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Économies politiques mandataires et économies morales missionnaires de l’alcool dans les mandats de la Société des Nations (1919-1939)

Philippe Bourmaud
p. 97-148

Résumés

Les missionnaires ont joué un rôle majeur dans la promotion de l'antiacoolisme dans le monde colonial depuis le dix-neuvième siècle. On pourrait donc supposer que, dans l'entre-deux-guerres, leurs vues sur la question convergeaient avec celles qui avaient présidé à l'instauration du système des mandats de la Société des Nations dans le Pacifique et en Afrique. Cependant, les acteurs impliqués dans cette question, avaient des vues divergentes selon qu'il s'agissait d'acteurs évoluant dans les milieux internationaux, y compris certains représentants du monde des missions, ou que l'on parle des missionnaires de terrain. Les économies morales dans lesquelles ils travaillaient différaient en raison du sens différent qu'ils donnaient au mot alcool comme cause de problèmes sociaux. En s'appuyant sur les lettres annuelles des missionnaires de la Church Missionary Society anglicane au Tanganyika sous mandat britannique, cette étude affirme en outre que la structure générale du mandat, fondée sur la promotion de « l'indirect rule », participait à la mise en place de conditions sociales sous lesquelles l'alcool devenait une source de difficultés pour le travail des missionnaires en terre de mission.

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Texte intégral

  • 1 Commission permanente des mandats, Procès-verbaux de la Septième session, tenue à Genève du 19 octo (...)

Il s’est tenu à Genève, le mois précédent, une conférence sur l’alcoolisme. On y a étudié la question du trafic de l’alcool en Europe et aux colonies. Une commission composée de personnes ayant l’expérience des colonies fut chargée d’étudier la question et de présenter des recommandations. Elle proposa de demander à la Société des Nations la prohibition, dans les territoires sous mandat, des boissons distillées. Elle crut devoir s’en tenir là. […] Personnellement, […] [le général Freire de Andrade] s’était rallié à la proposition présentée par M. Junod, missionnaire suisse ayant une longue pratique des affaires coloniales, ayant séjourné de longues années en Afrique, et qui avait présenté à la Conférence une résolution ferme et prudente, dont les termes sont rapportés à la fin dudit mémoire sur le bien-être des peuples des territoires sous mandat. Ce projet de résolution prohibait totalement les boissons distillées, pour les blancs comme pour les noirs : les boissons fabriquées dans les colonies devaient être l’objet d’une surveillance sévère ainsi que les boissons importées pour l’usage des blancs, de façon à empêcher, sous la dénomination de « vins », qu’on introduisît des boissons dangereuses1.

  • 2 Emmanuel Akyeampong, Drink, Power, and Cultural Change. A Social History of Alcohol in Ghana, c. 18 (...)
  • 3 Iris Borowy, Coming to Terms with World Health. The League of Nations Health Organisation 1921-1946(...)
  • 4 Henri-Philippe Junod, Henri-A. Junod, missionnaire et savant. 1863-1934 (Lausanne : Mission suisse (...)

1À l’intérieur de la mouvance chrétienne, et surtout protestante, qui s’implique dans la lutte contre l’alcoolisme à partir de la deuxième moitié du xixe siècle, le fait missionnaire occupe une place particulière. Des missionnaires se retrouvent vecteurs de l’antialcoolisme dans le monde colonial et impliqués dans les rapports de force politiques locaux : dans des sociétés comme celles de la Côte de l’Or britannique (Ghana actuel), rejoindre la mission devient un moyen de contester la répartition de l’alcool2. Par là, les vues antialcooliques communes parmi les missionnaires convergent avec le contenu du système des mandats de la Société des Nations (SDN) : celui-ci, qui place les provinces arabes de l’ancien Empire ottoman et les ex-colonies allemandes sous tutelle de puissances coloniales et sous supervision internationale, comporte des prescriptions pour la prohibition et le contrôle de l’alcool. En cela, les mandats constituent non seulement la principale tête de pont de la SDN dans le monde colonial, mais également le seul terrain où, dans un contexte d’internationalisation des problèmes sanitaires et sociaux, l’alcool soit d’emblée à l’ordre du jour des débats des organisations internationales. La question de la prévention de l’alcoolisme, qui divise fortement pays producteurs et pays partisans de mesures antialcooliques, y est quasiment taboue sinon3. Cette convergence fait-elle des missionnaires des relais de la SDN en matière d’antialcoolisme mandataire ? Rien n’est moins sûr. Certes, les connexions existent, ainsi celle évoquée à l’incipit de cet article, entre le général Freire de Andrade, membre portugais de la Commission Permanente des Mandats (CPM) chargée de la supervision de ces territoires, et le missionnaire calviniste suisse Henri A. Junod, connaissance du premier depuis son arrivée au Mozambique dans les années 18904. Leurs points de vue d’hommes désormais installés en Europe diffèrent cependant de ceux de bien des missionnaires établis dans les mandats.

  • 5 Sur la notion d’économie morale, voir par exemple Didier Fassin, « Vers une théorie des économies m (...)
  • 6 Sur la notion de storytelling comme simplification des problèmes politiques et sociaux à travers de (...)

2Les missions de la Church Missionary Society (CMS) anglicane au Tanganyika sous mandat britannique jettent un éclairage différent sur cette question. Leur approche de l’alcool demande à être comprise dans leur économie politique, comme espace d’inscription dans des relations et de circulations ordonnées par des ressources matérielles, et leur économie morale, dans laquelle s’ordonnent leurs valeurs et leurs normes5. Ces économies diffèrent de celles qui inspirent l’antialcoolisme colonial à Genève et dans les métropoles. Elles le subordonnent à leurs propres priorités. En tant que problème social, l’alcool est identifié comme un enjeu de commerce international à Genève, comme une question de moralité publique à la mission. C’est que ce ne sont pas les mêmes boissons alcooliques qui sont incriminées, et que l’on mobilise des formes différentes de mises en récit à usage public ; je parlerai ici de storytelling pour souligner leur prétention à l’exemplarité, leur caractère instrumental et leur potentiel d’occultation, comme l’arbre cachant la forêt de la complexité sociale6. Je m’appuie ici sur les lettres annuelles des missionnaires, documents destinés à la publication et résultant d’un travail de storytelling édifiant à destination des donateurs. Partant de l’histoire de la construction de l’alcoolisme aux colonies et de sa transformation progressive en problème social, je retracerai ici son internationalisation et son insertion dans le système mandataire pour expliquer les divergences de point de vue entre des acteurs placés dans l’orbite de la SDN, et notamment une CPM structurellement liée aux intérêts et donc aux informations des puissances coloniales, et des missionnaires de la CMS qui prennent progressivement conscience sur le terrain que le mandat instaure une économie politique de l’alcool contradictoire avec leurs intérêts.

L’alcoolisme aux colonies, du problème colonial au problème social

Aux origines de l’alcoolisme colonial : alcools distillés européens ou « boissons indigènes » ?

  • 7 La littérature sur les rapports entre alcool et colonisation est abondante, surtout pour l’Afrique. (...)
  • 8 Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics, Londres, MacGibbon and Kee, 1972.
  • 9 Didier Nourrisson, Le Buveur du XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1990, p. 177-185.
  • 10 Sur les limites des statistiques coloniales, on pourra regarder par exemple : Vincent Bonnecase, La (...)

3C’est au fil du xixe siècle que l’alcoolisme est construit comme un problème sui generis dans les espaces où se déploie la colonisation européenne7, suscitant dans les métropoles une panique morale aux fondements spécifiques8. C’est que le contenu même de l’alcoolisme, tel qu’on l’appréhende alors, se prête à des définitions différenciées et par conséquent à des débats sans fins. Le mot, qui se popularise d’abord dans les discours médicaux à partir du milieu du siècle9, recouvre une réalité pathologique familière dans les États qui s’industrialisent, mais suffisamment disputée pour accréditer l’idée qu’il sévit avec une gravité accrue là où la « civilisation », de plus en plus identifiée à l’Europe, n’a pas encore fait sentir son influence. Faute d’un appareil statistique fiable en Afrique, en Asie ou dans le Pacifique10, sa prévalence y est plus difficile encore à évaluer qu’en Europe. Cette incertitude ouvre la voie à des discours catastrophistes sur son ampleur et à des définitions contradictoires des alcools censés constituer, vus d’Europe, une menace pour les populations « indigènes ».

  • 11 Henri Bergeron, « Qualifier en politique : l’exemple du problème alcool », Santé Publique, vol. 20, (...)

4La question de la définition des boissons induisant l’alcoolisme reste en effet controversée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, selon des termes qui ne relèvent pas que de la dispute scientifique mais aussi des intérêts économiques des États. Au-delà de l’énoncé générique selon lequel l’alcool induit l’alcoolisme, les pays viticoles restreignent la catégorie des facteurs d’alcoolisme virtuellement aux seuls alcools distillés. Le gouvernement français défend ainsi l’idée, empruntée à Pasteur, que le cidre, la bière, le vin et tous les produits alcoolisés par fermentation naturelle constituent des « boissons hygiéniques », non nocives et même favorables à la santé à moins d’être consommées de façon intensive11.

  • 12 Chima J. Korieh, « Alcohol and Empire : ‘Illicit’ Gin production in Colonial Eastern Nigeria », Afr (...)

5Cette logique tend en Afrique subsaharienne à exonérer les « boissons indigènes » de l’accusation de favoriser l’alcoolisme. L’idée prévaut en effet jusqu’aux années 1920 que les Africains ignorent la technique de la distillation, sinon ponctuellement, par l’effet de contacts culturels avec l’Europe. Cette thèse laisse sceptique : certes, c’est dans l’entre-deux-guerres que commencent à être produites localement certaines boissons distillées très populaires, comme le gin au Nigéria12, et que les mouvements antialcooliques européens en viennent à s’alarmer de la maîtrise locale de techniques rudimentaires de distillation. Le Bureau International pour la Défense des Indigènes (BIDI), que dirige Henri A. Junod, lui accorde ainsi une place de premier plan dans un rapport de 1931, affirmant :

  • 13 International Council on Alcohol and Addictions (ICAA) Library - DATA, Université des Sciences Appl (...)

Ce sont en effet ces boissons [les boissons distillées] qui présentent le plus grand danger pour l’Africain. Il ne les connaissait pas, dans son état primitif. Il n’en a nullement besoin. Mais maintenant il les préfère à toutes les autres13.

6Cette affirmation est accompagnée un peu plus loin d’une description des techniques de distillation, impliquant un emprunt à la production manufacturée européenne :

  • 14 Ibid., p. 10.

Malheureusement, ce sont les indigènes qui se sont mis à distiller. Ils […] ne songent qu’à se procurer l’alcool sous sa forme la plus violente. Ils ont inventé pour cela des alambics primitifs mais fort ingénieux. Deux marmites superposées et un canon de fusil suffisent pour leur propos. Dans la marmite inférieure, ils mettent les détritus de fruits, la farine de manioc ou d’autres substances qu’ils laissent fermenter. La seconde marmite est posée sur la première, orifice contre orifice, et l’endroit où elles se rencontrent est bouché hermétiquement avec de la terre glaise ou du fumier de vache. A la marmite supérieure, on fait un trou dans lequel est introduit le bout du canon de fusil. Celui-ci passe à travers un réservoir plein d’eau fait avec un grand morceau d’écorce et qui sert de réfrigérant. Les vapeurs d’alcool qui se dégagent à la cuisson montent dans la marmite de dessus, pénètrent dans le tuyau d’acier, s’y condensent et l’alcool ainsi obtenu tombe goutte à goutte dans un récipient. Nous connaissons des régions où dans presque chaque village il y a un alambic de cette sorte et c’est par milliers de litres que la liqueur empoisonnée est fabriquée14.

  • 15 Charles et David Livingstone, Exploration du Zambèse et de ses affluents et découverte des lacs Chi (...)

7La nouveauté de ce mode opératoire apparaît néanmoins relative. Le ressort des distillations locales est le même quand David Livingstone et son frère Charles les évoquent, au tournant des années 1850 et 1860, pour décrire les causes de la ruine de la mission catholique portugaise de Zumbo, au Mozambique : « L’art de distiller les alcools, au moyen d’un canon d’arme à feu, est la seule chose que les naturels aient apprise des Européens15. » L’idée s’impose cependant que la plupart des « boissons indigènes » sont fermentées, et que les alcools forts, susceptibles d’enivrer rapidement, sont ceux exportés depuis le « monde civilisé ». Cette dichotomie contribue à la construction des discussions sur l’alcoolisme colonial dans les métropoles, en attirant l’attention des États sur le commerce des spiritueux et leur inscription dans les économies coloniales naissantes.

L’alcoolisme colonial, alibi sanitaire de l’exploitation coloniale et problème de contrôle social

  • 16 Sur les problèmes que pose la construction de l’alcoolisme colonial comme problème de santé publiqu (...)

8La construction de l’alcoolisme colonial est le résultat d’une double projection. Il est perçu comme enjeu de santé publique16, mais aussi, progressivement, comme problème social. Comme question sanitaire, on en fait un facteur, sinon la cause principale, du déclin démographique des territoires qui viennent de connaître la colonisation. Le thème de la dépopulation est contesté dès avant la Première Guerre mondiale, mais continue à motiver des descriptions catastrophistes et à influencer les politiques coloniales, à l’exemple de cette évaluation de l’inspecteur général des colonies Picanon, qui fait une tournée en AEF à la fin 1918 et au début 1919 :

  • 17 Archives Nationales d’Outre-Mer, Aix-en-Provence (ANOM), Ministère des Colonies, Fonds Ministériel (...)

Ces races [...] « fondent » en partie, à vue d’œil. Partout, durant mon séjour au Gabon et au Moyen-Congo, j’ai entendu sortir de la bouche de tous les Européens, colons et fonctionnaires le même cri d’alarme : Bientôt nous n’aurons plus d’indigènes en A.E.F. Je classerai comme suit les trois fléaux principaux qui les frappent : l’insuffisance d’alimentation ; l’alcool ; les maladies épidémiques et endémiques, au premier desquelles se place, pour certaine région, la maladie du sommeil, mais qui sont multiples et sont certainement, en grande partie, conditionnées par l’état de réceptivité dans lequel se trouvent mis les indigènes, du fait de manque de vivres et, trop souvent aussi, de l’alcoolisme. Protéger les races autochtones contre ces trois fléaux est devenu pour nous, non seulement un impérieux devoir moral, mais aussi une nécessité d’ordre économique absolue, car nos vastes territoires de l’Afrique équatoriale ne peuvent nous être utiles que si nous y disposons d’une main d’œuvre indigène suffisante pour les mettre en valeur. Or, au train dont vont les choses, si des mesures radicales ne sont pas immédiatement prises, dans peu d’années, nous serons à cet égard en présence du vide et nous n’aurons plus qu’à quitter la place. Je ne saurais donc que préconiser […], concernant les indigènes, l’interdiction absolue et immédiate de l’introduction, de la vente et de la consommation17.

9Cette esquisse d’explication de la dépopulation des colonies est au moins autant révélatrice par les facteurs qu’elle omet, comme le travail forcé, que par ceux qu’elle mentionne. La surmortalité imputée à l’alcoolisme dissimule celle entraînée par le fonctionnement de l’économie coloniale, mais aussi le caractère instrumental de l’alcool comme source de revenus coloniaux qui interdit toute mesure radicale en la matière et invite à relativiser le sentiment d’urgence des coloniaux face aux effets démographiques du phénomène. Le thème sanitaire de la dépopulation liée à l’alcool est très tôt présent dans le discours colonial, mais s’estompe au cours de l’entre-deux-guerres, faute de validation empirique. D’un point de vue sanitaire, l’alcoolisme colonial apparaît à l’époque un problème gonflé hors de proportion, ce qui s’explique par les argumentaires sociaux et moraux employés pour le formuler en métropole.

  • 18 Archives de la Municipalité de Lyon (AML), 131 II 89 : Commission générale des Semaines sociales, r (...)
  • 19 AML, 131 II 89 : Semaines Sociales de France, XXIIe session – Marseille, du 28 juillet au 3 août 19 (...)
  • 20 AML, 131 II 89 : Sommaire des Leçons de la XXIIe session des Semaines sociales de France tenue à Ma (...)
  • 21 Ibid., p. 21.

10La définition de la question de l’alcool comme « problème social » n’est pas immédiatement explicite dans l’histoire coloniale ; dans les dossiers des Archives nationales d’outre-mer ou la presse coloniale, ce thème est rangé parmi les « problèmes coloniaux ». L’emploi de la première de ces expressions correspond à un moment de réflexion sur la colonisation qui coïncide avec l’établissement des mandats dans l’entre-deux-guerres, mais l’expression éclaire rétrospectivement les approches antérieures de la question, y compris le catastrophisme démographique. On la voit ainsi faire son apparition en 1930 dans les milieux intellectuels du catholicisme social français, lorsque la Semaine sociale de Marseille est consacrée au Problème Social aux colonies. Cette dernière consacre une session de ses travaux aux « fléaux sociaux » ; et alors qu’il était initialement envisagé d’y aborder la tuberculose ou les « stupéfiants18 », le thème est finalement abordé à travers la lutte contre la mortalité infantile19, les « abus atteignant l’ensemble des populations coloniales » constitués par l’esclavage, le trafic d’armes et le trafic des spiritueux20. Ce dernier est également évoqué sous le chapitre des mandats, dans la discussion de leurs rapports avec les problèmes sociaux21.

11L’expression de « problème social » en contexte colonial mérite explication, car les discours coloniaux qui se construisent dans la deuxième moitié du xixe siècle rendent difficilement pensables les « problèmes coloniaux » dans ces termes. La problématique des « problèmes sociaux », qui se popularise à partir des années précédant la Grande Guerre, d’abord dans le monde anglophone puis dans les pays francophones, a été élaborée dans les sociétés des États souverains, et principalement celles d’Europe et d’Amérique du nord. L’emploi de cette expression au sujet des colonies est significatif de changements d’approche durant l’entre-deux-guerres, marqués par une prise en compte des dynamiques des sociétés autochtones et notamment des rétroactions de ces dernières par rapport à la colonisation. La difficulté à considérer les sociétés autochtones des colonies en termes de « problèmes sociaux » ne tient pas aux comportements considérés comme dangereux, qui sont souvent les mêmes. Elle est de nature épistémologique, et tient à la manière dont sont construits ces comportements, et aux conceptions des individus et des sociétés « indigènes » qui imprègnent les sciences et les discours coloniaux. Qu’ils soient compris, selon les conceptions de l’époque, comme déviance ou comme maladie sociale, les problèmes sociaux marquent une rupture avec l’idée dominante de responsabilité individuelle dans l’Europe du xixe siècle. Ils sont au contraire perçus comme irréductiblement inscrits dans l’organisation sociale qu’ils sont par ailleurs réputés menacer. L’approche des « problèmes sociaux » suppose en effet que ce que l’expression désigne, du mal-logement à la délinquance, via l’alcoolisme, est irréductible à des choix individuels, supposant une autonomie de jugement, mais constitue une probabilité structurelle inhérente à l’organisation d’une société donnée. L’application de l’expression aux « indigènes » implique ainsi que l’on ne ramène pas ces derniers à l’irresponsabilité que leur prêtent les discours coloniaux, et qui est peu à peu battue en brèche par l’observation des dynamiques socio-économiques qui traversent les sociétés coloniales. En raison de la régularité statistique des comportements qui induisent les « problèmes sociaux », il devient de plus en plus difficile dans l’entre-deux-guerres d’envisager les sociétés coloniales selon des principes analytiques radicalement hétérogènes à ceux qui prévalent en métropole.

  • 22 Pour une mise au point sur l’histoire des théories des problèmes sociaux, voir Henri Dorvil et Robe (...)
  • 23 Pacte de la Société des Nations, article 22, 28 juin 1919.

12Les « problèmes sociaux » sont en outre généralement compris comme les produits de transformations des sociétés. Progressivement, les sociologues qui s’y intéressent font ressortir leur cohérence avec une configuration socio-économique inégalitaire, notamment comme construction des peurs des classes aisées face aux effets du changement social22. Le transfert de la notion au monde colonial suppose donc que les sociétés colonisées soient comprises comme des ensembles sociaux complexes et non figés. Cette mutabilité est en fait présente dès les débuts de la colonisation, inférée par la construction de l’alcoolisme aux colonies comme problème exporté par les Européens, mais rapportée à des populations réputées incapables de s’adapter. Dans l’optique des « problèmes coloniaux », l’exportation d’alcool était jugée une menace existentielle pour les sociétés autochtones, réputées incapables de se défendre contre la tentation de boire et rapidement décimées. Tout le discours catastrophiste sur l’alcool provenait de ce postulat. L’approche en termes de « problèmes sociaux » résulte du constat que ces sociétés n’ont pas disparu à la suite de la colonisation, loin de là, mais que la consommation d’alcool évolue en fonction de paramètres macro-économiques et des transformations des systèmes de valeurs face aux effets de la colonisation. La préoccupation pour les problèmes sociaux qui affectent les colonies est également au cœur de la conception des mandats qui, en visant à garantir le « bien-être des indigènes23 », sont censés préserver les sociétés et les traditions autochtones – et qui, de fait, tendent à freiner le changement social.

  • 24 David M. Fahey, Temperance and Racism. John Bull, Johnny Reb, and the Good Templars, Lexington (Ken (...)
  • 25 Voir par exemple : « Nouvelle Calédonie. Chronique du bagne », Le Protestant colonial. Journal de l (...)

13Dans ses formes précoces, autour des années 1880, la question de l’alcoolisme colonial reflète les différences épistémologiques de construction entre les problèmes sociaux et les problèmes coloniaux. On sait qu’en Europe, l’alcoolisme est perçu à la même époque comme un problème social, et principalement assimilé à une question d’économie domestique, comme un drain de ressources menaçant la survie et le statut social du ménage, à un danger pour l’ordre familial monogame, et à une source de contestation politique à travers la sociabilité du débit de boisson. Ces divers facteurs, superposés, se prêtent à des lectures diverses faisant de l’alcool un enjeu de contrôle social, et, dans une perspective chrétienne, de préservation de la société contre le péché. Ces formulations de la question ont mobilisé une constellation internationale d’acteurs et d’intérêts, Églises protestantes, patronat paternaliste, philanthropes, socialistes et féministes suffragistes autour de mouvements dont certains ont eu à l’égard des alcooliques un mode d’action missionnaire. Ainsi en a-t-il été de certaines organisations antialcooliques parmi les plus visibles, comme l’Ordre International des Bons Templiers, par ailleurs traversé de tensions raciales24, ou la Société Internationale de la Croix-Bleue, cette dernière étant également active à travers les Empires coloniaux25. Ces acteurs ne sont pas indifférents à ce qui se passent aux colonies, mais les discours sur l’alcoolisme n’y mobilisent pas le même arsenal conceptuel.

  • 26 Charles Ambler, « Alcohol, Racial Segregation and Popular Politics in Northern Rhodesia », The Jour (...)

14La compréhension de l’alcoolisme comme problème inhérent aux économies capitalistes industrielles a été répercutée dans le monde colonial à travers les colonies de peuplement blanc, en particulier celles de l’Empire britannique, mais avec, déjà, des modifications notables. Elle y a ainsi été doublée d’une construction raciale plus poussée, reflétant les peurs sociales des colons à l’égard des populations autochtones voisines, et en particulier le danger qu’étaient réputés faire planer les hommes africains pris de boisson pour l’intégrité physique des Européennes26. Conjuguées aux conceptions plus « européennes » des conséquences sociales de l’alcoolisme, ces peurs ont milité pour des mesures antialcooliques radicales, et contribué en particulier à l’instauration de régimes de prohibition pour les « indigènes » en Afrique du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande.

  • 27 Susan Diduk, « European Alcohol, History, and the State in Cameroon », African Studies Review, vol. (...)

15L’objectif de contrôle social des populations autochtones est généralement sous-jacent dans l’antialcoolisme colonial et lui donne une formulation racialisée. Cependant, celle-ci est différente, et formulée dans une perspective davantage paternaliste, dans les espaces colonisés où la question des contacts avec les colons européens se pose avec moins d’acuité. Un grand récit inspire l’antialcoolisme colonial dans les années 1880, selon lequel le commerce des spiritueux est une relique odieuse de la traite atlantique27. Employé naguère comme monnaie d’échange par les marchands négriers, l’alcool reste aux yeux des partisans de la « mission civilisatrice » une souillure mémorielle pour l’Europe civilisée. Au présent, utilisé dans le troc des matières premières coloniales, il met en péril le pouvoir civilisateur que ces derniers prêtent au commerce et à l’insertion dans des réseaux d’échange intercontinentaux. Ce grand récit est très similaire à celui qui se met en place dans les années 1890 au sujet de l’opium et des guerres qu’il a suscitées entre les puissances occidentales et la Chine : l’enjeu est à chaque fois une marchandise dont le commerce est reconnu a posteriori comme injustifiable et suscite des expressions de culpabilité sous la forme de courants prohibitionnistes ; mais une marchandise dont le succès suppose un goût cultivé au sein de la population consommatrice. Dans le cas de l’alcool, on mobilise un postulat racial qui fait de la capacité à contrôler sa consommation sans tomber dans l’ivresse le résultat du processus de civilisation, et donc le monopole de la population européenne blanche. Un guide d’hygiène publié à la veille du congrès de Berlin, à destination des voyageurs et notamment des colonisateurs de l’Afrique, affirme ainsi :

  • 28 Honoré Lacaze (Dr.), Adrien Nicolas (Dr.) & Signol, Guide Hygiénique et médical du voyageur en Afri (...)

Le goût des liqueurs fortes est universel en Afrique. […] Chez le nègre, comme chez l’enfant les penchants sont irrésistibles, d’où la passion véritablement frénétique de l’alcool. Et ce que le nègre recherche dans l’usage et l’abus des boissons fermentées, ce n’est pas l’ivresse ; il ne désire pas plus l’ivresse de l’eau-de-vie que celle du haschisch, pas plus que nous ne désirons l’ivresse du champagne ou du tabac. Ce qui nous attire blancs ou nègres, c’est le plaisir de boire ; l’ivresse nous contrarie plutôt qu’elle ne nous satisfait ; et son grand inconvénient est de nous empêcher de boire encore28.

16Le caractère réputé irrépressible du goût des populations africaines pour l’alcool suscite un discours paternaliste de protection des « indigènes » contre leurs propres penchants. Pour les différents courants colonialistes qui le tiennent en Europe, les boissons vraiment dangereuses sont les « liqueurs fortes » et par conséquent distillées, donc implicitement des articles d’exportation européens. Si la question est prise au sérieux, c’est cependant surtout parce que les pouvoirs coloniaux qui se mettent en place en Afrique redoutent que l’abus d’alcool n’entraîne chez les Africains des troubles virant à la contestation. L’autre versant, et le plus important, du paternalisme antialcoolique est le renforcement du contrôle social colonial, qui suppose à la fois une action dans la colonie, et une action sur le commerce euro-africain.

17On peut ainsi replacer l’alcool colonial dans les réseaux d’échanges matériels et de valeurs qui régissent sa construction comme problème social à distance, en métropole. Les notions d’économie politique et d’économie morale, qui désignent les environnements matériels et axiologiques par rapport auxquels les individus comprennent leur situation, formulent des jugements et prennent des décisions, sont utiles ici. Elles permettent de rendre compte du fait que différents acteurs ou catégories d’acteurs peuvent, selon leur situation géographique, leurs circonstances sociales ou leur trajectoire individuelle, comprendre un même mot ou une même réalité sociale selon des critères et des intérêts divers, et faire à ce sujet des choix stratégiques ou moraux hétérogènes, voire opposés. Ainsi, vue du point de vue des mouvements antialcooliques ou favorables à la colonisation en Europe, l’économie politique de l’alcool aux colonies est celle d’un produit essentiellement exporté, qui s’échange à la faveur de l’ouverture commerciale des territoires contrôlés, et dont l’importance tient à sa fonction de monnaie d’échange. Son économie morale rattache l’alcool au passé négrier de son commerce comme à une sorte de péché originel des colonisateurs. Elle relie aussi la question des spiritueux à une vision téléologique au futur, celle de la civilisation apportée par l’Europe, qui risque d’être corrompue par le commerce international de l’alcool. Celui-ci est en outre rapporté à une conception raciale selon laquelle les races non civilisées ne savent pas contrôler leurs désirs, ou pas encore, ce qui les rend vulnérables au changement social. L’angle mort de cette configuration morale est le présent de la conquête coloniale, dont les conséquences démographiques et leurs implications morales pour les puissances coloniales sont l’objet d’un déni, par l’attribution de la surmortalité observée parmi les colonisés à ce même alcool.

18Ces deux économies, politique et morale, sont des constructions abstraites à l’intérieur desquelles prennent sens les justifications des politiques antialcooliques adoptées à partir de 1890, et conçues en vue du maintien de l’ordre social. Elles convergent dans un discours qui met en garde contre le risque de « démoralisation » des populations indigènes par l’alcool, source de déchéance sociale, d’improductivité et de désordres. Elles appellent une réponse à plusieurs niveaux, dont l’un est international et tient au contrôle des exportations via leur passage en douane. Les conceptions métropolitaines des effets de l’alcool aux colonies trouvent par là une traduction concrète en terrain colonial. Seulement, tout ceci pose deux questions : à partir de quel matériau informatif ces constructions s’entretiennent-elles ? Et comment maintenir un contrôle social effectif en dehors du cadre ponctuel du passage en douane, vu les économies morales différentes dans lesquelles coloniaux et autochtones situent l’alcool, et étant donnée la faiblesse des effectifs des gouvernements coloniaux ? L’option de la prohibition autoritaire existe, mais elle est onéreuse et potentiellement contre-productive. Avec la contestation croissante de l’ordre colonial à partir de la Grande guerre, elle devient un motif de ressentiment politique. Les tenants de l’antialcoolisme colonial préfèrent souvent user d’influence, et c’est ici qu’intervient l’action des missionnaires.

Les missionnaires et la régulation internationale de l’alcool colonial, du Scramble for Africa aux mandats

L’antialcoolisme missionnaire, entre le terrain colonial et l’international

19Dans les milieux antialcooliques coloniaux, les missionnaires occupent une place de choix, puisqu’ils ont des réseaux intercontinentaux à l’intérieur desquels ils occupent une position ambivalente de témoins et d’entrepreneurs de cause ; et puisqu’ils sont en même temps, sur le terrain, associés à la promotion de la tempérance, voire de l’abstinence, et remplissent ainsi une fonction de maintien de l’ordre social à moyens limités, par leur influence plus que par la contrainte. De fait, une notion commune tend à établir une relation isomorphique entre mission chrétienne et antialcoolisme en contexte colonial. Il ne faut cependant pas généraliser, ni occulter la complexité sociale rencontrée qui pousse au pragmatisme, même par les plus ardents partisans de l’abstinence.

  • 29 Stefan Höschele, Christian Remnant – African Folk Church. Seventh-Day Adventism in Tanzania, 1903-1 (...)

20Les diverses organisations missionnaires présentent tout un spectre d’options sur le sujet de l’alcool. Leurs discours varient en voyageant de la métropole aux terres de mission lointaines, souvent dans le sens d’un antialcoolisme plus militant. Outre les sociétés antialcooliques chrétiennes présentes sur le terrain colonial, les missionnaires de certaines confessions prônent l’abstinence totale et subordonnent l’entrée dans le catéchuménat puis le baptême à un engagement formel dans ce sens. Au Tanganyika, c’est le cas de l’Église adventiste. Les missionnaires catholiques et anglicans partagent une approche plus souple de la question, invitant à la tempérance mais tolérant une certaine consommation29, même si la prise d’engagement antialcoolique existe chez les seconds, à tout le moins parmi les missionnaires autochtones. Eu égard à ces variations de position à l’égard de l’alcool, on ne saurait réduire le rôle des missionnaires en la matière à un rôle de courroie de transmission. Ces organisations tiennent en effet compte de l’importance sociale et culturelle de l’alcool dans les sociétés missionnées.

21Les stratégies missionnaires à l’égard de sociétés africaines où l’alcool est une donnée socio-économique importante montrent que, dès les débuts de la colonisation, la lutte contre l’alcoolisme se fait sous forte contrainte locale et entraîne des effets équivoques. Cependant, comme les missionnaires s’inscrivent aussi dans des réseaux intercontinentaux de subordination institutionnelle, de sympathie et de dépendance financière, leurs témoignages oscillent entre deux registres souvent contradictoires, le local et le métropolitain.

  • 30 Akyeampong, op. cit., p. 14-19.
  • 31 Hodgson, op. cit., p. 28.
  • 32 Ibid., p. 138 et p. 165.
  • 33 John Iliffe, A Modern History of Tanganyika, coll. « African Studies Series », Cambridge, Cambridge (...)

22L’action antialcoolique des missionnaires présente ainsi deux traits saillants et contradictoires. Le premier est qu’elle s’inscrit dans une stratégie apologétique qui s’appuie sur les rapports de pouvoir au sein des sociétés locales, en particulier sur une attention particulière donnée aux élites. Seulement, dans un certains nombre de sociétés africaines, les détenteurs du pouvoir politique, que j’appellerai faute de mieux des « chefs », tirent une partie de leur influence et de leur légitimité de leur contrôle de la consommation et de la répartition de l’alcool, qui définit à la fois une économie politique et une économie morale spécifiques30. En Tanzanie, la boisson alcoolisée la plus commune au début du xxe siècle est le pombé, une bière de millet ou de maïs qui peut atteindre un titrage non négligeable. Elle constitue un fluide chargé de significations et de puissance spirituelles. Il en va de même de la bière de miel, ce que manifeste par exemple la pratique d’en asperger ses convives lors des fêtes, y compris en crachant, en signe de bienveillance et de bénédiction31. La bière est également une ressource économique convoitée, d’autant qu’elle nécessite pour sa réalisation à la fois des céréales et de la main d’œuvre, généralement féminine. La capacité à concentrer ces ressources, et à les redistribuer à ses fidèles et à ceux qui effectuent un travail est essentielle à l’assise politique et morale des « chefs32 ». Il y a ainsi une forte intersection entre la constellation de valeurs autour du pombé et les relations économiques qui se tissent grâce à lui. Le contrôle des ressources en alcool donne alors aux « chefs » une importance spirituelle spéciale et une influence, qui sont précisément ce que les missionnaires cherchent à capter. Les inviter à la conversion et, par là, à modérer voire arrêter leur consommation, n’est-ce pas leur pouvoir et, par là, compliquer l’action missionnaire ? Dans le même temps, le choix d’un antialcoolisme militant, de la part des missionnaires, peut leur rallier les hommes plus jeunes qui, exclus des cercles du pouvoir, contestent l’ordre politique à travers la question de l’alcool. C’est le cas au Tanganyika, où l’accès au pombé est souvent un privilège des aînés33.

23Le second grand trait de l’antialcoolisme missionnaire est que, légitimé par une expérience de terrain, il mêle intimement information et dénonciation à usage externe sur les sociétés locales et leurs usages sociaux de l’alcool. Par leur position, les missionnaires sont en effet les mieux placés pour faire un storytelling nourri de détails au service de la cause antialcoolique. Le père Trilles, missionnaire de la Congrégation du Saint-Esprit au Gabon, opère ainsi en 1898 une mise en récit complexe et cependant très orientée lorsqu’il décrit des cérémonies de fiançailles telles qu’elles sont célébrées parmi les populations Fang. La consommation d’alcool par ces derniers s’inscrit dans un récit exemplaire de cruauté :

Pauvre enfant ! elle a douze ans à peine et déjà pour elle vont commencer les douleurs de l’exil ; aussi l’appréhension de l’inconnu fait-elle rouler dans ses grands yeux naïfs de grosses larmes qu’elle ne peut retenir. Une dernière fois cependant, elle est examinée de tout point de vue et l’accord est enfin conclu. Affaire faite, il n’y a plus à y revenir. Samévéa, tu as changé de maître.
Le père de la fiancée se hâte cependant d’immoler le plus beau de ses cabris. De nombreuses poules sont égorgées sans pitié.

24La présence d’alcool dans les préparatifs de la fête justifie une digression sur l’économie politique euro-africaine des spiritueux :

  • 34 Trilles, « Chez les Fang », Les Missions catholiques : bulletin hebdomadaire de l’Œuvre de la propa (...)

Dans un coin écarté de l’abène, un tonnelet d’eau-de-vie dresse cependant ses formes rondelettes ; on en a fait sauter le couvercle, et chacun tour à tour vient puiser à la source. Jadis, le vin de palme, en ces occasions, coulait abondant, répandant partout une douce gaîté. Hélas ! la civilisation est venue, et les alcools allemands, le gin et le whiskey de l’Anglo-Saxon sont venus à sa suite. Mais, comme à ces palais blasés par les brûlantes épices des pays du soleil, l’alcool seul ne suffirait pas, nos astucieux négociants y ont fait infuser du poivre, du tabac, du piment. On y a joint de l’acide sulfurique, mêlé, trituré, infernale chimie, atroce cuisine au moyen de laquelle le fils d’Albion peut vendre à 2 francs le litre sa liqueur et réaliser encore un honnête bénéfice de 100 %. La population s’appauvrit, s’étiole, diminue et meurt, la race s’abâtardit ; qu’importe, la consommation augmente : un peuple qui aurait pu être grand et fort, bon et chrétien, s’en va disparaissant ; la consommation augmente. Le négociant empile ses écus en son solide coffre-fort, se croise les mains avec satisfaction sur son majestueux abdomen, et avec un aplomb que l’on peut croire sincère, se plaît à répéter devant sa glace : « Nous autres, pionniers de la civilisation !34 »

25Le service de l’alcool signale le début de danses qui ponctuent la fête sur plusieurs journées. Le père Trilles, tout en les rattachant narratologiquement à l’alcool et à ses effets néfastes, insiste sur leur décence :

  • 35 Ibid., p. 491.

Nos sauvages savent conserver la tenue, et jusqu’à la fin, le missionnaire, comme je le faisais ce jour-là, peut y assister sans crainte d’être froissé. […] Les deux sexes ne sont pas mêlés ; chacun de son côté exécute les pas les plus difficiles, aux sons d’une musique de plus en plus rapide35.

26Cette concession faite à la respectabilité de la fête ne masque pas le regard péjoratif jeté sur les pratiques matrimoniales locales, qui constituent elles aussi un problème moral pour la pastorale des missionnaires, et l’articulation récente de ces pratiques avec le commerce de l’alcool. Elle est en outre pour lui l’occasion de dénoncer le commerce des « alcools de traite », boissons distillées réputées frelatées, destinées spécifiquement aux « indigènes » par leur goût et leur faible coût, et identifiées à la masse des exportations d’alcool vers le monde colonial – dans cet exemple, par les négociants coloniaux des puissances protestantes. Le storytelling accrédite en outre l’idée, qui est loin de se vérifier comme on a pu le voir, que la substitution des alcools de traite aux boissons « indigènes », réputés nettement moins dangereux, est complète, et que par conséquent la question se résume aux boissons distillées.

  • 36 Pels, op. cit., p. 107.

27Attribuer à une cause externe comme les exportations européennes de spiritueux une partie des problèmes que de semblables fêtes posent aux missionnaires ne résout nullement leurs difficultés sur le terrain. Certains sont d’ailleurs amenés à christianiser les usages religieux traditionnels de l’alcool, plutôt que de les combattre frontalement. C’est le cas, au Tanganyika, des Frères alsaciens installés à Matombo, qui combattent chez les convertis l’imprégnation du culte des esprits ancestraux des Waluguru. Celui-ci implique une utilisation importante de pombé ; à la place, ces missionnaires suggèrent de préparer une « bière de la croix » pour le quarantième jour après le décès d’une personne ou pour la Toussaint36. Il y a en somme une duplicité entre le moralisme et le discours d’un côté, et le pragmatisme et l’action missionnaire de l’autre, duplicité redoublée parce que présente à l’intérieur même de l’ordre du discours. Avec les missionnaires de Matombo, on est loin de l’attitude de condamnation du père Trilles, dont le propos est en revanche à l’unisson du discours antialcoolique paternaliste en vogue en Europe. Une partie de ce discours affirme que les spiritueux exportés à destination des « non-civilisés » ne font que renforcer dangereusement les coutumes réputées délétères de ces derniers. Les Africains sont pensés comme les victimes, dénuées d’autonomie, à la fois de leur nature et d’un phénomène commercial global. Celui-ci est bientôt compris en Europe comme plus international que local, et il convient de se demander maintenant quel rôle les missionnaires, au delà de leurs témoignages, jouent dans cette évolution.

Le mouvement humanitaire colonial et les conventions sur l’alcool en Afrique

  • 37 Michael Barnett & Thomas G. Weiss, « Humanitarianism : a Brief History of the Present », in Michael (...)

28L’accumulation des témoignages et des discours, de la part de différentes catégories d’entrepreneurs de causes au service de l’antialcoolisme colonial – missionnaires, mais aussi négociants, militaires, médecins, explorateurs, diplomates ou représentants des mouvances antialcooliques non coloniales – joue un rôle efficace au moment de la mise en place des empires en Afrique. La thématique des effets de l’alcool sur les « indigènes » se popularise en Europe à la veille du congrès de Berlin de 1885. Cette tendance est due principalement à une coalition d’intérêts dans le discours d’inspiration humanitaire en faveur de la civilisation des colonies. Cet humanitarisme colonial n’a pas l’alcool pour préoccupation première, et de loin : la vente d’armes aux Africains et surtout l’esclavage et la traite sont des préoccupations plus importantes et plus mobilisatrices. Il ne constitue pas non plus un courant idéologique fort et cohérent : de nombreux travaux sur les rapports entre missionnaires et coloniaux ont montré les divergences de plus en plus fréquentes, avant et surtout après la conquête coloniale, entre ces deux catégories d’acteurs et au sein de la mouvance humanitaire coloniale37. Il s’agit plutôt d’une coalition de circonstance, qui se révèle fragile, mais, à travers certaines organisations, durable.

  • 38 Bernard Porter, Critics of Empire : British Radicals and the Imperial Challenge, Londres / New York (...)
  • 39 ICAA Library – DATA : Robert Hercod, Alcohol in the African Colonies, Lausanne, Bureau Internationa (...)
  • 40 John Venn & J.A. Venn (éds.), Alumni Cantabrigienses. A Biographical List of All Known Students, Gr (...)

29La question de l’alcoolisme colonial est ainsi agitée à partir des années 1880-1890 à la fois par des organisations antialcooliques métropolitaines, par des groupes de pression coloniaux comme l’Union Coloniale en France, par des mouvements anti-esclavagistes, et par des organisations spécialement vouées à cette question. Parmi ces dernières, une organisation britannique fondée en 188738, le Comité Uni du Trafic de l’Alcool et des Tribus Indigènes (Native Races and the Liquor Traffic United Committee – CUTATI) et le Comité International pour la protection des races indigènes contre l’alcool, dont le premier groupe fait partie, occupent dès cette époque une place prééminente39. Le CUTATI reste une des organisations les plus activement préoccupées de cette question durant l’entre-deux-guerres, à côté de deux groupes de pression aux buts plus larges, le BIDI à Genève et le Bureau International Contre l’Alcoolisme (BICA) à Lausanne. Quelle place les missionnaires occupent-ils au sein de ce mouvement ? Il est difficile de l’évaluer précisément, et cependant la question est d’importance car entre les religieux, coloniaux et autres médecins qui peuplent ces mouvements, on observe de significatives différences de point de vue : souvent, les médecins y adoptent des positions plus radicales que celles, souvent pragmatiques comme on l’a vu, des missionnaires. Certains de ces derniers occupent en tout état de cause des positions extrêmement visibles dans ces organisations, à l’instar d’Henri Junod ou du secrétaire général du CUTATI, le médecin Charles Forbes Harford-Battersby, diplômé de Cambridge puis missionnaire au Nigéria40. A l’intérieur de ces mouvements, les missionnaires ont notamment un rôle d’informateurs, au moyen de témoignages de terrain.

  • 41 Suzanne Miers, « The Brussels Conference of 1889-1890 : the place of the slave trade in the politic (...)

30Que ce soit par la mobilisation de l’opinion publique ou par la convergence d’intérêts avec les administrations coloniales qui s’installent, l’antialcoolisme colonial devient bientôt une politique internationale. L’alcool, qui avait été éludé en 1884-1885 lors du congrès de Berlin, est en revanche abordé en 1889-1890 dans les négociations qui complètent le dispositif juridique entourant la colonisation européenne de l’Afrique. L’Acte Général de Bruxelles qui en résulte prévoit un ensemble de mesures destinées à protéger les Africains du commerce de l’alcool dans une zone qui englobe l’Afrique continentale à l’exclusion des pays riverains de la Méditerranée et de l’Afrique du Sud. Parmi les dispositions convenues entre les États signataires, on trouve la surtaxation des importations de boissons distillées, l’interdiction de toute distillation par les « indigènes » et de toute vente d’alambic à ceux-ci, ainsi que la création de zones de prohibition dans les régions de l’intérieur des terres, au motif de leurs contacts moins fréquents et moins anciens avec le commerce européen41.

  • 42 Cité in Alain Quellien, La Politique musulmane dans l’Afrique Occidentale Française, Paris, Emile L (...)
  • 43 Pan, op. cit., p. 33-40.
  • 44 CUTATI, The Liquor Traffic in Southern Nigeria (Western Equatorial Africa) as Set Forth in the Repo (...)
  • 45 Hercod, op. cit., p. 1.

31Le système ainsi créé se révèle rapidement dysfonctionnel, ce qui l’empêche d’autant moins de se maintenir qu’il est fondé sur un consensus interétatique délicat à renégocier, et qu’il fonctionne dans l’intérêt budgétaire des empires. Les gouvernements des colonies, mis en demeure par leurs métropoles respectives d’appliquer un principe d’autosuffisance financière, sont bientôt dépendants de la fiscalité sur les importations d’alcool. Les États centraux « encouragent secrètement un trafic sans lequel toute la machine administrative serait temporairement arrêtée, car il produit 45 à 75 % des revenus de leurs possessions42 ». Malgré cet échec ou plutôt sous son aiguillon, les mouvements antialcooliques coloniaux se mobilisent et obtiennent la tenue de conférences périodiques, en 1899, 1906 et 1912, qui accroissent la fiscalité sur les alcools importés en Afrique43. C’est un signe de leur capacité de mobilisation des opinions publiques, sans doute, mais aussi de la logique budgétaire induite par l’Acte Général de Bruxelles. Les augmentations des tarifs douaniers visent officiellement à rendre l’alcool inabordable pour une partie de la population indigène, mais sont conçues en pratique pour éviter la réduction des recettes des colonies. Le scepticisme à l’égard de l’ampleur supposée de l’alcoolisme colonial et de l’efficacité de ces conventions internationales s’étend à la veille de la guerre. Il s’exprime par la présentation au parlement britannique du rapport d’une commission d’enquête qui doute des effets néfastes des spiritueux au Nigéria44, puis croît au lendemain de l’échec de la dernière conférence internationale sur l’alcool en Afrique en 191245.

  • 46 « Mémoire, en date du 31 mai 1920, émanant du comité réuni des races indigènes et du trafic de l’al (...)
  • 47 Michel Larchain, « L’alcool dans nos colonies. Faut-il se contenter de nouveaux droits d’entrée », (...)
  • 48 Joseph, baron du Teil, La Prohibition de l’alcool de traite en Afrique : à propos du récent congrès (...)

32La situation a passablement changé au lendemain de la Grande Guerre, avec un retour en grâce de l’antialcoolisme colonial qui explique l’insertion d’obligations en matière d’alcool dans le système mandataire. Plusieurs facteurs se conjuguent pour amener la réouverture du dossier. Tout d’abord, la guerre occasionne une réévaluation des politiques commerciales coloniales en matière d’alcool : si l’on trouvait parmi les alcools de traite des whiskies britanniques et des rhums français, la masse des importations était d’origine néerlandaise ou allemande46. Les alcools de traite sont désormais vus par les administrations coloniales des principales puissances comme des productions étrangères dont l’importation n’est pas fondamentale pour la survie économique des colonies. La neutralité des Pays-Bas et la défaite de Guillaume II fournissent ainsi à la France le prétexte à une politique protectionniste aux détriments des alcools autres que ceux de la métropole. Au nom de la protection des indigènes revendiquée par certains administrateurs coloniaux, comme on l’a vu plus haut, les gouvernements coloniaux d’AEF et d’AOF se pressent au lendemain de la guerre de fermer la porte aux spiritueux non nationaux47. Un deuxième facteur réside dans l’évolution du programme des mouvements antialcooliques coloniaux : dans les années précédant la guerre, leur revendication première est devenue l’interdiction des alcools de traite, réputés nocifs pour la santé, plutôt que le durcissement de la fiscalité dans les ports48. Enfin, la critique de la colonisation d’avant-guerre inspire les opinions publiques, et notamment les mouvements wilsoniens. L’émergence d’une opinion publique internationale fait sentir son influence sur les négociations de paix, y compris dans le sens d’une réforme de la colonisation dont l’incarnation est le système des mandats. Celui-ci devient le point d’application des projets des réformateurs coloniaux et de ceux qui, comme les tenants du vieil antialcoolisme colonial, s’agrègent à eux à cette occasion.

  • 49 Pan, op. cit., p. 41.
  • 50 F. Jourdier, « L’alcool en Afrique. Faut-il modifier la convention de Saint-Germain ? Non, mais il (...)

33Le renouveau des courants antialcooliques coloniaux a ainsi une double conséquence. Tout d’abord, le régime des alcools en Afrique est révisé par la signature, dans la foulée du traité de paix avec l’Autriche, de la convention de Saint-Germain-en-Laye le 10 septembre 191949. Celle-ci prévoit l’interdiction des alcools de traite, mais laisse la définition de ces derniers aux États : cette disposition discrétionnaire, cause de litiges entre puissances coloniales, entraîne bientôt l’échec du système50. En outre, l’instauration des mandats résulte dans la création d’un mille-feuille de dispositions antialcooliques, sous la supervision de la CPM. Ce n’est le lieu d’analyser celui-ci dans le détail, mais je me contenterai de deux observations.

  • 51 Bourmaud, Art. cit., p. 76.

34Premièrement, la hiérarchisation des mandats selon leur niveau supposé de civilisation, incarnée par les catégories A (Proche-Orient), B (Afrique centrale) et C (actuelle Namibie et Pacifique), se traduit par une différenciation des obligations pesant sur les mandataires en matière de politique antialcoolique. La consommation de l’alcool est interdite aux « indigènes » dans les mandats C, tandis que son commerce est seulement contrôlé dans les mandats B51. Les mandats C sont administrés par le Japon et par les colonies de peuplement de l’Empire britannique (Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande), dont nous avons vu qu’elles étaient le lieu d’une panique morale particulièrement forte au sujet de l’alcoolisme « indigène ». Les mandats B, qui se trouvent dans la zone d’application de l’Acte Général de Bruxelles, comptent un nombre réduit de colons et sont régis par les mêmes principes budgétaires qui rendaient les administrations coloniales dépendantes des importations d’alcool avant-guerre. Il n’est pas question, par conséquent, d’y prohiber les importations de spiritueux, et le contrôle de leur importation maintient en définitive le statu quo. Sous les apparences de mesures promues par les courants antialcooliques coloniaux, c’est la diversité des intérêts des puissances coloniales qui s’exprime dans les obligations mandataires.

  • 52 Michael D. Callahan, Mandates and Empire. The League of Nations and Africa, 1914-1931, Brighton / P (...)
  • 53 Callahan, op. cit., p. 5-6. Sur la Société des Nations, le monde colonial et le système mandataire, (...)
  • 54 Bourmaud, art. cit., p. 83.
  • 55 CPM, Troisième session, 1923, p. 25.
  • 56 Margery Perham, Lugard. The years of authority 1898-1945. The second part of the life of Frederick (...)
  • 57 Callahan, op. cit., p. 99-100.

35Deuxièmement, l’écheveau des différentes mesures antialcooliques justifie l’intérêt des membres de la CPM, ne serait-ce que pour clarifier le sens des obligations mandataires. Le champ d’opération de ces derniers se définit en effet en situation, et leur donne les moyens d’affirmer une autorité plus complexe que celle, consultative, d’experts. Par leur examen des pétitions adressées à la SDN au sujet des mandats et des rapports des puissances mandataires, par l’interrogatoire des représentants accrédités de ces dernières, par leurs analyses des questions coloniales qui constituent les obligations mandataires, et par les recommandations qu’ils formulent à l’égard des politiques mises en œuvre, les membres de la CPM produisent non seulement une expertise, mais une normativité internationale52. Celle-ci occasionne des tensions, mais les recherches récentes sur les mandats ont montré qu’elle dotait les membres de la commission d’un magistère d’influence, plutôt dans les couloirs que par la voie officielle des recommandations53. Cette influence s’exerce également au sujet des mesures antialcooliques, et conduisent les puissances mandataires à durcir progressivement leur législation54. Les membres de la CPM, en particulier les experts sur la question de l’alcool, Lord Lugard et Alfredo Freire de Andrade, s’enquièrent en outre parfois de la consommation des « boissons indigènes », et poussent ainsi de facto les puissances mandataires à agir contre celles-ci55. Par quels biais les membres de la CPM réussissent-ils à rassembler les informations nécessaires à l’exercice d’une telle influence, sachant que les rapports des puissances mandataires sont des documents édulcorés qui nécessitent d’être lus entre les lignes, et en fait d’avoir des informateurs extérieurs56 ? Il est avéré que certains des membres les plus longtemps en poste avaient des informateurs propres57, mais le rapport entre les membres de la CPM et les missionnaires sur la question de l’alcool est éclairant.

La CPM et les « exagérations » des missionnaires

Une commission solidaire des intérêts globaux des puissances mandataires

36Les rapports entre missionnaires et membres de la CPM dépendent d’un troisième terme, les États mandataires et leurs positions à l’égard de la question de l’alcool. Dans la majorité des cas, ces derniers considèrent les missionnaires comme des militants antialcooliques, partisans d’un durcissement de la législation, et à ce titre comme des gêneurs. De leur côté, et bien qu’ils s’en défendent, les membres de la CPM, proposés par les États à leur fonction mais en théorie indépendants, partagent de façon structurelle le souci de la préservation des empires coloniaux. Cette préoccupation autorise des divergences avec les administrations coloniales, mais induit une certaine convergence de vues, qui se vérifie sur le dossier de l’alcool. Il faut cependant mettre cette solidarité en perspective, et ici la trajectoire individuelle importe au moins autant que l’appartenance nationale : les membres les plus influents, à savoir ceux qui ne se comportent pas en purs délégués de leur État mais siègent dans la durée, s’efforcent tous de se placer d’un point de vue d’expertise coloniale. Ils s’affichent au dessus des vues immédiates de leurs États d’origine, même s’ils servent tous, au moins discrètement, les intérêts coloniaux nationaux.

  • 58 Susan G. Pedersen, « Metaphors of the Classroom : Women Working the Mandate System of the League of (...)

37Cette orientation générale affecte-t-elle les positions des membres de la CPM sur la question de l’alcool ? La réponse n’est pas parfaitement tranchée, car ces hommes – une unique femme siège à la commission, nommée à la demande des États scandinaves et par eux, et se cantonne aux questions sociales et éducatives, jugées les moins importantes58 – ont intérêt à afficher une certaine autonomie de jugement. Leurs travaux en commission sont un moyen pour eux d’affirmer leur expertise en matière de colonisation et leurs principes en la matière. Cela dit, leur indépendance théorique à l’égard de chacune des puissances coloniales ne les empêche pas d’agir pour maintenir et développer la colonisation en général. Le fait que la majorité de la CPM soit composée d’anciens coloniaux, a été imposé, lors de sa formation, par les puissances coloniales, afin qu’une question comme celle des mandats ne soit pas laissée à des spécialistes sans expérience des colonies. Cette exigence sert d’alibi au maintien d’un consensus favorable à la colonisation, qui certes est sanctionné par la SDN, ce qui a conduit nombre d’historiens à assimiler le système mandataire à du colonialisme « classique », fardé de supervision internationale.

  • 59 Alfredo Freire de Andrade, Colonisação de Lourenço Marques. Conferencia feita em 13 de março de 189 (...)

38En y regardant de plus près, cependant, les recherches récentes ont pu montrer, sans cesser de souligner la portée très limitée de l’action de la CPM en termes de réforme de la colonisation, ce que changeait le système. La question de l’alcool illustre une inflexion imposée au colonialisme « classique » d’avant 1914, puisque les membres de la commission qui se spécialisent sur le dossier, Lugard et Freire de Andrade surtout, se posent en experts de terrain face aux représentants des puissances mandataires et aux tendances de ces dernières à agir de façon souveraine. Cette posture les place sur le même plan que les missionnaires, avec d’ailleurs des connexions possibles à l’exemple des relations entre Freire de Andrade et Junod. Dans l’arène de la commission, elle peut être, en revanche, source de tension avec les membres non coloniaux de celle-ci, à savoir avec le très actif ex-directeur de la section des mandats, l’économiste suisse William Rappard, ou avec les représentants accrédités des puissances mandataires. Ces frictions ont moins pour enjeu les principes et les moyens de la colonisation, que les méthodes pour analyser les faits coloniaux. On le voit en juillet 1925, lors d’un échange entre Freire de Andrade, qui se pose en expert de terrain en vertu de son expérience du commerce de l’alcool lorsqu’il était en poste au Mozambique59, Rappard, et le sous-secrétaire d’État parlementaire aux Colonies et ancien membre britannique de la CPM William Ormbsy-Gore. Observant en statisticien la forte mortalité enregistrée dans le rapport annuel du gouvernement du Tanganyika pour 1924, Rappard « fait allusion à une déclaration faite à la séance précédente et d’après laquelle la mortalité élevée qui règne dans l’Est Africain serait due au fait que les indigènes y sont à l’état demi-nomade. Les habitudes nomades, toutefois, à moins d’être récentes, ne sauraient, semble-t-il, expliquer la dépopulation d’un pays. Quelles sont donc les circonstances spéciales qui expliquent cette haute mortalité ? » Les indicateurs de mortalité sont un thème cher à l’universitaire suisse, étant à ses yeux les indices les plus synthétiques du bien-être des populations sous mandat et de l’efficacité de l’administration. Se plaçant d’un point de vue de vraisemblance abstraite, il récuse l’hypothèse formulée en commission, sans étais empiriques, d’une surmortalité des nomades, et obtient d’Ormsby-Gore une réponse plus détaillée et plus proche d’une analyse épidémiologique : le Tanganyika est durement affecté par la maladie du sommeil, et cette mortalité est redoublée par les conséquences alimentaires de la disparition du bétail, vecteur du fléau. Freire de Andrade s’invite alors dans le débat, suggérant, en expert de terrain, des hypothèses alternatives, et notamment l’incidence de l’alcoolisme et des maladies aggravées par celui-ci :

[Il] demande si, de l’avis du représentant accrédité, le pourcentage élevé de mortalité est dû aux maladies importées par les Européens, et, généralement parlant, au contact avec la population blanche. Il constate que les maladies vénériennes sont à l’état latent au Tanganyika. Il pourrait aussi exister des maladies dues à l’alcool et, dans une certaine proportion, la mortalité pourrait être causée par le changement apporté dans les habitudes des indigènes à la suite de l’arrivée des blancs.

39Dans sa réponse, Ormsby-Gore récuse cette thèse avec véhémence, et tout particulièrement l’insertion du facteur alcool dans l’analyse :

  • 60 CPM, Sixième Session, 1925, p. 128-129.

La mortalité n’est certainement pas due à l’alcool. La vente de l’alcool aux indigènes a été prohibée dès le début et la consommation de l’alcool n’est pas très importante dans le territoire. Les naturels fabriquent du vin de palme qui est, d’ailleurs, de mauvaise qualité et les maladies provenant de l’alcoolisme n’ont pas d’influence sur les statistiques démographiques60.

  • 61 Pedersen, « The Meaning of the Mandate System », p. 28.
  • 62 Véronique Dimier, « L’internationalisation du débat colonial : rivalités autour de la Commission pe (...)
  • 63 Hercod, op. cit., p. 2.
  • 64 Ibid., p. 3.

40Cet échantillon du débat sur l’alcool à la CPM permet de comprendre ce qui caractérise les mandats à l’intérieur du monde colonial de l’entre-deux-guerres. Même si les administrations de tutelle ne s’y comportent pas de manière fondamentalement différente des autres territoires coloniaux, et même si les membres de la commission partagent avec elles une vision générale des problèmes coloniaux, la CPM est une arène où s’expriment des points de vue divergents d’experts61 qui ont leurs propres conceptions de la colonisation et, afin de ne pas perdre la face devant les représentants accrédités, tendent à mobiliser des sources d’informations alternatives. L’administration des mandats y échappe au pur exercice de la souveraineté des puissances62, ce qui inhibe tout monolithisme de façade des administrations coloniales retranchées derrière un fonctionnement bureaucratique. En outre et surtout, les procès-verbaux des sessions de la CPM sont publiés et analysés par les groupes de pression qui gravitent autour de la SDN, notamment par les mouvements antialcooliques63, alors que les informations transmises pour les autres territoires coloniaux au bureau central des spiritueux créé à Bruxelles en application de la convention de Saint-Germain-en-Laye restent inaccessibles64.

  • 65 ICAA Library – DATA : BIDI, L’Alcoolisme en Afrique et la Convention de Saint-Germain-en-Laye. Mémo (...)
  • 66 CPM, Neuvième session, 1926, p. 87.
  • 67 Akyeampong, op. cit., p. 64-68 ; Schler, art. cit., p. 330-333.

41Dans ce contexte, les évolutions significatives que connaît la question de l’alcool dans les mandats ne passent pas inaperçues, et les experts de la CPM ne peuvent que les associer aux changements socio-économiques que connaissent ces territoires. En dépit de la Convention de Saint-Germain-en-Laye et des appels de la commission pour que les administrations mandataires durcissent leur législation, les années 1920 voient un accroissement tendanciel des importations d’alcool vers les différents territoires sous mandat, le Togo en particulier. La chose est interprétée par les mouvements antialcooliques comme l’effet du dysfonctionnement de la Convention, en raison notamment de l’impossibilité à trouver une définition consensuelle des « alcools de traite » prohibés, y compris à la CPM où la question est discutée pendant le plus clair de la décennie65. Cependant, les membres de celle-ci répercutent également le point de vue des rapports annuels des puissances mandataires, qui analysent l’augmentation des importations comme la conséquence d’un enrichissement des sociétés mandataires, du moins dans les agglomérations côtières les plus tournées vers l’Europe66. Cette tendance accompagne le succès d’un petit secteur commercial, souvent féminisé, qui vend des boissons alcoolisées souvent autoproduites en ville. Ce secteur émergent est dénoncé notamment par les « chefs » traditionnels comme un vivier de prostitution, partant une menace pour l’ordre social et leur propre éminence67. La CPM est ainsi amenée à envisager également la question des boissons « indigènes », même si celle-ci échappe formellement à sa mission, et à reformuler l’alcool comme un problème social inscrit dans les dynamiques macroéconomiques des mandats.

  • 68 Michael D. Callahan, « ’Mandates Territoires Are Not Colonies’ : Britain, France, and Africa in the (...)

42Cette tendance se vérifie en sens inverse dans les années 1930, lorsque la crise économique frappe plus durement les mandats que les autres territoires coloniaux en raison du principe d’égalité économique qui impose le régime de la « porte ouverte » aux territoires mandataires, et leur exclusion des blocs protectionnistes impériaux68. L’inversion de tendance est constatée lors de la vingtième session, en 1931, pour l’examen du rapport annuel sur le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie) pour l’année précédente. C’est le comte de Penha Garcia, successeur de Freire de Andrade comme délégué portugais et spécialiste de la question de l’alcool, qui constate la tendance en s’appuyant à la fois sur les statistiques douanières, outil ordinaire de quantification internationale de l’alcool aux colonies depuis l’Acte Général de Bruxelles, et sur un autre indicateur a priori peu corrélé, tiré de la statistique judiciaire :

  • 69 CPM, Vingtième session, 1931, p. 68.

[Il] constate la diminution des importations de tous les spiritueux, sauf l’eau-de-vie, au cours de 1930 (page 15 du rapport). Le tableau de la page 12 montre aussi qu’il y a eu moins de condamnations pour contraventions à la législation sur les spiritueux. Est-ce là une conséquence de la législation ou de la dépression économique ? Il demande aussi à quoi l’on doit attribuer l’augmentation des importations d’eau-de-vie.
M. TE WATER [représentant accrédité de l’Union Sud-Africaine] croit que la diminution des condamnations est due dans une certaine mesure à la dépression économique. Dans les bonnes années, les indigènes boivent davantage et produisent plus de bière de « kaffir » [bière « indigène » très riche en céréales]. Il signale qu’au paragraphe 50, il est dit que la loi pour la suppression des drogues nuisibles est strictement appliquée. L’usage du « dagga » [cannabis de production locale] va ordinairement de pair avec l’ivrognerie, et M. te Walter est convaincu que l’on a accentué les mesures de surveillance à ce double égard69.

43Le débat s’est ainsi progressivement écarté de sa construction initiale aux premiers temps de la colonisation européenne de l’Afrique, et que dans le contexte de la CPM, les experts et les puissances coloniales envisagent désormais pleinement la question de l’alcool dans ses dimensions de commerce international et de production autochtone. La question posée est désormais celle de l’efficacité des mesures, qui en l’occurrence consistent en la prohibition des alcools distillés aux « indigènes ». L’alcool est perçu comme de plus en plus lié à des déterminants socio-économiques et à d’autres formes d’addiction, ce qui complique l’action publique à son encontre : il devient un « problème social » aux ramifications multiples, qui de l’aveu du représentant accrédité n’est pas solvable par le seul exercice de la répression policière.

  • 70 ANOM, 100 APOM 677 : le président de l’Union Coloniale Française à Aristide Briand, de Paris, le 6 (...)
  • 71 Akyeampong, op. cit., p. 98.

44Cette évolution de la compréhension de la question de l’alcool dans les milieux coloniaux est-elle spécifique des mandats et du dispositif qui préside à leur supervision ? Je ne puis en juger de façon définitive, mais de fait, le dossier sur l’alcoolisme dans les archives de l’un des principaux groupes de pression coloniaux français, l’Union Coloniale Française, s’arrête en mai 1930 par une réaction contre les efforts du BIDI pour convoquer une nouvelle conférence internationale et réviser la convention de Saint-Germain-en-Laye70. Néanmoins, il semble surtout que la situation fiscale particulière des mandats ait amplifié des tendances plus générales, en particulier à la contraction des importations dans les années 193071.

45La spécificité mandataire tient plutôt au cadre et aux termes du débat qu’à la réalité de ce qu’il envisage. Le dispositif de supervision des mandats confronte les points de vue dans une arène d’experts, mais comme ses débats sont ensuite réappropriés par les groupes de pression et potentiellement les medias et l’opinion publique, ils donnent lieu à des prises de position alternatives. En matière d’alcool, telle est la posture des missionnaires qui suivent le dossier mandataire, et qui cherchent à proposer une contre-expertise.

Contre-expertise missionnaire et régime de vérité dans l’expertise internationale

46Les missionnaires qui interviennent dans le débat viennent généralement appuyer le point de vue des mouvements antialcooliques, et ces derniers s’efforcent de les constituer en experts. Ce faisant, le discours missionnaire est la cible des critiques des administrations coloniales, qui en dépit du système mandataire s’opposent aux ingérences dans leur mode de gouvernement. Il s’ensuit une tendance à la délégitimation du témoignage des missionnaires, dont il faut voir si elle se répercute sur le contenu informatif avancé au sein de la CPM. Dans ce contexte, les missionnaires sont-ils considérés comme des experts légitimes ? Sinon, comment fonctionne le régime de vérité au sein de cette instance, et pourquoi en exclut-on la parole missionnaire ?

  • 72 Alain Quellien, La Politique musulmane dans l’Afrique Occidentale Française, Paris, Emile Larose, 1 (...)

47Le scepticisme à l’égard des missionnaires est avéré au sein des administrations coloniales. Lorsque se met en place le système mandataire après la Première Guerre, une tradition de critique de l’antialcoolisme réputé immodéré des missionnaires y prévaut déjà. On leur reproche notamment de tenir des discours décontextualisés, moins crédibles que ceux, également antialcooliques, des prédicateurs musulmans qui leur font concurrence en Afrique centrale. Alain Quellien, docteur en droit et spécialiste de la politique musulmane au ministère des Colonies, note ainsi en 1910 que « le missionnaire européen, lui aussi, dénonce l’ivrognerie et avec une ardeur qui manque parfois de discernement72. »

  • 73 Archives du Ministère français des Affaires Etrangères (MAE), La Courneuve, Service Français de la (...)

48L’agacement des pays coloniaux, surtout les grands producteurs d’alcool, ne se dément pas avec l’instauration des mandats. Il se révèle notamment à l’égard des mobilisations antialcooliques, au sein desquelles les missionnaires occupent une place visible. La première et la principale de ces manifestations est la conférence internationale antialcoolique de Genève des 1-3 septembre 1925, déjà évoquée. Celle-ci marque une inflexion dans l’activisme de la mouvance antialcoolique, face à l’inefficacité observable de la convention de Saint-Germain-en-Laye. D’une part, l’objectif de la majorité des participants est de promouvoir une définition de l’alcool comme drogue nuisible et de favoriser ainsi son inclusion dans les conventions internationales contre l’opium. D’autre part, les mouvements antialcooliques, coloniaux ou non, impliquent massivement les États antialcooliques d’Europe du nord qui, les années suivantes, répercutent les résolutions de la conférence à la SDN en demandant qu’une enquête d’experts soit mandatée pour examiner les effets des mesures antialcooliques, y compris dans le monde colonial. A la suite de la conférence, le consul à Genève rédige un compte-rendu lénifiant et note surtout le désir de voir la SDN s’impliquer sur ce thème, à l’exemple de la CPM73. C’est moins de ce côté-là que de celui des groupes de pression coloniaux que l’agacement est palpable. L’ancien gouverneur colonial Julien, qui dirige la délégation française et adopte rigoureusement le point de vue du gouvernement français, dénonce au secrétaire général de l’Union Coloniale l’attitude des missionnaires qui, au sein de la commission sur les questions coloniales, auraient poussé à une résolution ouvrant la voie à l’inclusion des boissons fermentées dans le contrôle de l’alcool en Afrique :

  • 74 ANOM, 100 APOM 677 : G. Julien à Joseph Chailley, de Paris, 6 septembre 1925.

J’ai dû m’élever contre les prétentions du Dr Legrain, vice-président de la section coloniale qui, avec plusieurs missionnaires suisses, anglais et allemands, voulait obtenir la prohibition absolue des boissons fermentées. Le Général Portugais Andrea [sic ! Freire de Andrade] était du nombre74.

  • 75 MAE La Courneuve, SFSDN, 1821 : de R. Reau à Aristide Briand, de Genève, 7 septembre 1925.
  • 76 ICAA Library – DATA : « The Covenant of the League of Nations and the Question of Alcoholism », tap (...)

49Cette citation, qui isole nommément les missionnaires comme adversaires et désigne notamment les pasteurs Henri Junod et Henri Rusillon (Société des missions évangéliques de Paris), et la composition de la conférence posent du reste une question sur leur rôle dans ce contexte précis. La conférence accueille, ès-qualités, les délégations de trois sociétés missionnaires protestantes, mais la mouvance antialcoolique est représentée par de nombreuses organisations à caractère chrétien affirmé, et potentiellement missionnaire75. Il est sûr, en tout cas, que l’identification commune du mouvement antialcoolique aux missionnaires nuit à celui-ci vis-à-vis des pouvoirs politiques et notamment des gouvernements coloniaux. La preuve en est que ce sont les États antialcooliques, non des organisations religieuses, qui mènent la campagne pour mettre l’alcoolisme à l’ordre du jour des commissions de la SDN à partir de la conférence de Genève. La meilleure traduction de cet évitement des missionnaires est donnée en janvier 1927 par la réunion d’une conférence d’experts à l’initiative du BICA pour assister cette campagne, conférence dont les missionnaires sont significativement absents76, et dont l’organisateur, Hercod, déclare que les participants

  • 77 ICAA Library – DATA : Rapport annuel du BICA pour l’année 1929, p. 10.

sont des gages de probité scientifique, quelles que puissent être [leurs] opinions […] touchant les questions de politique antialcoolique, ce qui n’a pas empêché le Secrétaire général de la Ligue internationale contre les prohibitions de déclarer dans son rapport annuel que notre Bureau avait réuni à La Haye « un Comité de prohibitionnistes s’intitulant Comité d’experts77.

  • 78 Borowy, op. cit., p. 456.

50De fait, les tentatives de la Finlande et des autres pays antialcooliques d’Europe du nord se heurtent au refus des commissions de la SDN de s’engager sur un terrain si politiquement glissant qu’il soit impossible que les discours académiques soient considérés autrement que partisans78. Il reste que le choix d’impliquer des universitaires sur le dossier de l’alcool, y compris dans ses dimensions coloniales, mais pas des missionnaires, dénote non seulement une volonté épistémologique de normaliser le sujet, mais un certain discrédit de ces derniers.

51Une idée revient : le témoignage des missionnaires ne serait pas fiable car, en raison de leur antialcoolisme, ils auraient tendance à exagérer. La manière dont la CPM aborde – ou non – cette documentation est révélatrice. Les membres de la commission n’abordent quasiment jamais explicitement les missionnaires comme informateurs au sujet de l’alcoolisme : sous réserve d’inventaire, la première est l’évocation par Freire de Andrade de Junod à la conférence de Genève. La seconde a lieu lors de la dix-neuvième session, en 1930, lorsque le comte de Penha Garcia mentionne au sujet du Togo britannique

  • 79 CPM, Dix-neuvième session, 1930, p. 45.

que l’Administration [de la Côte de l’Or, actuel Ghana, qui incluait administrativement le Togo britannique] a chargé une commission d’enquête d’examiner l’utilité d’autres mesures visant le contrôle de la consommation des spiritueux. On a recueilli les témoignages d’un certain nombre de missionnaires, de chefs, etc. Les délibérations de la Commission d’enquête ont-elles été publiées ? Il serait intéressant pour la Commission des mandats d’en avoir copie79.

  • 80 Akyeampong, op. cit., p. 92-93.

52Réunie à la demande des élites autochtones de la colonie, fortement appuyée par les mouvements antialcooliques en métropole il est vrai, la commission de 1930 représente en apparence un modèle intéressant pour la CPM. On peut en effet y voir sur le moment le résultat d’une mobilisation populaire conduisant, après collecte de nombreux témoignages, au durcissement de la législation antialcoolique. L’exclusion des missionnaires, qui animent certains des mouvements de tempérance qui ont mené la campagne, est dans ce contexte impensable. Il reste que cette commission est un embarras pour l’administration de la colonie, qui ne se résigne à initier la commission d’enquête qu’à regret80, et que cet exemple ne diminue en rien la défiance des administrations coloniales.

  • 81 Justin Willis, « Indigenous peoples and the liquor traffic controversy », in Jack S. Blocker, David (...)
  • 82 BIDI, Comment Résoudre le problème de l’alcool en Afrique, p. 6.

53Ce genre de commission d’enquête est du reste exclu pour la CPM, qui n’a pas le pouvoir de diligenter des missions d’enquête, ni de faire intervenir des témoins extérieurs aux administrations mandataires. Dans cette mesure, il faut comprendre la manière dont les membres de la commission utilisent leurs sources d’information et construisent une vérité comme l’expression d’un souci de légitimer leur expertise. Cela signifie d’abord, à la SDN, s’appuyer sur du matériau documentaire solide, susceptible de recoupements et de comparaison. Ceci donne un avantage de situation aux administrations mandataires, y compris au sujet de l’alcoolisme ; mais, comme on l’a vu, la CPM sort progressivement de l’examen exclusif des paramètres douaniers de la question inscrits dans les rapports annuels, bataille pour obtenir d’autres types d’informations, et opère des recoupements avec d’autres sources. Celles-ci incluent très probablement des membres de la mouvance antialcoolique, y compris des missionnaires. Nous avons vu les liens de Freire de Andrade avec Junod et d’autres représentants des mouvements antialcooliques. Lugard, qui entretient un réseau d’informateurs incluant le gouverneur du Tanganyika à partir de 1924, sir Donald Cameron, et l’anthropologue Margerie Perham, a été proche du CUTATI dans les années 1890 et est resté populaire auprès des mouvements antialcooliques, ce qui autorise à penser qu’il a des connexions missionnaires antialcooliques81. En outre, évoquant ses efforts pour faire renégocier la Convention de Saint-Germain-en-Laye, Henri Junod fait état de ses conversations privées avec des membres de la CPM comme le Belge Pierre Orts82. Ces relais dans les milieux missionnaires ne sont en tout cas plus des hommes de terrain, mais des membres de groupes de pression internationaux fréquentant assidûment les instances genevoises. De ce fait, ils partagent, sinon les mêmes opinions sur les mesures à prendre, du moins la même perception à distance de la question de l’alcoolisme colonial.

  • 83 Callahan, op. cit., p. 99-100.
  • 84 La mouvance antialcoolique coloniale s’est occupée à mainte reprise d’obtenir l’extension de ces me (...)

54Pourquoi, alors, ces sources d’information n’apparaissent-elles pas dans les procès-verbaux de la commission ? Un premier élément de réponse est que certains des informateurs cultivent le secret, comme sir Donald Cameron qui insiste pour que Lugard dissimule scrupuleusement leurs échanges au Colonial Office83. Il semble en outre diplomatiquement délicat de confronter des officiels du mandat avec des témoignages contradictoires présentés in absentia. Enfin, les membres de la commission doivent composer avec l’image d’exagération qui entoure les témoignages diffusés par les mouvements antialcooliques et provenant, semble-t-il, principalement de missionnaires. Celle-ci transparaît lorsque la question de l’alcool est évoquée au sujet de la Palestine, de façon quelque peu paradoxale puisque les mesures antialcooliques ne concernent pas les mandats du Proche-Orient84. Néanmoins, le comte de Penha-Garcia s’empare en 1931 du sujet pour évoquer

  • 85 CPM, Vingtième Session, p. 107.

un article publié récemment dans le Manchester Guardian et rendant compte de la réunion, à Londres, d’une société antialcoolique. Au cours de cette réunion, il a été déclaré que la consommation d’alcool en Palestine devenait un danger, et une résolution a été adressée au Gouvernement britannique, en sa qualité d’autorité responsable pour le territoire sous mandat. L’orateur n’ignore pas que ces associations exagèrent souvent. Néanmoins, les chiffres contenus dans le rapports [annuel] donnent l’impression que la consommation de boissons alcooliques augmente considérablement et qu’il est nécessaire de surveiller le développement de ce trafic85.

55De Penha Garcia ne mobilise pas ici un de ses interlocuteurs, mais renvoie scrupuleusement à une source publiée. La question de la légitimité des sources est posée en filigrane : la documentation de la commission peut venir des rapports, des représentants accrédités qui procurent des compléments d’information, des pétitions adressées à la SDN, de l’expérience coloniale individuelle des membres de la CPM, ou de sources publiées. Les 38 volumes de documents de la commission des mandats montrent un vaste travail de presse et d’entretiens avec des interlocuteurs concernés par les questions mandataires. Il semble cependant faire partie de la procédure de ne pas évoquer des contradicteurs devant les représentants accrédités, sinon lorsque la source est publiée et donc de notoriété publique. Dans les échanges codifiés entre la commission et les représentants des puissances mandataires, ce sont les informations officielles fournies dans le rapport annuel qui, en étayant quantitativement les positions d’une organisation antialcoolique, permettent à l’orateur d’intervenir sur un terrain qui sort du champ d’investigation délimité par les obligations mandataires, et qui accréditent en tout cas un point de vue que je suppose d’origine missionnaire. L’expertise de De Penha Garcia réside non seulement dans le fait de disposer de sources d’informations et de compétences analytiques, mais également dans l’habileté à transmettre leur substance aux mandataires pour infléchir leur politique.

56La raison de mon hypothèse est présentée sous la plume de Robert Hercod, dans le rapport qu’il publie à la fin des années 1930 sur l’alcool dans les colonies et qui dresse, d’un point de vue antialcoolique, le bilan décevant de l’activité de la SDN. Le rapport, rédigé par un vétéran des mouvements antialcooliques, s’efforce de déconstruire l’accusation d’exagération formulée à l’encontre des discours missionnaires en dénonçant combien les informations fournies par les pouvoirs coloniaux sont faibles et fonctionnent en circuit fermé, hors de tout contrôle métropolitain non étatique :

  • 86 Hercod, op. cit., p. 3.

Ainsi, l’opinion publique est mal informée sur la véritable situation, car même les statistiques publiées dans une colonie ou une autre sont souvent incomplètes et incompréhensibles. Dans ces conditions, notre seule source d’information se trouve dans les rapports des missionnaires, qui ont si souvent déploré l’extension de l’alcoolisme. Cependant, dans les milieux officiels, on nous dit souvent que les missionnaires exagèrent et sont enclins à généraliser des faits isolés. Cela se peut ; on ne peut cependant dédaigner le témoignage de grande valeur d’hommes vivant au milieu de la population indigène, dont ils comprennent la langue. Eh bien, ces rapports, trop peu nombreux du reste, tombent tous d’accord sur un point, à savoir qu’en dépit de l’Acte [Général] de Bruxelles et de la Convention de Saint-Germain-en-Laye, la situation dans les colonies africaines est loin d’être satisfaisante, et a empiré du fait des conditions qui règnent depuis la guerre. La situation économique d’une partie des indigènes s’est améliorée, ils peuvent se permettre de dépenser plus pour acheter de l’alcool, et du plus onéreux si l’on a interdit ceux qui étaient meilleur marché86.

57Dans l’idée d’exagération, ce n’est donc pas nécessairement l’honnêteté des missionnaires qui est en cause. Si, malgré les rapports successifs d’un Harford ou d’un Junod, ils ne sont pas reconnus comme des experts valables, c’est pour des raisons de méthode. Ils ont recours à une approche qualitative, fondée sur leurs observations quotidiennes ; or l’approche macroscopique et statistique est seule reconnue comme une expertise valide et prêtant à des recommandations de politique publique. Ceci est vrai des administrations et des organisations internationales, au sein desquelles les données qualitatives de l’expérience individuelle viennent seulement donner des éléments d’interprétation des chiffres. Les membres de la CPM ont ainsi soin de rattacher leurs observations à des données statistiques, mais les missionnaires n’ont pas cette ressource.

58Ceci ne dissuade pas Hercod qui suggère d’intégrer les missionnaires à cette logique d’expertise, ou plutôt d’en faire le pendant et la contre-expertise des points de vue coloniaux officiels :

Je propose donc une investigation complète, non pour enterrer cette question compliquée pendant quelques années, mais pour préparer méthodiquement l’amélioration de la situation présente.
Il ne suffit pas de s’adresser aux administrations : les chiffres, les règlements sont utiles et indispensables, mais il est plus important encore de connaître les résultats des mesures prises. Les administrations sont généralement optimistes et aisément satisfaites de leur propre travail. Nous devons disposer d’autres témoignages, tout à fait impartiaux, qui peuvent être obtenus auprès es représentants des missions chrétiennes en Afrique, qui ont toujours considéré l’ivrognerie comme un des maux les plus dangereux qu’ils aient à combattre. Nous devrions donc leur demander de remplir un questionnaire préparé avec soin. Une fois que nous serons en mesure de comparer les réponses des administrations coloniales à celles des missionnaires, il sera possible de dessiner une image assez complète de la situation et, par conséquent, de soumettre aux gouvernements des propositions étayées par des faits authentiques. Des requêtes comme celles-ci, appuyées à des motifs aussi puissants, ne pourraient pas être rejetées, et d’autant moins que si l’on peut montrer la gravité des abus, nous devrions pouvoir en appeler à l’opinion publique.

59L’auteur conclut en insistant sur la conception du questionnaire et de la commission chargée de l’établir, en dépit des résistances prévisibles des autorités face à une enquête aussi détaillée. Celle qu’il évoque ressemble fortement à la CPM, dont il a fait l’éloge plutôt, en regrettant seulement que ses attributions limitées l’aient empêchée d’avoir un rôle significatif :

  • 87 Ibid., p. 4.

Le succès dépendra dans une large mesure de la commission qui devra établir le questionnaire et conduire l’exécution de l’enquête. Nous devons y avoir des spécialistes, et ses membres, son président surtout, doivent jouir de l’autorité nécessaire. Heureusement, nous comptons dans nos rangs et en dehors un nombre suffisant de personnalités éminentes et conscientes des devoirs de notre civilisation occidentale à l’égard des races primitives, qui seront heureux d’aider à préserver celles-ci des dangers de l’alcool qui continue à les menacer87.

  • 88 Schler, art. cit., p. 328.

60Cette proposition est à replacer dans un contexte d’émergence de l’action internationale, où le questionnaire devient, en particulier à la SDN, le mode privilégié de contrôle des informations et de comparaison des résultats, ainsi que le principal outil d’agrégation des données statistiques. Elle s’inspire d’autant plus clairement du travail de la CPM que l’objectif est de placer le mouvement antialcoolique en position d’apporter la contradiction aux États coloniaux en se plaçant au même niveau macroscopique qu’eux. Dans ce dispositif, les missionnaires sont des informateurs et des outils d’expertise, non des experts eux-mêmes, mais l’accumulation de leurs témoignages vise à contrer l’idée d’exagération missionnaire et de généralisation abusive de leurs remarques ponctuelles sur l’alcoolisme, en fournissant un matériau qu’il serait possible d’agréger. De ce projet semble étrangement absente l’une des conclusions des membres de la CPM au terme de leur vingtaine d’années de travail effectif : le projet de mesurer l’alcoolisme colonial est voué à l’échec, car seuls les alcools importés sont quantifiables, et ils ne représentent qu’une fraction des boissons alcoolisées consommées, qui pis est la plus onéreuse et donc la plus socialement sélective88. La commission et les milieux missionnaires qui s’occupent de l’alcoolisme à l’échelon international ont progressivement intégré à leur analyse l’idée que l’économie politique de l’alcool colonial ne se résume pas à une question de commerce international, mais dépend fortement de réalités sociales et économiques locales. Une difficulté nouvelle se profile alors : comment aborder à distance l’alcool comme problème social, alors qu’il n’est pas reconnu comme tel par la masse des populations mandataires ? Les témoignages des missionnaires de la CMS sont nourris de l’idée que l’alcool pose aussi problème localement, mais il s’agit essentiellement de cet invisible statistique qui n’a pas de statut de vérité reconnue dans l’arène de la CPM, l’alcool de production informelle et indigène.

Pombé, danse et immoralité : construction par en bas d’un problème social intégré par les missionnaires

La réinstallation de la CMS dans un Tanganyika traumatisé par la Grande guerre

61L’installation de la CMS au Tanganyika est antérieure à la Première Guerre, comme extension d’un foyer missionnaire anglican rayonnant à partir de l’Ouganda ; mais c’est l’occupation belgo-britannique du pays qui permet son retour et la récupération de terrains de missions existant avant-guerre mais désertés par les missionnaires allemands. De ce fait, au lendemain de la guerre, les missions, animées pour l’essentiel par des missionnaires britanniques et australiens, sont dans une situation de dépendance en même temps que de proximité nationale avec la puissance mandataire. Ce fait neutralise en pratique tout discours critique contenu dans les lettres annuelles adressées par les missionnaires, expurgées et publiées dans les périodiques de la société. Elles doivent être lues, non comme des expertises de terrain comparables aux travaux des anthropologues, ni comme des documents francs affectionnés par l’école méthodique de Lavisse, puisqu’ils sont clairement instrumentaux et ne sont généralement guère susceptibles de recoupements pertinents, mais comme des appels de fonds et de soutien à distance.

62Ces lettres viennent de deux régions d’implantation missionnaire principales. La première se situe au nord-ouest du territoire, aux confins de l’Ouganda et du Rwanda ; diverses missions sont disséminées vers l’ouest à partir de Bukoba, sur les rives du lac Victoria. La seconde est beaucoup plus centrale, et se distribue au nord, au sud et à l’est de la mission centrale de Dodoma, actuelle capitale de la Tanzanie. Avant et après la guerre, ces missions ont principalement des fonctions pastorales, scolaires et médicales, ainsi qu’un volet de travail auprès des femmes. L’Église d’Angleterre ne prône pas l’abstinence, et de fait l’antialcoolisme ne constitue qu’un aspect secondaire, mais présent, du travail missionnaire. Celui-ci est soutenu politiquement, dans sa dimension sociale, par le gouvernement mandataire.

  • 89 Iliffe, op. cit., p. 269-270.
  • 90 Ibid., p. 261-262.
  • 91 Ibid., p. 286-300.

63Les circonstances dans lesquelles les missionnaires de la CMS se réinstallent à la fin de la Première Guerre les sollicitent fortement, et façonnent la société de l’entre-deux-guerres. La mobilisation des populations et des ressources, d’abord par l’armée allemande, puis également par les armées de l’Entente, a été pesante et durable, tout comme les hostilités autour du lac Victoria. Outre la ponction en hommes par les armées, le bilan de la guerre est dramatique du fait des saignées redoublées de la famine de guerre et de la grippe89. Après l’abandon du projet de chemin de fer du Cap au Caire en 1921, le nouveau pouvoir britannique n’est guère intéressé à investir dans le pays, dont les ressources naturelles apparaissent limitées en comparaison des territoires voisins sous contrôle de Londres. L’administration mandataire a pour priorité d’éviter au maximum le retour des colons allemands, et donc leurs investissements éventuels dans les plantations90. La disparition de ces derniers a cependant des retombées socio-économiques positives inattendues, dans la mesure où elle induit une redistribution des terres entre les populations autochtones, le pouvoir mandataire ayant décidé de s’opposer à l’installation de Britanniques dans le pays. Il en résulte la constitution d’un capitalisme rural dynamique dans les années 1920, avec enrichissement d’une classe de paysans aisés et concentration accrue de la fortune91.

  • 92 Becker, op. cit., p. 94-95 et p. 301.
  • 93 Callahan, op. cit., p. 98-99.

64L’autre aspect saillant de la politique mandataire britannique concerne l’organisation administrative. Le pouvoir allemand avait ôté tout pouvoir réel aux « chefs », en nommant des akidas ou gouverneur de district comme relais officiels du pouvoir, et en imposant un renouvellement fréquent de ces derniers92. À l’opposé de cette vision coloniale centralisée, le système mandataire a pour doctrine officielle les idées coloniales « progressistes » de Lugard sur « l’Indirect rule », à savoir la dévolution d’une autonomie de gouvernement aux autorités locales traditionnelles. Cette orientation est particulièrement marquée dans le cas du Tanganyika où elle reçoit, à partir de 1924 et de la nomination de sir Donald Cameron comme gouverneur, une application militante93. La plus importante mesure adoptée dans ce sens est la Native Authority Ordinance (Cap. 72) de 1926, qui restitue aux wakulungwa (« grands hommes » en langue Yao) leurs responsabilités traditionnelles en échange du devoir de faire rentrer les impôts.

  • 94 CPM, Quinzième Session, 1929, p. 127 ; Dix-huitième Session, 1930, p. 38-39 ; Dix-neuvième Session, (...)
  • 95 CPM, Vingt et unième Session, 1931, p. 38 ; Vingt-septième Session, 1935, p. 150 ; Vingt-neuvième S (...)
  • 96 Höschele, op. cit., p. 329.

65Ces tendances d’ensemble affectent les sociétés missionnées par la CMS. Elles se répercutent notamment sur la production et la consommation d’alcool, ce qui signifie par excellence le pombé, et non les spiritueux importés, rares dans les régions de l’intérieur. L’économie politique de l’alcool est par conséquent beaucoup plus locale que dans le point de vue traditionnel de l’antialcoolisme colonial. Les missionnaires au Tanganyika, quand ils parlent d’alcool (« liquor » ou « drink »), renvoient généralement au pombé et ne parlent donc pas de la même chose que la CPM, où l’on évoque certes ponctuellement cette boisson au sujet du Tanganyika et du Ruanda-Urundi (actuels Rwanda et Burundi) à partir de la fin des années 192094, mais parmi d’autres menaces perçues comme plus pesantes : outre les alcools de traite, les alcools méthyliques, peu coûteux, dangereux pour la santé et puissants par leur pouvoir alcoolique, qui tendent à devenir la principale préoccupation de la commission95. Face au pombé, la politique du pouvoir mandataire a été, dès le début des années 1920 l’interdiction de cette boisson, en raison du titrage assez élevé (7 %) qu’elle pouvait atteindre96. Cependant, en dépit de mesures ultérieures mentionnées à la CPM, cette politique restrictive s’estompe dans la pratique lorsque le pouvoir colonial transfère les pouvoirs locaux, et notamment la responsabilité du contrôle social, aux « chefs » en vertu de la Native Authority Ordinance.

Economie politique et valeurs protestantes à front renversé

  • 97 « Religious Notes », The Register, Adelaide, 14 juillet1928, p. 15.

66Le motif de l’alcool, que tous les missionnaires n’abordent pas, tant s’en faut, remplit quelques fonctions narratives et économiques précises. La première est très classiquement d’encourager les donateurs à faire un don, en illustrant l’utilité sociale de la mission et les difficultés qu’elle rencontre. Evoquer l’alcool devrait, à ce compte, être un sujet propice : l’alcoolisme est une corde sensible dans le public protestant britannique, imprégné d’antialcoolisme et sensibilisé en particulier au thème de l’alcoolisme colonial. Le problème est que l’économie politique du pombé a des conséquences vraisemblablement difficiles à concilier avec les valeurs d’un lectorat protestant britannique. Miss Elsie Veal, missionnaire australienne originaire d’Adélaïde97, en poste à Berega, à une centaine de kilomètres à vol d’oiseau à l’est de Dodoma, en donne un exemple. Dans sa lettre annuelle pour 1924, elle évoque avec une naïveté de style étudiée la prise d’engagement à renoncer au pombé par les employés de la mission, comme un moment collectif et solennel, un moment de stigmatisation implicite aussi pour ceux qui restent en dehors :

En juin de cette année, nous avons tenu une convention pour tous les enseignants de notre district, et celle-ci a duré 3 jours, et chaque jour j’ai apporté mon aide en donnant un discours. Les réunions ont été très utiles pour nous tous, et nos frères indigènes en ont retiré un grand élan sur le moment. Notre pasteur indigène a été grandement mis à profit pour influencer ces enseignants et les conduire à abandonner le « pombé » (bière indigène), et tous sauf deux se sont avancés à la fin de son discours, et ont signé l’engagement d’abstinence totale ; et pour autant que nous le sachions, ces hommes ont tous tenu la promesse faite alors […] mais nombreuses sont leurs tentations, et ils ont grand besoin qu’on prie pour que la force leur soit donnée de mener une vie victorieuse.

67Les tentations, en l’occurrence, sont induites par le travail et les récoltes abondantes : la diversification de la production agricole entre coton et maïs permet aux habitants de vendre de la farine aux voisins de Kilosa, spécialisés dans le coton, avec une forte plus-value. Ce commerce entraîne des tensions entre les deux localités, tensions qui sont décrites comme des manifestations d’infantilisme :

Il y a un esprit de trouble et de mécontentement parmi nos gens, en partie parce qu’ils sont capables d’obtenir facilement de l’argent (selon leur mode de pensée, car ils ne se rappellent pas le temps passé dans leurs champs durant les mois écoulés). Beaucoup ont cultivé le coton, et par là, ils ont plus d’argent qu’ils n’en ont jamais eu […]. Il y a un flot constant de gens portant des cargaisons de farine, allant et venant jusqu’à Kilosa. Tout ceci semble avoir causé du mécontentement, ce qui en a tenu beaucoup éloignés de leurs classes.

  • 98 Archives de la Church Missionary Society (CMS, Université de Birmingham), G 3 AL 1917-1934, Veal à (...)

68Les ressources accumulées permettent de préparer du pombé, dont la consommation abondante donne lieu à des beuveries et, note Miss Veal vers la fin de sa lettre, ont détourné plusieurs personnes du catéchuménat98.

  • 99 Pels, op. cit., p. 165.
  • 100 Ibid., p. 183.

69La lettre semble peu cohérente, probablement parce que ce qu’elle s’emploie à décrire va à l’encontre de l’éthique protestante. Le pombé, dans les sociétés du Tanganyika, s’inscrit dans une économie politique et une économie morale fortement localisées. Du premier de ces deux points de vue, il constitue une production de luxe, car il nécessite de disposer à la fois de main-d’œuvre et d’une quantité importante de millet ou de maïs pour être produit. N’en fabrique donc pas qui veut, et ceux qui sont capables de concentrer les ressources nécessaires à sa production sont généralement parmi l’élite de la communauté : le « chef », les aînés. Le pombé ordonne aussi les relations de travail en aval de sa fabrication, indissociablement comme moyen de financement et comme libéralité. Le dispenser à quelqu’un est en effet un moyen de rémunérer ce dernier pour un travail lourd ou difficile : défrichement, construction, etc. Le lien entre travail et consommation place du même coup l’alcool parmi les principes de l’économie morale locale ; le pombé est de l’ordre de la récompense. Moyennant quoi, l’accepter et donc se mêler aux soirées où on le boit fait partie des obligations sociales, dont les catéchumènes et les convertis ne peuvent s’abstraire qu’au prix d’un isolement social99. Dans un tel contexte, l’exportation de cette ressource, y compris vers le voisinage, est source potentielle de conflits100. On conçoit cependant que la relation entre travail et alcool aille contre la valorisation du travail et l’éthique de rigueur et de modération du protestantisme britannique, tout comme elle contredit la compréhension internationale de l’économie politique et de l’économie morale de l’alcool aux colonies. La naïveté de la description de Miss Veal apparaît, pour cette raison, stratégique : elle évite de devoir rendre compte d’une réalité économique et axiologique complexe et située, et justifie l’importance accordée à la description liminaire de l’engagement d’abstinence. Au discours sur l’utilité de la mission s’en substitue progressivement un autre reposant sur les difficultés rencontrées par les missionnaires vis-à-vis des convertis et des catéchumènes, et celles de ces derniers à respecter leurs engagements.

  • 101 Elizabeth McKelvey, Shelter and Welcome : the story of John Briggs and Mvumi to 1938, s.l., s.n., s (...)

70Les cérémonies du type de celle décrite par Miss Veal sont rarement décrites dans les lettres annuelles, et d’une manière générale la lutte contre l’alcoolisme y est généralement noyée dans d’autres priorités. Est-ce indifférence du lectorat, négligence du missionnaire ? La preuve du contraire est fournie dans la lettre annuelle pour 1922 de John Briggs, missionnaire australien en poste à Mvumi puis à Dodoma, et plus généralement au Tanganyika à partir de 1892 et, sauf l’interruption de la guerre, jusqu’en 1938101. La situation qu’il décrit est sensiblement la même que pour Miss Veal à Berega :

La récolte de 1922 à Ugogo a été abondante, et, comme il est arrivé si souvent dans l’histoire des Enfants d’Israël, cet accroissement de bienfaits matériel n’a pas amené chez les wagogo un désir plus grand pour les choses spirituelles. On a brassé plus de bière qu’il n’avait été possible durant des années, et on a pu remarquer une hausse correspondante de l’ivrognerie, y compris parmi les chrétiens, et de nombreuses vieilles coutumes païennes ont été remises à l’ordre du jour. L’assiduité à l’église, dans les écoles et dans les classes a chuté […]. Plusieurs de nos hommes chrétiens, ayant d’abord cédé à la tentation de boire et par la suite, ayant montré de la faiblesse dans d’autres domaines, ont fini par prendre des femmes païennes comme seconde épouse, et les pères ont marié leurs fils, ou leurs filles, à des païens dont ils pouvaient espérer de larges dots.

71Mais le missionnaire chevronné poursuit en illustrant les difficultés, y compris les plus prosaïques, que rencontre un anglican à dissuader les autochtones de l’alcool :

  • 102 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Briggs à Manley, de Mvumi / Dodoma / Dar el-Salaam, 21 février 1923.

La sensibilisation à la tempérance [temperance work], sous une forme ou une autre, est devenue une nécessité, mais la très grande difficulté en y incitant nos chrétiens est l’absence d’une quelconque boisson non intoxicante comme alternative. Si un indigène ordinaire devient un teatotaler, sa seule boisson, ici à Ugogo, est une eau tiède et très sale, souvent nettement saumâtre de surcroît ; il n’est donc pas surprenant qu’un chrétien, [...] entendant parler d’une grande fête de bière se déroulant dans un village voisin, et conscient qu’avec la générosité et l’hospitalité coutumière des indigènes, ne se dise qu’il ne tient qu’à lui d’aller voir et de demander [...]. Nous essayons de persuader nos chrétiens d’adopter le thé comme boisson, pour faire pièce à la bière, mais les wagogos sont un peuple conservateur […] et ils n’ont pas acquis le goût d’en boire à un degré significatif. En outre, le sucre est cher en ce moment, du fait des tarifs douaniers très élevés, et ceci, ajouté au coût du thé, lui aussi très lourdement taxé, fait de la bière une boisson bien plus disponible que le thé102.

72C’est ici la seule référence que j’ai pu trouver, dans les lettres annuelles sur le Tanganyika, à l’expression, commune dans les milieux missionnaires protestants, de « temperance work ». Le terrain n’est guère propice, mais là n’est pas la principale préoccupation des missionnaires. Leur vrai souci est que l’alcool bouscule les priorités morales de la mission, en conduisant à des comportements dans l’ordre de la sexualité et du mariage qui sont autrement problématiques, aux yeux des missionnaires, que sa consommation proprement dite.

Problème social, problème pour les missionnaires : le pombé, la danse et la débauche

73Le pombé est rarement évoqué pour lui-même par les missionnaires. Les dangers qu’ils lui attribuent dépendent essentiellement de leurs objectifs prioritaires de moralisation sexuelle des sociétés du Tanganyika. Le moyen employé dans ce sens est un récit-sommaire ou un exemple faussement archétypique de conséquences de l’alcool, comme ici sous la plume du révérend anglais Ralph Banks103, missionnaire à Kilimatinde, à un peu plus d’une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Dodoma :

  • 104 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Banks à CMS, de Kilimatinde, 19 novembre 1926.

D’emblée, on se sent contraint de dire que les progrès réalisés ne sont guère marqués, et l’impression générale est celle d’un retour général en arrière dans les plus anciennes stations. Pour commencer, les excellentes récoltés faites cette année se sont révélées un embarras pour notre travail, en raison de l’accroissement de la consommation de bière, des danses païennes et des camps de circoncision, qui sont toujours davantage en évidence quand la nourriture est abondante. Ces camps, avec leurs cérémonies initiatives, se tiennent dans tous les centres du district, et constituent un problème que les Conseils ecclésiaux indigènes vont devoir traiter. Tandis qu’il est généralement admis que bien des choses sont viles et dégradantes dans ces camps, il ne serait pas sage d’ignorer une coutume aussi répandue, qui ne semble pas du tout en voie d’être abandonnée. Parfois des jeunes garçons chrétiens trouvent les attraits de cette cérémonie d’initiation tribale trop puissante pour leurs capacités de résistances, en dépit de la souffrance physique intense qu’ils doivent endurer, et ils y vont tout simplement malgré tous nos efforts pour les en empêcher104.

74Le missionnaire souligne, plus clairement que cela n’apparaissait dans la lettre de Miss Veal, le rapport entre les récoltes et l’amélioration de la condition alimentaire d’une part, et des usages de l’alcool qui relèvent de la consommation ostentatoire d’autre part. Il y a là un cercle embarrassant dans sa perspective, puisque la prospérité rend le travail missionnaire plus difficile, et cette circonstance appelle un travail d’influence et de discipline des convertis. La difficulté tient aux associations que les missionnaires perçoivent et reconstruisent narrativement entre le pombé et une variété de pratiques sociales populaires, dont il est difficile de dissuader les chrétiens autochtones. Outre la dimension d’acculturation de la pratique des camps de circoncision, que suggère Banks en définitive, sa problématique est de suggérer un lien à la fois dans l’ordre économique et dans les pratiques entre leur tenue et, en amont, les soirées de danse et la consommation de bière qui initie cette dernière. Le pombé est représenté comme conduisant naturellement à des pratiques condamnées par les missionnaires, car rattachées aux religions traditionnelles ; mais également, à demi-mot, à une sexualité extra-conjugale qui met en péril le modèle monogame qu’ils essaient d’implanter au sein des communautés chrétiennes.

  • 105 Ses papiers personnels sont inclus dans les archives de la CMS à l’université de Birmingham : voir (...)

75La configuration sociale dans laquelle s’inscrit le pombé, et qui le relie avec toutes les conséquences qu’il est réputé induire à l’abondance des ressources économiques locales, pose un dilemme aux missionnaires. Ceux-ci s’aperçoivent en effet que leurs activités ne sont pas rigoureusement extérieures aux sociétés dans lesquelles ils travaillent. Le missionnaire australien Noël John Forsgate105 l’exprime sans dissimulation dans la première lettre qu’il écrit après son arrivée à la mission de Mvumi, à une quinzaine de kilomètres au sud-est de Dodoma :

  • 106 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Forsgate à CMS, Mvumi, 19 juillet 1929.

Un des principaux obstacles à notre travail ici est, selon moi, l’alcool [drink]. Je crains que l’argent supplémentaire que la construction de l’école [missionnaire] a introduit en ces lieux est largement responsable pour l’augmentation de la production de boisson. Bien sûr, ils l’ont toujours fabriqué, mais il me semble que l’alcool est plus abondant depuis un mois et quelques qu’auparavant. Cela peut être tenir à ce que les récoltes viennent d’être faites. Mais un aspect assez tragique de la question est que la récolte a été très mauvaise cette année, et il semble que beaucoup d’entre eux manqueront grandement de nourriture avant la prochaine récolte. Et cependant, ils la gaspillent pour cette chose qui est leur malédiction, je suppose qu’ils ne sont pas pire que leurs frères blancs de ce point de vue. Je leur ai adressé quelques paroles d’avertissement l’autre jour et ai souligné que l’argent qu’ils reçoivent en salaire était donné par Dieu, afin de construire une maison qui devait être utilisée à Son service ; et qu’il n’était pas acceptable de donner l’argent de Dieu au Diable106.

76Les missionnaires font ainsi face à un problème économique qui affecte le sens et la vocation –antialcoolique – de leur travail : même au sein de sociétés rurales, réputées peu intégrées à un système d’échange plus large, il n’y a pas moyen de contrôler les effets induits des investissements injectés, ce à quoi reviennent les travaux de construction de la mission dans le village. L’emprise des idées antialcooliques et de l’éthique protestante de la responsabilité sur ce missionnaire transparaît dans la lecture qu’il donne de ce circuit économique, qui rend la mission presque fautive de l’accroissement de la consommation d’alcool. La dimension contracyclique des investissements missionnaires lui sert de preuve pour montrer le rôle de ces derniers dans l’augmentation de la production d’alcool, plus qu’il ne la perçoit comme une atténuation des conséquences économiques prévisibles des mauvaises récoltes. On atteint ici les limites du caractère instrumental de la lettre annuelle : le récit de Forsgate n’y présente qu’une réalité sociale et économique réductrice en fonction de ses priorités missionnaires, mais il sape la finalité de collecte de fonds qui en motive l’écriture.

77Ce qui se noue ainsi ressemble de plus en plus à un problème social, car les comportements liés à l’alcool sont multiformes et engagent les pratiques de l’ensemble de la société. Cette manière de voir est cependant le propre des missionnaires, qui peinent à imposer leurs vues antialcooliques, qui apparaissent dans leur discours non une fin essentiel, mais un moyen d’atteindre leurs objectifs de moralisation sexuelle et de lutte contre l’emprise du « paganisme ». La meilleure preuve de ces résistances tient à la figure du « chef », associée de façon tutélaire à la provision d’alcool et à l’organisation des fêtes associant boisson, danses, retour aux religions traditionnelles et licence sexuelle.

La mission à l’épreuve du mandat : les chefs, le pombé et la Native Authority Ordinance de 1926

78Comme d’autres sociétés missionnaires, les hommes de la CMS cultivent la proximité avec les « chefs » comme relais de leur influence. Leurs lettres annuelles ne montrent généralement pas d’empressement à amener ces derniers à l’antialcoolisme et trahissent une conscience, au sein de la mission, des fonctions sociales de l’alcool pour les élites autochtones. Cependant, le rapport entre « chefs » et alcool revient régulièrement, dans deux optiques. La première est édifiante, et constitue un élément de storytelling pour illustrer les difficultés de la lutte antialcoolique ou celles rencontrées par la mission. La seconde envisage l’instauration de l’Indirect rule et ses effets sur la société, en matière de consommation d’alcool et de tout ce qui, dans le discours missionnaire, accompagne sa consommation.

79Le premier aspect transparaît dans la lettre que Ralph Banks expédie de Kilimatinde en 1933 :

  • 107 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Banks à CMS, Kilimatinde, 4 août 1933.

De là, nous sommes passés à Iseche, où nous avons fait une expérience bien différente, car le Chef s’est révélé un réel obstacle. Lui-même chrétien, il est tombé dernièrement entre de mauvaises mains, et après une longue peine purgée à la prison de Dodoma, il est revenu et s’est montré secrètement opposé à toutes nos entreprises. Nous n’y avons pas d’enseignant salarié, et le petit groupe de chrétiens passent un très mauvais moment. Ils m’ont supplié de les emmener au loin et de les laisser construire un village chrétien à distance du chef. Certains d’entre eux vivent dans la résidence du chef, et ont bien de la difficulté à suivre le droit chemin, eu égard à la consommation d’alcool et aux danses qui ont lieu. Je les ai persuadés de se maintenir, leur faisant valoir qu’aussi longtemps qu’ils resteraient il y avait tout juste une chance qu’ils puissent finir par influencer leur chef et recouvrer sa sympathie, alors que s’ils partaient, ils risquaient de n’être plus qu’une petite clique sans la moindre influence sur leurs compagnons. […] En guise d’indication de la force de l’opposition, le chef a permis la tenue d’une danse indigène, avec ses bruyants tambours et ses cris, juste au moment où nous commencions notre service de communion, et elle a pris fin au moment où nous quittions l’église. La paroisse locale continue de faire monter ses prières pour ce chef107.

80L’histoire du chef Pawolo Munyangula est un récit de chute, qui fait l’impasse sur l’origine, personnelle ou politique, de son hostilité manifeste et de son incarcération. Elle montre cependant les formes de son pouvoir, qui incluent le contrôle de l’alcool et des danses, et illustre aussi en creux l’importance de l’influence des « chefs » en faveur des activités missionnaires.

  • 108 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Briggs à Harris, de Mvumi, 5 septembre 1927.

81Le rapport de force présenté par Banks dans sa lettre ne serait sans doute pas aussi favorable au « chef » si la lettre n’avait pas été envoyée après la Native Authority Ordinance et si donc Pawolo Munyangula n’était pas le détenteur d’un pouvoir autonome. L’adoption de cette ordonnance pose un problème politique à la CMS : les lettres annuelles, destinées à être diffusées, ne peuvent se permettre de critiquer l’administration mandataire. La Native Authority Ordinance crée cependant des difficultés manifestes aux missionnaires, en matière d’alcool et de moralité publique notamment. Briggs jette un éclairage sur ces conséquences dans ses lettres annuelles de 1926 et 1927, notant en des termes mesurés l’ambivalence des résultats en fonction de la personnalité du « chef » local108, mais critiquant ouvertement l’interprétation que certains « chefs » eux-mêmes ont fait de la loi :

  • 109 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Briggs à CMS, de Mvumi, s.d. [fin 1926]

Le Gouvernement a publié une Native Authority Ordinance qui donne des pouvoirs administratifs très étendus aux Chefs indigènes. En fait, le but est de leur rendre dans une très large mesure l’autorité qu’ils possédaient sur leur peuple avant l’arrivée des gouvernements européens en Afrique de l’Est. Ceci a entraîné un grand nombre de cas aigus d’« enflure du crâne » de la part des chefs et de leurs bras droits, et ils ont interprété la restauration de leurs pouvoirs comme un encouragement au paganisme, car tel était l’ancien ordre des choses. En vertu de l’Ordonnance, le Gouvernement exerce désormais son pouvoir indirectement à travers les chefs et les conseils tribaux au lieu de promulguer directement des ordres comme auparavant. Cela signifie que l’on attend d’eux qu’ils prennent l’initiative […] et entraîne de leur part de l’indifférence à l’égard de l’éducation de leur peuple et d’autres moyens de progrès. Un manque de retenue dans la population est devenu manifeste, en particulier par la consommation de bière et d’autres formes de faiblesse, avec des conséquences pour nos Chrétiens et ceux qui fréquentent la mission, comme une moindre présence à l’église, moins de baptêmes, et un moindre désir d’instruction religieuse en vue d’être baptisé. Bien sûr, c’est inévitable au début d’une nouvelle ère, et la Native Authority Ordinance est un réel signe de progrès, pour lequel nous remercions Dieu109.

82La citation montre une série de conséquences négatives du mandat pour les missionnaires : de leur point de vue de terrain, ce sont les décisions qui façonnent l’administration qui importent, non les orientations antialcooliques imposées au gouvernement mandataire auxquelles je n’ai trouvé nulle part référence dans les lettres annuelles. La Native Authority Ordinance régit en effet la distribution des pouvoirs et donc, au quotidien, l’exercice de l’ordre et la possibilité de mettre en œuvre une politique répressive. Elle est perçue, non comme un transfert de responsabilités, mais comme la restauration d’un ordre antérieur, et favorise les manifestations du pouvoir recouvré des « chefs » que constituent la distribution du pombé et les danses. Le retour imaginé par les chefs à un ordre traditionnel d’avant la colonisation va directement contre les intérêts des missionnaires, puisqu’il est identifié à la religion traditionnelle. Les propos de Briggs s’approchent autant qu’il est possible pour un missionnaire anglican de reconnaître que les principes du mandat britannique s’appliquent contre les intérêts de la CMS.

83Je me garderai bien de tirer des conclusions générales sur la congruence entre la lutte des missionnaires contre l’alcoolisme et les orientations antialcooliques du système mandataire à partir de l’exemple d’une seule société missionnaire dans un unique territoire sous mandat. Cependant, l’exemple de la CMS montre assez que l’antialcoolisme peut prendre des sens complètement déconnectés entre l’échelon international de la CPM et le travail d’une mission de terrain. Dans le cas des missionnaires anglicans au Tanganyika, il ne désigne initialement pas les mêmes produits, même s’il faut reconnaître que les membres de la commission étendent progressivement l’acception qu’ils donnent au mot alcool. L’antialcoolisme ne se heurte pas aux mêmes difficultés liées aux réseaux d’intérêt économiques tissés autour des boissons alcoolisées. Ces derniers n’ont pas non plus la même échelle, ici intercontinentale, là localisée et ramenée à des échanges entre villages voisins. A ces économies politiques différentes, se superposent des économies morales divergentes. L’humanitarisme civilisateur qui imprègne les chartes mandataires a peu en commun avec les préoccupations d’adhésion au christianisme et de moralité publique qui, dans la perspective des missionnaires de la CMS, relègue la question de l’alcool au second plan, ou avec les valeurs de participation à la vie commune ainsi que d’obligations mutuelles et hiérarchiques qui ordonnent les usages de l’alcool dans les communautés où cette société missionnaire s’est installée au Tanganyika. Il n’y a donc guère à s’étonner que les missionnaires évoqués ici ne parlent tout simplement pas de cette obligation mandataire, qui relève d’une sphère et de préoccupations si éloignées des leurs, tandis que les raisons des membres de la CPM de ne pas trop parler des missionnaires semblent, non de l’ordre de l’indifférence, mais de la stratégie. Il ne s’agit d’ailleurs pas vraiment des mêmes missionnaires, puisque l’on trouve dans l’orbite de la SDN nombre d’hommes revenus de leur terre de mission et préoccupés d’apporter leur contribution aux politiques internationales.

84Cela ne signifie pas que le mandat leur soit indifférent : la mise en œuvre, militante au Tanganyika, de l’Indirect rule lugardienne est l’application d’une des doctrines les plus centrales du système mandataire ; or elle se répercute sur la consommation d’alcool et sur l’attitude des sociétés missionnées à l’égard des missionnaires, négativement dans les lettres évoquées ici. Il faut bien voir, cependant, que le point de vue de ces derniers est particulier, tout comme celui des promoteurs de l’antialcoolisme colonial à une échelle internationale, ce dont atteste le recours de part et d’autre à des formes de storytelling, autrement dit de simplification des enjeux. On peut par exemple se demander si les origines australiennes d’une proportion significative des missionnaires qui se préoccupent de l’alcool dans leurs lettre annuelles tient aux effectifs de la CMS au Tanganyika ou à leur lectorat, et donc à l’importance sociale et morale particulière accordée à ce sujet dans leur mère-patrie. Je n’ai pas de réponse à cette question à ce stade. Mon propos ici n’est en tout cas pas de donner une priorité de principe aux témoignages de terrain sur le point de vue international à Genève, mais de montrer que la SDN et la mission CMS du Tanganyika sont deux sites de construction d’une réalité autour de l’alcool, selon des finalités différentes et avec des résultats bien distincts. Là où la perspective missionnaire et celle de la SDN se rejoignent, c’est dans la perception de la nature profondément inscrite dans les organisations sociales et réactive de l’alcool, partant dans sa conception comme problème social, nécessitant une analyse sociologique complexe. Ce n’est pas encore le démantèlement de l’ordre colonial inégalitaire ; mais un pas dans la voie de la déconstruction de l’hétérogénéité épistémologique entre le monde souverain et les colonies.

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Notes

1 Commission permanente des mandats, Procès-verbaux de la Septième session, tenue à Genève du 19 octobre au 30 octobre 1925, Genève, Société des Nations, 1925, p. 88.

2 Emmanuel Akyeampong, Drink, Power, and Cultural Change. A Social History of Alcohol in Ghana, c. 1800 to Recent Times, coll. « Social History of Africa », Oxford / Portsmouth (New Hampshire), James Currey / Heinemann, 1996, p. 72-73.

3 Iris Borowy, Coming to Terms with World Health. The League of Nations Health Organisation 1921-1946, Francfort-sur-le-Main / Berlin / Berne / Bruxelles / New York / Oxford / Vienne, Peter Lang, 2009, p. 164.

4 Henri-Philippe Junod, Henri-A. Junod, missionnaire et savant. 1863-1934 (Lausanne : Mission suisse dans l’Afrique du Sud, 1934), disponible en ligne à : http://www.regard.eu.org/Livres.12/Henri_A_Junod/index.php, consulté le 10 juillet 2014.

5 Sur la notion d’économie morale, voir par exemple Didier Fassin, « Vers une théorie des économies morales », in Didier Fassin et Jean-Sébastien Eideliman (dir.), Economies Morales contemporaines, coll. « Recherches », Paris, La Découverte / Bibliothèque de l’IRIS, 2012, p. 19-47.

6 Sur la notion de storytelling comme simplification des problèmes politiques et sociaux à travers des histoires-types, voir Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007 ; Francesca Polletta, It Was Like a Fever. Storytelling in Protest and Politics, Chicago / Londres, The University of Chicago Press, 2006.

7 La littérature sur les rapports entre alcool et colonisation est abondante, surtout pour l’Afrique. Outre l’ouvrage d’Emmanuel Akyeampong déjà évoqué, citons – sans prétendre épuiser la question : Charles Ambler & Jonathan Crush (éds.), Liquor and Labor in Southern Africa, Athens / Pietermaritzburg, Ohio University Press / Natal University Press, 1992 ; Anna L. Bennetts & Charles D.H. Parry, Alcohol Policy and public health in South Africa, Oxford / Le Cap, Oxford University Press, 1988 ; Kettil Bruun, Lynn Pan & Ingemar Rexed, The Gentlemen’s club : international control of drugs and alcohol, Chicago, The University of Chicago Press, 1975 ; Paul La Hausse, Brewers, Beerhalls and boycotts : a history of liquor in South Africa, Johannesburg, Ravan Press, 1988 ; Lynn Pan, Alcohol in Colonial Africa, Helskinki / Uppsala, The Scandinavian Institute of African Studies, 1975 ; David J. Parkin, Palms, Wine and witnesses : public spirit and private gain in an African community, Londres, Intertext Books, 1972 ; Lynn Schler, « Looking through a glass of beer : alcohol in the cultural spaces of colonial Douala, 1910-1945 », International Journal of African historical studies, vol. 35, n° 2-3, 2001, p. 315-334 ; Justin Willis, Potent Brews. A social history of alcohol in East Africa, 1850-1999, Nairobi / Oxford, James Currey et British Institute, 2002.

8 Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics, Londres, MacGibbon and Kee, 1972.

9 Didier Nourrisson, Le Buveur du XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1990, p. 177-185.

10 Sur les limites des statistiques coloniales, on pourra regarder par exemple : Vincent Bonnecase, La Pauvreté au Sahel. Du savoir colonial à la mesure internationale, coll. « Les Afriques », Paris, Karthala, 2011.

11 Henri Bergeron, « Qualifier en politique : l’exemple du problème alcool », Santé Publique, vol. 20, 2008 (4), p. 341-352 ; Nicolas Delalande, Les Batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, coll. « L’Univers historique », Paris, Le Seuil, 2011, p. 91‑98.

12 Chima J. Korieh, « Alcohol and Empire : ‘Illicit’ Gin production in Colonial Eastern Nigeria », African Economic History, n° 31, 2003, p. 111-134.

13 International Council on Alcohol and Addictions (ICAA) Library - DATA, Université des Sciences Appliquées de Magdeburg-Stendal, Allemagne (ci-après : ICAA Library – DATA) : Henri A. Junod, Edouard J. Junod, F.O. Hefti, Louis Rolli, Comment Résoudre le problème de l’alcool en Afrique. Second mémoire présenté par le Bureau International pour la Défense des Indigènes aux gouvernements qui ont ratifié la Convention de Saint-Germain-en-Laye, sur le régime des spiritueux en Afrique, Genève, BIDI, 1931, p. 9.

14 Ibid., p. 10.

15 Charles et David Livingstone, Exploration du Zambèse et de ses affluents et découverte des lacs Chiroua et Nyassa : 1858-1864, Paris, Hachette, 1866, p. 190.

16 Sur les problèmes que pose la construction de l’alcoolisme colonial comme problème de santé publique, je me permets de renvoyer à mon article : « Les faux-semblants d’une politique internationale : la Société des Nations et la lutte contre l’alcoolisme dans les mandats (1919-1930) », in Philippe Bourmaud (dir.), dossier spécial « Re-reading Mandate history through a health policy lens », Bulletin Canadien d’Histoire de la Médecine, n° 4, 2013, p. 69-90.

17 Archives Nationales d’Outre-Mer, Aix-en-Provence (ANOM), Ministère des Colonies, Fonds Ministériel (FM), Affaires politiques, 397 : de Picanon au ministre des Colonies, s.d. [début 1919].

18 Archives de la Municipalité de Lyon (AML), 131 II 89 : Commission générale des Semaines sociales, réunion du 27 octobre 1929.

19 AML, 131 II 89 : Semaines Sociales de France, XXIIe session – Marseille, du 28 juillet au 3 août 1930. Sujet de la semaine : le problème social aux colonies. Programme définitif, Lyon, Chronique Sociale de France, 1930, p. 8.

20 AML, 131 II 89 : Sommaire des Leçons de la XXIIe session des Semaines sociales de France tenue à Marseille du 28 juillet au 3 août 1930. Le Problème social aux colonies, Lyon, Chroniques Sociales de France, 1930, p. 18-19.

21 Ibid., p. 21.

22 Pour une mise au point sur l’histoire des théories des problèmes sociaux, voir Henri Dorvil et Robert Mayer, « Problèmes sociaux et recherches sociales », in Henri Dorvil et Robert Mayer (dir.), Les Problèmes sociaux, t. 1 : Théories et Méthodologies, p. 265-276.

23 Pacte de la Société des Nations, article 22, 28 juin 1919.

24 David M. Fahey, Temperance and Racism. John Bull, Johnny Reb, and the Good Templars, Lexington (Kentucky), The University Press of Kentucky, 1996.

25 Voir par exemple : « Nouvelle Calédonie. Chronique du bagne », Le Protestant colonial. Journal de la Société d’évangélisation des colonies françaises, 3e année, avril 1922, p. 39‑42.

26 Charles Ambler, « Alcohol, Racial Segregation and Popular Politics in Northern Rhodesia », The Journal of African History, vol. 31, n° 2 (1990), p. 295-313.

27 Susan Diduk, « European Alcohol, History, and the State in Cameroon », African Studies Review, vol. 36, n° 1, avril 1993, p. 1-42.

28 Honoré Lacaze (Dr.), Adrien Nicolas (Dr.) & Signol, Guide Hygiénique et médical du voyageur en Afrique centrale, Paris, Société de Médecine Pratique de Paris, 1885 (1ère édition : mars 1884), p. 305-306.

29 Stefan Höschele, Christian Remnant – African Folk Church. Seventh-Day Adventism in Tanzania, 1903-1980, coll. « Studies in Christian Missions », Leyde, Brill, 2007, p. 83, note 149. Sur l’histoire des missions chrétiennes et musulmanes au Tanganyika colonial puis mandataire, voir aussi : Felicitas Becker, Becoming Muslim in Mainland Tanzania 1890-2000, Oxford, The British Academy / Oxford University Press, 2008 ; Klaus Feidler, Christianity & African Culture. Conservative German Protestant Missionaries in Tanzania, 1900-1940, coll. « Studies of Religion in Africa », Leyde, Brill, 1996 ; Dorothy L. Hodgson, The Church of Women. Gendered Encounters between Maasai and Missionaries, Indiana University Press, Bloomington / Indianapolis, 2005 ; Peter Pels, A Politics of Presence. Contacts between Missionaries and Waluguru in Late Colonial Tanganyika, Amsterdam, Harwood Academic Publishers / Overseas Publishers Association, 1999 ; Kathleen R. Smythe, Fipa Families. Reproduction and Catholic Evangelization in Nkansi, Ufipa, 1880-1960, coll. « Social History of Africa », Portsmouth (New Hampshire), Heinemann, 2006.

30 Akyeampong, op. cit., p. 14-19.

31 Hodgson, op. cit., p. 28.

32 Ibid., p. 138 et p. 165.

33 John Iliffe, A Modern History of Tanganyika, coll. « African Studies Series », Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. 34.

34 Trilles, « Chez les Fang », Les Missions catholiques : bulletin hebdomadaire de l’Œuvre de la propagation de la foi, n° 1532, 14 octobre 1898, p. 490-492.

35 Ibid., p. 491.

36 Pels, op. cit., p. 107.

37 Michael Barnett & Thomas G. Weiss, « Humanitarianism : a Brief History of the Present », in Michael Barnett & Thomas G. Weiss (éds.), Humanitarianism in Question : Politics, Powers, Ethics, Ithaca, Cornell University Press, 2008, p. 22.

38 Bernard Porter, Critics of Empire : British Radicals and the Imperial Challenge, Londres / New York, I.B. Tauris, 2007, p. 51.

39 ICAA Library – DATA : Robert Hercod, Alcohol in the African Colonies, Lausanne, Bureau International Contre l’Alcoolisme, s.d. [entre 1936 et 1939], p. 1.

40 John Venn & J.A. Venn (éds.), Alumni Cantabrigienses. A Biographical List of All Known Students, Graduates and Holders of Office at the University of Cambridge, from the Earliest Times to 1900, t. 2 : From 1752 to 1900, 1ère partie : Abbey-Challis, p. 188.

41 Suzanne Miers, « The Brussels Conference of 1889-1890 : the place of the slave trade in the politics of Great Britain and Germany » in Britain and Germany in Africa, édité par P. Gifford & W. Roger Louis, New Haven, Yale UP, 1967, p. 83-117 ; Pan, op. cit., p. 31‑40.

42 Cité in Alain Quellien, La Politique musulmane dans l’Afrique Occidentale Française, Paris, Emile Larose, 1910, p. 96.

43 Pan, op. cit., p. 33-40.

44 CUTATI, The Liquor Traffic in Southern Nigeria (Western Equatorial Africa) as Set Forth in the Report of the Government Committee of Inquiry, 1909 : an Examination and Reply, Londres, CUTATI, 1909.

45 Hercod, op. cit., p. 1.

46 « Mémoire, en date du 31 mai 1920, émanant du comité réuni des races indigènes et du trafic de l’alcool. (Présenté à titre d’information.) », in Les responsabilités qui incombent à la Société des Nations en vertu de l’article 22 (Mandats). Rapport présenté par le conseil à l’assemblée, document n° 20/48/161, Genève, Société des Nations, 6 décembre 1920.

47 Michel Larchain, « L’alcool dans nos colonies. Faut-il se contenter de nouveaux droits d’entrée », La Dépêche coloniale et maritime, n° 6481, 13-14 juillet 1919, p. 1.

48 Joseph, baron du Teil, La Prohibition de l’alcool de traite en Afrique : à propos du récent congrès de Londres, Paris, Comité International pour la protection des races indigènes contre l’alcoolisme, 1909.

49 Pan, op. cit., p. 41.

50 F. Jourdier, « L’alcool en Afrique. Faut-il modifier la convention de Saint-Germain ? Non, mais il faut modifier le taux de perception des droits actuels », La Dépêche coloniale et maritime, n° 7809, 9 janvier 1924, p. 1.

51 Bourmaud, Art. cit., p. 76.

52 Michael D. Callahan, Mandates and Empire. The League of Nations and Africa, 1914-1931, Brighton / Portland, Sussex Academic Press, 1999, p. 4 ; Susan G. Pedersen, « Samoa at Geneva : Petitions and Peoples before the Mandates Commission of the League of Nations », Journal of Imperial and Commonwealth History, vol. 40, n° 2, juin 2012, p. 231‑261.

53 Callahan, op. cit., p. 5-6. Sur la Société des Nations, le monde colonial et le système mandataire, voir également : Antony Anghie, Imperialism, Sovereignty and the Making of International Law, coll. « Cambridge Studies in International and Comparative Law », Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Elizabeth Bishop, R.M Douglas & Michael D. Callahan, Imperialism on Trial. International Oversight of Colonial Rule in Historical Perspective, Lanham, Lexington Books, 2006 ; Mark Mazower, No Enchanted Palace. The End of Empire and the Ideological Origins of the United Nations, Princeton / Oxford, Princeton University Press, 2009, notamment p. 28-65 ; Nadine Méouchy & Peter Sluglett, The British and French Mandates in Comparative Perspectives / Les Mandats français et anglais dans une perspective comparative, Leyde / Boston, Brill, 2004 ; Susan G. Pedersen, « The Meaning of the Mandates System : An Argument », Geschichte und Gesellschaft, vol. 32, n° 4, octobre-décembre 2006, p. 560-582.

54 Bourmaud, art. cit., p. 83.

55 CPM, Troisième session, 1923, p. 25.

56 Margery Perham, Lugard. The years of authority 1898-1945. The second part of the life of Frederick Dealtry Lugard later Lord Lugard of Abinger P.C., G.C.M.G., C.B., D.S.O., Londres, Collins, 1960, p. 654.

57 Callahan, op. cit., p. 99-100.

58 Susan G. Pedersen, « Metaphors of the Classroom : Women Working the Mandate System of the League of Nations », History Workshop Journal, n° 66, automne 2008, p. 188-207.

59 Alfredo Freire de Andrade, Colonisação de Lourenço Marques. Conferencia feita em 13 de março de 1897 pelo socio honorario Alfredo Freire d’Andrade, Porto, J. Da Silva Teixeira, 1897.

60 CPM, Sixième Session, 1925, p. 128-129.

61 Pedersen, « The Meaning of the Mandate System », p. 28.

62 Véronique Dimier, « L’internationalisation du débat colonial : rivalités autour de la Commission permanente des Mandats », Outre-Mer, t. 89, n° 336-337, 2e semestre 2002, p. 333-360.

63 Hercod, op. cit., p. 2.

64 Ibid., p. 3.

65 ICAA Library – DATA : BIDI, L’Alcoolisme en Afrique et la Convention de Saint-Germain-en-Laye. Mémoire présenté par le Bureau International pour la Défense des Indigènes aux gouvernements qui ont ratifié la Convention de Saint-Germain-en-Laye sur le régime des spiritueux en Afrique, Genève, BIDI, 1930, p. 3.

66 CPM, Neuvième session, 1926, p. 87.

67 Akyeampong, op. cit., p. 64-68 ; Schler, art. cit., p. 330-333.

68 Michael D. Callahan, « ’Mandates Territoires Are Not Colonies’ : Britain, France, and Africa in the 1930s », in Bishop, Callahan & Douglas, op. cit., p. 3.

69 CPM, Vingtième session, 1931, p. 68.

70 ANOM, 100 APOM 677 : le président de l’Union Coloniale Française à Aristide Briand, de Paris, le 6 mai 1930.

71 Akyeampong, op. cit., p. 98.

72 Alain Quellien, La Politique musulmane dans l’Afrique Occidentale Française, Paris, Emile Larose, 1910, p. 95.

73 Archives du Ministère français des Affaires Etrangères (MAE), La Courneuve, Service Français de la Société des Nations (SFSDN), 1821 : de R. Reau à Aristide Briand, de Genève, 7 septembre 1925.

74 ANOM, 100 APOM 677 : G. Julien à Joseph Chailley, de Paris, 6 septembre 1925.

75 MAE La Courneuve, SFSDN, 1821 : de R. Reau à Aristide Briand, de Genève, 7 septembre 1925.

76 ICAA Library – DATA : « The Covenant of the League of Nations and the Question of Alcoholism », tapuscrit.

77 ICAA Library – DATA : Rapport annuel du BICA pour l’année 1929, p. 10.

78 Borowy, op. cit., p. 456.

79 CPM, Dix-neuvième session, 1930, p. 45.

80 Akyeampong, op. cit., p. 92-93.

81 Justin Willis, « Indigenous peoples and the liquor traffic controversy », in Jack S. Blocker, David M. Fahey, Ian R. Tyrrell, Alcohol and Temperance in Modern History : A Global Encyclopedia, Santa Barbara, ABC-CLIO, vol. 1, p. 311.

82 BIDI, Comment Résoudre le problème de l’alcool en Afrique, p. 6.

83 Callahan, op. cit., p. 99-100.

84 La mouvance antialcoolique coloniale s’est occupée à mainte reprise d’obtenir l’extension de ces mesures au Proche-Orient et très spécifiquement à la Palestine. Je ne développerai pas cette question ici, qui fait l’objet d’un autre article en préparation.

85 CPM, Vingtième Session, p. 107.

86 Hercod, op. cit., p. 3.

87 Ibid., p. 4.

88 Schler, art. cit., p. 328.

89 Iliffe, op. cit., p. 269-270.

90 Ibid., p. 261-262.

91 Ibid., p. 286-300.

92 Becker, op. cit., p. 94-95 et p. 301.

93 Callahan, op. cit., p. 98-99.

94 CPM, Quinzième Session, 1929, p. 127 ; Dix-huitième Session, 1930, p. 38-39 ; Dix-neuvième Session, 1930, p. 138 ; Vingt et unième Session, 1931 p. 38 ; Vingt-quatrième Session, 1933, p. 118 ; Vingt-septième Session, 1935, p. 150 ; Vingt-neuvième Session, 1936, p. 57 ; Trente et unième Session, 1937, p. 47 ; Trente-troisième Session, 1937, p. 99.

95 CPM, Vingt et unième Session, 1931, p. 38 ; Vingt-septième Session, 1935, p. 150 ; Vingt-neuvième Session, 1936, p. 57.

96 Höschele, op. cit., p. 329.

97 « Religious Notes », The Register, Adelaide, 14 juillet1928, p. 15.

98 Archives de la Church Missionary Society (CMS, Université de Birmingham), G 3 AL 1917-1934, Veal à Manley, Berega, 25 novembre 1924.

99 Pels, op. cit., p. 165.

100 Ibid., p. 183.

101 Elizabeth McKelvey, Shelter and Welcome : the story of John Briggs and Mvumi to 1938, s.l., s.n., s.d., consultable en ligne à : http://www.cms-uk.org/Resources/LibraryArchives/AbouttheCrowtherCentre/CrowtherCentreNews/tabid/336/articleType/ArticleView/articleId/1732/New-Books-22nd-May-2009.aspx (Consulté le 25/04/2014.)

102 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Briggs à Manley, de Mvumi / Dodoma / Dar el-Salaam, 21 février 1923.

103 « Welcome to the diocese of Rift Valley website ! », http://dioceseofriftvalley.weebly.com/, consulté le 25 avril 2014.

104 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Banks à CMS, de Kilimatinde, 19 novembre 1926.

105 Ses papiers personnels sont inclus dans les archives de la CMS à l’université de Birmingham : voir la page qui lui est consacrée sur le site de ces derniers : http://calmview.bham.ac.uk/Record.aspx?src=CalmView.Catalog&id=XCMS%2FC%2FY%2F6, consulté le 25 avril 2014.

106 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Forsgate à CMS, Mvumi, 19 juillet 1929.

107 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Banks à CMS, Kilimatinde, 4 août 1933.

108 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Briggs à Harris, de Mvumi, 5 septembre 1927.

109 CMS, G 3 AL 1917-1934 : Briggs à CMS, de Mvumi, s.d. [fin 1926]

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Bourmaud, « Économies politiques mandataires et économies morales missionnaires de l’alcool dans les mandats de la Société des Nations (1919-1939) »Chrétiens et sociétés, 20 | -1, 97-148.

Référence électronique

Philippe Bourmaud, « Économies politiques mandataires et économies morales missionnaires de l’alcool dans les mandats de la Société des Nations (1919-1939) »Chrétiens et sociétés [En ligne], 20 | 2013, mis en ligne le 16 juin 2022, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/3547 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.3547

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Philippe Bourmaud

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