Donoso Cortés à Paris (1847-1853) : la sociabilité d’un « diplomate catholique »
Résumés
Penseur du catholicisme intransigeant en gestation, souvent assimilé à un simple disciple espagnol de Joseph de Maistre, Juan Donoso Cortés (1809-1853) est rapidement devenu l'une des autorités de la mouvance catholique antilibérale après la publication de son retentissant Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme. Profitant de ses activités de diplomate, il n'en tissa pas moins de nombreuses et complexes relations avec la France et ses principaux représentants intellectuels, politiques et religieux. L'étude des dernières années de Donoso Cortés à Paris (1847-1853) éclairent d'un jour nouveau cette personnalité subtile contemporaine de Charles de Montalembert (1810-1870) et de Frédéric Ozanam (1813-1853), tout à la fois acteur du catholicisme social et défenseur d'une forme nouvelle de dictature.
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Donoso Cortés (Juan), Ozanam (Frédéric), Catholicisme intransigeant, Catholicisme social, Contre-révolutionKeywords:
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- 2 Juan Donoso Cortés, Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, considérés dans leu (...)
- 3 Archives de la famille Donoso Cortés, Legajo 25.
1Juan Donoso Cortés (1809-1853) est naturellement en contact avec une large société parisienne entre 1847 et 1853, alors que ses activités de diplomate impliquent la fréquentation de nombreux « notables du faubourg Saint-Germain »1. Cependant, l’auteur de l’Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme2 n’insiste jamais sur les visites qu’il doit rendre à des fins strictement politiques, ainsi au Président de l’Assemblée, au général de Paris, au préfet de la Seine ou au préfet de police Maupas, et qui constituent autant d’obligations. Si Donoso Cortés en informe habituellement les autorités madrilènes, ces rendez-vous et réceptions ne constituent que la part la plus superficielle de sa vie à Paris – celle sur laquelle il s’étend dès lors le moins. Retenons ainsi les noms de Louis Napoléon Bonaparte, Guizot, Broglie, Rothschild, Tocqueville, Décaze, Mérode mais aussi Mazade, Ravignan, Persigny ou Villemain, en passant par d’autres diplomates comme l’Autrichien Hübner avec lequel il se lie d’amitié3. On comprend dès lors sans peine que le diplomate affirme à l’un de ses amis dans une lettre du 19 avril 1851, qu’à sa « connaissance nul diplomate étranger n’a été mieux reçu à Paris par toutes les classes de la société et surtout par les hautes classes ».
- 4 Ernest Daudet, Une vie d’ambassadrice au siècle dernier. La Princesse de Lieven, Plon, Paris, 1910.
- 5 Donoso Cortés, Œuvres, Auguste Vaton, Paris, 1858, t. 2, p. 140.
2Qui plus est poursuit l’ambassadeur, « avant même que j’eusse présenté mes lettres de créance, et alors que je ne pouvais m’annoncer que comme Donoso Cortés, tous les salons me furent ouverts, y compris celui de la princesse Liéven [1785-1857]4 , qui est le premier salon politique du monde et qui ne reçoit qu’un petit nombre d’hommes choisis ». Que dire cependant de l’atmosphère de ce salon, aux yeux du marquis de Valdegamas ? Celui-ci ne confie rien de ses impressions sur le salon de celle qui après avoir été la maîtresse de Metternich, était alors celle du principal animateur de l’hôtel de Talleyrand loué à Rothschild, savoir François Guizot. Il est sans doute significatif que les sources ne révèlent presque rien de cette première fréquentation du prestigieux salon diplomatique, puisqu’elles renvoient principalement au premier séjour de Donoso Cortés en France lors de l’exil de Marie-Christine, au début des années 1840. Sans doute le conseiller de la Reine s’attache-t-il alors essentiellement à traiter de ses affaires politiques encore si largement tournées vers l’Espagne, tandis que la vie personnelle et spirituelle n’obtient encore que la moins bonne part. Celui qui peut affirmer qu’il n’a par ailleurs « jamais [...] aimé à faire le personnage »5 a certes pu profiter du salon de la princesse Liéven pour multiplier les contacts avec les hauts personnages du pays et parfaire sa maîtrise de la situation diplomatique européenne, mais ne semble pas en avoir retiré d’éléments décisifs. Autant de relations, parfois essentiellement épistolaires, dont les traces écrites permettent de cerner la figure de Juan Donoso Cortés, souvent méconnue et réduite à quelques formules révélatrices d’un catholicisme intransigeant, avec plus de justesse.
Le salon de Madame Swetchine
- 6 Alfred de Falloux, Madame Swetchine, sa vie et ses œuvres, Didier, Paris, 1860, p. 422‑423.
- 7 Ibid.
- 8 Dom Delatte, Dom Guéranger, Solesmes, 1909, p. 110.
3C’est en fait autour de Madame Swetchine (1782-1857) que Donoso Cortés retrouve son cercle habituel et désiré de fréquentations, en particulier après le tournant de 1847. C’est ainsi au sein du salon de cette Russe en exil pour cause de conversion au catholicisme sous l’influence de Joseph de Maistre qu’il croise volontiers Chateaubriand, Cousin, le comte de Falloux (1811-1886), dom Guéranger, Lacordaire et surtout son proche ami Montalembert. Encore convient-il de noter que ces deux salons communiquent à bien des égards, réunissant souvent les mêmes personnes et traitant pareillement des grands problèmes du temps, ainsi que le note Falloux dans l’ouvrage qu’il consacre à Sophie Swetchine6. Son biographe souligne ainsi que « les affaires étrangères et les discussions diplomatiques avaient toujours eu un attrait particulier » pour elle, tandis que « la connaissance personnelle qu’elle avait de presque tous les hommes d’État de l’Europe ajoutait un élément de plus à la supériorité générale de ses vues »7. Dom Guéranger dresse quant à lui un long portrait de cette femme qu’il rencontre dès 1833. Une femme qui a alors cinquante ans, « d’une taille courte, précise le restaurateur de Solesmes, avec assez d’embonpoint, d’un visage étranger, louche du regard, aux mouvements un peu brusques, le tout tempéré d’une distinction rare, avec une expression de douceur et de bonté que l’on rencontre rarement au même degré ». Celle en qui dom Guéranger reconnaît « la femme sainte et généreuse qui avait sacrifié à Dieu tous les biens de ce monde », cette « amie intime de Joseph de Maistre », lui apparaît finalement comme « la plus belle conquête que l’Église eût faite de nos temps sur le schisme grec »8, tandis qu’il peut désormais la tenir pour une indéfectible alliée de ses projets.
- 9 Correspondance du R. P. Lacordaire et de Mme Swetchine, Didier, Paris, Didier, 1864, p. 208-213.
- 10 Ibid., p. 213-214.
- 11 Alfred de Falloux, Madame Swetchine, sa vie et ses œuvres, Didier, Paris, 1860, p. 423.
4Si Donoso Cortés peut ainsi retrouver la marque de Solesmes, le diplomate ne s’en trouve pas moins éloigné de l’atmosphère de l’Univers et des principales propositions de Louis Veuillot, comme en témoigne abondamment la correspondance entre Madame Swetchine et le dominicain libéral Henri Lacordaire (1802-1861). Il faut cependant en souligner la remarquable intensité spirituelle, ainsi dans cette lettre du 9 janvier 1840 où le fondateur de l’Avenir explique à son hôte qu’il cherche à toucher tous les hommes sans jamais nuire à l’orthodoxie catholique. S’il demande la parfaite séparation de l’Église et de l’État, Lacordaire ne l’en exhorte pas moins au combat contre « les deux grandes plaies du monde, le rationalisme intellectuel et le rationalisme social »9, alors qu’il brûle de voir le triomphe de l’Église, elle qui « exclut tout ce qui la contredit » sans cesser d’être universelle et demande non pas « la réunion des Églises apostoliques [mais] que tout genou fléchisse devant elle, que toute âme s’abaisse devant le vicaire de Dieu qui la gouverne »10. De telles considérations, fréquentes dans le cadre du salon de Madame Swetchine, n’ont pu manquer de séduire Donoso Cortés, et plus encore d’accompagner le grand tournant de sa conversion. Les points communs sont suffisamment saillants pour que « parmi les représentants de la diplomatie étrangère, deux hommes surtout [retiennent] l’attention de Madame Swetchine et lui témoign[ent] aussi un empressement sincère »11, M. de Radowitz et l’ambassadeur d’Espagne à Paris.
- 12 Lettre du 11 novembre 1852 au prince Albert de Broglie. Ibid., p. 446.
- 13 Ibid., p. 429.
5Ce fut alors « plus qu’une sympathie, ce fut un profond attachement qu’inspira Donoso Cortés à Madame Swetchine », précise le comte de Falloux. Des propos que confirme la correspondance de Sophie Swetchine, selon laquelle « toute dissidence avec [Donoso Cortés] amène un effet surprenant, c’est de se sentir, dans un sens, rapproché de lui à mesure qu’on s’en sépare »12. L’ambassadeur d’Espagne à Paris apparaît ainsi dans le salon comme un homme de premier plan, dont la personnalité même ne devait pas manquer d’intérêt. Le comte Falloux prétendant retranscrire les jugements de Madame Swetchine autant que les siens propres, voit en lui le « type de l’ardeur méridionale, soudain dans ses impressions, impétueux dans son geste [qui] passait, sans transition, de l’abandon et de la naïveté de la conversation la plus intime aux élans les plus élevés de la contemplation philosophique ». C’est en effet dans ce salon, note le biographe « qu’il se plut à révéler les circonstances de son retour à la foi catholique, et ce récit, animé de l’accent le plus ému, laissa une si vive empreinte dans la mémoire de ses auditeurs, que l’un d’eux voulut en fixer par écrit la confidence »13. L’événement apparaît ainsi comme d’importance à ceux qui fréquentent le salon et à Madame Swetchine, justifiant dès lors un travail de mise par écrit du récit de conversion dans de brefs délais.
- 14 Donoso Cortés, Œuvres, Auguste Vaton, Paris, t. 2, 1858, p. 120-s.
- 15 John Thomas Graham, op. cit., p. 100-138.
6Le salon de Madame Swetchine joue vraisemblablement un rôle de premier plan en amont de cette conversion, comme semble le confirmer Donoso Cortés dans l’une de ses lettres à Albéric de Blanche-Raffin. Le diplomate note ainsi qu’il put faire à Paris connaissance « avec plusieurs autres personnes unies par les liens des mêmes croyances », grâce auxquelles sa « conviction s’enracina alors plus profondément […] et si profondément qu’elle devint invincible ». En 1847 par ailleurs, la mort de son frère Pedro est à ses yeux cet « autre instrument de conversion, plus efficace et plus puissant » que Dieu lui avait préparé. Le choc semble brutal de la perte de celui qu’il a « vu vivre et mourir, qui a vécu d’une vie d’ange, et qui est mort comme mourraient les anges », et prime alors sur toute autre considération – la révolution de février 1848 ne jouant ainsi qu’un rôle très secondaire dans la radicalisation de Donoso Cortés. Mais que ce dernier ait « juré d’aimer et d’adorer » Dieu face à la maladie de son frère, qu’il puisse désormais affirmer qu’il aime et adore ou que « le mystère de [sa] conversion (car toute conversion est un mystère) est un mystère de tendresse »14, il demeure impossible de distinguer les causes et les motifs exacts d’un tel événement15. Il n’en révèle pas moins la singulière atmosphère de piété propre au salon de Madame Swetchine et la nature de la « vie mondaine » du marquis de Valdegamas à Paris.
Le catholicisme social contre le libéralisme et le socialisme
- 16 Donoso Cortés, Œuvres, op. cit., Paris, t. 3, 1862, p. 184-196.
7Ainsi est-ce dans un cadre social et culturel très précis que Donoso Cortés connaît l’approfondissement de sa réflexion sociale. C’est en effet dans l’Essai que les plus clairs et longs développements sont non seulement consacrés à la crise de la société ou à la nature profonde de ses structures, mais aux difficultés sociales qui la traversent. On comprend dès lors l’importance de la polémique engagée contre Proudhon, ce miroir de la maturité de Donoso Cortés qui incarne à ses yeux le type parfait du socialisme. Une fausse doctrine qui, explique le diplomate, n’est d’abord qu’une révolte contre Dieu16 : aussi doit-elle fatalement se manifester par l’accumulation des hérésies, c’est-à-dire des vérités partielles, dans une tentative de substitution parodique à l’ordre catholique. Il convient ainsi d’évoquer une doctrine sociale de Donoso Cortés par analogie à celle que l’Église est en passe de proclamer, en particulier par l’enseignement de Léon XIII dans Rerum novarum en 1891, afin de répondre tant aux excès et aux fausses réponses du socialisme qu’à celles du libéralisme.
- 17 Léon XIII, Lettre encyclique Rerum novarum, Acta Leonis XIII, 11, Rome, 1892, p. 97-144.
- 18 Pie IX, Lettre encyclique Quanta Cura, Acta Pii IX, 3, Rome, 1868, p. 687-700.
- 19 Luca Sandoni, Il Sillabo di Pio IX, Bologna, Clueb, 2012.
- 20 Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Editions Complexe, Paris, 2006 (1797), ch. VI.
8Donoso Cortés précède ainsi dans son Essai de 1851 les affirmations du Pontife d’après lequel « un petit nombre d’hommes opulents et de ploutocrates […] imposent […] un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires », tandis que « les socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine jalouse des pauvres contre les riches »17. À bien des égards cependant, l’auteur apparaît déjà plus proche de Léon XIII que de Pie IX, lequel n’évoque en 1864 dans Quanta Cura que les seules conséquences économiques et sociales de la Révolution – développement logique, dans la pensée du Pontife, de la condamnation antérieure de l’ordre politique et religieux né de la Révolution. Lorsque le Pape fulmine « qu’une société soustraite aux lois de la religion et de la vraie justice ne peut plus se proposer d’autre but que d’amasser et d’accumuler les richesses »18 , ses propos sont parfaitement conformes au grand courant pastoral qui s’enracine dans l’opposition radicale de Pie VI avant de se consolider, sous le pontificat de Grégoire XVI, avec les condamnations du libéralisme et de l’indifférentisme religieux (Mirari Vos en 1832). Le Pontife ne fait pourtant qu’esquisser la nature des réponses catholiques, quand Donoso Cortés y consacre une part essentielle de son livre troisième de l’Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme. Aussi annonce-t-il un tournant culturel qu’il participe d’ailleurs à influencer de manière importante, comme le montre sa participation à l’enquête préalable à l’établissement du catalogue des erreurs modernes, le Syllabus19. Ainsi s’agit-il de replacer l’auteur dans le cadre du catholicisme social tel qu’il se développe en France, puisque c’est bien par la fréquentation du salon de Madame Swetchine que le diplomate semble approfondir sa propre pensée sur « le dogme de la solidarité ». Dans la mesure même où il s’intègre de plus en plus nettement à la sociologie du catholicisme français durant les dernières années de sa vie, Donoso Cortés prend parallèlement part aux grands courants comme aux préoccupations qui le caractérisent. Ses échanges avec François-René de La Tour du Pin (1834-1924), Charles de Montalembert ou même Albéric de Blanche-Raffin en témoignent au même titre que sa rencontre avec Frédéric Ozanam (1813-1853). Rien qui permette cependant de conclure à l’assimilation culturelle de l’auteur espagnol, ou à la pure et simple influence d’une personnalité française sur sa propre pensée. En ce domaine, Donoso Cortés conserve en effet sa singularité et le cours propre de sa doctrine, tandis que ses relations à Paris ne peuvent que la nourrir et lui donner l’occasion de s’exprimer avec plus de clarté. L’auteur ne dépend guère des principales figures de la Contre-Révolution, alors que Joseph de Maistre n’attache que peu d’importance à la dimension sociale des problèmes, et que Louis de Bonald les considère d’abord dans la mesure où ils influent sur le gouvernement des hommes. Si l’auteur des Considérations sur la France critique « la constitution de 1795 [qui] tout comme ses aînés, est faite pour l’homme »20, il faut constater que la dénonciation de cet homme abstrait qu’il affirme n’avoir jamais rencontré dans le monde, selon sa célèbre formule, n’a dans son œuvre qu’une portée théorique. La désorganisation de la société, par exemple par la suppression des corporations par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, n’y occupe ainsi qu’une place rhétorique qui ne va pas au-delà de l’évocation.
- 21 Louis de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux, (publication par les soins de l’auteur) (...)
- 22 Donoso Cortés, Œuvres, op. cit. t. 1, 1858, p. 435.
9Quant à l’opposition de principe à la réduction de la vie et de la pensée aux faits économiques, explicite chez le pair de France qui déplore de voir le commerce devenir « l’unique religion des sociétés » et l’argent « l’unique Dieu des hommes », elle demeure souvent au stade d’une critique de l’économie anglaise et de son modèle politique. L’essentiel réside pour Bonald dans une toute autre affirmation, valant que « le devoir d’un gouvernement est de perfectionner les hommes au moral comme au physique, plutôt que de perfectionner les machines »21. Or s’il est certain que Donoso Cortés ne récuse en rien le théoricien de la Restauration, sa pensée est à la fois plus audacieuse et plus ample quant aux problèmes sociaux, dans la perspective d’une foi puis d’une pratique catholiques qui doivent englober tous les aspects de l’existence. Il ne s’agit pas de produire une sociologie, mais de procéder à une exposition théologique des problèmes nés de l’organisation moderne de la société. Puisque « l’ordre matériel n’est rien sans l’ordre moral », Donoso Cortés peut ainsi affirmer que « gouverner, ce n’est pas être servi, c’est servir ; ce n’est pas jouir, c’est ramer et vivre et mourir la main sur la rame ». Dérisoires sont dès lors les efforts des « philosophes [qui] s’épuisent en théories, [et] c’est en vain que les socialistes s’agitent », car « sans l’aumône, sans la charité, il n’y a pas, il ne peut y avoir de distribution équitable de la richesse. Dieu seul pouvait résoudre ce problème, qui est le problème de l’humanité et de l’histoire »22. La centralité de la foi dans la pensée du diplomate n’exclut certes pas qu’il en vienne à considérer la constitution des nations, mais c’est alors pour souligner à quel point la classe montante qu’est la bourgeoisie n’est qu’une « classe discuteuse », selon une expression destinée à une certaine postérité, ou que les classes moyennes sont « gangrenées jusqu’à la mœlle des os ».
- 23 Ibid., p. 416.
- 24 Donoso Cortés, op. cit., t. 2, 1858, p. 193-195.
- 25 Ibid., p. 160-163.
10Rien ni personne qui puisse ainsi s’opposer à la montée des périls sociaux, a fortiori en maintenant et déployant dans la société les principes qui permettent seuls de la constituer, au sens de Louis de Bonald dans sa Théorie du pouvoir ou sa Législation primitive. Livrées aux modes successives ou possédées par l’opportunisme, les classes aptes au gouvernement, en raison de leur instruction et de leur richesse, n’ont en fait que « des cris d’admiration et des battements de main pour tous ceux qui disposent de la force »23. Si ces appréciations éclairent l’action diplomatique de Donoso Cortés, en particulier son soutien à Louis Napoléon Bonaparte, elles valent principalement pour les jugements moraux qu’elles impliquent. Donoso Cortés n’éprouve en effet nulle confiance pour les classes aisées qui, au lieu d’agir en conformité avec l’enseignement de l’Église, « réveillent l’envie et les instincts révolutionnaires des classes nécessiteuses ». Loin de mériter la situation de surplomb qu’elles occupent en Europe, elles menacent l’avenir du continent par leur « égoïsme insolent et criminel », poussant le peuple à la révolution et portant de ce fait la véritable responsabilité des troubles contemporains. La classe moyenne n’est-elle pas ainsi « le personnage le plus corrompu et le plus corrupteur » de l’époque, celle-là même dont le diplomate reconnaît cependant faire partie ? Les lettres de Donoso Cortés à Mgr Gaume multiplient ainsi les plus virulents commentaires, que marquent par ailleurs au sens strict, une forme de populisme. « Vous faites bien, écrit le marquis de Valdegamas au prélat, d’adresser vos opuscules plutôt au peuple qu’aux classes moyennes », car s’il n’y a rien à attendre de ces dernières « qui ne sortiront pas de leur léthargie à coups d’opuscules, mais à coup de catastrophes », seul le peuple n’est pas encore entièrement atteint par la décadence qui touche l’Europe. « Son mal n’est pas aussi désespéré ; et un homme comme [Mgr Gaume] qui lui parle avec amour et conscience [N.D.A. : nous soulignons], peut contribuer à l’éloigner des abîmes où il court »24. Donoso Cortés raisonne ici en catholique autant qu’en diplomate, mais c’est bien la vertu surnaturelle de charité qui prime à ses yeux, sans laquelle gronde sur le continent « le soulèvement universel de tous ceux qui ont faim contre ceux qui sont rassasiés ». En témoigne sa lettre du 26 novembre 1851 à la Reine mère Marie-Christine, notant « jamais, avant les jours où nous sommes, on ne vit éclater simultanément, au sein de toutes les nations, la guerre entre les riches et les pauvres. »25
- 26 Ibid., p. 164.
- 27 Ce point est mis en avant par Stefano Solari, « The Contribution of Neo-Thomistic Thought to Roman (...)
- 28 Donoso Cortés, op. cit., t. 2, 1858, p. 162-163.
11Dès lors soutient Donoso Cortés, « la patience ne rentrera pas dans le cœur du pauvre si la charité ne rentre pas dans le cœur du riche », et c’est à la conversion ou plus radicalement encore à l’imitation du Christ qu’il enjoint. Il s’agit cependant d’allier ici l’exercice de la charité à l’exercice du gouvernement, en conduisant ce qu’il convient d’appeler une politique sociale de grande ampleur, car si « Notre Seigneur enseigna à ses disciples à faire l’aumône de telle sorte que leur main gauche ne sût pas ce que donnait leur main droite, il leur parla ainsi parce que, parmi eux, il n’y avait pas de rois ». Mais note l’auteur « le roi n’est pas une personne privée, c’est une personne publique, qui ne fait pas le bien seulement pour se sanctifier personnellement, mais encore pour que les autres se sanctifient par son exemple »26. Autant de recommandations, qui sous le voile d’un vocabulaire encore traditionnel ou hésitant, alors que le diplomate soutient l’impérieuse nécessité des « aumônes » de l’État et des classes dirigeantes, semblent annoncer la doctrine des courants réformistes ou de troisième voie27. Des recommandations qui se font toujours plus vives dans la correspondance de Donoso Cortés, lequel « demande qu’il n’y ait pas de réjouissances, ou du moins qu’il y en ait peu, et exclusivement pour les pauvres », puisque « le catholicisme, combattu aujourd’hui au nom des prolétaires, est la religion des pauvres et des nécessiteux »28. Ces échanges avec Mgr Gaume ou la Reine mère Marie-Christine, quelle que soit leur importance, ne font cependant qu’annoncer la pleine doctrine sociale de Donoso Cortés, celle-là même qu’il approfondit au contact de ses amis à Paris où il est conduit à concrétiser son engagement.
Le fondement mystique d’un engagement
- 29 Donoso Cortés, op. cit., t. 3, 1862, p. 355.
- 30 Ibid., p. 356.
12Ce sont paradoxalement les pages les plus mystiques de Donoso Cortés qui révèlent pleinement sa pensée, de telle sorte que même ses propos sur les vertus de la douleur ne sont pas exempts d’une telle dimension. Bien au contraire, elles en semblent l’un des fondements. Il existe en effet une « universalité du péché » enracinée dans la faute originelle d’Adam, point capital aux yeux de l’auteur dont l’Essai s’attache longuement à monter la crédibilité, rendant « nécessaire l’universalité de la purification ». Aucun homme ne peut ainsi échapper à « la douleur [qui] est une compagne inséparable de la vie dans cette vallée obscure que remplit le bruit de nos sanglots, et qui est toute arrosée de larmes ». Puisque, insiste Donoso Cortés, « tout homme est un être souffrant, tout ce qui n’est pas douleur est étranger à l’homme », et alors que « tous ceux qui viennent en ce monde souffrent depuis le jour de leur naissance jusqu’au jour de leur mort », il lui semble impérieux de s’interroger sur le rôle de la douleur. La spiritualité qui inspire ces développements n’a cependant pas de peine à saisir qu’elle n’est autre qu’une nécessité relevant de la sotériologie, car il convient que « la douleur soit universelle » pareillement au premier péché cause de la Chute, afin que « tout le genre humain se purifie dans ses eaux mystérieuses »29. Plus que toute autre possibilité, Donoso Cortés défend le modèle d’une sanctification par la pleine acceptation de la douleur, car il est moins question de l’éprouver que de se sacrifier. Certes « les privations accablent les nécessiteux, la satiété les riches ; l’orgueil torture les puissants, l’ennui les oisifs, l’envie les petits, le mépris les grands », mais ce ne sont que les conséquences du péché, propres à l’état de vie, à la situation sociale ou aux fautes particulières – non pas encore de cette « douleur qui est un mal par son origine, le péché, [mais] un bien très grand par sa fin, la purification des pécheurs »30
- 31 Antoine Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur, Boitel, Lyon, 1849, p. 79-80.
- 32 Ibid., p. 203-204.
- 33 Donoso Cortés, op. cit., t. 3, 1862, p. 355.
13On constate l’extrême proximité de ces lignes, sciemment répétitives mais sans doute d’une grande intensité spirituelle pour Donoso Cortés, avec les écrits contemporains de Blanc de Saint-Bonnet, dont l’essai de 1849 sur la Douleur use d’une rhétorique souvent analogue. Il n’est d’ailleurs pas improbable que l’auteur espagnol lise et apprécie à l’époque ce dernier, qui reprend et amplifie l’un des thèmes de son imposante réflexion de 1841 sur l’Unité spirituelle. Le traditionaliste note ainsi que « l’homme ne devait pas croître dans le sol des anges, l’homme à l’image de Dieu ! La liberté naît de la lutte ; or, la douleur n’est que l’intensité de la lutte et l’accroissement de l’obstacle, ne vous le dissimulez plus, toute la vie est disposée pour la douleur [N.D.A. : nous soulignons] »31. Blanc de Saint-Bonnet est plus proche encore du propos de Donoso Cortés lorsqu’il souligne qu’il n’y a pas « d’empire ici-bas plus solidement fondé que celui de la douleur », que « si l’homme a ébranlé bien des choses ! il a mis fin à de puissants règnes, renversé de formidables lois ; il n’a rien contre la souveraineté de la douleur »32. Le diplomate ne parle-t-il pas quant à lui de ces « conquérants qui bouleversent les peuples [et] sont eux-mêmes bouleversés par leurs passions »33, lesquelles les conduisent nécessairement à la souffrance ?
- 34 Ibid., p. 356-357.
- 35 Voir ainsi ce qu’il est dit de la figure du bourreau dans Joseph de Maistre, Soirées de Saint-Péter (...)
14Face à elle cependant, Donoso Cortés en appelle aux membres parfaits de l’Église, à « ceux qui acceptent toutes les douleurs, celles de l’esprit et celles de la chair ensemble ». Ce sont en effet les saints qui « ressentant la soif de l’or, renoncèrent à tous les plaisirs du monde ; qui, attirés par les plaisirs de la table, furent sobres ; qui, brûlés par la luxure, soutinrent noblement le combat et surent être chastes ; qui, assaillis de pensées mauvaises, demeurèrent vainqueurs et purs ». Cette analyse sous-tend toute la doctrine sociale de Donoso Cortés, qui multiplie les exemples au service de ces grandes affirmations mystiques, tout à la fois conformes à l’orthodoxie catholique et singulières. C’est ainsi qu’il peut conclure que « la douleur établit une sorte d’égalité entre tous ceux qui souffrent, ce qui est mettre l’égalité entre tous les hommes puisqu’ils sont tous atteints par la souffrance ». Alors que les plaisirs et les intérêts matériels tendent à diviser le genre humain, « souffrir nous unit d’un lien fraternel [N.D.A. : nous soulignons] »34. Et parce qu’elle « est souveraine pour éteindre l’incendie des passions », ce n’est pas de manière absurde que tous les hommes sans exception « sont jetés dans cette grande fournaise de douleurs [où] nul n’y devient pire qu’il n’était [puisque] l’un y entre impie et en sort plein de religion ; l’autre avare et en sort répandant les aumônes ». Si Donoso Cortés récuse donc à la suite de « l’école catholique » et plus généralement de la Contre-Révolution les notions révolutionnaires d’égalité et de contrat social, il faut constater l’importance de cette unité du genre humain qui n’est pas seulement l’unité adamique et originelle, mais bien une unité de destin et de fait toujours actuelle. Cette conception d’une solidarité dans la souffrance est, comme on l’aperçoit, à la base de l’édifice théorique que l’Essai entend opposer au libéralisme et au socialisme. Il est dès lors intéressant de noter qu’elle n’implique pas quelques œuvres et actions charitables a posteriori, mais semble les appeler intrinsèquement et continûment comme autant de nécessités et de devoirs qui découlent de la Chute et du travail permanent de la souffrance sur les hommes et les sociétés. Un propos qui n’est pas sans originalité si l’on considère qu’il retourne positivement ce que la plupart des Contre-révolutionnaires ont d’abord interprété négativement, au prisme d’un net pessimisme culturel – ce même lorsqu’ils perçoivent la justice comme relevant à la fois du divin et de l’humain35.
- 36 Donoso Cortés, op. cit., t. 3,1862, p. 360-361.
15La fonction sanctifiante de la souffrance tient donc aussi de la fonction sociale, laquelle est absolument centrale selon la doctrine qu’expose Donoso Cortés. Mais alors que la douleur ne purifie pas de la même manière ou en vue de la même fin celui dont le cœur est dur ou celui qui cède par habitude à la concupiscence, elle ne peut avoir les mêmes effets sur les différentes classes de la société qu’elle touche. Plus encore et tandis que la pensée de Louis de Bonald préfigure une physique sociale inspiratrice d’Auguste Comte (1798-1857), Donoso Cortés propose une théologie sinon une mystique sociale de la purification et de la chute ; la pureté et la déchéance de l’âme des membres de chaque classe entraînant la société tout entière à s’élever ou s’abaisser. On devine que la question du gouvernement d’un pays ne peut être abordée que du point de vue de cette loi mystique de l’humanité, laquelle ne se confond cependant pas purement et simplement dans l’Essai avec une dialectique de la grâce et du péché. Si celui qui succombe misérablement à l’ivresse des plaisirs en sort changé, « enfant, il n’arrivera pas à l’adolescence ; adolescent, les rides flétriront son visage ; vieillard, la mort le frappera d’un coup inattendu », de même en va-t-il de tous ceux que relie le dogme donosien de la solidarité. La dégradation à la fois continue et de plus en plus rapide que décrit ici Donoso Cortés implique que l’homme, s’il vit « dans les classes inférieures […] tombera des mains de la justice aux mains du bourreau ». Dans ces manifestations, l’auteur perçoit la Providence de Dieu qui lorsqu’elle doit châtier les péchés des peuples « les enchaîne aux pieds des hommes voluptueux ». Situation de grand péril puisque « engourdis par l’opium des plaisirs, leur sens ne peuvent être tirés de cet engourdissement stupide que par la vapeur du sang ». Donoso Cortés en veut pour exemples les empereurs de la Rome décadente portés au pouvoir par la seule force des prétoriens, mais aussi et surtout « la France révolutionnaire [qui] associa au culte de la prostitution le culte de la mort ». Le parallèle est d’importance, car alors qu’il dénonce celle qui « adorait la mort sur ses places publiques et lui offrait un perpétuel sacrifice sur ses échafauds », l’auteur précise tout ce qui distingue la violence des révolutionnaires de la douleur sanctifiante, en même temps qu’il réfute vraisemblablement les méthodes de ses contemporains socialistes36.
16Contre ces derniers, Donoso Cortés tire du dogme de la concentration de la nature humaine dans Adam, joint à celui de la transmission de la même nature à tout le genre humain, que chaque homme est « sous le poids d’une double responsabilité, la responsabilité qui pèse sur lui seul et celle qui pèse à la fois sur lui et sur tous les hommes ». Cette responsabilité en commun revêt une telle importance pour le marquis de Valdegamas qu’il la tient pour « le dogme de la solidarité », n’hésitant pas à affirmer que c’est celui qui « en quelque sorte a créé l’humanité ». C’est en effet par la solidarité, note Donoso Cortés en des termes particulièrement suggestifs, que l’homme « élevé à une plus grande dignité et à de plus hautes sphères, devient quelque chose de plus qu’un atome dans l’espace, qu’un moment dans le temps : vivant déjà avant de naître, il se survit, et sa vie se prolonge dans toute la durée des temps, se dilate dans toute l’étendue des espaces ». En ces formulations s’enracine toute la réfutation donosienne du communisme, incapable de penser une humanité authentiquement solidaire et de fait condamné à l’absorber dans « une unité organique et vivante [c’est-à-dire non spirituelle] » où tous se trouvent transformés en instruments.
- 37 Ibid., p. 368-370.
- 38 Ibid., p. 378.
- 39 Ibid., p. 383-384.
17Seul Dieu peut ainsi, suivant la pensée de Donoso Cortés, élever toutes choses à un niveau à la fois aussi élevé que possible et parfaitement égal. Face à la cohérence du dogme catholique et à l’harmonie du monde conduite par la Providence, le « despotisme communiste » et « l’anarchie proudhonienne » qui se réfractent en autant de théories que d’auteurs ne peuvent qu’échouer dans les sphères religieuses comme dans les sphères sociales, s’élevant fatalement contre la nature et contre son Dieu créateur. Si parfois l’homme du socialisme ou du libéralisme parvient à s’approcher du point d’équilibre, refusant pourtant « l’immensité de [sa propre] grandeur » en se plaçant « en la présence de Dieu [et] prosterné devant lui », ce n’est pour Donoso Cortés qu’une illusion. Alors qu’il « tente de tout maintenir à un même niveau, en établissant entre les choses une sorte de paix et de justice, aussitôt la balance où il les pèse lui échappe, tombe, et se brise comme s’il y avait une irrémédiable disproportion entre la pesanteur de cette balance et la faiblesse de son bras »37. Vains sont ainsi ceux que l’auteur nomme les « partis équilibristes », puisque l’école libérale repose sur la négation de la solidarité de la famille et proclame le principe de l’aptitude légale de tous à toute les charges et à toutes les dignités de l’État, finissant « dans son matérialisme répugnant [à] attribue[r] à la richesse qui se communique la vertu qu’elle refuse au sang qui se transmet ». Cette « école éphémère et contradictoire » considère de fait que « le pouvoir des riches est […] plus légitime que le pouvoir de nobles »38, et ne peut que faire le jeu des socialistes dont les principes conduisent à la dissolution des peuples39.
- 40 Ibid., p. 81.
- 41 Ibid., p. 83-84.
- 42 Ce dernier ouvrage tient presque entièrement dans l’exclamation de son auteur : « On oublie l’Amour (...)
- 43 Donoso Cortés, op. cit., Cortés précise : « J’ai avec moi Fray Luis de Grenada, qui est le premier (...)
18L’insistance de Donoso Cortés sur l’amour est ici d’importance, puisqu’il y consacre l’intégralité du quatrième chapitre de l’Essai, dont le titre même, « le catholicisme est amour », entend présenter le principe qui régit essentiellement la suite de l’œuvre. L’auteur y insiste à dessein, citant l’Écriture avant de la commenter en la paraphrasant. Si « Dieu est charité ; celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui » (I Jean, IV, 16)40. Donoso Cortés souligne encore que « l’amour est de soi fécond ; et, parce qu’il est fécond, il engendre toutes les choses multiples et diverses sans briser sa propre unité, sans en détruire les distinctions ou les différences, toute multiplicité ». L’amour est enfin, conclut l’auteur, à la fois « infinie pluralité et unité infinie. Il est la loi unique, le précepte suprême, la seule voie, la dernière fin. Le catholicisme est amour, parce que Dieu est amour ». Aussi celui-là seul qui « aime est catholique, et le catholique seul apprend à aimer, parce que seul le catholique puise sa science aux sources surnaturelles et divines »41. Il faut donc constater l’omniprésence de l’amour divin dans la spiritualité de Donoso Cortés, y compris sans doute alors qu’il entend exposer sa théorie de la douleur. Rien de comparable chez la plupart des auteurs de la Contre-Révolution à l’exception, toujours, de Blanc de Saint-Bonnet. Son essai tardif de 1898 sur l’Amour et la chute42, que l’on peut tenir pour une synthèse portant au paroxysme sa conception constante de l’Infini de Dieu, n’est ainsi pas sans rappeler les lignes précédentes du marquis de Valdegamas. Quoiqu’il en soit, ce sont ces principes tout à la fois spirituels et sociaux de Donoso Cortés, longuement et souvent passionnément exposés dans l’Essai en 1851, qui constituent le cadre de ses actions en faveur des « classes inférieures » et des pauvres du temps. De même ses lectures semblent-elles à l’époque accompagner sa conversion, singulièrement la vie de saint Vincent de Paul alors que le diplomate s’engage dans la société de Frédéric Ozanam. Ainsi le confie-t-il à Louis Veuillot : « je lis aussi la vie de saint Vincent de Paul. Quelle vie si remplie et si pleine ! Comme Dieu est grand et merveilleux dans ses saints ! J’admire d’autant plus cet homme apostolique que je suis l’homme le plus incapable de regarder en face ce modèle ».43
Les pauvres de la rue Mouffetard
- 44 Ibid., LIX.
- 45 Donoso Cortés, Obras completas, BAC, Madrid, 1970, t. 2, p. 731.
19Le directeur de l’Univers témoigne de la vie que mène son ami lorsqu’il réside à Paris. Il n’y avait pas d’affaire, note Veuillot, « qu’il ne laissât pour courir auprès d’un ami malheureux, et point de sacrifice qu’il ne fût prêt à s’imposer pour aider non seulement l’infortune de ceux qui lui étaient chers, mais l’infortune du premier venu ». Aucun élément ne nous prévient contre la description du journaliste, que nous suivons donc lorsqu’il précise que Donoso Cortés « allait toutes les semaines, et souvent plusieurs fois, visiter les indigents ». Le fait est d’autant plus vraisemblable que plusieurs habitués du salon de Madame Swetchine dressent de l’ambassadeur un portrait des plus comparables, tandis que l’identité de la sœur Rosalie n’est pas en question. Il y avait ainsi « entre elle et lui un pacte de services mutuels pour les bonnes œuvres [alors] qu’elle était son introductrice auprès des pauvres du quartier Mouffetard ». Visiblement soucieux de mettre en application ses principes et d’agir selon sa foi, même l’affirmation voulant que « les Petites-Sœurs des Pauvres n’avaient point de patron plus dévoué et plus généreux » n’est pas, comme nous le montrerons, dénuée d’une grande part de vérité. Louis Veuillot, sur cette question notre principale source, peut d’ailleurs faire le récit de ce jour où Donoso Cortés intervint sur sa demande pour venir à aide à « une famille réduite à la dernière nécessité » : « Tenez, me dit-il, en me remettant une forte aumône, achetez-leur du pain, achetez-leur du linge ; je vous donnerai encore quelque chose le mois prochain, maintenant je suis épuisé ». Faut-il cependant prendre au sérieux la suite du portrait, qui met en scène un ambassadeur dont « la chemise était déchirée » faute de pouvoir être entretenue et remplacée ? Donoso Cortés n’en aurait ainsi « pas eu de meilleure [car] il faisait une pension annuelle à un autre pauvre » connu de Veuillot et auquel il faisait donner « fidèlement, dans les premiers jours du mois, la somme qu’il avait promise » – se souvenant même de « l’envoyer la veille de sa mort »44. La volonté évidente de bâtir la postérité de Donoso Cortés dans ces lignes qui tiennent plus de l’hagiographie que d’une introduction aux Œuvres, qu’accompagneraient une sobre notice biographique, ne doit cependant pas mettre en cause le sérieux de l’information. La carte que le diplomate adresse le 2 janvier 1852 à la Sœur Julie Marie de la rue Saint-Jacques corrobore en effet étroitement le témoignage de Louis Veuillot : « Le bon Dieu se souviendra de votre humilité. Quant à moi, ma bonne Sœur, je n’ai rien fait pour vous, ni pour vos pauvres, sinon vous confondre dans un même amour »45
- 46 Ibid., p. 953-954.
- 47 Donoso Cortés, op. cit., t. 1, 1858, LXIV.
- 48 Ibid., p. 124.
- 49 Ibid., LX.
20Il convient par ailleurs de considérer que l’ambassadeur n’exprime plus la moindre ambition personnelle dans les dernières années de sa vie, alors même que toute perspective de carrière semble s’obscurcir. Ecrivant le 10 décembre 1851 au comte Raczynski, le diplomate assure que « dans les circonstances présentes, il est très difficile que [les autorités espagnoles] en viennent à [lui] offrir le Ministère et absolument impossible [qu’il] l’accepte ». « Je suis, déclare Donoso Cortés, trop rigide, trop absolu et dogmatique pour convenir à personne et pour que quiconque me convienne ». Le dégoût de la vie politique est palpable sous sa plume, tandis qu’il sait « parfaitement la nécessité impérieuse que tous ressentent de transiger, de louvoyer, de céder, pour vaincre les obstacles » et n’en méprise que davantage « tout cela comme d’autres méprisent la vertu »46. Des compromis qu’il refuse désormais d’autant plus radicalement et aisément qu’il commence à envisager sérieusement de quitter l’état laïc. Ainsi « il projetait de sortir du monde ; non plus pour aller méditer dans quelque solitude, mais pour s’engager dans un ordre religieux. [À la veille de sa mort] il avait pris ses dispositions et son choix était fait. Il voulait entrer dans la Compagnie de Jésus »47. Une affirmation que la correspondance entre Donoso Cortés et Albéric de Blanche-Raffin confirme sans équivoque : « Il est juste qu’avant de mourir je me retire pendant quelques années pour m’entretenir seul à seul avec Dieu et avec ma conscience ». « Pour moi, conclut l’auteur espagnol, l’idéal de la vie, c’est l’idéal monastique »48. Ainsi lors de ses derniers séjours à Paris, Donoso Cortés se montre-t-il dédaigneux des « pompes de son rang » tandis que le caractère d’ambassadeur ne l’empêche en rien « de tenir un enfant sur les fonts de baptême avec une fille du petit peuple, devenue sœur des pauvres, ni d’aller s’agenouiller au milieu de ces pauvres dans l’indigente chapelle de la rue Saint-Jacques, ni de visiter les galetas de la rue Mouffetard »49.
- 50 Il s’agit alors de François Christophe Edmond Kellerman, troisième et dernier duc de Valmy.
- 51 Donoso Cortés, op. cit., t. 2, 1858, p. 126-127.
- 52 Edmund Schramm, Donoso Cortés, su vida y su pensamiento, Espasa-Calpe, Madrid, 1936, p. 319.
21C’est sans doute dans ce contexte, dans cette rue même que Donoso Cortés a dû rencontrer plus d’une fois Ozanam, bien que nous soyons fort peu renseignés sur la nature exacte de leur relation. Les habitudes semblent en tout cas dans une large mesure les mêmes, des salons de Paris proches du catholicisme libéral et social à la chapelle des Petites-Sœurs des Pauvres ; tout comme les principales fréquentations. Le diplomate écrit ainsi le 19 mai 1850 au duc de Valmy (1802-1868)50 pour lui signifier qu’il a « déjà eu le plaisir de lire quelques fragments de La force du droit dans les journaux religieux ; et cette lecture a suffi pour augmenter l’estime » qu’il professait déjà « pour une personne en qui sont en harmonie parfaite le nom, le caractère, le talent ». Moins d’un mois après, Donoso Cortés précise au président de la Société Saint-Vincent-de-Paul qu’il vient « d’achever la lecture de [son] ouvrage » et ne tarit pas d’éloge. C’est vraiment, assure-t-il « un livre d’un autre temps [alors que] de nos jours on n’a pas coutume d’écrire sur des questions brûlantes avec cette impartialité sereine, avec cette convenance exquise et cette sobriété de bon goût »51. Le ton cordial et parfois presque familier des lettres échangées, visiblement dans une certaine communauté d’esprit à propos du Pape Pie IX comme de Balmes ou de l’état du clergé français, dit assez la parfaite intégration de Donoso Cortés au sein du catholicisme parisien. Il tend aussi à le rapprocher, même indirectement, de l’action et de la personne de Frédéric Ozanam qui lui est à certains égards plus comparable que Louis Veuillot. Quoiqu’il en soit, les deux hommes se sont au plus tard rencontrés au cours de l’année 1851, lorsque Ozanam rend visite à l’ambassadeur à Paris52.
- 53 Gérard Cholvy, op. cit., p. 77-78.
- 54 John Thomas Graham, op. cit., p. 121.
- 55 Federico Suarez, Santiago Masarnau y las Conferencias de San Vicente de Paúl, Rialp, Madrid, 1994.
22Donoso Cortés accompagne ainsi le développement de la Société qui depuis son approbation par Grégoire XVI en 1845, connaît un développement rapide et se répand hors de France. Cette période d’expansion, qui voit le nombre de conférences passer de 141 en 1844 (dont 32 à Paris) à 282 en 1848, correspond précisément à la période de radicalisation et de conversion du diplomate. C’est donc très naturellement qu’il rejoint les quelques 9 000 membres de la Société, en un temps où Ozanam multiplie les voyages, prenant des contacts avec les conférences locales à Londres comme dans les provinces françaises, italiennes et espagnoles53. Dès lors la contribution financière de Donoso Cortés est-elle importante, puisqu’elle dépasse souvent – si on lui ajoute les aumônes diverses – son salaire annuel de 300 000 reales54. Conduit à puiser dans ses rentes espagnoles pour maintenir ses multiples engagements, le marquis de Valdegamas entend pareillement participer à l’implantation de conférences dans sa péninsule d’origine – en lien sans doute avec l’agent de sa conversion, Santiago Masarnau. Nourrie de lectures communes, l’amitié littéraire qui unit les deux hommes s’avère ainsi l’une des clefs de la première réussite des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul en Espagne, qui rayonnent depuis Madrid à partir de 185055.
- 56 Gérard Cholvy, Frédéric Ozanam, Artège, Paris, 2012, p. 255.
- 57 Le Correspondant, 10 février 1848, p. 433-434.
23Cette participation, bien que significative, ne peut certes cacher tout ce qui sépare Donoso Cortés de Frédéric Ozanam, alors que ce dernier doit s’engager plus avant contre les fondements de l’Empire autoritaire, prônant avec de plus en plus d’assurance le rejet de toute forme d’absolutisme. Proche en cela du discours de Montalembert au sujet Des intérêts catholiques au xixe siècle et adversaire résolu de Louis Veuillot, Ozanam est de ceux qui demandent à l’exemple de Falloux le 4 août 1849 au cardinal Fornari, ce signe de réconciliation « entre l’Église et l’esprit de la société moderne » dont l’œuvre de Donoso Cortés semble personnifier le refus. Mort quelques mois après l’auteur espagnol, la mémoire d’Ozanam est par ailleurs l’objet d’une appropriation inverse à celle de Donoso Cortés ; ainsi lorsque Lacordaire se félicite des attaques dont sa notice sur Ozanam est l’objet dans l’Univers. Pourtant, à considérer le rapport au catholicisme social des deux hommes en amont de leur postérité et des oppositions trop évidentes entre notables libéraux et bas-clergé lecteur de Louis Veuillot56, les traits d’union l’emportent à l’évidence. Il importe sans doute peu au diplomate de trouver chez le fondateur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul une profession de foi démocrate et républicaine, dès lors qu’une même conception de la charité les conduit à pratiquer ces « grandes aumônes » dont Donoso Cortés perçoit l’impérieuse nécessité. S’il faut, dit Ozanam « [sacrifier] les répugnances et les ressentiments pour nous tourner vers cette démocratie, vers ce peuple qui ne nous connaît pas »57, le sens de l’expression demeure vague et sans doute plus moral que strictement doctrinal – tandis que tous les proches de l’auteur espagnol soulignent sa grande simplicité auprès des pauvres de Paris. Faute de partager formation et vocable, Donoso Cortés et Frédéric Ozanam partagent la même volonté d’agir selon leur foi comme de répondre aux défis du temps.
- 58 Bulletin de Saint-Vincent-de-Paul, I, p. 39-41.
24Aussi l’allocution que Frédéric Ozanam prononce le 2 août 1848 à l’Assemblée générale de la Société ne manque-t-elle pas d’intérêt pour éclairer ses rapports avec le catholique intégral, tant elle semble répondre à certaines de ses plus grandes attentes et interrogations. Nous sommes en effet fort proche de la pensée du diplomate lorsqu’il évoque ces « voix amies » qui « dans les quinze ans de durée que le ciel nous a donnés », ont sans cesse répété que les disciples de saint Vincent-de-Paul, puisqu’ils sont « placés entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, [sont] les médiateurs naturels de ces deux classes qu’on a voulu rendre ennemies ». Bien qu’avec une toute autre tonalité, nous retrouvons nettement la doctrine sociale de Donoso Cortés évoquant la faute de la « classe discuteuse » et de la classe moyenne – responsables par leur inconstance et leur égoïsme de la révolte des miséreux. Plus encore précise Ozanam, « la charité est devenue suspecte aux yeux du peuple », et cela parce que « la charité fut compromise par ceux qui la pratiquèrent mal », tandis que le diplomate constate la tiédeur des âmes et le refroidissement de l’amour au sommet des États. C’est bien par la bourgeoisie, puisque « par la philanthropie […], par la bienfaisance dédaigneuse, par le zèle indiscret » de nouveaux pharisiens que s’est perdue et continue de se perdre la charité en Europe, précise Ozanam en appelant au renouveau par la foi catholique qui peut seule corriger ces errements. De toute évidence, c’est en effet comme une mission religieuse qu’il définit l’action de la Société, alors que « c’est à [ses membres] de retrancher ces vices »58, en des lignes qui évoquent l’appel donosien à la sainteté. Une convergence essentielle qui explique sans doute l’absence de toute critique du diplomate à l’égard de Frédéric Ozanam, alors même qu’il ne semble pas le tenir pour un ami. Il s’agit là d’un point sans doute capital qui doit éclairer d’un jour nouveau le portrait de Donoso Cortés, alors qu’il participe si nettement au déploiement de ce premier catholicisme social, plusieurs décennies avant celui de La Tour du Pin.
Une intégration sociale à géométrie variable
- 59 Donoso Cortés, op. cit., t. 2, 1858, p. 155-158.
25Celui que l’on présente trop rapidement comme un catholique intransigeant intrinsèquement proche de l’Univers, se révèle finalement plus profondément intégré aux milieux du catholicisme social et libéral à Paris. Ce n’est donc pas de Louis Veuillot qu’il est l’intime, alors qu’il se garde le plus souvent de prendre part aux violentes polémiques qui agitent la presse et certains salons. Non pas que Donoso Cortés récuse l’importance de l’affrontement politique, mais parce qu’il entend se tenir en un point plus élevé, tout à la fois en surplomb et à proximité des hommes comme des situations. Même au cœur de « l’affaire Gaduel », l’auteur de l’Essai explique ainsi qu’il n’a jamais prononcé et ne prononcera « jamais un nom propre dans l’intention de le soumettre à la discussion, convaincu […] que cela ne peut se faire sans manquer au respect que l’homme doit à l’homme ». À ses amis, le marquis demande donc « de ne jamais outrepasser […] les bornes de la modération, et surtout de ne passer jamais de la défense à l’agression et de l’éloge à l’injure »59. Par-delà les contingences, c’est le point de vue de la foi que Donoso Cortés défend et tente d’adopter, s’assurant un large champ d’action comme de profondes amitiés lors de ses séjours à Paris.
- 60 Ibid., p. 408-447.
- 61 Sylvain Milbach, Les catholiques libéraux et la Révolution française autour de 1848. « Elle est tou (...)
26Demeure cependant le problème de la finalité politique à laquelle Donoso Cortés entend ordonner son activité, laquelle laisse à voir ce qui le distingue radicalement de Frédéric Ozanam. S’agit-il vraiment pour le diplomate, d’abord et avant tout, de rebâtir une Chrétienté par l’intermédiaire d’associations catholiques ou la mise en place d’une législation sociale ? La question même est provocatrice, qui découvre pourtant la dualité subtile de la pensée et de l’action donosiennes. Car le diplomate pense-t-il seulement possible une telle « instauration » du règne du Christ sur les sociétés, s’il est certain qu’il l’espère ? La foi de Donoso Cortés se combine ici avec l’analyse politique et les axes majeurs de sa philosophie de l’Histoire. Car l’auteur de l’Essai tient en fait pour improbable une telle restauration, pour d’autant plus inéluctable l’avènement de l’un ou l’autre type de dictature – par en haut ou par en bas, selon l’une de ses fortes images, mais une dictature quoi qu’il en soit. Bien que catholique intransigeant, idéalement partisan d’un régime à venir de Chrétienté comme peut l’être à sa manière Ozanam, Donoso procède à une dramatisation du problème de la sécularisation en cours des sociétés et des États. S’il la combat, et parce qu’il la combat, il en tient compte de manière tout à fait particulière : à l’époque de la sécularisation révolutionnaire, pense-t-il, il faut tout à la fois agir selon la charité du Christ – c’est le sens profond de son catholicisme social, à propos duquel les témoignages parfois pittoresques ne sont pas rares – et conformément aux possibilités politiques, toutes concrètes, de l’époque. Aussi la sincérité de son engagement se résorbe-t-elle dans quelques fortes maximes dès lors que Donoso Cortés juge nécessaire d’en proposer une justification théorique et politique. Car « si l’on veut combattre le socialisme, il faut recourir à cette religion qui enseigne la charité aux riches »60. Chaque terme à son importance, car il s’agit d’abord d’un combat contre le socialisme plus que pour telle ou telle autre option susceptible de s’imposer hic et nunc par des moyens habituels, sinon naturels. Ce pessimisme méthodologique, s’il est possible d’user d’une telle expression pour qualifier les catégories d’analyse de Donoso Cortés, ne peut certes manquer d’importantes conséquences le distinguant des « catholiques libéraux » de ses fréquentations61.
- 62 Lettre à Théophile Foisset, 22 février 1848, Lettres, n° 784.
- 63 Donoso Cortés, op. cit., t. 1, 1858, p. 337.
- 64 Jules Chaix-Ruy, Donoso Cortés, théologien de l’histoire et prophète, Beauchesne, Paris, 1956. L’au (...)
- 65 Mario Delgado, « Donoso Cortés : une interprétation apocalyptique de l’ère des masses », Mil neuf c (...)
- 66 Donoso Cortés, op. cit., t. 1, 1858, p. 193.
27Sa réponse aux événements de 1848 est alors éclairante, qu’il condense dans son fameux Discours sur la dictature de 1849 dont nous pouvons saisir ici l’essentiel: si plus aucun régime catholique durable ne peut advenir, alors convient-il au moins d’endiguer les mouvements révolutionnaires par une action énergique, usant de tous les recours que l’époque peut laisser à l’État. À l’absence de répression des passions par la religion, répression en quelque manière intérieure, doit donc succéder la répression – moindre mal, alors – extérieure de l’État. De ce fait, à moins de restreindre l’analyse à des considérations par trop psychologiques ou morales, apparaît ce qui peut distinguer décisivement la position de Donoso Cortés au tournant du xixe siècle, de celle d’Ozanam. Ce dernier ne déclare-t-il pas peu avant les journées révolutionnaires de 1848 qu’il est toujours possible de rallier les catégories du peuple où persiste encore l’étincelle de la foi face à la corruption des classes dirigeantes, qu’il convient ainsi de « passer aux barbares »62 ? Aux yeux de Donoso Cortés cependant, une telle question qui distingue encore la « Liberté » et la « Dictature » ne revêt plus la moindre actualité : « il s’agit de choisir entre la Dictature de l’insurrection et la Dictature du gouvernement », ni plus ni moins63. Est-il dès lors étonnant de ne jamais trouver, dans la correspondance du Marquis de Valdegamas, de commentaires relatifs aux projets en matière de législation sociale ou d’organisation de l’enseignement ? S’il est certain que son activité diplomatique ne le porte pas prioritairement au traitement du sujet, une telle explication ne peut suffire. Probablement réside-t-elle dans les longs développements que Donoso Cortés réserve à l’évolution des cultures et des sociétés, selon l’habitude prise dès ses années de formation. Marquée par le problème de la structure de l’Histoire, la vision de l’auteur demeure marquée par la dialectique des phases « affirmative » et « négative » de la civilisation64. Phase qui « repose exclusivement sur des négations », si exclusivement qu’il est alors impossible de lui opposer habituellement toute autre force pratique que le « Sabre » dont il est si nettement fait mention dans le Discours de 1849. S’ouvre alors paradoxalement, contre l’espoir que peut encore nourrir Ozanam, la possibilité d’une « politique de l’apocalypse » consistant moins à transformer, rallier ou canaliser les forces sociales qu’à les contenir coûte que coûte65. On conçoit dès lors que les questions de législation sociale ne préoccupent que très indirectement Donoso Cortés, dont la perspective se veut à la fois plus générale et plus radicale, notant ainsi dès 1844 que le « plus clair, c’est la barbarie de l’Europe et sa dépopulation avant peu », tandis qu’il n’a « jamais eu ni foi ni confiance dans l’action politique des bons catholiques », dont « les efforts […] seront perpétuellement inutiles »66. Comment dès lors s’intégrer dans un milieu naturellement porté à l’action ?
- 67 Lettre du 4 mai 1853 adressée à Madame Cravens, à Naples, citée par Edmund Schramm, Donoso Cortés, (...)
- 68 Charles de Montalembert, Œuvres polémiques et diverses, Lecoffre, Paris, 1860, t. 2, p. ccoli235.
28Plus qu’à ses idées politiques propres, susceptibles de l’éloigner de ses fréquentations en France dès lors qu’elles lui deviennent singulières, il apparaît que c’est à sa personnalité que Donoso Cortés semble devoir une large part de son insertion dans l’univers catholique français. Cette dimension qu’il convient de ne pas négliger et dont nous conservons de nombreux témoignages, transparaît ainsi particulièrement lors de sa mort à Paris, le 4 mai 1853. Le comte de Bois-le-Comte évoque ainsi « notre pauvre Donoso Cortés, que nous venons de perdre », racontant comme il fut « frappé de la naïveté et de l’élévation du langage » lors d’une conversation dans le salon de Madame Swetchine. C’était là « Donoso Cortés, tout entier, tel que nous le connaissions et l’aimions : cet homme qui ne vivait que par les idées », ce penseur qui « s’arrête en suspendant une année entière devant une observation qui le frappe, et qui ne peut recouvrer de repos que quand il en a reçu l’explication ». Face au choc de sa mort « hier Mardi 3, à 5 heures du soir, [succombant] à une maladie de cœur, après trois semaines de souffrances et de nouveaux mérites », l’ancien ami doit souligner qu’il a « besoin de […] parler » de Donoso Cortés. S’il sait contrevenir à la courtoisie, lui qui n’a pas écrit comme il l’aurait dû à sa correspondante, c’est qu’il n’a « pas le courage […] de parler aujourd’hui d’autre chose que de notre pauvre ami »67, en un récit long et précis qu’imprègne le pathétique. Il y a là plus que la rhétorique et plus d’un témoignage traduit la même tristesse mêlée d’admiration pour le défunt auteur de l’Essai sur le catholicisme. Un fait que nul n’exprime mieux que Montalembert, ici le porte-parole des amis libéraux du diplomate et du salon de Madame Swetchine, lorsqu’il compose une manière d’oraison funèbre en hommage au proche disparu : « Dieu avait été prodigue envers lui ; il lui avait conféré le don d’aimer et de se faire aimer. »68 Le don d’aimer et de se faire aimer, non d’influencer comme il l’eut souhaité les esprits catholiques de son temps dans sa « patrie intellectuelle », moins encore d’en infléchir le cours politique et religieux. Paradoxe d’un homme porté aux abstractions dont l’insertion dans l’univers catholique de son temps tint moins à ses idées qu’à son esprit ou ses sentiments, entre le salon de Madame Swetchine et la rue Mouffetard.
Notes
1 Pour une sûre présentation biographique dépassant le cadre de notre article, renvoyons de préférence à John Thomas Graham, Donoso Cortés, University of Missouri Press, Columbia, 1974, p. 192-193.
2 Juan Donoso Cortés, Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, considérés dans leurs principes fondamentaux, Dominique Martin Morin, Grez-en-Bouère, 1986 (1851).
3 Archives de la famille Donoso Cortés, Legajo 25.
4 Ernest Daudet, Une vie d’ambassadrice au siècle dernier. La Princesse de Lieven, Plon, Paris, 1910.
5 Donoso Cortés, Œuvres, Auguste Vaton, Paris, 1858, t. 2, p. 140.
6 Alfred de Falloux, Madame Swetchine, sa vie et ses œuvres, Didier, Paris, 1860, p. 422‑423.
7 Ibid.
8 Dom Delatte, Dom Guéranger, Solesmes, 1909, p. 110.
9 Correspondance du R. P. Lacordaire et de Mme Swetchine, Didier, Paris, Didier, 1864, p. 208-213.
10 Ibid., p. 213-214.
11 Alfred de Falloux, Madame Swetchine, sa vie et ses œuvres, Didier, Paris, 1860, p. 423.
12 Lettre du 11 novembre 1852 au prince Albert de Broglie. Ibid., p. 446.
13 Ibid., p. 429.
14 Donoso Cortés, Œuvres, Auguste Vaton, Paris, t. 2, 1858, p. 120-s.
15 John Thomas Graham, op. cit., p. 100-138.
16 Donoso Cortés, Œuvres, op. cit., Paris, t. 3, 1862, p. 184-196.
17 Léon XIII, Lettre encyclique Rerum novarum, Acta Leonis XIII, 11, Rome, 1892, p. 97-144.
18 Pie IX, Lettre encyclique Quanta Cura, Acta Pii IX, 3, Rome, 1868, p. 687-700.
19 Luca Sandoni, Il Sillabo di Pio IX, Bologna, Clueb, 2012.
20 Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Editions Complexe, Paris, 2006 (1797), ch. VI.
21 Louis de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux, (publication par les soins de l’auteur), 1796, p. 315.
22 Donoso Cortés, Œuvres, op. cit. t. 1, 1858, p. 435.
23 Ibid., p. 416.
24 Donoso Cortés, op. cit., t. 2, 1858, p. 193-195.
25 Ibid., p. 160-163.
26 Ibid., p. 164.
27 Ce point est mis en avant par Stefano Solari, « The Contribution of Neo-Thomistic Thought to Roman Catolic Social Economy », American Review of Political Economy, vol. 5, n° 2, décembre 2007, p. 42. Ce dernier considère ainsi que « ce fut Donoso Cortés qui, dans son Essai […], alla au-delà et proposa la première idée originale d’une troisième voie. En fait, il suggéra clairement une stratégie intellectuelle opposée à la fois au libéralisme et au socialisme, un ensemble de propositions théoriques, cohérentes et intégrées, allant des questions eschatologiques jusqu’aux questions pratiques. » Affirmation qu’il convient de nuancer au regard de la ligne éditoriale de l’Ère nouvelle, particulièrement de Frédéric Ozanam. Sur ce dernier point, on consultera à profit les analyses contenues dans Gérard Cholvy, Frédéric Ozanam, l’engagement d’un intellectuel catholique au xixe siècle, Fayard, Paris, 2003. La revendication d’antériorité est donc sans doute excessive.
28 Donoso Cortés, op. cit., t. 2, 1858, p. 162-163.
29 Donoso Cortés, op. cit., t. 3, 1862, p. 355.
30 Ibid., p. 356.
31 Antoine Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur, Boitel, Lyon, 1849, p. 79-80.
32 Ibid., p. 203-204.
33 Donoso Cortés, op. cit., t. 3, 1862, p. 355.
34 Ibid., p. 356-357.
35 Voir ainsi ce qu’il est dit de la figure du bourreau dans Joseph de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, Paris, Pélagaud et Cie, 1821, t. 1, p. 39.
36 Donoso Cortés, op. cit., t. 3,1862, p. 360-361.
37 Ibid., p. 368-370.
38 Ibid., p. 378.
39 Ibid., p. 383-384.
40 Ibid., p. 81.
41 Ibid., p. 83-84.
42 Ce dernier ouvrage tient presque entièrement dans l’exclamation de son auteur : « On oublie l’Amour, essence de l’Infini ! ». Antoine Blanc de Saint-Bonnet, L’Amour et la chute, Lecoffre, Paris, 1898, p. 17.
43 Donoso Cortés, op. cit., Cortés précise : « J’ai avec moi Fray Luis de Grenada, qui est le premier mystique du monde, et dont je vous ferais cadeau si vous aviez le bonheur de comprendre sa langue, qui n’est pas la langue espagnole de nos jours, mais une autre langue dont on n’a déjà plus l’idée, toute pleine de magnificence et d’ampleur ». Donoso Cortés, op. cit., t. 1, 1858, LXI-LXII. Sur l’attitude politique et simultanément religieuse de l’auteur, on consultera à profit Giovanni Miccoli, « Chiesa e società in Italia fra Ottocento e Novecento : il mito della cristianità », in id., Fra mito della cristianità e secolarizzazione, Casale Monferrato, Marietti, 1985, p. 38.
44 Ibid., LIX.
45 Donoso Cortés, Obras completas, BAC, Madrid, 1970, t. 2, p. 731.
46 Ibid., p. 953-954.
47 Donoso Cortés, op. cit., t. 1, 1858, LXIV.
48 Ibid., p. 124.
49 Ibid., LX.
50 Il s’agit alors de François Christophe Edmond Kellerman, troisième et dernier duc de Valmy.
51 Donoso Cortés, op. cit., t. 2, 1858, p. 126-127.
52 Edmund Schramm, Donoso Cortés, su vida y su pensamiento, Espasa-Calpe, Madrid, 1936, p. 319.
53 Gérard Cholvy, op. cit., p. 77-78.
54 John Thomas Graham, op. cit., p. 121.
55 Federico Suarez, Santiago Masarnau y las Conferencias de San Vicente de Paúl, Rialp, Madrid, 1994.
56 Gérard Cholvy, Frédéric Ozanam, Artège, Paris, 2012, p. 255.
57 Le Correspondant, 10 février 1848, p. 433-434.
58 Bulletin de Saint-Vincent-de-Paul, I, p. 39-41.
59 Donoso Cortés, op. cit., t. 2, 1858, p. 155-158.
60 Ibid., p. 408-447.
61 Sylvain Milbach, Les catholiques libéraux et la Révolution française autour de 1848. « Elle est toujours vivante : elle nous entoure, nous domine », « Annales historiques de la Révolution française », n. 362, 2010, Paris, p. 55-77. Les analyses de l’auteur, par comparaison, montrent nettement la dramatisation à l’œuvre dans l’interprétation donosienne de la Révolution. Elle implique pour ce dernier l’entrée dans une phase nouvelle de l’Histoire, au sens eschatologique du terme.
62 Lettre à Théophile Foisset, 22 février 1848, Lettres, n° 784.
63 Donoso Cortés, op. cit., t. 1, 1858, p. 337.
64 Jules Chaix-Ruy, Donoso Cortés, théologien de l’histoire et prophète, Beauchesne, Paris, 1956. L’auteur y expose de manière systématique et avec beaucoup de finesse la conception donosienne de l’Histoire.
65 Mario Delgado, « Donoso Cortés : une interprétation apocalyptique de l’ère des masses », Mil neuf cent, n° 9, Paris, 1991, p. 17-27.
66 Donoso Cortés, op. cit., t. 1, 1858, p. 193.
67 Lettre du 4 mai 1853 adressée à Madame Cravens, à Naples, citée par Edmund Schramm, Donoso Cortés, Espasa-Calpe, Madrid, 1936, p. 189-192.
68 Charles de Montalembert, Œuvres polémiques et diverses, Lecoffre, Paris, 1860, t. 2, p. ccoli235.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Benjamin Demeslay, « Donoso Cortés à Paris (1847-1853) : la sociabilité d’un « diplomate catholique » », Chrétiens et sociétés, 22 | -1, 175-186.
Référence électronique
Benjamin Demeslay, « Donoso Cortés à Paris (1847-1853) : la sociabilité d’un « diplomate catholique » », Chrétiens et sociétés [En ligne], 22 | 2015, mis en ligne le 25 avril 2016, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/3901 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.3901
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