Y a-t-il une expertise urbaine dans la cartographie missionnaire ?
Résumés
Les missionnaires offrent un point de vue exceptionnel pour apprécier le fait urbain en Afrique dans la deuxième moitié du XXe siècle. Ce sont des observateurs de choix qui connaissent bien leur environnement, qu’ils cartographient pour mieux localiser les populations. Mais la ville reste paradoxalement un territoire délaissé sur leurs représentations. L’exercice vise à mesurer la faible place réservée à la ville sur les cartes missionnaires puis à l’expliquer. Il s’agit d’interroger la nature profondément rurale de la mission africaine ainsi que la perception souvent négative de la ville que partagent les missionnaires, car l’urbanisation représente sans doute l’enjeu majeur pour leur avenir. Dans un contexte d’émancipation coloniale, la transition urbaine que connaissent les pays d’Afrique dans les années 1950 force en quelque sorte la mission chrétienne à s’adapter – ou à disparaître.
Plan
Haut de pageTexte intégral
1Entendons-nous tout d’abord sur les termes. Les cartes missionnaires sont des documents qui répondent à trois impératifs : elles sont dressées par un missionnaire, elles traitent ensuite de l’espace de la mission, elles servent enfin à la mission, c’est-à-dire à l’apostolat de terrain. Les cartes sont des documents plutôt rares dans la correspondance abondante adressée par les missionnaires à leurs congrégations. Ici, à Lyon, l’organisation laïque de l’œuvre de la Propagation de la Foi, reçoit à partir de 1823 des lettres de missionnaires du monde entier et parfois quelques cartes géographiques. Elle les fait paraître dans ses revues, le plus souvent édifiantes, destinées à solliciter des fonds pour aider les missions : ainsi, le mensuel des Annales de la Propagation de la foi, ou encore l’hebdomadaire des Missions catholiques, sont des périodiques qui publient régulièrement des cartes géographiques. Les Missions catholiques produiront ainsi près de 500 documents entre 1873 et les années 1930, constituant un fonds inégalé sur le fait missionnaire.
2Ces cartes nous invitent à limiter notre étude sur l’Afrique, et ce pour plusieurs raisons : c’est d’abord l’espace le plus cartographié par les missionnaires car il nourrit les plus grandes ambitions, au xixe comme au xxe siècles, tant religieuses que coloniales. En l’absence de documents, ces cartes sont souvent les premières à représenter les espaces africains, surtout à grande échelle. Et elles conserveront longtemps leur caractère inédit. Ensuite, c’est le continent qui connaît le plus tard son indépendance, bien après la Seconde Guerre mondiale : l’Afrique noire s’émancipe dans sa grande majorité entre 1955 et 1965, provoquant alors la fin des missions et la naissance des églises locales. En effet, les indépendances ont poussé les missionnaires européens à passer la main au clergé local et à donner ainsi naissance à des Églises nationales. Autrement dit, pour notre sujet, l’Afrique est le continent où les missionnaires sont restés le plus tardivement, jusqu’aux années 1960 dans leur grande majorité, nous livrant un point d’observation idéal pour apprécier un fait urbain alors en plein développement.
- 1 Odile Goerg et Xavier Huetz de Lemps, « La ville européenne outre-mer », dans Jean-Luc Pinol (dir.) (...)
3C’est enfin en Afrique que se projetterait le plus la ville européenne à l’époque contemporaine, comme l’affirment les spécialistes de la ville coloniale Xavier Huetz de Lemps et Odile Goerg1. Les métropoles africaines ont donc pu servir de laboratoire pour des observateurs européens dans leur élaboration des premières sciences de la ville que sont l’hygiène, la sociologie, l’urbanisme.
- 2 Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2 (...)
4Les missionnaires sont des observateurs de choix. Contrairement aux explorateurs, ou aux militaires, qui effectuent un simple voyage ou une carrière limitée, ils sont désormais des résidents à part entière en Afrique. Ils pratiquent les langues locales et apprennent à connaître les populations. Ils sont soucieux de les localiser, de circonscrire les groupes homogènes, pour mener à bien leur apostolat. Leurs cartes fourmillent ainsi d’indications sur les groupes humains, qu’on résume abusivement par le terme d’ethnie2 et que le missionnaire désigne selon le nom d’usage. Portés sur la carte, ces toponymes ou plutôt ces ethnonymes constituent une des marques de fabrique de ce genre cartographique. Pour toutes ces raisons, il est légitime a priori d’interroger les cartes missionnaires sur l’existence d’une expertise urbaine catholique, particulièrement sur des villes d’Afrique. Les missionnaires, héros souvent copiés et imités en Europe pour leur modèle d’apostolat, ont-ils eu aussi dans ce domaine une influence ?
5Tout d’abord, un rapide état des lieux montre qu’il existe très peu de documents sur la question. Si les cartes missionnaires traitent prioritairement de l’Afrique, elles semblent éviter la ville. Ensuite, il s’agira d’expliquer cette absence.
L’état des sources : peu de documents
6Si les missionnaires européens d’Afrique sont des observateurs précieux, en revanche, leurs cartes sont particulièrement muettes sur le fait urbain. Habituellement, une carte missionnaire représente trois types de données : elle délimite l’espace de mission, localise les populations et montre la progression de l’évangélisation par un recours à des toponymes européens christianisés et des figurés catholiques.
- 3 « Mission Des Falls », MC-1903-341 (carte extraite des Missions Catholiques, 1903, p. 341. Les cart (...)
7Par exemple, cette carte de la Mission des Falls3 de 1903 réunit tous ces caractères : le territoire de la mission (le canevas nous indique environ 200 km sur 150), les populations autochtones identifiées par des ethnonymes en majuscules et des noms de villages, enfin les postes religieux occupés par les missionnaires ou leurs auxiliaires catéchistes, figurés par la croix latine. Le vocable chrétien donné aux postes (Saint-Joseph, Saint-Gabriel, Saint-Christophe…) est une marque d’appropriation de l’espace par l’Église. La carte est manuscrite, de facture simple, sans prétention scientifique. Seul le canevas et la représentation du fleuve Congo permettent de localiser précisément la mission.
Carte de la Mission des Falls (actuelle République démocratique du Congo)
Missions Catholiques, 1903, p. 341.
8On constate que la ville est absente de cette carte. D’ailleurs, elle est absente de tout le corpus en général. Sur les 500 cartes publiées par les Missions catholiques, cinq seulement portent sur un espace urbain. Elles sont facilement identifiables car leur titre porte le nom d’une ville. Retenons ici trois exemples : Bagamoyo au Zanguebar, Aden en Arabie et Moyamba au Sierra Leone, soit des petites villes assez mal connues.
- 4 « Plan de Bagamoyo », MC-1880-343.
9Tout d’abord la carte de Bagamoyo4 datée de 1880, située au Zanguebar, face à Zanzibar, sur la côte de l’Océan Indien, représente la mission chrétienne et la petite ville voisine. Ce plan à grande échelle délimite le territoire de la mission par rapport à la nature africaine environnante. La mission est ordonnée, selon un plan cartésien – presque chrétien, comme le montrent ses allées orthogonales. Au centre figurent les bâtiments en dur (maison des missionnaires, hôpital, salle de classe, église), entourés par une nature maîtrisée et mise en valeur, comme l’atteste la répétition des figurés de cocotiers. À l’inverse, la ville africaine – ou plutôt le village – est anarchique, composée de simples cases éparpillées et sans mise en valeur du territoire. Ce plan cherche à imposer la mission comme un modèle, un espace vertueux en quelque sorte, transposable dans n’importe quelle nature. La ville africaine existante n’est utilisée que comme un faire-valoir pour la mission.
- 5 « Shem-Shem », MC-1885-191.
10Deuxième exemple : la péninsule de Shem-Shem, où se déploie la ville d’Aden5, occupe une position essentielle sur la côte sud de l’Arabie à la sortie de la mer Rouge, comme le montre la présence d’un dépôt de charbon (la largeur de la péninsule fait environ 5 km). La ville est résumée à ses bâtiments les plus importants : le fort, l’arsenal, le phare, le télégraphe sous-marin, le consulat français et les églises (catholiques et protestantes). Les populations sont absentes, mais les cimetières nombreux, et Aden donne davantage l’image d’une position fortifiée tenue par les Européens, que d’une ville du Sud. Difficile de repérer une expertise urbaine sur ce plan.
- 6 « Environs de Moyamba », MC-1922-322.
11Enfin, la carte de Moyamba6 en Sierra Leone offre une troisième façon de représenter la ville. La carte date de 1922 et son auteur, le père Raymond, a participé à la Première Guerre mondiale. C’est pour cette raison qu’il présente la situation à Moyamba comme celle d’un champ de bataille opposant les catholiques à leurs rivaux protestants : la mission catholique, représentée par une croix latine, est entourée par 17 croix de Genève qui tiennent tous les accès au centre-ville. Très habilement, le père Raymond invite les lecteurs européens à adresser des dons, pour former des catéchistes catholiques qui, une fois installés, briseront l’encerclement et libéreront la mission. Le jésuite a bien compris les vertus mobilisatrices que possède une carte. Certains géographes ont vu sur cette carte la représentation d’un système urbain particulièrement développé. Mais le père Raymond n’est pas géographe et l’article qui accompagne sa carte ne fait aucune allusion à ce système. C’est pourquoi on comprend mal le soin qu’il a apporté à en rendre compte.
- 7 Citons parmi l’importante bibliographie : Guy Lasserre, Libreville, la ville et sa région. Étude de (...)
12Dans ces conditions, ces trois documents isolés et d’époques différentes, ne nous renseignent pas assez sur la manière dont les missionnaires perçoivent la ville africaine. En revanche, leur rareté nous indique que les prêtres tournent le dos à la ville. Ce désintérêt est confirmé par les monographies urbaines dressées par des spécialistes français dans les années 1970 : les sources missionnaires y sont absentes7.
- 8 Archives des Œuvres pontificales missionnaires, dossier G-67 Gabon, G 05773.
13Pourtant, des données démographiques importantes ont été recueillies. La mission moderne telle qu’elle est menée à la fin du xixe siècle s’enrichit des sciences de l’époque. Les statistiques par exemple sont utilisées pour recenser et localiser avec précision les groupes humains. C’est du moins ce qu’exige la direction romaine, pour lui permettre de suivre à distance la marche de l’évangélisation : ainsi, chaque année, chaque mission du monde entier doit adresser à Rome une carte de son territoire et les statistiques les plus précises sur ses populations. Sur place, on s’organise pour collecter les données : par exemple, dans le vicariat du Gabon, la Campagne apostolique8 de 1899 réunit les statistiques de ses 14 stations. Sont répertoriés les catholiques, les « hérétiques », le nombre de baptêmes, de mariages, d’enterrements, les écoles… Quand on les compare au personnel missionnaire déployé sur place, ces statistiques permettent de chiffrer la mission et de conclure sur son efficacité ou bien son échec. Car la mission moderne est avant tout comptable des moyens engagés. Elle doit être rentable. Pour cette raison, les statistiques ont parfois été exagérées. Mais constatons simplement pour notre sujet que les missionnaires ont toujours tenu des registres précis sur les populations qu’ils ont contactées et ce, bien avant l’arrivée des administrateurs coloniaux. Ces données intéressent tout particulièrement le pouvoir colonial quand il cherche à connaître le peuplement pour localiser la main d’œuvre ou identifier des tribus résistantes.
- 9 « Antananarivo (environs d’) », MC-1895-HT.
14La carte « Environs d’Antananarivo »9 à Madagascar datée de 1895, montre que le peuplement a été la principale préoccupation du missionnaire cartographe, ici le jésuite Désiré Roblet. Elle est le résultat d’une trentaine d’années d’excursions apostoliques, au cours desquelles il a scrupuleusement noté le nom des villages et le nombre de population. Un extrait montre avec quel soin il a localisé chaque communauté rencontrée, en recensant le nombre de ses cases. Ce dénombrement lui a permis de distinguer les simples hameaux des villages plus structurés, à l’aide de figurés circulaires, qui désignent dans sa légende pas moins de six catégories villageoises. Celles dotées d’une église catholique sont identifiées. Cette carte a été reproduite et donnée à tous les officiers français quand ils ont conquis la grande île en 1895. Elle a aussi servi le général Gallieni pour sa pacification de la région, en Imerina et dans le Betsileo, durant les deux années suivantes.
- 10 « Plan de Fianarantsoa », dans L’Atlas du Guide de l’immigrant à Madagascar, 1899, planche n° XVII. (...)
15Une autre carte du RP Roblet a été utilisée par l’armée : celle de la ville malgache de Fianarantsoa10. Le missionnaire a établi en 1896, par triangulation, la topographie de la ville qu’il a représentée par des courbes de niveau et porté à leur position respective ses différents bâtiments : on reconnaît le camp des tirailleurs, l’hôpital militaire, l’école normale catholique, la tonnelle du résident… Les routes et les habitations sont notées avec précision. Un tel plan, à si grande échelle (ici 1/40 000e), pourrait facilement nourrir une réflexion sur l’espace de la ville. Mais, convenons-en, les cartes du père Roblet, reconnues pour leur caractère scientifique, restent marginales dans la production.
R.P. Roblet, « Plan de Fianarantsoa »
Atlas du Guide de l’immigrant à Madagascar, 1899, planche n° XVII
16Ainsi, les missionnaires se sont dès leur arrivée intéressés aux populations, cherchant à les identifier, les comptabiliser et les localiser sur leurs cartes. Alors pourquoi dans ces conditions, la ville, un espace particulièrement peuplé, n’a-t-elle pas fait l’objet d’autant d’attention ? Pourquoi des plans comme ceux de Roblet sont-ils des exceptions ?
La ville est un territoire délaissé par les missionnaires, pour trois raisons
17Tout d’abord parce que la mission en Afrique s’effectue habituellement en brousse. Les missionnaires s’éloignent du littoral car ils ne veulent pas être assimilés à la société coloniale, violente et dévoyée. Ils partent en brousse pour retrouver des cœurs primitifs et purs, plus faciles à convaincre et à encadrer. La même stratégie fut adoptée en Amérique. En Asie en revanche, les missionnaires ont commencé par rallier les grands centres urbains, car ils tenaient à évangéliser en priorité l’élite, forcément citadine, comme en Chine par exemple. Ainsi, au xxe siècle, l’image du missionnaire d’Afrique est celle du broussard, de l’aventurier, seul au milieu d’une nature sauvage. Sa vie quotidienne met en scène l’altérité, l’exotisme et l’héroïsme. Elle ne pourrait incarner toutes ces valeurs si elle se déroulait en ville, et son apostolat deviendrait ordinaire. Car la ville coloniale cherche à imiter l’exemple européen : elle perd en exotisme et gagne en normalité. Pour ces raisons, l’image stéréotypée du missionnaire d’Afrique, qu’il a en partie édifiée, le force à rester éternellement en brousse.
- 11 Masses urbaines et missions, Rapport et compte-rendu de la 26ème Semaine de missiologie de Louvain, (...)
- 12 François Houtart, L’Église et la pastorale des grandes villes, Bruxelles, OGL, 1955.
18Ensuite, durant les années 1950, les missionnaires désavouent toujours la ville qu’ils considèrent comme un lieu de désenchantement et de perdition. Cette perception est conforme à l’image de l’Église pour laquelle les villes constituent un douloureux problème. Mais la préoccupation qui anime les missionnaires concerne leurs populations rurales : ils ne parviennent plus à les retenir malgré l’encadrement géographique et spirituel de la mission. Ils sont inquiets de l’exode, au départ saisonnier, puis définitif, vers les grands centres urbains du littoral. Ce mouvement massif les oblige à repenser leur apostolat et envisager ses prolongements urbains. Il faut réagir et la mission en ville s’impose, comme une réaction. Elle constitue après-guerre un sujet de sociologie, auquel la 26ème Semaine de missiologie en 1956 tente d’apporter une réponse : les Semaines de missiologie sont des rencontres œcuméniques qui se tiennent chaque année depuis 1923 à Louvain. Elles se nourrissent d’expériences de terrain pour initier de nouvelles méthodes d’apostolat. En 1956, on décide enfin d’aborder la question, sous le titre « Masses urbaines et missions11 ». On convie pour l’occasion un personnage important, qui joue un rôle fondamental pour l’expertise urbaine, l’abbé François Houtart. Secrétaire de l’archevêché de Malines, il a déjà écrit son ouvrage sur la pastorale des grandes villes12. Il préconise de bien connaître la ville avant de mener une action. Il deviendra deux ans plus tard professeur de sociologie à l’Université catholique de Louvain. Notons aussi la présence, habituelle mais remarquée, du secrétaire permanent des Semaines, le jésuite Joseph Masson, un missiologue renommé. Ils sont entourés d’une dizaine de missionnaires, venus en très grande majorité d’Afrique : ils sont là pour parler de Léopoldville, d’Elisabethville, de Johannesburg, de Douala, de Dakar… Et tous dressent le même bilan : les populations rurales se perdent en ville, au lieu de s’y régénérer ! Attentifs à ces témoignages, les missiologues proposent d’adopter des mesures de contact et d’encadrement pour « toucher et associer les populations », comme cela se pratique dans la bonne brousse. Le programme du père Masson est simple, basé sur quatre constats, chiffrés : premièrement, l’église comme édifice de l’espace urbain a un pouvoir d’attraction limité à un kilomètre seulement ; ensuite, une paroisse ne doit pas excéder 10 000 personnes, ce qui rend de nombreuses villes d’Afrique irrécupérables car leur population dépasse déjà les 30 000 habitants ; troisièmement, un prêtre urbain ne peut pas encadrer raisonnablement plus de 2 000 chrétiens ; enfin, il faut « noyauter la paroisse », et tenir ses moindres recoins pour la contrôler. Cette méthode rejoint le principe du plan pastoral de François Houtart, c’est-à-dire un plan précis à élaborer pour chaque ville, pour tenir compte de son écologie. Le projet semble réalisable, et les chiffres lui apportent une caution scientifique.
- 13 Henri Godin et Yvan Daniel, La France, pays de mission ?, Paris, L’Abeille, 1943.
19Pourtant, la mission en ville reste difficilement envisageable. Si les chiffres rassurent, ils ne tiennent pas compte des moyens humains : sur place, les missionnaires ne sont pas assez nombreux. De plus, on ne peut pas compter sur le personnel religieux africain qui est encore insuffisant : les missionnaires ont toujours retardé la formation d’un clergé local, car la naissance d’une Église locale signifie la fin de la mission. La solution serait alors de recourir à des laïcs, un « laïcat spécialisé » souffle l’abbé Houtart, expérience qu’ont déjà menée les missionnaires en recourant aux catéchistes, ces précieux auxiliaires indigènes. Mais la ville est un univers différent, qu’ils ne contrôlent pas et on craint de tout perdre. Plus clairement, à cette époque, les projets pour prolonger l’apostolat en villes signifient à court terme la fin de la mission. Pourtant, vu de Louvain, vu d’Europe, il n’y a pas d’autre alternative : pour sauver le christianisme en Afrique, il faut passer la main. Le jésuite Joseph Masson conclue habilement cette 26ème Semaine en rappelant que le célèbre ouvrage de l’abbé Godin paru en 1943, la France, pays de mission13?, avait été directement inspiré par l’expérience missionnaire au Ruanda-Urundi. Après avoir appris aux villes d’Europe le rôle essentiel des laïcs, les missions d’Afrique peuvent donc selon lui appliquer la même méthode.
20Les échanges de Louvain prouvent que la mission en milieu urbain suscite de vifs débats dans les années 1950. Mais les missionnaires, rivés à la défense de leurs populations rurales, conçoivent négativement la ville. Le moindre projet est donc dépourvu d’enthousiasme, et même plutôt franchement marqué par la crainte de l’inconnu. Et les missionnaires européens n’ont aucune certitude pour l’avenir : ils restent dépendants du mouvement général d’émancipation qui risque de les chasser brutalement pour les remplacer par une Église entièrement nationale.
21On comprendra mieux l’absence d’une expertise urbaine chez les missionnaires et particulièrement dans leur cartographie. Les années 1950 et 1960 durant lesquelles elle pourrait être formulée sont celles qui annoncent avec une certitude grandissante la fin de leur mission. Les missionnaires ont compris que l’avenir des pays africains se jouait dans les villes. Or, c’est un monde qui leur est étranger : la mission catholique, profondément rurale et élaborée au siècle précédent, était déjà dépassée par un triple mouvement : d’émancipation, de modernisation et d’urbanisation.
- 14 Léon de Saint-Moulin, « 35 ans de recherches en République démocratique du Congo », Civilisations, (...)
22Néanmoins, ce constat général ne doit pas faire oublier que bon nombre de missionnaires européens ont encadré des communautés citadines, en animant par exemple des cellules de la JOC ou de la JEC, pour maintenir une vie catholique, selon le modèle préconisé par Houtart. Par exemple, le jésuite Léon de Saint-Moulin : missionnaire pendant 35 ans en République démocratique du Congo après son indépendance, sociologue enseignant à l’université de Kinshasa, il a formé des étudiants à l’enquête urbaine. Les travaux menés sur plusieurs années ont été réunis dans un Atlas de la République démocratique du Congo14. Sa démarche a très certainement comme origine une expertise urbaine, nourrie de sociologie et de cartographie. Simplement, le cas de Saint-Moulin reste isolé.
Notes
1 Odile Goerg et Xavier Huetz de Lemps, « La ville européenne outre-mer », dans Jean-Luc Pinol (dir.), Histoire de l’Europe urbaine, t. 5, vol. 2, Paris, Seuil, 2003, p. 277-551.
2 Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.
3 « Mission Des Falls », MC-1903-341 (carte extraite des Missions Catholiques, 1903, p. 341. Les cartes suivantes sont présentées selon le même modèle).
4 « Plan de Bagamoyo », MC-1880-343.
5 « Shem-Shem », MC-1885-191.
6 « Environs de Moyamba », MC-1922-322.
7 Citons parmi l’importante bibliographie : Guy Lasserre, Libreville, la ville et sa région. Étude de géographie humaine ; Pierre Billard, Yaoundé. Étude de géographie urbaine, 1955 ; Odile Goerg, Pouvoir colonial, municipalités et espaces urbains. Conakry et Freetown de 1880 à 1914, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Pierre Vennetier, Géographie du Congo-Brazzaville, Paris, Gauthier-Villars, 1967 et Les villes d’Afrique tropicale, Paris, Masson, 1976.
8 Archives des Œuvres pontificales missionnaires, dossier G-67 Gabon, G 05773.
9 « Antananarivo (environs d’) », MC-1895-HT.
10 « Plan de Fianarantsoa », dans L’Atlas du Guide de l’immigrant à Madagascar, 1899, planche n° XVII. Édouard de Martonne, cartographe au bureau d’État-major, reprend cette carte pour son plan en 1906 : Édouard de Martonne, « Fianarantsoa », Annales de géographie, 1906, n° 79, t XV, n°79, planche II.
11 Masses urbaines et missions, Rapport et compte-rendu de la 26ème Semaine de missiologie de Louvain, 1956, Paris, Desclée de Brouwer, 1956.
12 François Houtart, L’Église et la pastorale des grandes villes, Bruxelles, OGL, 1955.
13 Henri Godin et Yvan Daniel, La France, pays de mission ?, Paris, L’Abeille, 1943.
14 Léon de Saint-Moulin, « 35 ans de recherches en République démocratique du Congo », Civilisations, 2006, n° 54 (http://civilisations.revues.org/355) ; Léon de Saint-Moulin avec la collaboration de Jean-Luc Kalombo Tshibanda), Atlas de l’organisation administrative de la République démocratique du Congo, Kinshasa, Centre d’études pour l’action sociale, 2011 (2ème édition corrigée). Je remercie sincèrement Madame Maryvonne Prévot qui m’a aimablement communiqué le nom de ce sociologue et cartographe.
Haut de pageTable des illustrations
Légende | Carte de la Mission des Falls (actuelle République démocratique du Congo) |
---|---|
Crédits | Missions Catholiques, 1903, p. 341. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/3680/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 720k |
Légende | Carte de Bagamoyo (Zanguebar, actuelle Tanzanie) |
Crédits | Missions Catholiques, 1880, p. 343 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/3680/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 3,0M |
Légende | Carte de la péninsule de Shem-Shem (Aden) |
Crédits | Missions Catholiques, 1885, p. 191 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/3680/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 4,8M |
Légende | Père Raymond, Carte des environs de Moyamba (Sierra Leone) |
Crédits | Missions Catholiques, 1922, p. 322 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/3680/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,1M |
Légende | Carte des environs d’Antananarivo (Madagascar) |
Crédits | Missions Catholiques, 1895 (planche hors texte) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/3680/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,8M |
Légende | R.P. Roblet, « Plan de Fianarantsoa » |
Crédits | Atlas du Guide de l’immigrant à Madagascar, 1899, planche n° XVII |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/3680/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,1M |
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Michel Vasquez, « Y a-t-il une expertise urbaine dans la cartographie missionnaire ? », Chrétiens et sociétés, 21 | -1, 65-77.
Référence électronique
Jean-Michel Vasquez, « Y a-t-il une expertise urbaine dans la cartographie missionnaire ? », Chrétiens et sociétés [En ligne], 21 | 2014, mis en ligne le 08 juin 2022, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/3680 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.3680
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page