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Pie XI et la « U » : le destin d’une organisation secrète

Yves Solis
p. 85-95

Résumés

L’intérêt de cet article est de proposer une réflexion sur l’une des premières décisions du pape Pie XI concernant l’existence d’une société secrète catholique au Mexique, la « U ». Décision difficile prise dans le contexte de la condamnation de La Sapinière. Si ce dernier était déjà bien connu grâce à l’enquête d’Emile Poulat, l’ouverture des archives secrètes vaticanes permet désormais l’accès aux rapports des sessioni des congrégations curiales. La sessione 1252 présentée dans la stampa 1094 parle de la décision Pie XI de maintenir ou de condamner une société catholique secrète mexicaine. C’est ce document que nous nous proposons aujourd’hui de présenter afin que l’étude de ce cas permette de mieux comprendre les décisions du Saint Siège durant le règne du pape Ratti, et ainsi d’apprécier les suites données aux décisions prises au début de son pontificat puis durant les années Trente. Le document présente brièvement le contexte de création de la « U », son importance au niveau mexicain, son mode d’organisation et d’action.

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Géographie :

Mexique

Chronologie :

Début du XXe siècle
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Texte intégral

  • 1 Les Archives secrètes vaticanes ouvrirent en 2002 le fond relatif à l’Allemagne. En septembre 2006, (...)
  • 2 Le 21 mai 2000, Jean Paul II procéda à la canonisation de 25 martyrs de la Christiade et le 15 octo (...)

1En 2006, les chercheurs eurent la possibilité de mieux comprendre la complexité des événements des années Vingt et Trente1 grâce aux fonds des Archives secrètes vaticanes. Ceux-ci et les différentes archives romaines permettent de poser de nombreuses questions sur le cas mexicain, l’une des terres de martyrs du xxe siècle, comme l’ont montré les récentes béatifications et canonisations de martyrs, prêtres et laïcs qui souffrirent la persécution de l’État durant la Christiade (1926-1929), auxquels s’ajoute un évêque, Mgr Rafael Guizar y Valencia2. Parmi les richesses documentaires, l’historien peut consulter les sesioni, réunion de cardinaux qui, à la demande du pape, donnent leur avis sur une question importante pour la chrétienté. Durant tout son pontificat, Pie XI réunit en quatre occasions ses plus proches collaborateurs pour traiter des questions liées au Mexique. La première, objet de la présente étude, eut pour thème l’organisation et la survie d’une société secrète catholique. La seconde fut motivée par l’expulsion du délégué Apostolique, Ernesto Filippi. La troisième fut réalisée suite à l’affaire du drapeau rouge et noir, symbole de l’anarchisme, hissé sur les églises en 1931, et en particulier sur la cathédrale de Mexico. Finalement, en 1935, Pie XI convoqua la dernière réunion en réponse à la promotion d’une éducation socialiste et sexuelle par Lazaro Cardenas.

  • 3 Vicenzo Vannutelli (1836-1930), doyen du Sacré Collège.
  • 4 Gaetano De Lai (1853-1928), secrétaire de la Congrégation Consistoriale.
  • 5 Antonio Vico (1847-1929), préfet de la Sacrée Congrégation des Rites.
  • 6 Gennaro Granito Pignatelli de Belmonte (1851-1948), légat pontifical.
  • 7 Pompilj Basilio (1858-1931), vicaire de Rome.
  • 8 Giovani Cagliero (1838-1926), délégué apostolique pour l’Amérique Centrale.
  • 9 Rafael Merry del Val (1865-1930), préfet du Saint-Office.
  • 10 Donnato Rafaelle Sbarretti Tazza (1856-1939), secrétaire du Saint-Office.
  • 11 Pietro Gasparri (1852-1931), secrétaire d’État.
  • 12 Francesco Borgongini Duca (1884-1949).
  • 13 Marc Agostino, Le Pape Pie XI et l’opinion (1922-1939), Rome, EFR, 1991, p. 36-37.

2En juin 1922, à l’occasion de l’une des premières sessions extraordinaires convoquée par le nouveau pontife participèrent les cardinaux Vannutelli3, De Lai4, Vico5, Granito6, Pompilj7, Cagliero8, Merry del Val9, Sbarretti10, Gasparri11 et le pro-secrétaire Borgongini Duca12. Dans ce contexte, comme le note Marc Agostino13, Pie XI, qui s’intéressait depuis le début de son pontificat au conflit politico-religieux du Mexique, comprit l’importance internationale de ce conflit et la nécessité pour le Saint-Siège d’intervenir sur ce thème. Nous présenterons donc le problème posé au pape et aux cardinaux concernant l’Union catholique mexicaine, plus connue comme la « U ». Ensuite nous montrerons quelle a été la construction du dossier avant de traiter la prise de décision.

Le problème d’une société secrète catholique au Mexique

  • 14 Messico Circa un’Associazione Catollica segreta, ASV (Archivio Segreto Vaticano), Affari Ecclesiast (...)
  • 15 Venustiano Carranza (1859-1920) fut président du Méxique de 1915 à 1920. Il fut le principal promot (...)

3En décembre 1921, Ernesto Filippi, délégué apostolique pour le Mexique, informa le cardinal Gasparri, secrétaire d’État, que les évêques et archevêques avaient soutenu la création d’une société secrète catholique14. Cette société avait été fondée en 1915 par le responsable du séminaire de Morelia, devenu évêque auxiliaire de Michoacàn en 1922, Luis María Martínez. Si les documents font référence à une société secrète, il s’agissait plutôt d’une société réservée, c’est-à-dire secrète pour tous, à l’exception de la hiérarchie locale, qui non seulement connait son organisation, ses plans et ses objectifs, mais la contrôle. C’est cette situation qui obligea Mgr Filippi à demander au Saint-Siège d’intervenir. Le délégué apostolique ne partageait pas l’avis positif de l’archevêque de Mexico, Mgr José María Mora y del Río, ni celui de l’archevêque de Guadalajara, Mgr Francisco Orozco y Jiménez. S’il comprenait bien l’intérêt de compter sur une organisation catholique forte et compromise, il voyait un grand danger, supérieur aux bénéfices escomptés, en cas de découverte de l’association par l’État Mexicain. L’objectif principal de cette association était d’organiser secrètement les catholiques sur le terrain politique. Si la « U » comptait sur une légitimité de façade et que ses réunions se déroulaient dans le cadre de l’Association de l’Esprit Saint, Filippi doutait de la capacité des membres à maintenir le secret. Dans le dossier qu’il envoya à Rome, il demanda au supérieur général des missionnaires de Saint-Joseph, et au secrétaire de la « U » dans l’archidiocèse de Mexico, José María Troncoso, d’expliquer les secrets et les codes de la « U ». Malgré la création d’une autre façade de la « U », non confessionnelle, l’Union commerciale mutualiste, le danger restait majeur. La découverte d’une telle structure serait l’excuse parfaite pour justifier l’élimination de l’influence catholique dans la société, puisqu’elle posait à l’État le problème de la victoire des forces conservatrices et intransigeantes face à la nouvelle nation que Carranza15 prétendait créer. La question délicate n’était donc pas seulement celle de la finalité politique, mais également celle du caractère secret de l’association.

  • 16 ASV, fonds cité, Los estatutos de la Unión Católica Mexicana. Morelia, 7 de enero de 1922.
  • 17 Il est important de noter ici que dans le contexte mexicain, Action nationale est le nom du parti d (...)

4La « U », en tant que société réservée, comptait donc sur le soutien de la hiérarchie catholique. Elle bénéficiait également du cadre organisationnel de l’Église. L’organisation à prétention nationale suivait la division diocésaine et reposait sur quatre niveaux : le national, le provincial, les commissions et les compagnies16. À la tête du mouvement, il y avait trois instances fondamentales, chargées de prendre les décisions, de contrôler l’orthodoxie et de communiquer à l’extérieur les prises de décisions, le conseil directeur, le grand chancelier et l’assistant ecclésiastique. Le premier était chargé de prendre les décisions et l’identité de ses membres était ignorée des autres membres, à l’exception de l’assistant ecclésiastique, chargé de vérifier l’orthodoxie de propositions du conseil, avec droit de veto, d’assurer la liaison entre les évêques et la « U ». Une fois vérifiées et approuvées les propositions du conseil, l’assistant les communiquait au grand chancelier, figure publique de l’association, qui indiquait la marche à suivre. Chaque province avait un schéma similaire et disposait d’une autonomie, sauf si le niveau national en décidait autrement. Concernant l’Action nationale17 (c’est-à-dire politique), elle devait s’en remettre au national. C’était l’Ordinaire qui désignait les membres du conseil.

5Le poids et l’importance de l’organisation, son caractère secret eurent pour conséquence la création d’une série de verrous et d’aides qui permettaient au conseil et au chancelier de prendre les meilleures décisions possibles. Les commissions avaient donc un rôle à la fois consultatif et exécutif. Il existait huit commissions chargées des différentes œuvres et actions de la « U » : œuvres sociales, gouvernement (régime interne de l’association), politique, relations (communication entre les groupes et les membres), développement (candidatures et publicité des efforts), finances, charité (état d’esprit interne), recherche (sorte d’agence de presse). Tous les membres étaient regroupés en compagnies, composées de cinq adhérents et d’un chef, chargé de maintenir l’esprit de la « U », de transmettre les consignes et de veiller au respect des devoirs. Quant aux membres, ils devaient professer la foi catholique, avoir des convictions fermes, une conduite irréprochable, être actifs et discrets, prêter serment de respecter le secret, jurer sur l’honneur d’être disciplinés, assister aux réunions, payer une quote-part et suivre le règlement. Dans le même temps, l’organisation en compagnies facilitait la diffusion des ordres et donnait la flexibilité nécessaire à toute action rapide et efficace. Aucun membre ne pouvait inviter quelqu’un à faire partie de la « U », mais chacun pouvait proposer une candidature, soumise à la commission de développement, qui étudiait les dossiers et soumettait les noms au conseil directeur. Les nouveaux membres prêtaient alors serment et étaient présentés lors d’une assemblée générale. Ils entraient avec le premier grade et évoluaient ensuite au long de leurs parcours au sein de la « U » et de leur « initiation », selon un processus similaire à celui des degrés de la franc-maçonnerie :

- grade 1 : la « U » est une société éducatrice des catholiques pour l’action sociale sur la triple base de la discrétion, de la discipline et de la charité ;
- grade 2 : la « U » est un centre d’action sociale ; les membres ont accès aux processus qu’emploie l’association et aux œuvres qui dépendent d’elle ;
- grade 3 : la « U » est un centre d’action politique (Action nationale).
- grade 4 : le niveau de secret se réfère aux aspects organisationnels de la « U ».

  • 18 Reporte del Delegado apostólico Filippi a Gasparri, 27 de Diciembre de 1921.

6Cette hiérarchisation expliquait que certains membres voyaient dans l’organisme une maçonnerie catholique et Filipi mentionnait d’ailleurs ce point comme l’un des risques en cas de soutien donné à l’association18. L’initiation est un des traits typiques de la maçonnerie. Les membres connaissaient l’organisation au rythme de leurs grades. La connaissance complète de la constitution de l’association était réservée aux prélats, conseillers, chanceliers et assistants ecclésiastiques des centres provinciaux. Les membres disposaient d’un système d’identification basé sur des marques distinctives, un langage corporel et des codes précis. Tous devaient assister régulièrement aux réunions, dans des lieux sûrs, et toujours disposer d’un prétexte en cas de visites inattendues. Le portier chargé de la sécurité du lieu n’autorisait l’entrée qu’aux membres initiés capables de s’identifier avec le code correct.

La construction du dossier

7Le dossier commence par la liste des documents suivie par une relation générale. Le premier document est la lettre du délégué apostolique Ernesto Filippi en date du 27 décembre 1921, exprimant sa préoccupation sur la création de la « U » et demandant au secrétaire d’État des instructions sur le mode d’action à suivre. Le second document, en date du 1er avril 1922, est la lettre du même Filippi, présentant les documents sur la « U » qu’il envoyait à Rome. Il s’agissait d’abord d’extraits des statuts de l’organisation, associés à son histoire et à ses résultats, un texte préparé à Morelia le 7 janvier 1922. La deuxième annexe est une lettre traduisant l’opinion de l’évêque de Saltillo, favorable à l’organisation, mais aussi pleinement conscient du danger en cas de découverte de ses actions politiques. La troisième est une lettre de Mgr Massimo Ruiz, auxiliaire de l’archevêque de Mexico José Mora y del Río, qui se situe dans la même ligne : la découverte des actions de la « U » serait un excellent prétexte pour provoquer des persécutions contre l’Église. La dernière annexe est une lettre du supérieur général des Missionnaires de Saint-Joseph, secrétaire de la « U » à Mexico, José Maria Troncoso. Son opinion est plutôt négative : les bienfaits ne suffisent pas à compenser les dangers potentiels en cas de découverte de l’organisation. Il recommande dès lors d’abandonner l’action politique pour privilégier l’action sociale.

8Le troisième document est la copie d’une lettre envoyée aux évêques mexicains par le secrétaire d’État, à la demande du pape, pour les inviter à surveiller et contrôler les activités de certains membres de la « U » qui avaient ouvertement lutté contre l’autorité civile. Le quatrième est la réponse de l’épiscopat mexicain, en deux lettres. La première, brève sous la plume de l’archevêque de Mexico, qui réaffirmait la fidélité de l’épiscopat national au Saint-Père, introduisait une missive de l’archevêque de Michoacan et des évêques de León, Tulancingo, Aguascalientes et San Luis Potosi. Leopoldo Ruiz y Flores, Emeterio Valverde Tellez, Vicente Castellanos, Ignacio Valdespino y Miguel Mora y del Río y indiquaient que les nouvelles communiquées à la curie romaine étaient exagérées, et que les groupes de rebelles n’étaient pas composés par les forces catholiques. Le cinquième et dernier document est un document en italien de quatre pages dans lequel le délégué apostolique faisait état de l’attachement politique de certains chefs de la Jeunesse Catholique et de l’archevêque de la capitale à propos des actions du 1er mai 1922, qui virent des jeunes catholiques affronter les ouvriers. Il y avait là pour lui une situation d’indiscipline grave et le responsable de la Jeunesse catholique, le jésuite français Bergoënd, avait refusé de remplacer le président du mouvement. Les évêques eux-mêmes apparaissent divisés entre les pacifistes, soutenus par la délégation apostolique, et les contre-révolutionnaires appuyés sur l’archevêque Mora y del Río. C’est ce dossier qui servit de base à la congrégation particulière réunie le 2 juillet 1922 (session 1252) sur la question mexicaine.

La décision des cardinaux romains

9Une partie des cardinaux était favorable au maintien de la « U ». Tel était le cas de Vannutelli qui refusait de condamner l’organisation dans la mesure où elle cherchait le bien de l’Église et était promue par l’épiscopat mexicain. Sa seule hésitation portait sur son caractère secret, dont il reconnaissait cependant la nécessité pour défendre l’Église, et il tranchait finalement en disant que le secret ad uso n’était pas seulement licite, mais également juste. Son soutien allait même jusqu’à tenir l’association pour une forme de résistance passive qui devait permettre la fin de la persécution religieuse, et cela sans recourir à une révolution ouverte. Il pensait donc préférable de prendre le risque que l’association soit découverte, tout en suggérant de demander aux chefs de la « U » une plus grande prudence. Il prenait nettement le parti des évêques contre le délégué apostolique.

10À l’opposé se situaient les cardinaux De Lai, Gasparri et Merry del Val, pourtant sur des lignes divergentes au sein de la curie romaine, mais en accord sur la potentialité de danger de la « U ». De Lai s’exprima en premier en affirmant que l’Église catholique avait plusieurs fois condamné les sociétés secrètes et il conseillait de consulter le Saint-Office pour évaluer la question de principe : « Comment peut-on dire que l’organisation dépend des évêques si les chefs de l’association sont maintenus secrets ? Si, aujourd’hui, les droits de la hiérarchie sont saufs, qu’en serait-il demain si le secret est maintenu ? ». Pour le secrétaire de la Consistoriale, le secret représentait le plus grand danger et, en cas de découverte de l’association, cela provoquerait un grand scandale et une persécution accrue de l’État : il ne fallait donc pas fonder la défense de l’Église sur des calculs trop humains. De Lai apportait en conséquence son soutien au délégué Filippi et critiquait le caractère révolutionnaire de José Mora y Del Rio.

  • 19 Émile Poulat, Intégrisme et catholicisme intégral : un réseau secret international antimoderniste : (...)

11De son côté, Merry del Val, secrétaire d’État du défunt Pie X, antimoderniste tout comme De Lai, était très clair quant à la « U » en s’affirmant, tout comme lors de la condamnation du Sodalitium Pianum19, aussi attaché aux formes qu’aux objectifs. Il rejetait un certain machiavélisme selon lequel tous les moyens seraient bons pour arriver à ses fins. Pour Merry del Val, il fallait séparer la question de principe et la question de fait. Selon les canons de l’Église, sont secrètes les associations qui désirent se maintenir dans l’ombre de l’autorité légitime de l’Église, et il maintenait ce point de vue face aux cardinaux en désaccord avec lui. Sans doute, le secret n’était-il pas mauvais en soi et l’association était connue des évêques en son principe. Mais dans les faits, elle semblait dangereuse. Il ne fallait cependant pas que le délégué Filippi intervienne, pour condamner ou pour soutenir. Tout au plus pourrait-il faire savoir aux évêques les dangers en insistant sur le risque de persécution contre les catholiques, tenus pour des conspirateurs en cas de révélation de la « U ». Le préfet du Saint-Office ne semblait guère apprécier l’archevêque de Mexico dont il se souvenait comme d’un homme miné par les velléités et les idées violentes et il indiquait que l’évêque de Guadalajara, Francisco Orozco y Jimenez, était encore pire que lui. Merry del Val invitait le Saint-Siège à redoubler de prudence en écrivant au délégué apostolique, puisque la lettre pouvait être ouverte ou volée, et recommandait que le délégué n’écrive pas sur le thème, à moins qu’il puisse envoyer la lettre en toute sécurité et, que même ainsi, la copie devait être chiffrée, ce que tous les cardinaux présents validèrent. Sur ce point, il est important de noter que tous les cardinaux présents montrèrent leur accord.

  • 20 Dans le cadre du Mexique en effet, le xixe siècle a marqué une lutte permanente pour le contrôle de (...)

12Gasparri ne s’écartait pas de la conception de Merry del Val. Il refusait en effet que les évêques participent à l’association et en soient les chefs, compte tenu des risques de persécution aggravée en cas de découverte. L’épiscopat ne devait donc pas soutenir la « U » qui devait abandonner son qualificatif confessionnel pour se présenter sous une identité conservatrice, une étiquette qui serait en fait plus préjudiciable que la qualification catholique dans le contexte mexicain20. L’important, pour Gasparri, était de ne pas compromettre l’Église catholique. Le délégué apostolique, tout comme les évêques, devait donc être prudent et discret et prendre son temps avant toute décision.

13Cinq cardinaux étaient plus hésitants, refusant de condamner la « U », mais excluant toute participation des évêques. Vico était le plus proche de De Lai, Gasparri et Merry del Val. Il ne lui semblait pas que les évêques puissent être membres de cette association, puisque la finalité politique était évidente. De plus, l’association était pour le moins ténébreuse. Il semblait donc difficile que le Saint Siège puisse intervenir immédiatement, et la solution qu’il proposait était que le secrétaire d’État donne au délégué apostolique une instruction similaire à celle du 17 mars : empêcher les actions ouvertes des catholiques contre l’État. Granita partageait la même optique : le délégué apostolique devait faire comprendre que, personnellement, il n’approuvait pas l’association, mais sans que cette décision paraisse officielle pour les évêques mexicains. Pour Pomilj, la question était plus complexe. Il pensait qu’une société secrète était dangereuse en elle-même et qu’il fallait toujours la censurer. Il se demandait cependant si le Saint-Siège pouvait réellement poser une véritable interdiction et répondait par la négative dans la mesure où les catholiques mexicains agissaient ainsi pour faire honneur à leurs convictions. Si le Saint-Siège interdisait l’association, ce serait donc une grande responsabilité, puisque la décision frustrerait la volonté d’action des catholiques. La majorité des évêques était également favorable à l’association. Il faudrait donc éviter que l’association soit politique, et il serait important pour y arriver que ni les évêques ni le clergé n’en fassent partie. Pour le cardinal Cagliero, il serait plus simple d’indiquer aux évêques de s’en tenir aux instructions données par le Saint-Siège de ne pas entrer sur le terrain politique et de privilégier les moyens légaux pour défendre la religion.

  • 21 Pour les anticléricaux des États-Unis, les Knight of Columbus formaient bien une société secrète, a (...)

14Quant au cardinal Sbarreti, il reprenait l’idée de Vincenzo Vannutelli selon laquelle l’association était bonne tant pour ses fins que pour ses moyens. Il pensait également que la question du secret pouvait être admise, si les précautions nécessaires étaient prises. Sans doute les sociétés secrètes étaient-elles interdites, mais les canons faisaient référence en fait à celles qui maintenaient secrètes leurs activités pour attaquer l’autorité ecclésiale. Il reprenait d’ailleurs comme exemple les Knight of Columbus, même si les historiens estiment qu’il ne s’agit pas en soi d’une association secrète21. Si la position de Sbareti était pour le moins discutable, du moins servait-elle son objectif, montrer que le Saint-Siège soutenait dans certains cas des associations secrètes. Il indiquait cependant qu’il ne pouvait pas se prononcer formellement et convenait avec Merry del Val qu’il était fondamental que le délégué apostolique se tienne le plus éloigné possible de l’association. Il jugeait également que les évêques mexicains devaient éviter de trop se compromettre et que les objectifs religieux et sociaux devaient l’emporter sur la finalité politique, tout au plus une conséquence de ceux-ci et non le but principal.

  • 22 Jean-Dominique Durand, « Pie XI, la paix et la construction d’un ordre international », dans Achill (...)

15Il apparaît ainsi que, pour le Saint Siège, il était compliqué d’évaluer le coût moral qu’une condamnation pourrait avoir sur les catholiques et les évêques qui soutenaient la « U ». Il semblait donc préférable que le délégué apostolique montre son désaccord et laisse à la Curie plus de temps pour estimer les résultats de l’organisation. Pour le pape Ratti, il importait avant tout d’assurer « la paix du Christ dans le règne du Christ », selon la ligne bientôt tracée par l’encyclique Urbi Arcano, « soigneusement préparée, publiée onze mois après son élection, le 23 décembre 1922, texte fondamental pour comprendre l’état d’esprit de Pie XI22 ».

16La sessione étudiée apparaît très éclairante pour l’histoire religieuse du Mexique. Elle questionne l’analyse documentaire effectuée par Pedro Fernàndez Rodriguez sur la base des documents des grades inférieurs de la « U » qui présentait l’association comme purement spirituelle. Il n’en est rien, à l’évidence, et les documents de l’Archivio segreto vaticano aident à documenter l’histoire des forces politiques catholiques pendant le constitucionalismo et les premières années d’application de la constitution de 1917. Ils modifient le regard sur les relations Église-État dans l’entre-deux guerres et font mieux saisir la complexité de l’organisation ecclésiale. La proximité du conclave de 1922, les divisions au sein de la curie romaine conduisirent à opter pour une voie de prudence. Mais tant le secrétaire d’État Gasparri que le nouveau préfet du Saint Office Merry del Val penchèrent vers une condamnation de la « U » en se fondant sur le danger que représentaient ses actions pour la vie des laïcs et de la hiérarchie catholique au Mexique. Malgré son rôle spirituel et ses possibles bénéfices, le risque que le gouvernement découvre l’action politique et sociale de l’organisation et amplifie les mesures de persécution était tel qu’il ne pouvait contrebalancer les bénéfices. La « U », réplique catholique des groupes libéraux qui avaient transformé le Mexique durant le xixe siècle, en particulier les loges maçonniques, constitue l’une des premières actions politiques des catholiques mexicains visant à miner le pouvoir, un mouvement orienté par Luis María Martinez, qui allait devenir l’un des principaux hiérarques de l’Église des années 1930 aux années 1950. Elle est l’expression des forces vives d’un catholicisme persuadé de pouvoir transformer la destinée politique du pays grâce à la culture du secret. Mais les enjeux de la création d’un système similaire à la maçonnerie dans le contexte de la condamnation de la Sapinière incitaient le Saint-Siège à intervenir pour limiter au moins l’action de ce groupe. La décision prise par les cardinaux ne fut toutefois pas appliquée dans l’immédiat : l’expulsion de Mgr Filippi et la christiade permirent à la « U » de subsister jusqu’en 1929.

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Notes

1 Les Archives secrètes vaticanes ouvrirent en 2002 le fond relatif à l’Allemagne. En septembre 2006, le pape Benoît XVI permit l’entrée des chercheurs pour la période allant de février de 1922 à février 1939, correspondant au pontificat de Pie XI.

2 Le 21 mai 2000, Jean Paul II procéda à la canonisation de 25 martyrs de la Christiade et le 15 octobre 2006, Benoît XVI canonisa San Rafael Guizar y Valencia.

3 Vicenzo Vannutelli (1836-1930), doyen du Sacré Collège.

4 Gaetano De Lai (1853-1928), secrétaire de la Congrégation Consistoriale.

5 Antonio Vico (1847-1929), préfet de la Sacrée Congrégation des Rites.

6 Gennaro Granito Pignatelli de Belmonte (1851-1948), légat pontifical.

7 Pompilj Basilio (1858-1931), vicaire de Rome.

8 Giovani Cagliero (1838-1926), délégué apostolique pour l’Amérique Centrale.

9 Rafael Merry del Val (1865-1930), préfet du Saint-Office.

10 Donnato Rafaelle Sbarretti Tazza (1856-1939), secrétaire du Saint-Office.

11 Pietro Gasparri (1852-1931), secrétaire d’État.

12 Francesco Borgongini Duca (1884-1949).

13 Marc Agostino, Le Pape Pie XI et l’opinion (1922-1939), Rome, EFR, 1991, p. 36-37.

14 Messico Circa un’Associazione Catollica segreta, ASV (Archivio Segreto Vaticano), Affari Ecclesiastica Straordinari, Messico, Circa una asociazione cattolica segreta. Junio de 1922. Sesione 1252. Stampa 1094. AES, Raporti Sessioni 1922, N° 75.

15 Venustiano Carranza (1859-1920) fut président du Méxique de 1915 à 1920. Il fut le principal promoteur de la constitution anticléricale de 1917.

16 ASV, fonds cité, Los estatutos de la Unión Católica Mexicana. Morelia, 7 de enero de 1922.

17 Il est important de noter ici que dans le contexte mexicain, Action nationale est le nom du parti d’opposition créé en 1939 par Manuel Gomez Morín et Enrique Gonzalez Luna, considéré un parti catholique, membre de l’International démocrate centriste, ancienne Internationale démocrate chrétienne.

18 Reporte del Delegado apostólico Filippi a Gasparri, 27 de Diciembre de 1921.

19 Émile Poulat, Intégrisme et catholicisme intégral : un réseau secret international antimoderniste : la Sapinière, 1909-1921, Paris, Casterman, 1969, p. 88 et 104-105.

20 Dans le cadre du Mexique en effet, le xixe siècle a marqué une lutte permanente pour le contrôle de l’État et de la nation entre libéraux et conservateurs. Après le porfiriat, les forces révolutionnaires issues du Nord du pays (Sonora, Chihuahua) ont vu dans les forces catholiques la continuation des initiatives conservatrices du xixe siècle. Choisir ouvertement un intitulé qui inclut le mot conservateur serait donc donner raison aux forces révolutionnaires du Nord.

21 Pour les anticléricaux des États-Unis, les Knight of Columbus formaient bien une société secrète, avec ses trois grades et son serment de garder le secret pour accéder au quatrième. Jean Meyer, dans La Cruzada por México. Los católicos de Estados-Unidos y la cuestión religiosa en México, Mexico, Tusquets, 2008, p. 18-19, a montré comment le quatrième « vœu » est un faux jurement, à tel point que l’organisation s’opposa publiquement à ces accusations et gagna tous les procès. 2008. pp. 18-19. Il se réfère surtout au Watson’s Magazine et aux ouvrages de C. Van Woodward, Tom Watson, Agrarian Rebel, New York, 1938 et Christopher J. Kauffman, Faith and fraternalism. The history of the Caballeros de Colón, 1882-1992, New York, Harper and Row, 1982, p. 170-171.

22 Jean-Dominique Durand, « Pie XI, la paix et la construction d’un ordre international », dans Achille Ratti pape Pie XI, Rome, EFR, 1991, p. 875.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yves Solis, « Pie XI et la « U » : le destin d’une organisation secrète »Chrétiens et sociétés, 20 | -1, 85-95.

Référence électronique

Yves Solis, « Pie XI et la « U » : le destin d’une organisation secrète »Chrétiens et sociétés [En ligne], 20 | 2013, mis en ligne le 16 juin 2022, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/3555 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.3555

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Auteur

Yves Solis

Prepa Ibero School, Mexico City

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  • La rupture entre le délégué apostolique des Etats Unis et le délégué apostolique de Mexico durant la seconde Christiade
    Paru dans Chrétiens et sociétés, 15 | 2008
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