« Nous sur notre montagne... » Les Suisses romands et l’universalisation de la mémoire protestante
Résumés
L’analyse des discours prononcés en Suisse romande lors des différentes commémorations de la Réforme met en évidence trois principaux champs de transformation de la mémoire réformée : l’historiographie ; la conception d’une communauté protestante transnationale ; le rôle de la Suisse et des Suisses dans le dispositif mémoriel. Cet article montre que le jubilé luthérien de 1917 marque un tournant décisif dans la représentation de l’identité protestante, en la détachant définitivement de la « race germanique » à laquelle elle avait été jusque-là associée. Les nationalismes européens exacerbés et leurs affrontements meurtriers bouleversent en effet les solidarités confessionnelles et reconfigurent durablement l’apologétique protestante. L’histoire du Monument international de la Réforme, dont la première pierre est posée en grande pompe en 1909 et qui est remis discrètement à la Ville de Genève en été 1917, symbolise à elle seule les renversements opérés en moins d’une décennie mais préparés par un siècle de sécularisation. Avec la Guerre, l’association entre États protestants, modernité, progrès et liberté perd de sa pertinence. Identité nationale et identité confessionnelle se trouvent définitivement séparées. En conséquence, le geste de Luther de 1517 est universalisé par les protestants suisses au cours du XXe siècle. Conçu comme l’une des sources de la modernité, il est tour à tour considéré comme fondateur du protestantisme bien au-delà de l’Allemagne, porteur de rénovation pour l’ensemble du christianisme, catholicisme compris, et moteur d’une quête de liberté traversant toutes les sociétés.
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Introduction
- 1 Petra Bosse-Huber, Serge Fornerod, Thies Gundlach, Gottfried Wilhelm Locher (éd.), Célébrer Luther (...)
1En quoi consiste la Réforme ? La question figure dans les premières lignes du volume consacré aux travaux préparatifs du jubilé de 2017 par les Églises protestantes d’Allemagne et de Suisse (volume paru en 2014)1. Elle a le mérite de rappeler implicitement que chaque génération de réformés profite des anniversaires pour rechercher, réinvestir, voir réinventer, son origine et ses traditions. Cette étude prend pour pivot le jubilé luthérien de 1917 en Suisse romande, qui, tenu en contexte de guerre mondiale, marque un tournant décisif dans la représentation de l’identité protestante helvétique. Les nationalismes européens exacerbés et leurs affrontements meurtriers bouleversent en effet les solidarités confessionnelles et reconfigurent durablement l’apologétique protestante. Le dispositif mémoriel hérité du xixe siècle est alors en partie transformé selon des modalités qui perdurent tout au long du xxe siècle, et ce bien au-delà des frontières suisses. L’histoire du Monument international de la Réforme, dont la première pierre est posée en grande pompe en 1909 et qui est remis discrètement à la Ville de Genève en été 1917, symbolise à elle seule les renversements opérés en moins d’une décennie. Cet exemple est analysé en ouverture. L’article détaille ensuite la mise en place et l’évolution d’une tradition de fêtes anniversaires protestantes, en se centrant sur l’exemple genevois. Dans une dernière partie, l’analyse des discours et des articles destinés au grand public, prononcés ou publiés en Suisse romande lors des commémorations, met en évidence trois principaux champs de transformation de la mémoire réformée : l’historiographie et la fabrication de généalogies ; la conception d’une communauté protestante transnationale ; le rôle de la Suisse et des Suisses dans le dispositif mémoriel. Les énoncés du jubilé de 1917, comparés aux précédents et aux suivants, permettent de saisir précisément les mutations opérées par la sécularisation du xixe siècle, par la montée des nationalismes et surtout, finalement, par la violence militaire.
Le Monument international de la Réforme, symbole d’une mémoire dépassée par la Guerre
- 2 A noter en particulier : 25 juin 1868, statue de Luther à Worms ; 15 août 1885, monument Zwingli à (...)
- 3 Luc Weibel, Le monument, Genève, Zoé, 1994 ; Antony Ardiri, Les enjeux du souvenir. Calvin et les j (...)
- 4 Charles Borgeaud, « Le Monument international de la Réformation », dans Charles Borgeaud, Pages d’h (...)
- 5 Ibid., p 363. Sur Borgeaud : Luc Weibel, Les essais d’une vie. Charles Borgeaud (1861-1940), Neuchâ (...)
- 6 Ibid., p. 362.
- 7 [Guillaume Fatio], Monument international de la Réformation à Genève, Genève, Impr. Atar, [1909].
2L’idée d’ériger un monument à Calvin ou à la Réforme est évoquée à Genève à de nombreuses reprises, alors que s’élèvent partout en Europe statues et plaques commémorant les héros du passé2. La perspective de 1909, quatrième centenaire de la naissance de Jean Calvin, fournit l’occasion de mettre en route un projet concret, piloté par un comité et une association. Le monument, conçu collectivement par une brochette de protestants représentatifs des différentes tendances genevoises (libérale, orthodoxe, évangélique) mais fortement influencé par le professeur de droit et d’histoire Charles Borgeaud, a d’emblée une double caractéristique : il se veut historique et international. Le but n’est pas de célébrer Calvin mais son œuvre, comprise dans un sens très large et très politique d’« œuvre d’émancipation » dont Genève est considérée comme le berceau3. Outre les personnages centraux de la Réforme genevoise (dont John Knox), le Monument est imaginé pour commémorer « les hommes d’épées, les hommes d’État qui ont préparé ou assuré à l’Europe le triomphe des libertés modernes sur l’absolutisme des temps passés, et, au-delà de l’Atlantique, les "Pères pèlerins", fondateurs de la démocratie américaine »4. Charles Borgeaud est convaincu, de par sa lecture de l’histoire moderne, de « l’unité de développement social et politique des peuples qui ont subi l’influence de la Réforme calvinienne » et de leur « communauté d’aspiration »5. Il propose et obtient que soit représenté sur ce qui devient une « leçon des choses »6 de la Réforme : Gaspard de Coligny pour la France, Guillaume le Taciturne pour les Pays-Bas, Olivier Cromwell pour l’Angleterre, Frédéric Guillaume de Brandebourg pour l’Allemagne et Roger Williams pour les États-Unis, auxquels s’ajoutera le hongrois Etienne Bocksay, suite au fort soutien financier de la communauté réformée hongroise. Les sculpteurs sont amenés à représenter tous ces hommes dans leur pleine puissance militaire et politique7.
- 8 Marc Boss, « Introduction », dans Genèse religieuse de l’Etat laïque : textes choisis de Roger Will (...)
- 9 Luc Weibel, Le monument, p. 74-78.
- 10 Ibid., p. 72
- 11 Ibid., p. 77.
3Les choix faits pour représenter l’Allemagne sur ce monument méritent d’être quelque peu détaillés. Il n’est pas question de représenter Martin Luther, qui ne recevra qu’une place périphérique, par la gravure de son nom sur une sorte de stèle en bordure de l’espace monumental, car le Comité choisit de rendre hommage strictement à la réforme calvinienne née à Genève mais aussi, pour reprendre une analyse de Marc Boss, par choix politique de mettre en avant un protestantisme qui porterait en germe la liberté religieuse et le refus de la stricte tutelle de l’État sur l’Église8. Le Grand Électeur, Frédéric Guillaume de Brandebourg, que l’on décide de représenter, fait partie d’une dynastie calviniste, il est conçu comme le « fondateur de l’État prussien », le « créateur d’un puissant État moderne » qui sera au xixe siècle le « noyau de l’unité allemande » et comme celui qui accueille à bras ouverts, dans le Brandebourg, les réfugiés huguenots9. Ce choix obtient l’approbation de l’empereur Guillaume II lui-même10, qui envoie un télégramme pour s’associer à la fête du 400e anniversaire de la naissance de Calvin et à la pose de la première pierre du monument11. Message auquel les Genevois répondent immédiatement :
- 12 Cité par Luc Weibel, Ibid., p. 77.
Le témoignage de V. M., qui est, de même que ses ancêtres l’ont été, l’un des plus fermes soutiens à la foi réformée, a mis au cœur de tous ceux qui sont aujourd’hui réunis à Genève, pour célébrer les grands souvenirs de la Réforme, une profonde émotion.12
- 13 Expression de Charles Borgeaud, cité par Luc Weibel, Ibid., p. 96.
- 14 Charles Borgeaud, « La violation de la neutralité belge. Réponse à la lettre d’Allemagne », article (...)
- 15 Luc Weibel, Ibid., p. 99.
4En 1912, le Kaiser envoie 10 000 marks pour contribuer à l’érection du monument. Il offre ainsi à Genève la statue de « son illustre ancêtre »13 et parle de venir à l’inauguration. Les échanges avec l’empereur autour de cette sculpture perdurent, par différents intermédiaires, jusqu’en été 1914. En août, l’invasion et la violation de la neutralité de la Belgique par l’Allemagne viennent briser, selon la formule de Charles Borgeaud, « la fraternité des hautes études » qui rapprochaient les penseurs et savants de Suisse romande et d’Allemagne14. Suisses romands et Suisse allemands se divisent dès lors dans leurs loyautés internationales. La question se pose, à Genève, de supprimer les sculptures représentant le camp des agresseurs. Mais le Comité s’y refuse, préférant rester fidèle à la parole donnée et aussi, d’une certaine manière, à la neutralité suisse15.
- 16 Luc Weibel, Ibid., p. 101.
5Le projet est donc réalisé comme prévu par les artistes français Henri Bouchard et Paul Landowski, qui obtiendront des permissions pour y travailler. C’est par hasard, finalement, que l’ensemble est terminé peu avant le jubilé luthérien d’octobre-novembre 1917. Il n’est alors plus question de rassembler dans le parc des Bastions les héritiers des personnages représentés sur le Mur. Il n’y a pas même d’inauguration officielle. Le monument est remis à la Ville de Genève lors d’une cérémonie privée le 7 juillet 1917. Comment décrire ce qui s’est passé ? Luc Weibel a trouvé les mots en écrivant : « Tandis que la guerre s’enlisait dans les tranchées, les sculpteurs mirent donc la dernière main à ce monument qui célébrait des combats d’un autre âge. »16
- 17 À Genève, la Suppression du budget des cultes a été votée en 1907 par une courte majorité de citoye (...)
- 18 La chanteuse genevoise Nejda, pour qui le monument n’est représentatif ni de la pensée protestante (...)
6La guerre oblige en effet à un remaniement conséquent de la mémoire protestante et fait plier les motifs hérités des xviiie et xixe siècles, incompatibles avec l’explosion des nationalismes. La séparation symbolique – et donc mémorielle – entre religion et État doit être entièrement consommée17. L’identité protestante, dans ses représentations, s’en trouve profondément transformée. Et ce jusqu’à aujourd’hui où le choix des motifs sculptés sur le Mur est devenu en grande partie incompréhensible, même si le lieu sert toujours de point de rassemblement pour la commémoration annuel de la Fête de la Réformation (31 octobre)18. Ce renversement, bien que progressivement mis en œuvre au long du xxe siècle, apparaît clairement dans la comparaison des discours du jubilé de 1917 avec les célébrations antérieures.
Anniversaires et commémorations : une tradition
- 19 Olivier Fatio, « Quelle Réformation ? Les commémorations genevoises de la Réformation à travers les (...)
7En 1917, la tradition des célébrations et des jubilés réformés en terre suisse est bien installée. Ces fêtes s’organisent dès le xviiie, siècle mais s’intensifient après la période révolutionnaire et plus particulièrement dans la seconde moitié du long xixe siècle. Pour reprendre le cas spécifique de Genève, les célébrations de 1835, « la manifestation sans doute la plus importante jamais organisée » dans la ville de Calvin19, ouvrent un siècle où les protestants sont particulièrement attentifs à construire et maintenir leur identité à travers la réactualisation festive de leur histoire. Loin d’être homogènes et consensuels, les différents anniversaires se succèdent au gré des rapports de forces politiques et des préoccupations du moment, à un rythme sur lequel il est intéressant de s’arrêter brièvement.
81835 commémore la suspension de la messe à Genève dans un canton qui accueille une importante population catholique depuis les traités internationaux de 1814-1816. Par prudence, les autorités cantonales, bien qu’issues des rangs protestants, refusent de participer officiellement à l’événement. Les festivités sont l’occasion d’une importante controverse avec le curé Vuarin, curé de la nouvelle communauté catholique genevoise. Cette rupture de l’homogénéité confessionnelle se double alors d’une mise en crise, par les partisans du Réveil, du libéralisme théologique très présent parmi les élites genevoises.
- 20 Luc Weibel, Croire à Genève : la Salle de la Réformation (xixe-xxe siècle), Genève, Labor et Fides, (...)
- 21 Salle de la Réformation. Séance d’inauguration. Discours d’ouverture et aperçu financier, Genève, I (...)
- 22 Ibid., p. 16
- 23 Jean-Henri Merle d’Aubigné, Jean Calvin. Un des fondateurs des libertés modernes. Discours prononcé (...)
9En 1864, pour le tricentenaire de la mort de Jean Calvin, le projet d’une Salle de la Réforme est lancé, à l’instigation du pasteur de l’Église libre de Genève Jean-Henri Merle d’Aubigné20. La Salle, destinée à l’évangélisation mais aussi à tout « ce qui élève les âmes, les purifie et détourne les hommes d’un emploi frivole et coupable de leur temps »21, est inaugurée en 1867. Le nom de Luther est à peine prononcé, mais le discours d’ouverture se place sous l’autorité des « hommes vénérables » du xvie siècle : « Ils sont de tous les siècles par la sagesse divine dont leurs écrits sont empreints »22. Le pasteur Merle d’Aubigné, dans un discours ému, rappelle alors les souvenirs des fêtes de 1817 auxquelles il avait assisté en Allemagne, mais il place l’inauguration sous le signe du « jubilé mi-séculaire du réveil de Genève », qu’il fait donc remonter exactement à 1817. Il termine en appelant à un réveil « plus vaste et plus puissant encore » avant de passer au cœur de sa conférence publiée sous le titre « Jean Calvin un des fondateurs des libertés modernes »23. Le lendemain, le pasteur Frank Coulin fait quant à lui une conférence sur l’enseignement de Jésus-Christ.
- 24 François Jacob, La cité interdite. Jean-Jacques Rousseau à Genève, Genève, Slatkine, 2009 ; Sarah S (...)
10En 1878, en plein Kulturkampf, les Genevois commémorent le centenaire de la mort de Rousseau, tout en s’écharpant sur son héritage philosophique et la pertinence de sa religion civile24.
11En 1902, le tricentenaire de l’Escalade permet de relancer cette fête traditionnelle, mais dans une perspective historique (avec un défilé en costume) et patriotique. L’idée est donc alors de célébrer l’indépendance nationale plutôt que la victoire protestante sur le duc de Savoie lors de la bataille du 12 décembre 1602.
- 25 Auguste Gampert, Le rôle de l’Eglise nationale protestante de Genève dans l’assimilation des étrang (...)
- 26 Valentine Zuber, « La commémoration du quatrième centenaire de la naissance de Jean Calvin en 1909 (...)
12En 1909, deux ans après la Suppression du budget des cultes à Genève, le quatrième centenaire de la naissance de Calvin donne lieu à d’importantes fêtes, complétées par celles du 350e anniversaire du Collège et de l’Académie (Université) et ouvre le chantier du Monument international. Les célébrations de 1909, comme le montre Antony Ardiri, sont organisées sur une ligne éminemment pédagogique, avec la volonté explicite d’assimiler les étrangers catholiques résidents à Genève aux « mœurs », à l’« idéal moral » et à la « mentalité » genevoise et de leurs faire toucher à l’« ardeur politico-religieuse » des vieux Genevois25. Par ailleurs, la préparation de ces festivités se ressent encore fortement des grands débats du xixe siècle sur Jean Calvin, sa personnalité et ses exigences dogmatique ou morale26.
- 27 Nous n’avons pas analysé cet événement, voir notamment Le Jubilé de Pierre Viret, Lausanne et Orbe, (...)
13En 1911, tous les protestants suisses s’associent aux 400 ans de la naissance de Pierre Viret, fêtés dans le canton de Vaud27. En 1914-1916, Genève fête la Restauration de sa République et son adhésion à la Suisse.
14Dans ce cycle jubilaire, au plus proche de l’histoire nationale, l’anniversaire luthérien de 1917 n’est pas de grande importance. Le jubilé est cependant souvent évoqué lors des réunions et rencontres entre protestants durant l’année. Plusieurs réunions sont d’ailleurs organisées en commun par les Genevois et les Vaudois. Comme les autres événements, il fournit l’occasion de s’interroger sur le sens, les principes et la postérité de la Réforme. La commémoration du 31 octobre prend une certaine solennité avec la sonnerie des cloches dans tous les temples du pays. Plusieurs brochures et articles de circonstances sont publiés au long de l’année 1917, qui, tous, prennent acte du contexte de guerre tout en réactivant – en les transformant – l’historiographie et les représentations identitaires héritées du xixe siècle.
Jubilés et historiographies au xixe siècle
- 28 Olivier Fatio, op. cit., p. 119.
- 29 Ibid.. Lire Maria-Cristina Pitassi, De l’orthodoxie aux Lumières : Genève 1670-1737, Genève, Labor (...)
- 30 Décrit et cité par Olivier Fatio, op. cit., p. 120.
15Dès les jubilés de 1830-1835, la Réformation est présentée par les pasteurs et les élites genevoises, plutôt libéraux en théologie, comme « le début d’un processus »28. Luther et Calvin, dans cette perspective, ouvrent une ère nouvelle de progrès de la civilisation par les sciences, le droit et les mœurs. Les réformateurs, dont on met systématiquement en question les doctrines depuis le xviiie siècle, sont surtout considérés comme des « héros fondateurs »29 et non pas comme des références théologiques. Le pasteur César Malan, l’un des promoteurs du Réveil à Genève, parle en 1835, à propos des festivités officielles, de jubilé de la « déformation de Genève » et revendique l’importance de conserver et réactiver la pensée calvinienne, la divinité du Christ, l’importance du péché originel, la justification par la foi30.
- 31 Elle a un pendant scientifique, plus complexe dans ses énoncés, avec de nombreux travaux d’historie (...)
16Cette contestation n’empêche en rien la mise en place, au cours du xixe siècle et au gré des jubilés successifs, d’une historiographie protestante francophone –dans une version vulgarisée et populaire – largement consensuelle faisant de la Réforme la source de tous les acquis de la modernité31. Les orateurs et auteurs de 1917 héritent donc d’une mécanique bien huilée : Luther redécouvre le salut par la grâce et la justification par la foi en lisant la Bible. Il s’agit dès lors de mettre cette dernière à disposition des fidèles, ce qui amène sa traduction en langue vernaculaire et surtout à l’éducation pour tous :
- 32 Charles Dubois, « La Réforme et le Peuple », dans Deux caractères de la Réforme, discours publiés p (...)
- 33 Aimé Chavan, « La Réforme et son principe religieux », dans Deux caractères de la Réforme, discours (...)
La Réformation dit à l’homme du peuple : Voici la Bible. Tu as un cerveau, apprends à lire.32 […] de là date ce merveilleux essor intellectuel des pays sortis du catholicisme, et dont la supériorité à cet égard est un des phénomènes les plus frappants, et l’une des plus fortes apologies de la fécondité et de la vérité du protestantisme et de ses méthodes.33
- 34 Olivier Fatio, op. cit., p. 119.
- 35 Valentine Zuber, Les conflits de la tolérance. Michel Servet entre mémoire et histoire, Paris, Hono (...)
17Le libre examen de la Bible, doublé du sacerdoce universel, permettent ensuite la reconnaissance de la liberté de conscience et l’établissement de la démocratie. L’ensemble participe à la « conquête de la raison »34 et des droits individuels35 :
- 36 Aux protestants de Genève, Feuille publiée par la Commission genevoise interecclésiastique du Jubil (...)
Aujourd’hui, après quatre siècles, nous récoltons ce que ces hommes [les Réformateurs] ont semé, nous possédons ces biens infiniment précieux : la liberté religieuse, l’accès direct à la vérité chrétienne contenue dans l’Évangile, le droit de penser, de croire, de manifester librement nos convictions chrétiennes.36
- 37 Pour le concept de libre examen, dont l’élaboration est paradigmatique, lire Joseph Lecler, « Prote (...)
18Cette écriture de l’histoire, contestable sur des points importants37, a pour corollaire un anticatholicisme tenace, fondé sur le rejet romain des caractéristiques données à la Réforme. Le point de vue est résumé par le pasteur Auguste Gampert en 1909 :
- 38 Auguste Gampert, Le rôle de l’Eglise nationale protestante de Genève dans l’assimilation des étrang (...)
C’est le triple dogme du mérite des œuvres, de la soumission de l’esprit à une autorité extérieure et de la hiérarchie ecclésiastique, que je considère comme étranger à nos traditions morales, libérales et démocratiques.38
19Cette partition du monde entre ceux qui ont adopté la Réforme et entamé leur mue moderne et ceux qui l’on rejetée recouvre un imaginaire des « races » séparant l’Europe entre race latine et race germanique. Le protestant et professeur de littérature Henri-Frédéric Amiel est, au milieu du xixe siècle, un témoin intéressant de cette vision du monde pour laquelle les choix religieux définissent un peuple. La dite « race latine » est conçue comme niant la liberté et l’individualité.
- 39 Henri-Frédéric Amiel, Grains de mil : poésies et pensées, Paris, Genève, J. Cherbuliez, 1854, p. 18 (...)
Le Dieu de la race latine est le Dieu qui ordonne ; le Dieu de la race germanique est le Dieu qui appelle. Ce sont là deux mondes qui ont peine à se comprendre, comme l’Égypte et la Grèce, qui se repoussent avec horreur, s’abominent et s’anathématisent : le monde de l’Autorité et celui de la Liberté.39
- 40 Henri-Frédéric Amiel, Grains de mil…, op. cit., p. 198.
- 41 Pierre-Olivier Léchot, « Quelle Suisse pour quels réfugiés ? Johann Kaspar Mörikofer (1799-1877) et (...)
- 42 Voir les travaux de et sur Charles Borgeaud. Pour une approche complète du débat sur « l’origine » (...)
20Dans cette perspective protestante, ici plutôt conservatrice, la Révolution française (1789 et ses suites, jusqu’à la Commune) est vue principalement comme une explosion de violence irresponsable débouchant sur l’instabilité, mêlant despotisme et anarchie sans réel progrès en termes de liberté. Cette révolution ne peut être conçue comme fille de la Réforme, elle est causée par une « contradiction intérieure » propre aux « peuples modernes qui ont conservé la religion du Moyen-Âge »40. Dans ce dispositif mémoriel, le génie français était concentré dans les huguenots mis en fuite par les persécutions et dont la Suisse aurait largement bénéficié41. A contrario, les Révolutions anglaise et américaine, tout comme la philosophie et les sciences allemandes, sont valorisées comme directement inspirées par la Réforme42.
Le monde protestant déchiré
- 43 Marianne Carbonnier-Burkard, « Les Jubilés de la Réforme. Des constructions protestantes (xviie-xxe(...)
21L’opposition entre France catholique et Allemagne protestante, avec supériorité de la seconde sur la première, – qui est une clé de lecture importante du conflit de 1870-1871 – est donc bien présente en Suisse au début du xxe siècle et réapparaît dans les discours des jubilés43. Mais la guerre déclenchée en 1914 brouille cette représentation du monde pour les Suisses romands qui, comme on l’a vu, condamnent les choix des autorités allemandes et se trouvent face à la question : Comment une société protestante peut-elle se transformer en machine impérialiste meurtrière ? Très prosaïquement, la configuration des alliances internationales – les Français alliés aux Anglais, puis aux États-Unis – mine aussi les schémas présentés précédemment. L’offensive allemande met à mal le lien qui avait été tissé symboliquement entre protestantisme, principe démocratique et modernité des valeurs. La division confessionnelle de l’Occident n’est plus une clé d’interprétation entièrement pertinente, même si l’idée de la supériorité morale des nations protestantes continue à être énoncée ici ou là.
- 44 A. Chavan, « Le Jubilé de la Réformation (1517-1917) », Gazette de Lausanne, 31 octobre 1917, p. 1.
22Concrètement, la guerre a anéanti les espoirs de voir les fêtes jubilaires poser les « bases d’une grande Internationale évangélique »44. Le 31 octobre 1917, l’éditorial de la Gazette de Lausanne, signé par le professeur de théologie Aimé Chavan, met en œuvre et en mots une profonde reconfiguration du récit mémoriel. Les deux principes qui gouvernent le monde subsistent : d’un côté le principe d’autorité et son « corollaire fatal, l’impérialisme » ; de l’autre la démocratie ou la libre association des individus. « Là, c’était l’amour de la force ; ici, c’est la force de l’amour. » Pour l’auteur, la quête de puissance portée pendant des siècles par l’Église catholique obsède désormais les chefs d’État. Il cite Napoléon et surtout le Kaiser. Mais cette quête de puissance-là n’a plus rien à voir avec la religion.
- 45 Voir aussi Marianne Carbonnier-Burkard, op. cit., 4, p. 222, et les références données par l’auteur (...)
23Dans la même logique, l’auteur arrache Luther à la mémoire nationaliste allemande45. Martin Luther appartient à l’humanité. Et il réaffirme : « De sa protestation date, dans le monde moderne, la restauration de la liberté. » D’autres interventions durant l’année jubilaire, toujours en Suisse romande, martèlent que le protestantisme est indépendant de l’Allemagne, que Luther donnait une voix à un sentiment qui s’était emparé de milliers de consciences chrétiennes :
- 46 Aimé Chavan, « La Réforme et son principe religieux », dans Deux caractères de la Réforme, discours (...)
Ce n’était pas la voix d’un homme ; pas davantage la voix d’une race ; Luther n’incarne point la conscience allemande ; le protestantisme n’est point la forme germanique du christianisme ; le génie latin, individualiste et libéral, n’est point (comme on l’a dit) réfractaire à l’esprit protestant […]46
- 47 A. Chavan, « Le Jubilé de la Réformation (1517-1917) », Gazette de Lausanne, 31.10.1917, p. 1
24Calvin et son œuvre en sont « un probant témoignage », les Églises réformées suisses romandes une « vivante démonstration ». L’essence de l’esprit protestant est devenue latine. Dans ce cadre, les Suisses romands se donnent le droit et même la mission de commémorer Luther. « Nous ne nous battons pas. Nous allons commémorer Luther pour ceux qui se battent. »47
Rôle de la Suisse et levain protestant
- 48 Aimé Chavan, « La Réforme et son principe religieux », dans Deux caractères de la Réforme, discours (...)
Israël ne priait point, quand il combattait Amalek !... Mais là-haut sur la montagne, Moïse priait. Par une substitution qui n’est qu’une des applications du grand devoir de solidarité, nous, sur notre montagne, émergeant de l’océan de feu qui nous enveloppe de toutes parts, nous pouvons, nous devons, à la place des autres, remonter en cette année de grand anniversaire, à la source pure et cristalline d’où l’eau vive de l’Évangile a jailli de nouveau sans mélange, et où les hommes viendront se rafraîchir, se retremper, se purifier demain, au sortir de la fournaise où des milliers d’entre eux succombent aujourd’hui. Notre pays jette un pont fragile sur l’abîme qui sépare les belligérants ; nos Églises peuvent en jeter un autre sur le gouffre que la guerre aura creusé entre le passé qui s’efface et l’avenir que nous ne discernons point.48
- 49 Gustave Tophel, Le Jubilé de la Réformation, extrait de la Feuille religieuse du canton de Vaud, La (...)
- 50 A. Chavan, « Le Jubilé de la Réformation (1517-1917) », Gazette de Lausanne, 31.10.1917, p. 1
- 51 Ibid..
25Ce texte poignant et programmatique du professeur Aimé Chavan, dit et écrit spécifiquement pour le jubilé, témoigne tout à la fois d’un besoin renouvelé d’apologétique chrétienne et de l’ambivalence de la position suisse dans la guerre. Tous les textes consultés affirment d’une manière ou d’une autre que le conflit suspend la démarche commémorative de par l’urgence des combats, mais aussi parce que cette dernière exigerait un minimum de communion entre protestants49. Néanmoins, les Suisses dans leur neutralité se trouvent en situation de faire ce retour aux racines de la Réforme, ils peuvent « regarder en arrière et [se] réjouir des conquêtes immortelles de [leurs] ancêtres »50. Plus encore, les discours jubilaires font de la Suisse l’incarnation de ces acquis de la Réforme. En Suisse « l’harmonie est profonde entre l’idéal politique et social de la nation tout entière et les grands principes proclamés par ceux dont nous rappelons le souvenir. »51 Ces affirmations s’accommodent du fait que les catholiques et les cantons catholiques sont tout aussi démocrates que les protestants. Elles liquident en quelque sorte les contentieux confessionnels au nom d’une Helvétie place-forte des libertés au sein de l’Europe. Dans cette optique, les protestants suisses se donnent un rôle messianique. La « fraternité suisse » peut se prolonger dans un rêve :
- 52 Aimé Chavan, « La Réforme et son principe religieux », op. cit., p. 14.
[…] le rêve de la fraternité protestante universelle, que la guerre obscurcit, mais qui plus tard s’imposera à la conscience des vrais évangéliques ; enfin le rêve de la grande fraternité œcuménique et chrétienne, unissant Rome à Genève et Wittenberg, dans des conditions et sur des bases que Dieu seul peut connaître aujourd’hui, mais qui nous apparaîtront enfin, quand le monde tout entier aura été pénétré par les principes éminemment chrétiens de la fraternité, c’est-à-dire de la solidarité dans la liberté !52
- 53 A. Pl. Jorimann, « Je ne puis autrement », Le Protestant libéral de Genève, 15 novembre 1917, p. 2.
- 54 A. Vincent, « Le Monument de la Réforme calvinienne », Le Protestant libéral de Genève, 15 juillet (...)
26Moins irénique, la prise de position du Protestant libéral de Genève, sous la plume de A. Pl. Jorimann, fonde dans le courage de Luther à la diète de Worms la nécessité de sortir les Suisses de leur neutralité : « […] Nous disons que tout Suisse protestant a des motifs impérieux pour dire – dût-il lui en coûter du charbon ou de l’acier – que l’attentat commis par l’Allemagne et ses séides contre l’humanité, contre les petits surtout, mérite l’exécration universelle. »53 Lors de l’inauguration du Monument de la Réformation, le même journal, sous la plume du pasteur A. Vincent, affirmait que le « Mur symbolique exprime que Genève fut autrefois le bastion de la Réforme, et que Genève doit toujours demeurer, contre toutes les invasions mauvaises, un rempart »54.
- 55 A. Chavan, « Le Jubilé de la Réformation (1517-1917) », Gazette de Lausanne, 31.10.1917, p. 1.
27La déception, et même la rupture, causée par les positions protestantes germaniques et germanophiles, est cependant contrebalancée, sous la plume de plusieurs auteurs, par l’engagement du président Wilson, « le plus courageux des protestants de l’heure présente »55, le « plus authentique héritier actuel de l’idée protestante » :
- 56 A. Pl. Jorimann, « Je ne puis autrement », op. cit., p. 2.
Quoiqu’on dise, le vieux levain qui fit la force du protestantisme n’a pas perdu sa vertu : si c’est hors de chez nous qu’il en faut voir aujourd’hui les effets, faisons, du moins, des vœux pour le prochain triomphe de la vérité et du droit.56
Conclusion
- 57 Sarah Scholl, « Les effets paradoxaux de la mixité religieuse : le laboratoire genevois et la naiss (...)
- 58 Laurent Gambarotto, dans son analyse de la prédication française durant la Première Guerre parle de (...)
- 59 Aimé Chavan, « La Réforme et son principe religieux », op. cit., p. 13. Le pasteur Gustave Tophel d (...)
28Le spectacle de la guerre, du point de vue suisse romand, précipite le divorce entre identité religieuse et identité nationale. Il rend abscons l’association entre « race germanique » et histoire de la Réforme. Mais, dans le fond, la période de guerre ne fait que renforcer des processus mis en route en Suisse en premier lieu par la mixité confessionnelle, puis par la laïcisation de la société, comme cela a pu être montré ailleurs57. Dans le même élan, des perspectives œcuméniques s’ouvrent dès l’entre-deux Guerres58, nourries par l’expérience commune des combats mais aussi, comme le laissent voir les énoncés du jubilé de 1917 en Suisse, par la nécessité de renouveler l’apologétique chrétienne : « Demain nous nous fédérerons, demain nous ferons front ensemble contre toutes les formes d’antichristianisme. »59
- 60 Olivier Fatio, op. cit., p. 130.
- 61 Charles Borgeaud, «L’adoption de la Réforme par le peuple de Genève. 1536. Exposé présenté au templ (...)
- 62 Olivier Fatio, op. cit., p. 123.
- 63 Olivier Fatio, op. cit., p. 125 et 128. Sur l’Esprit de Genève, Maryvonne Maitre Stepczynski, « L’ (...)
- 64 Paul-E. Martin, 1536-1936. Un grand anniversaire genevois, Genève, Slatkine, 1936. Cité aussi dans (...)
- 65 Irène Herrmann, Les cicatrices du passé : essai sur la gestion des conflits en Suisse (1798-1918), (...)
- 66 Stan M. Landry, Ecumenism, Memory, and German Nationalism, 1817–1917, Syracuse, NY, Syracuse Univer (...)
29Le cas genevois est paradigmatique de ces évolutions, avec une population composée dès 1860 à parts égales de catholiques et de protestants. L’identité collective est nécessairement amenée à évoluer. Le courant historiographique – et commémoratif – porté par Charles Borgeaud et le monument de la Réformation n’en disparaît pas pour autant, mais il se laïcise fortement60. Le professeur, tout à son association entre protestantisme et démocratie, obtient par exemple que le jubilé suivant – le 400e de la Réforme genevoise – soit fêté principalement en 1936, plutôt qu’en 1935, afin de commémorer l’adoption de la Réforme par le peuple de Genève61. « L’esprit de la paix confessionnelle et les premiers pas de l’œcuménisme contribuèrent à ce glissement de date », commente à ce sujet Olivier Fatio, qui ajoute que les autorités cantonales « dans un régime de séparation, sous un gouvernement de gauche » délèguent cette fois des représentants officiels62. Dans ce cadre, l’importance nationale du protestantisme ne disparaît pas mais elle mute en un nouveau concept « l’esprit de Genève », construit autour de l’accueil de la Société des Nations dans la cité de Calvin – dont la première assemblée a lieu dans la Salle de la Réformation en 1920 – ainsi que des organisations humanitaires telle que la Croix-Rouge63. Un esprit auquel les catholiques sont fortement invités à s’associer64 et qui concorde avec les motifs identitaires suisses de neutralité et de coexistence pacifique65. Les Suisses, comme les Allemands avant eux66, construisent une identité nationale interconfessionnelle allant au-delà des solidarités confessionnelles internationales.
- 67 Olivier Fatio, op. cit., p. 123ss.
- 68 Luc Weibel, Croire à Genève, op. cit., p. 168 ; Olivier Fatio, op. cit., p. 123-128.
30Ce mouvement permet à la mémoire protestante de s’émanciper (en partie) des préoccupations liées au nationalisme et à la philosophie politique, et de se concentrer sur les chantiers théologiques, dont le renouveau ouvert par Karl Barth. Du point de vue ecclésial et dogmatique, le jubilé de 1935-1936, pour Genève, marque un « retour à la parole de Dieu » et une relecture de la théologie des réformateurs67. Une cérémonie, très critiquée pour la forme et le fond mais très suivie, est organisée aux Bastions devant le Mur des Réformateurs, où les protestants présents, la main levée, renouvellent le serment par lequel leurs ancêtre s’étaient engagés à vivre « selon la sainte loi évangélique »68. Le contenu de cette dernière ne cesse toutefois pas de faire débat dans les années douloureuses qui suivent, et même jusqu’à aujourd’hui, au sein des communautés protestantes.
- 69 Olivier Fatio, op. cit., p. 129.
- 70 http://www.ref-500.ch/fr/introduction, consulté le 2 septembre 2016.
31En 1986, Olivier Fatio répondait par la négative à la question de savoir si les protestants pouvaient se prévaloir de la Bible, de la justification par la foi, ou du sens des responsabilités éthiques comme de leur propriété : « ces lieux centraux de la théologie sont redevenus en 450 ans communs à tous les chrétiens »69. Après avoir dépassé l’idée de nations protestantes, puis gommé son anticatholicisme, la mémoire consensuelle protestante a proposé – ou imposé ? – aux différentes Églises l’héritage de ses pères du xvie siècle, ainsi qu’à toutes les sociétés démocratiques. 2017 s’inscrit dans cette ligne, si l’on se réfère à la description de la Fédération des Églises protestantes de Suisse qui affirme : « Personne n’a “fait” la Réforme, ni ne l’a voulue ou provoquée, elle est le fruit de l’histoire et des interactions des acteurs et des intérêts politico-religieux de l’époque »70. L’objectif, dès lors, pour les protestants suisses, est de célébrer l’Évangile retrouvé et son potentiel de libération ; cette redécouverte théologique de la Réforme ayant « changé l’Église, la Suisse, l’Europe, voire le monde ». Ce qui en découle concrètement, en termes de réécriture identitaire, c’est l’universalisation complète du geste de Luther, aboutissement du processus mémoriel commencé au xixe siècle. Il n’est guère possible d’aller plus loin.
Notes
1 Petra Bosse-Huber, Serge Fornerod, Thies Gundlach, Gottfried Wilhelm Locher (éd.), Célébrer Luther ou la Réforme ? 1517-2017, Genève, Labor et Fides, 2014 (coédité par la Fédération des Eglises protestantes de Suisse, FEPS, et l’Eglise protestante en Allemagne, EKD).
2 A noter en particulier : 25 juin 1868, statue de Luther à Worms ; 15 août 1885, monument Zwingli à Zurich (Marianne Carbonnier-Burkard, « Des constructions protestantes (xviie-xxe siècles) », dans Petra Bosse-Huber, et al. (éd.), Célébrer Luther ou la Réforme ? 1517-2017, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 222 ; 226). Mais aussi le Monument expiatoire à Michel Servet de 1903 à Genève.
3 Luc Weibel, Le monument, Genève, Zoé, 1994 ; Antony Ardiri, Les enjeux du souvenir. Calvin et les jubilés de Genève en 1909, Genève, SHAG, à paraître en 2017.
4 Charles Borgeaud, « Le Monument international de la Réformation », dans Charles Borgeaud, Pages d’histoire nationale, avec une bibliographie des travaux de l’auteur. Recueil publié par la Faculté de droit de Genève, Genève, Georg & Co, 1934, p. 355-370, citation p. 359.
5 Ibid., p 363. Sur Borgeaud : Luc Weibel, Les essais d’une vie. Charles Borgeaud (1861-1940), Neuchâtel, Éditions Alphil, 2013.
6 Ibid., p. 362.
7 [Guillaume Fatio], Monument international de la Réformation à Genève, Genève, Impr. Atar, [1909].
8 Marc Boss, « Introduction », dans Genèse religieuse de l’Etat laïque : textes choisis de Roger Williams, Marc Boss, éd. ; trad. de Mireille Hébert, Genève, Labor et Fides, 2013, p. 15.
9 Luc Weibel, Le monument, p. 74-78.
10 Ibid., p. 72
11 Ibid., p. 77.
12 Cité par Luc Weibel, Ibid., p. 77.
13 Expression de Charles Borgeaud, cité par Luc Weibel, Ibid., p. 96.
14 Charles Borgeaud, « La violation de la neutralité belge. Réponse à la lettre d’Allemagne », article paru dans le Journal de Genève du 20 août 1914, reproduit dans Charles Borgeaud, Pages d’histoire nationale, op. cit., p. 341-343, citation p. 342.
15 Luc Weibel, Ibid., p. 99.
16 Luc Weibel, Ibid., p. 101.
17 À Genève, la Suppression du budget des cultes a été votée en 1907 par une courte majorité de citoyens (Michel Grandjean et Sarah Scholl, L’Etat sans confession. La laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français, Genève, Labor et Fides, 2010).
18 La chanteuse genevoise Nejda, pour qui le monument n’est représentatif ni de la pensée protestante du xvie siècle, déjà plurielle [elle pense en particulier à Sébastien Castellion], ni de la pensée des citoyens genevois d’aujourd’hui, affirme par exemple : « J’ai toujours eu peur de ces statues, j’ai toujours eu peur de ce Mur, je n’ai jamais compris ce Mur en tant qu’enfant », dans Le mur – Un retard en pierre (disponible sur http://www.rts.ch/play/ tv/ dieu-sait-quoi/video/le-mur-un-retard-en-pierre?id=7198324, consulté le 21 septembre). Elle est l’auteure d’une chanson contre le jubilé de Calvin de 2009 appelant métaphoriquement à abattre le Mur, intitulée « Je proteste… ».
19 Olivier Fatio, « Quelle Réformation ? Les commémorations genevoises de la Réformation à travers les siècles », Revue de théologie et de philosophie, 118, 1986, p. 111-130, citation p. 116.
20 Luc Weibel, Croire à Genève : la Salle de la Réformation (xixe-xxe siècle), Genève, Labor et Fides, 2006 ; « Un rêve de Merle d‘Aubigné : la Salle de la Réformation à Genève », BSHPF, n°152/2, Avril-Mai-Juin 2006, p. 245-263.
21 Salle de la Réformation. Séance d’inauguration. Discours d’ouverture et aperçu financier, Genève, Impr. Bonnant, 1867, p. 7. Le fascicule de 23 pages ne mentionne pas une seule fois la date de 1517.
22 Ibid., p. 16
23 Jean-Henri Merle d’Aubigné, Jean Calvin. Un des fondateurs des libertés modernes. Discours prononcé à Genève pour l’inauguration de la Salle de la Réformation le 26 septembre 1867, Paris, Grassart, 1868.
24 François Jacob, La cité interdite. Jean-Jacques Rousseau à Genève, Genève, Slatkine, 2009 ; Sarah Scholl, « De la religion de Rousseau aux Eglises nationales : une généalogie réinventée. Les usages mémoriels du Citoyen de Genève entre Kulturkampf et centenaire (1870-1878) », dans Jesko Reiling et Daniel Tröhler (éd.), Zwischen Vielfalt und Imagination. Praktiken der Jean-Jacques Rousseau-Rezeption. Entre hétérogénéité et imagination. Pratiques de la réception de Jean-Jacques Rousseau, Genève, Slatkine, 2013, p. 263-279.
25 Auguste Gampert, Le rôle de l’Eglise nationale protestante de Genève dans l’assimilation des étrangers, Genève, Bureau du Consistoire, 1909. Pour une analyse détaille du jubilé : Antony Ardiri, Les enjeux du souvenir. Calvin et les jubilés de Genève en 1909, Genève, SHAG, à paraître en 2017.
26 Valentine Zuber, « La commémoration du quatrième centenaire de la naissance de Jean Calvin en 1909 ou la tentative de réhabilitation d’un illustre français », dans François Clavairoly (éd.), Jean Calvin, de la Réforme à la modernité, Paris, 2010, p. 63-79.
27 Nous n’avons pas analysé cet événement, voir notamment Le Jubilé de Pierre Viret, Lausanne et Orbe, 23-26 octobre 1911, Lausanne, Impr. Charles Pache, 1911.
28 Olivier Fatio, op. cit., p. 119.
29 Ibid.. Lire Maria-Cristina Pitassi, De l’orthodoxie aux Lumières : Genève 1670-1737, Genève, Labor et Fides, 1992, ainsi que son article : « Théologie genevoise du xviiie siècle et libéralisme : généalogie ou mythologie ? », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 93, 2013, p. 519-536.
30 Décrit et cité par Olivier Fatio, op. cit., p. 120.
31 Elle a un pendant scientifique, plus complexe dans ses énoncés, avec de nombreux travaux d’historiens importants, voir Philippe Joutard (éd.), Historiographie de la Réforme, Neuchâtel, Delachaux et Niestle, 1977 ; Paul Viallaneix, « Michelet, Quinet et la légende protestante », dans André Encrevé, et Michel Richard (éd.), Actes du colloque "Les protestants dans les débuts de la troisième République" : 1871-1885, supplément au Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français (t. 125), Paris, Société de l’histoire du protestantisme français, 1979, p. 79-89 ; Patrick Harismendy, « Post tenebras lux » ou cent ans de la Société de l’histoire du protestantisme français », dans Revue d’histoire de l’Eglise de France, 2000, p. 717-733. Sarah Scholl, « Mémoires d’un lieu d’histoire. La SHPF vu au travers de ses commémorations (1877-2002) », dans Philip Benedict, Hugues Daussy et Pierre-Olivier Léchot (éd.), L’identité huguenote. Faire mémoire et écrire l’histoire (xvie-xxie siècle), Genève, Droz, 2014, p. 487-500. Bernard Lescaze, « Figures et fonctions de la Réforme chez les historiens genevois du xixe siècle », dans Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, 2013/43 (2015), p. 27-35. Pour plus d’éléments sur le rôle de l’histoire dans l’identité protestante, voir notamment Patrick Cabanel, Les protestants et la République. De 1870 à nos jours, Bruxelles, Editions complexe, 2000, p. 23-40 et Yves Bizeul, L’identité protestante, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, en particulier p. 78ss.
32 Charles Dubois, « La Réforme et le Peuple », dans Deux caractères de la Réforme, discours publiés par la Commission interecclésiastique genevois du Jubilé de la Réforme en 1917, Genève, Impr. Privat, 1917, p. 23.
33 Aimé Chavan, « La Réforme et son principe religieux », dans Deux caractères de la Réforme, discours publiés par la Commission interecclésiastique genevois du Jubilé de la Réforme en 1917, Genève, Impr. Privat, 1917, p. 12.
34 Olivier Fatio, op. cit., p. 119.
35 Valentine Zuber, Les conflits de la tolérance. Michel Servet entre mémoire et histoire, Paris, Honoré Champion, 2004, en particulier la conclusion « L’instrumentalisation de l’histoire de la tolérance », p. 539ss.
36 Aux protestants de Genève, Feuille publiée par la Commission genevoise interecclésiastique du Jubilé de la Réformation, s.l.n.d. (conservé à la BGE).
37 Pour le concept de libre examen, dont l’élaboration est paradigmatique, lire Joseph Lecler, « Protestantisme et "libre examen". Les étapes et le vocabulaire d’une controverse », Recherches de science religieuse, 57, 1969, p. 321-374 et Maria-Cristina Pitassi « Le paradoxe de l’examen au début du xviiie siècle », dans Libertinage et philosophie au xviie siècle, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012, p. 149-161.
38 Auguste Gampert, Le rôle de l’Eglise nationale protestante de Genève dans l’assimilation des étrangers, Genève, Bureau du Consistoire, 1909, p. 19, cité par Antony Ardiri, op. cit., p. 51.
39 Henri-Frédéric Amiel, Grains de mil : poésies et pensées, Paris, Genève, J. Cherbuliez, 1854, p. 183. Dans son journal intime, il ajoutait encore : « Le rapport de Dieu à l’homme y est compris autrement, c’est-à-dire que tout, absolument tout dans la sphère morale a un sens différent. Modifier la conception de Dieu, vous bouleversez une époque, une société », Journal intime, éd. intégrale publ. sous la dir. de Bernard Gagnebin et Philippe M. Monnier, t. 1, 1839-1851, Lausanne, L’Âge d’homme, 1976, p. 1096 (10 nov. 1851).
40 Henri-Frédéric Amiel, Grains de mil…, op. cit., p. 198.
41 Pierre-Olivier Léchot, « Quelle Suisse pour quels réfugiés ? Johann Kaspar Mörikofer (1799-1877) et Ernest Combe (1846-1900), historiens du Grand Refuge », dans Ph. Benedict, H. Daussy et P.-O. Léchot (éd.), L’identité huguenote. Faire mémoire et écrire l’histoire (xvie-xxie siècles), Genève, Droz, 2014, p. 371-389.
42 Voir les travaux de et sur Charles Borgeaud. Pour une approche complète du débat sur « l’origine » des Droits de l’homme : Valentine Zuber, Le culte des droits de l’homme, Paris, Gallimard, 2014 ; « L’origine protestante des droits de l’homme. Retour sur un débat célèbre: la querelle Jellinek – Boutmy », dans Ph. Benedict, H. Daussy et P.-O. Léchot (éd.), L’identité huguenote, op. cit., p. 523-541.
43 Marianne Carbonnier-Burkard, « Les Jubilés de la Réforme. Des constructions protestantes (xviie-xxe siècles) », dans Petra Bosse-Huber, et al. (éd.), Célébrer Luther ou la Réforme ? 1517-2017, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 223.
44 A. Chavan, « Le Jubilé de la Réformation (1517-1917) », Gazette de Lausanne, 31 octobre 1917, p. 1.
45 Voir aussi Marianne Carbonnier-Burkard, op. cit., 4, p. 222, et les références données par l’auteur p. 217.
46 Aimé Chavan, « La Réforme et son principe religieux », dans Deux caractères de la Réforme, discours publiés par la Commission interecclésiastique genevoise du Jubilé de la Réforme en 1917, Genève, Impr. Privat, 1917, p. 9-10. Libéralisme et individualisme ont changé de camps.
47 A. Chavan, « Le Jubilé de la Réformation (1517-1917) », Gazette de Lausanne, 31.10.1917, p. 1
48 Aimé Chavan, « La Réforme et son principe religieux », dans Deux caractères de la Réforme, discours publiés par la Commission interecclésiastique genevois du Jubilé de la Réforme en 1917, Genève, Impr. Privat, 1917, p. 6.
49 Gustave Tophel, Le Jubilé de la Réformation, extrait de la Feuille religieuse du canton de Vaud, Lausanne, G. Bridel & Cie, 1917, p. 5 en particulier.
50 A. Chavan, « Le Jubilé de la Réformation (1517-1917) », Gazette de Lausanne, 31.10.1917, p. 1
51 Ibid..
52 Aimé Chavan, « La Réforme et son principe religieux », op. cit., p. 14.
53 A. Pl. Jorimann, « Je ne puis autrement », Le Protestant libéral de Genève, 15 novembre 1917, p. 2.
54 A. Vincent, « Le Monument de la Réforme calvinienne », Le Protestant libéral de Genève, 15 juillet 1917, p. 1-2.
55 A. Chavan, « Le Jubilé de la Réformation (1517-1917) », Gazette de Lausanne, 31.10.1917, p. 1.
56 A. Pl. Jorimann, « Je ne puis autrement », op. cit., p. 2.
57 Sarah Scholl, « Les effets paradoxaux de la mixité religieuse : le laboratoire genevois et la naissance d’une laïcité chrétienne », dans Catherine Maurer et Catherine Vincent (éd.), La coexistence confessionnelle en France et en Europe germanique et orientale du Moyen Âge à nos jours, Lyon, LARHRA (Chrétiens et Sociétés – Documents et Mémoires, n° 27), 2015, p. 252-266.
58 Laurent Gambarotto, dans son analyse de la prédication française durant la Première Guerre parle de « souci unitaire » et d’« œcuménisme naissant », Foi et Patrie. La prédication du protestantisme français pendant la Première Guerre mondiale, Genève, Labor et Fides, 1996, p. 389-403.
59 Aimé Chavan, « La Réforme et son principe religieux », op. cit., p. 13. Le pasteur Gustave Tophel demande qu’en « cette année d’anniversaire, on ne rappelle pas trop les persécutions du passé, qui sont suffisamment connues, et les horreurs de la papauté avant la Réforme. N’oublions pas que l’aberration de la persécution n’a pas été le partage de la seule Eglise romaine ; le bûcher de Servet nous le redira sans cesse et, après le bûcher de Servet, les violences et les iniquités exercées contre les dissenters en Angleterre, contre les baptistes en Allemagne, contre les piétistes dans le canton de Berne et ailleurs, contre les salutistes tout récemment dans notre pays romand », Le Jubilé de la Réformation, op. cit., p. 7.
60 Olivier Fatio, op. cit., p. 130.
61 Charles Borgeaud, «L’adoption de la Réforme par le peuple de Genève. 1536. Exposé présenté au temple de Saint-Gervais le 21 mai 1923 à l’occasion du premier service commémoratif du plébiscite de la Réformation», dans Pages d’histoire nationale, op. cit., p. 65‑80 ; Olivier Fatio, op. cit., p. 123-124.
62 Olivier Fatio, op. cit., p. 123.
63 Olivier Fatio, op. cit., p. 125 et 128. Sur l’Esprit de Genève, Maryvonne Maitre Stepczynski, « L’esprit de Genève », de Robert de Traz : retour aux origines du mythe de la Genève internationale, Genève, 2002.
64 Paul-E. Martin, 1536-1936. Un grand anniversaire genevois, Genève, Slatkine, 1936. Cité aussi dans le Journal de Genève du 5 juin 1936, p. 2.
65 Irène Herrmann, Les cicatrices du passé : essai sur la gestion des conflits en Suisse (1798-1918), Bern, P. Lang, 2006.
66 Stan M. Landry, Ecumenism, Memory, and German Nationalism, 1817–1917, Syracuse, NY, Syracuse University Press. 2014.
67 Olivier Fatio, op. cit., p. 123ss.
68 Luc Weibel, Croire à Genève, op. cit., p. 168 ; Olivier Fatio, op. cit., p. 123-128.
69 Olivier Fatio, op. cit., p. 129.
70 http://www.ref-500.ch/fr/introduction, consulté le 2 septembre 2016.
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Référence papier
Sarah Scholl, « « Nous sur notre montagne... » Les Suisses romands et l’universalisation de la mémoire protestante », Chrétiens et sociétés, 23 | -1, 47-64.
Référence électronique
Sarah Scholl, « « Nous sur notre montagne... » Les Suisses romands et l’universalisation de la mémoire protestante », Chrétiens et sociétés [En ligne], 23 | 2016, mis en ligne le 22 février 2017, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/4090 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.4090
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