, l’évolution religieuse au xviiie siècle et la déviation de l’idéal moderne en Allemagne, Paris, F. Alcan, 1914.

7 W. Monod (1867-1943), pasteur, importante figure du christianisme social et de l’œcuménisme.

8 BIS, MSVC 358, f° 149-150 v°, s.d. (un mercredi : très probablement le 25 avril 1917).

9 E. Halévy, Correspondance, op. cit., 3 mai 1917, p. 542. L’historien (protestant) Charles Seignobos n’apparaît pas au sommaire, pas plus que l’économiste (protestant) Charles Gide, signalé par Halévy à Léon pour la question du rôle social de la femme.

10 Bibliothèque de la Société de l’histoire du protestantisme français, Fonds F. Buisson, lettre du 28 août 1917, 022 Y 2/89.

11 Lettre à Léon, 3 juin 1917 (ne se trouve pas dans le dossier Darlu du fonds X. Léon, BIS, MSVC 360-2), citée dans E. Halévy, Correspondance, op. cit., p. 546. Darlu a toujours été donné pour protestant, y compris par moi-même, mais j’ai cherché en vain à le vérifier (et l’un de ses prénoms est Marie…).

12 « L’hérésie moderniste n’a aucun rapport avec l’hérésie calviniste (ou janséniste) », ibid., 12 mai 1917, p. 542 ; l’invitation au « saupoudrage » est du 10 juin suivant (p. 546).

13 « Et pour donner la parole à un catholique ne peut-on songer à Imbart de la Tour ? Ses trois volumes ne sont pas exempts de préventions. Mais il est au nombre des plus propres [sic] parmi les catholiques ». Imbart de la Tour avait entrepris à partir de 1905 la publication d’une histoire des Origines de la Réforme en 4 volumes. Andler a aussi suggéré de voir « si [Georges] Goyau ne marcherait pas ».

14 Lettre citée note 9. Buisson, très attaché à l’union sacrée, avait publié dans la RMM « Le vrai sens de l’Union sacrée » (1916, p. 633-656), qui comprend des pages d’une étonnante ressemblance avec le livre que Maurice Barrès allait publier en 1917, Les diverses familles spirituelles de la France.

15 E. Halévy, Correspondance…, op. cit., 17 juillet 1917 (1er août pour l’allusion aux lecteurs catholiques).

16 « Devant l’emploi que font contre nous les germanisants du monde entier de notre “esprit révolutionnaire ou réformiste”, il me semble patriotique autant que vrai de ne pas souligner, par une glorification de l’esprit protestant, ce qu’il peut y avoir de “sens propre”, d’individualisme, de rationalisme exclusif dans certaines tendances “religieuses” du protestantisme évolué et d’ailleurs toujours instable », BIS, MSVC 359-1, f° 128-129 v°.

17 Ibid., f° 130 v°-131, 14 juillet. Blondel légitime à nouveau son refus, le 21 juillet : il s’est placé du point de vue de « nos adversaires » (ceux du catholicisme), qui auraient critiqué sa collaboration au numéro (« je suis toujours guetté ») (f° 132-133 v°).

18 E. Halévy, Correspondance…, op. cit., 1er août 1917, p. 549.

19 Ibid., 17 juillet 1917, p. 547.

20 Ibid., p. 580. Leclerc trouve admirable l’idée de ce numéro et estime que les responsables s’en exagèrent les périls politiques (p. 578). Leclerc, géographe, auteur de nombreux ouvrages, était membre de l’Union pour l’action morale, dans laquelle protestants et laïques, dont un F. Buisson, jouent un rôle décisif.

21 Sauf, reconnaît-il, pour deux amis : Bernoulli et Paul Fargues… 

22 Charles Borgeaud (1861-1940), professeur à l’université de Genève, spécialiste de droit international. « La question des origines des Droits de l’Homme lui est tout à fait familière. On pourrait en effet lui demander de traiter les origines religieuses de cette Déclaration » (BIS, MSVC 358, f° 158 v° ; Andler réagit ici à une « abondante et instructive lettre » de Léon, que nous n’avons pas).

23 Rodolphe Reuss (1841-1924), directeur d’études à l’École pratique des hautes études, historien de l’Alsace.

24 Il rédige effectivement l’article « Calvin et l’Entente. De Wilson à Calvin ».

25 « Les gens de la High Church veulent dissimuler la rupture, affirmer la continuité de l’évolution. Pour eux, la Réforme n’est pas un schisme. Ils aimeraient mieux que Luther n’eût pas existé » (note d’Andler). Halévy confirme : l’Angleterre contemporaine est devenue si « anti-protestante » (ses guillemets) qu’il ne sera pas facile d’y trouver un collaborateur (Correspondance, op. cit., 2 mai 1917, p. 541).

26 BIS, MSVC 358, f° 157.

27 Il rappelle son « ardente campagne contre la teutomanie des pasteurs suisses » et la puissance de sa prédication. L. Ragaz (1868-1945) est un important théologien du christianisme social suisse.

28 Rudolf Stähelin, Ulrich Zwingli. Sein Leben und Wirken nach den Quellen dargestellt, 2 vol., Bâle, 1895-1897.

29 Il s’agit de la grande thèse soutenue en 1891 par F. Buisson sur S. Castellion, un théologien et pédagogue français adversaire de Calvin. Bolsec est un autre théologien réformé opposé à Calvin.

30 On connaît trois articles de Vermeil sur le penseur allemand, mais ils n’allaient paraître qu’en 1921 dans la nouvelle Revue d’histoire et de philosophie religieuses de Strasbourg et être repris en volume l’année suivante (La pensée religieuse de Troeltsch, Strasbourg, Istra, 1922, rééd. Genève, Labor et Fides, 1990). Vermeil a consacré plusieurs pages à Troeltsch dans sa thèse publiée en 1913, Jean Adam Möhler et l’école catholique de Tubingue (1815-1840), étude sur la théologie romantique en Wurtemberg et les origines germaniques du modernisme. Deux articles de Troeltsch avaient été traduits dans la Revue chrétienne en 1911 et 1912. Sur Vermeil et Troeltsch : André Gounelle, « Troeltsch vu par Vermeil », in Jacques Meine (dir.), Edmond Vermeil, le germaniste (1878-1964). Du Languedocien à l’Européen, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 77-83.

31 A. Lefranc, La jeunesse de Calvin, Fischbacher, 1888. La réédition de L’Institution de la religion chrétienne date de 1911.

32 BIS MSVC 358, f° 146. Léon aurait demandé un article sur Calvin à Renaudet. « Ce serait une faute. Car il refuserait à coup sûr. Tandis que vous l’aurez presque certainement si vous lui demandez un Lefèvre d’Étaples » (f° 157 v°). Augustin Renaudet (1880-1958) venait de publier Préréforme et Humanisme à Paris pendant les premières guerres d’Italie (1494-1517), 1916. Avec un brin d’humeur, Andler s’étonnait (f° 139) que Viénot et Fargues, « disposant d’une Revue pour manifester, la leur, trouvent encore le moyen de manifester chez nous ». Une lettre s.d. accompagnant une liste de journaux et de revues protestants (Léon souhaitait faire connaître le numéro de la RMM par leur entremise) est d’un mépris sans appel sur la médiocrité d’un protestantisme français, et alsacien, « déchu » depuis que l’école de théologie de Strasbourg (l’école libérale dite de la Revue de Strasbourg, dans les années 1860) n’est plus (f° 197-198).

33 À propos de Méjean, qui « n’a pas mauvaise réputation » (il s’agit du pasteur qui a mené, conjointement avec son frère, proche collaborateur de Briand, une active campagne contre le projet Combes de Séparation des Églises et de l’État). (20 novembre 1917, f° 162 v°).

34 18 septembre 1918, f° 241 v°.

35 F° 142.

36 F° 158 v°-159.

37 F° 159. Andler déconseille de s’adresser à Fortunat Strowski, professeur à la Sorbonne, éditeur notamment des Essais de Montaigne, auteur d’une Histoire du sentiment religieux en France au xviie siècle. Pascal et son temps (3 vol., 1907-1908).

38 C. Bouglé (1870-1940), philosophe, professeur de sociologie à la Sorbonne, proche de F. Buisson.

39 H. Hauser (1866-1946), historien, professeur à la Sorbonne à partir de 1919. Sa thèse a porté sur François de La Noue (1531-1591), Hachette, 1892.

40 11 septembre 1917, f° 159 v°-160. Dick May (Jeanne Weill, 1859-1925) a fondé le Collège libre des sciences sociales, puis l’École des Hautes Études Sociales et a été un acteur important de la scène intellectuelle française au tournant du siècle.

41 Il explique à Léon qu’il doit donc renoncer à esquisser jusqu’au xxe siècle l’étude de l’étatisme protestant en Allemagne.

42 Il espère une parution vers Noël : « Ce sera un gros poids de moins sur ma conscience et un beau numéro de plus à l’actif de la Revue » (lettre à Halévy, 7 décembre 1918, BIS MSVC 386-1, f° 8 v°-9 v°).

43 Dans une lettre s.d. où il donne un coup de griffe à la thèse latine de Jean Jaurès, Les premiers linéaments du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel. « Il me faut [lui] dénier toute exactitude, même élémentaire, et toute clairvoyance d’appréciation. […] Son mépris pour les textes, son énorme défaut d’information historique, au moins au temps où il écrivait ce petit livre, éclatent à tous les yeux » (MSVC 358, f° 239 c°-240).

44 Il rappelle la dispute de Luther avec Johannes Eck, l’appel au concile général, refusé par le pape, et le surgissement de Melanchthon à côté de Luther. « S’il y avait eu l’ombre d’une littérature importante en Allemagne sur Luther en 1918, nous en aurions fait la bibliographie descriptive. Ce qu’il y a est misérable ». 3 octobre 1918, f° 209 v°.

45 Andler se bat pour que figurent les initiales de ses deux prénoms, Carl Albrecht, et consacre toute une lettre, une fois le numéro paru, à dénoncer l’orthographe fautive (Bernouilli au lieu de Bernoulli) dont son ami y a été affublé, y compris dans les propres notes d’Andler… 

46 Léon avait pensé ouvrir le numéro par le texte d’Imbart de la Tour (qui vient finalement en deuxième position), ce qui du reste aurait été logique, mais ne convient pas à Andler qui insinue que cet article sans prééminence ne devrait sa place inaugurale qu’à une considération de politesse et au fait que son auteur est leur aîné de quatre ans et membre de l’Institut… (f° 215).

47 Il voit dans cette nationalisation du christianisme la seule solution, alors, pour éviter de se soumettre à « une organisation jésuitique d’observance italo-espagnole » - et de même faut-il, aujourd’hui, nationaliser les organisations socialistes, pour les arracher à l’emprise allemande… (f° 242 et 242 v°).

48 L’Alsacien Andler trahit ici un trait « huguenot » : la tendresse passionnée pour les martyrs… 

49 Andler conclut en incriminant le catholicisme autrichien, trop influencé par les jésuites espagnols ou italiens, alors que, selon lui, la tradition dominicaine en Italie et en France ne manquerait pas d’éléments démocratiques… 8 octobre 1918, f° 211- 211 v°.

50 Ibid., 29 janvier 1918, p. 563. En septembre, il juge l’ensemble du numéro excellent, sauf les deux articles qui concernent l’Angleterre (Fargues et Watson), ibid., p. 580.

51 Le pasteur est manifestement flatté de paraître dans la RMM : il annonce préparer un article « à la fois littéraire de forme et appuyé sur une érudition sérieuse » (il a longuement séjourné en Angleterre et Écosse) (BIS, MSVC 361, f° 401 v° : lettre de P. Fargues, 29 juin 1917, à Andler, transmise par ce dernier à Léon). Le directeur de la Revue chrétienne, John Viénot, a offert pour sa part de rédiger un article sur la Réforme française au xvie siècle : « Il se proposerait de la caractériser et de montrer que, si elle a été mise en train par la tempête déchaînée par Luther, elle a été bien française et a eu son caractère propre » (f° 401).

52 C’est probablement (sauf s’il a ôté une phrase plus nette encore) celle où il évoque l’apport de la Réforme à la conscience de l’Europe moderne, que je cite plus bas. Halévy a fait lire son texte à sa mère, la protestante Louise Bréguet (pour laquelle Léon a beaucoup d’estime intellectuelle), qui a donné son accord, ibid., p. 580.

53 Ibid., p. 579 (19 septembre 1918).

54 Avec une erreur sur la dynastie des Hohenzollern, présentée comme luthérienne, alors qu’elle est calviniste.

55 C’est ce que Halévy écrivait à Léon le 18 août 1917, avant de compter (24 août) les forces religieuses en présence : côté Triple entente, « un pays gouverné par les francs-maçons [la France], deux puissances hérétiques, une nation schismatique, et un pays qui a constitué son unité par la spoliation du Saint-Siège » ; côté Triplice, la cour la plus exclusivement catholique du monde entier, certes, mais aussi la cour la plus exclusivement protestante, un tsar schismatique, et le Grand Duc ». Ibid., p. 550-551.

56 Cf. Heiko A. Oberman, John Calvin and the Reformation of the Refugees, Genève, Droz, 2009.

57 Halévy avait proposé à Léon la version suivante : « si du protestantisme, sous une de ses formes spéciales, dérive le mysticisme guerrier de Guillaume II, il est aussi la source d’où dérive le dogme politique du président Wilson, avec sa foi dans la liberté des peuples… », Correspondance…, op. cit., p. 581.

58 Article de Bernoulli, RMM, op. cit., p. 563-565. Sur Villers et la réception de son ouvrage en France, Yvonne Knibielher, « Réforme et Révolution d’après Charles de Villers », Philippe Joutard (dir.), Historiographie de la Réforme, Delachaux et Niestlé, 1977, p. 171-181 ; Michèle Sacquin, Entre Bossuet et Maurras. L’antiprotestantisme en France de 1814 à 1870, École des Chartes, 1998, p. 374-377 ; P. Cabanel, Trames religieuses et paysages culturels dans l’Europe du xixe siècle, Seli Arslan, 2002, p. 75-83

59 Professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Grenoble à partir de 1919.

60 Il a publié en 1914 « Un théoricien du pangermanisme : M. Paul Rohrbach », Revue de Paris, 15 mars 1914, p. 427-448. Sur Vermeil, v. notamment Katja Marmetschke, Feindbeobachtung und Verständigung. Der Germanist Edmond Vermeil (1878-1964) in den deutsch-französischen Beziehungen, Bölhau Verlag, 2008 et Jacques Meine, dir., Edmond Vermeil, le germaniste (1878-1964). Du Languedocien à l’Européen, L’Harmattan, 2012.

61 « Le Christianisme germanique soutient, en principe, le “militarisme” allemand, ce terme entendu au sens le plus large, comme concentration des énergies nationales en vue d’un objet déterminé » ; « Montrer, à l’occasion du quatrième centenaire de la Réforme, comment elle a donné naissance à deux courants de civilisation. Ces deux civilisations se sont fortement influencées ; mais elles ne se sont jamais rejointes. Elles sont aux prises à l’heure actuelle », p. 919.

62 Palmer cite Protestantism and Progress (1912) ; Chevallier, l’étude parue dans Kultur des Gegenwart, 1905 [en fait, 1906], « Protestantisches Christentum und Kirche in der Neuzeit », et l’article du Hibbert Journal (octobre 1909) sur Calvin et le calvinisme.

63 E. Vermeil, « Les aspects religieux de la guerre », p. 902-908, passim.

64 Th. Sch., BSHPF, 1919, 4, p. 316-320.

65 En cherchant à le recruter : « Écrivez-moi donc quelques pages pour ce n° sur ce que vous voudrez. L’auteur de Sébastien Castellion a bien qq chose à dire sur la philosophie de la liberté et de la tolérance dans la Réforme. Vous acceptez, n’est-ce pas ? ». Buisson a donné à Halévy le nom de N. Weiss, qui a rédigé l’article sur « Réforme et Préréforme…». Du coup, son propre projet s’en trouve bousculé et, en remerciant Léon « d’avoir voulu par scrupule d’impartialité mentionner les minoritaires de ce temps-là et montrer à côté de Calvin les huguenots anticalvinistes et les huguenots français précalvinistes », il annonce une simple « Note » sur les « apôtres de la tolérance » (publiée p.707-718) - Lettre à Léon, s.d. [1918], BIS, MSVC 359-2, f° 848-849 v° ; envoi du texte le 11octobre 1918, f°. 846-847.

66 Johannes Weiss (1863-1914), théologien luthérien allemand – et gendre de Ritschl.

67 Léon recopie ici presque mot pour mot, dans ce résumé de l’article, une partie de la lettre qu’Andler lui a envoyée le 10 août 1917 (MSVC, 358, f° 143-144 v°). Le germaniste ajoutait que Luther, Calvin et Zwingli sont des « Étatistes conservateurs », le grand réformateur politique étant Cromwell. « [Ceci montre, ce que Bernoulli ne voit pas, qu’il faudra faire une place considérable aux influences anabaptistes] » (en note : « On croit toujours que les anabaptistes ressemblent aux énergumènes de Münster, Jean de Leyde, etc. Ce n’est là qu’une branche. En vérité, les anabaptistes ont été des espèces de quakers silencieux, austères, très libertaires, modestes, sans lesquels il n’y aurait pas de puritanisme », (f° 144 v°).

68 V. la référence donnée dans ma note 1.

69 Orthographié Bernouilli dans la RMM, ce qui a exaspéré Andler, on l’a vu.

70 Andler, dans une « Note du traducteur », salue ce drame qui « égale son auteur aux plus nobles poètes du temps présent », RMM, op. cit., note 2 p. 556.

71 Ibid., p. 563.

72 Pour Zwingli.

73 RMM, op .cit., p. 557.

74 Ibid., p. 558-559.

75 Ibid., p. 567.

76 « En sorte que le concurrent empêché par un scrupule de conscience plus grand d’atteindre au même succès commercial, passait par-dessus le marché pour un athée abandonné de Dieu », ibid., p. 568, d’après la p. 51 du livre de Kurella.

77 Ibid., p. 568-569. Dans le même numéro, E. Doumergue signale avec complaisance que les deux grands-pères du président Wilson, James Wilson et Thomas Woodrow, étaient pasteurs (ibid., p. 807).

78 Alors que les civilisations athénienne ou hellénistique ou la Renaissance n’étaient que « les cimes et l’épanouissement d’une évolution générale ». Ibid., p. 566-567.

79 Ibid., p. 566.

80 Disciple de Nietzsche, sinologue. Bernoulli cite ici (ibid., p. 566) Die Politik. Untersuchung über die voelkerpsychologischen Bedingungen gesellschaftlicher Organisation, Francfort, Rutten u. Loening, 1906, p. 67-70 : les mobiles du peuple français dans la Révolution ont été « en dépit des apparences, des mobiles religieux. […] La Révolution a ramené le pouvoir absolu des mobiles religieux. Elle a mis à la place d’un despote trop faible l’autorité d’un principe très manifestement extrahumain, d’un principe philosophique. Puis elle a fait entrer, au prix d’effroyables efforts, la société ancienne dans le cadre nouveau ».

81 Sa conférence devant la Société française de philosophie, en novembre 1936, est reprise dans un recueil intitulé L’Ère des tyrannies. Études sur le socialisme et la guerre (1938), sur lequel Raymond Aron publie un important article dans la RMM, « L’Ère des tyrannies d’Élie Halévy », 1939, 2, p. 283-307, repris en postface à E. Halévy, L’Ère des tyrannies, Paris, Gallimard, « Tel », 1990.

82 RMM, op. cit.., p. 571-573 passim. Andler, envoyant la traduction de l’article à Léon, voit dans l’idéal du citoyen tragique un « curieux pendant » au philosophe tragique de Nietzsche. « C’est un symbole poétique qui a sa grandeur. Il pourrait receler une impor[tan]te utopie sociale » (f° 156-156 v°). Son long résumé-commentaire de l’article (cf. ma note 67) se trouve aux f° 143-146 v°.

83 E. Halévy écrit le 14 janvier 1919 l’avoir reçu à Londres (Correspondance…, op. cit., p. 599). Il en attend cinq autres exemplaires, qu’il a demandés à Léon « à fins de publicité » ; le 19 février, il demande à Léon d’en envoyer un exemplaire à Paul Vaucher (neveu de Boutmy, et ancien élève de Halévy à Sciences-Po), alors lecteur à l’université d’Upsal (ibid., p. 609).

84 Il apprécie peu, par ailleurs, le parallèle que E. Ehrardt propose entre Luther et le Christ : pas plus que l’œuvre de ce dernier n’était liée aux destinées du peuple juif, celle du premier ne l’était aux destinées du peuple allemand. Revue d’histoire de l’Église de France, 1921, vol. 7, n° 34, p. 45-51.

85 D’après Andler, qui s’exprime avec une particulière violence à l’encontre d’un « ensoutané fétide », etc., Paquier aurait été surtout blessé de n’avoir pas été convié au sommaire du numéro (lettre à Léon, 12 mai 1919, f° 165-167 v°) ; le germaniste reconnaît toutefois avoir pu donner, dans son propre texte, des références erronées et qui appelleraient un erratum : des œuvres de Luther manquaient à la bibliothèque de la Sorbonne, les uns empruntés… par Paquier, les autres par l’auteure d’un diplôme d’études sur la guerre des paysans.

86 Y. Dagan, « ”Justifier philosophiquement notre cause”. La Revue de métaphysique et de morale, 1914-1918 », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 1/2005, p. 49-74.

87 « Je verrais à peu près les questions suivantes », écrit-il. BIS MSVC 358, f° 182-183 v°.

88 Maurice de Wulf (1867-1947), historien belge de la philosophie médiévale. François Picavet (1851-1921), philosophe, auteur d’ouvrages sur les idéologues et sur la philosophie médiévale.

89 L’ouvrage s’intitule en fait Christus. Manuel d’histoire des religions (Beauchesne, 1912, XX-1036 p.). Il a été inspiré par le jésuite Léonce de Grandmaison (fondateur des Recherches de science religieuse en 1910) et dirigé par les jésuites Joseph Huby et Pierre Rousselot. C’est une réponse au « manuel » de Reinach, Orpheus. Histoire générale des religions (Picard, 1909). Mes remerciements vont à Étienne Fouilloux pour son aide sur ce point.

90 Alexandre Clerval (1859-1918), prêtre, professeur à l’Institut catholique de Paris, historien des écoles de Chartres au Moyen Âge.

91 Andler commente, à la fin de sa lettre : « Je vous signale qu’il faudrait des catholiques aux sujets 4 et 5, parce que seuls les catholiques ont une notion naïve et vivante du sacrement et de l’Église. Comme ils ont répondu à l’Orpheus de Reinach par un Jésus, et qu’ils commencent à travailler l’histoire comparée des religions, ils doivent pouvoir fournir un collaborateur. Pour la notion de l’Église, ce sera encore plus facile. À tout hasard, je signale Laberthonnière. Mais Sertillanges vaudrait sans doute mieux. En a-t-il le loisir ? Et que vaut Alexandre Clerval ? ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Patrick Cabanel, « Charles Andler, Xavier Léon, Élie Halévy et le numéro spécial de la Revue de Métaphysique et de Morale pour le quatrième centenaire de la Réformation de Luther (1917-1918) »Chrétiens et sociétés, 23 | -1, 65-92.

Référence électronique

Patrick Cabanel, « Charles Andler, Xavier Léon, Élie Halévy et le numéro spécial de la Revue de Métaphysique et de Morale pour le quatrième centenaire de la Réformation de Luther (1917-1918) »Chrétiens et sociétés [En ligne], 23 | 2016, mis en ligne le 16 juin 2022, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/4092 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.4092

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Auteur

Patrick Cabanel

École pratique des hautes études

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