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Vocation et famille : l’exemple de la Lorraine aux xviie et xviiie siècles

Jean-Marc Lejuste
p. 39-66

Résumés

La naissance de la vocation obéit à de nombreux facteurs dont certains peuvent trouver leurs origines au sein de la cellule familiale. Seulement, il est difficile de connaître l’implication exacte de la famille dans l’entrée en religion. En effet, les historiens de la vocation buttent souvent sur ces questions à cause d’un problème de sources. Toutefois, il n’est pas impossible de découvrir les motivations réelles d’un novice et de décrypter le processus qui amène une jeune femme ou un jeune homme à pousser les portes du noviciat. Quelques documents permettent de soulever un peu le voile qui recouvre le mystère d’une entrée en religion et notamment en Lorraine, terre où coexistent de nombreux couvents, monastères qu’ils soient issus d’ordres anciens ou d’ordres nouveaux. Grâce aux examens de novices, aux procès-verbaux de l’Officialité et aux dossiers de tutelles et curatelles, cet article se propose d’étudier les implications de la famille dans l’entrée en religion aux XVIIe et XVIIIe siècles dans le cadre des diocèses lorrains.

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Texte intégral

1S’engager en religion n’est pas un acte anodin au sein de la cellule familiale sous l’Ancien Régime. Quelles que soient les motivations qui poussent un jeune homme ou une jeune fille vers les murs du couvent, le rôle des parents, des frères et des sœurs est certain mais peu connu car difficile à étudier. Pourtant, restituer le contexte familial d’une vocation religieuse permet de mieux comprendre la naissance de cette dernière.

  • 1 Dominique Dinet, Vocation et fidélité, le recrutement des réguliers dans les diocèses d’Auxerre, La (...)
  • 2 Cyrille Fayolle, « L’entrée en religion : déterminations sociales et décision personnelle », Revue (...)

2Quelques historiens ont déjà travaillé sur la problématique de la vocation. Dominique Dinet a étudié les familles dévotes de Langres, Auxerre, Dijon, Châtillon-sur-Seine et Chaumont1. Il a démontré que ces familles, aux nombreux enfants en religion, appartiennent au monde des officiers. Il ne généralise pas la thèse selon laquelle le couvent est une porte de sortie pour ces jeunes. L’aîné est, dans la majorité des cas, placé en religion. Cyrille Fayolle a, pour le diocèse de Clermont2, montré l’existence de conditionnements du jeune par la famille jusqu’à la contrainte imposée pour des motifs touchant le plus souvent à l’argent. En Lorraine, cette question reste totalement inédite.

3Les trois évêchés lorrains, Metz, Toul et Verdun, concentrent de nombreux couvents et monastères d’ordres anciens et nés de la Contre-Réforme catholique. Les noviciats y sont nombreux et les sources relativement abondantes. Même si des milliers de vocations resteront une énigme, quelques exemples permettent de déceler l’impact de la famille sur la vocation et de découvrir quelques processus d’entrées en religion voire d’en découvrir le vécu.

4Les registres d’examen de novices (séries H et G), les dossiers de l’officialité, la série B judiciaire qui regroupe un grand nombre de dossiers de tutelles sont l’essentiel des sources utilisées pour cette étude.

  • 3 La bibliographie sur la vocation est peu abondante. Outre les deux références précédemment citées, (...)

5Si les historiens de la vocation se sont souvent interrogés sur le problème des vœux forcés, il n’existe pas d’études sur le phénomène inverse. Les vocations contrariées – où des jeunes veulent entrer en religion malgré l’opposition des parents – doivent exister et peuvent fournir un éclairage nouveau sur la naissance d’une vocation et son ressenti par la famille. Si des vocations sont contraintes, d’autres sont encouragées mais dans quels contextes familiaux ? Enfin, de l’encouragement volontaire à la vocation forcée, il n’y a qu’un pas que certaines familles ont franchi. Les dossiers de réclamations contre les vœux monastiques ont déjà été étudiés dans d’autres diocèses français mais pas en Lorraine3.

L’opposition familiale : un phénomène réel ?

6C’est au sein de la cellule familiale que l’enfant prend conscience de sa vocation, et ce parfois très tôt. Nombreux sont les témoignages de jeunes filles qui attestent que dès leur plus tendre enfance, l’envie de devenir religieuse s’est manifestée. L’exaltation d’être appelée de Dieu peut vite devenir une épreuve quand la famille ne partage pas cette grâce. L’entrée en religion est alors vécue comme un malheur contre lequel il faut lutter d’où des conflits entre le ou la postulante et les parents.

Pourquoi s’opposer à l’entrée en religion ?

7Ces oppositions sont mesurées et identifiées seulement pour les ordres féminins car l’Église s’est toujours méfiée des vocations féminines. Elle a donc imposé une série d’examens aux novices afin de vérifier leur consentement et ce, à deux temps forts : avant la prise d’habit au moment où la jeune femme est dite « postulante », puis pendant le noviciat juste avant la profession religieuse. Ces interrogatoires sont réalisés par un religieux portant une commission de l’évêque et l’interrogée est sous serment.

8Après avoir décliné son identité et exposé les motifs qui l’ont déterminée à entrer au couvent, vient la question : « interrogée si elle n’a pas été contrainte ou induite par les parens ou par ceux sous l’autorité desquels elle est ». Les réponses à cette question oscillent entre le « non » et une série de remarques concernant les difficultés que la postulante a pu éprouver pour entrer au couvent. Ces réponses sont à prendre avec précaution. La résistance aux pressions parentales peut apparaître comme le signe d’une vocation forte et l’argument peut être utilisé pour convaincre le confesseur. Enfin, toutes n’ont sans doute pas avoué l’opposition parentale.

9Notre étude porte sur le couvent des carmélites de Neufchâteau, les sœurs grises franciscaines de Lorraine et le couvent de la congrégation Notre-Dame de Nancy. En, effet, ces noviciats ont conservé des séries qui couvrent tout le xviiie siècle, voire le xviie siècle avec la congrégation Notre-Dame.

10Les données recueillies indiquent qu’entre 20 et 43 % des sœurs interrogées témoignent de difficultés à s’engager. Il est donc clair que dans la majorité des cas, les parents ne s’opposent pas à l’entrée en religion.

11Les sœurs institutrices de Saint-Pierre Fourier sont celles qui rencontrent le moins de difficultés puisque sur 167 témoignages, seules 34 indiquent avoir forcé la décision parentale entre 1622 et 1789. Pour les carmélites néocastriennes, le taux passe à 33 % entre 1711 et 1789 et monte à 43 % pour les sœurs grises entre 1720 et 1789. Il est difficile de conclure sur ces variations conditionnées par les sources. Le fort taux d’opposition constaté chez les franciscaines tient peut-être à des manques puisqu’il s’agit de feuilles volantes et non de registres comme chez les carmélites ou les sœurs de Notre-Dame.

12Ces oppositions n’apparaissent véritablement qu’au xviiie siècle. Pour la congrégation Notre-Dame, seules 2 novices sur 74 ont rencontré des problèmes pour prendre l’habit au xviie siècle contre 32 sur 92 au xviiie. Faut-il y voir la marque d’une montée de l’opposition aux ordres religieux durant le siècle des Lumières ? Par contre, il n’y a pas de périodicité du phénomène, notamment aucune montée de l’opposition des parents dans la deuxième moitié du xviiie siècle au moment où les vocations marquent le pas. Si la vocation naît au sein de la cellule familiale, elle n’en est donc pas toujours la source puisque 20 % au minimum peuvent rentrer dans les ordres contre l’avis familial. Les motivations parentales s’appuient d’abord sur l’âge de la postulante.

  • 4 Cela est vrai jusqu’à l’édit royal de mars 1768 qui impose comme âge minimum à la profession 21 ans (...)
  • 5 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571.
  • 6 A. D. Vosges, 49 H 4.
  • 7 A. D. Moselle, G 320.
  • 8 A. D. Moselle, G 320.

13À ce sujet, les règles sont très claires. Il faut avoir 16 ans révolus à la profession4, ce qui reste très jeune d’où la peur des parents du coup-de-tête, de l’erreur de jeunesse dont la profession religieuse sera l’acte final, sans espoir de pouvoir ressortir. Anne Françoise Fretier, de Messein, novice à la congrégation Notre-Dame de Nancy, témoigne le 27 mai 1678 que « ses parents […] ayant eu de la difficulté à y donner les mains la croyant encore trop jeune pour cela »5. Le 15 avril 1733, les parents de Marguerite Léger, née le 18 novembre 1715, se sont un temps opposés à son entrée chez les carmélites de Neufchâteau. En effet, alors âgée de 18 ans, elle témoigne à son confesseur l’envie de devenir religieuse, dès lors, « ses père et mère […] avoient tesmoigné seulement qu’elle estoit trop jeune mais sa persévérance et sa constance pendant plus de trois mois les avoit obligé d’y consentir »6. Parfois, certains parents font encore davantage patienter la postulante. Anne Louis, postulante aux sœurs grises du couvent de Château-Salins déclare qu’orpheline de père et de mère, c’est son tuteur, un oncle maternel curé d’Amelécourt, qui « loin de l’engager au parti de la relligion auroit tout mis en œuvre pour éprouver sa vocation, se seroit même opposé à son entrée en relligion jusques à l’âge de vingt trois ans dans la crainte qu’elle ne fut dupe de ses propres idées et victime d’un état auquel un âge trop jeune ne luy auroit pas permis de se decider avec assez de maturité et de reflexion »7. D’ailleurs cette résistance des parents conduit certaines postulantes à dépasser la majorité pour devenir religieuses. Joséphine Falloix, âgée de 26 ans, aussi postulante chez les sœurs grises du couvent d’Ormes, déclare le 10 septembre 1756 « qu’à vingt six ans, elle vient de cesser d’être sous la puissance de ses parens étant devenue majeure […] qu’elle est d’âge à ne pas se laisser conduire de la force mais pouvoir elle-même se laisser déterminer »8.

  • 9 Idem.
  • 10 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2853.
  • 11 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571.
  • 12 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1572.

14Outre l’excuse de la jeunesse, certaines familles se refusent absolument de voir partir une fille qui offre un beau parti pour le mariage ou qui peut être utile aux parents. La novice franciscaine Françoise Bon déclare, le 12 décembre 1755, qu’elle « va contre l’inclination de ses parens qui auraient désiré qu’elle s’établit dans le monde »9. D’autres n’hésitent pas à avouer qu’elles ont dû fuir des parents trop heureux de pouvoir les conserver auprès d’eux. Le 14 janvier 1773, Catherine Thouvenot souhaite prendre l’habit des franciscaines d’Ormes. Ayant perdu sa mère, son père a mis longtemps à se séparer de sa fille, et à la lecture de son témoignage, ce n’est pas forcément par amour. En effet, elle déclare à propos de son engagement « qu’elle n’y a pensé qu’à un âge déjà avancé mais qu’après la mort de sa mère ayant été chargée de tout le ménage de son père, elle a conçut un grand dégoût pour ce genre de vie et senti naître dans son cœur le désir de la retraitte du monde »10. Le 16 janvier 1778, la sœur Marie Fournier Ballant, déclare être devenue sœur de la congrégation Notre-Dame de Nancy « malgré ses père et mère auxquels elle étoit utile et nécessaire »11. Enfin, certains parents se refusent à voir partir leur enfant chérie. Barthélémy Sorrel, marchand de Nancy et Anne Grandidier font obstacle à l’engagement de leur fille Françoise chez les instructrices de la congrégation Notre-Dame. Cette dernière en explique la cause le 29 janvier 1732 : « ses parens ont fait tous les efforts possibles pour l’en empêcher étant le seul enfant qu’ils ayent mais qu’elle a surmonté avec la grâce du seigneur tous les obstacles qu’ils ont fait naître »12.

15Les causes qui expliquent cette opposition sont nombreuses, oscillant entre attachement et intérêts personnels. Elles révèlent aussi les moyens mis en œuvre par les parents pour contraindre.

Des moyens pour contraindre.

  • 13 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571.

16D’après la lecture des examens des postulantes, beaucoup de parents ont éprouvé leur fille en les faisant patienter. Nombre de jeunes femmes témoignent qu’elles furent frappées par la foi alors qu’elles étaient très jeunes et que les parents « ont retardé autant qu’ils ont pus l’éxécution de ses bons desseins et ont fait naître des obstacles pour l’empêcher »13 comme le déclare Marie Anne Mathieu chez les sœurs de Notre-Dame de Nancy, le 10 juillet 1733.

  • 14 A. D. Vosges, 49 H 4.
  • 15 A. D. Vosges, 49 H 4.
  • 16 Idem.

17Par cette attente, ils cherchent à démotiver la postulante. Marie Marguerite de Bourgongne, qui entre chez les carmélites de Neufchâteau, affirme que « que depuis un temps considérable […] on avoit taché de l’en dégouter, ce qui l’encourageait toujours plus »14. D’autres font état d’épreuves ou ont été éprouvées avant d’entrer au noviciat mais peu font le détail des « obstacles » dressés par les familles. Une seule témoigne d’un moyen de pression, Françoise Gabrielle Cugnet, postulante chez les carmélites de Neufchâteau. Ses parents, originaires de Dole, ont voulu la soustraire de son confesseur « qui secondait sa vocation » car elle avoue le 19 avril 1729 qu’on « lui defendoit de retourner à son confesseur »15. Éloigner la jeune fille de toutes influences néfastes du point de vue des parents, voilà un moyen sans doute couramment utilisé pour contraindre la vocation. Un autre est supposé au travers du procès-verbal d’examen de la novice carmélite Anne Marie Aubert : « bien loin d’avoir esté contrainte par ses parents elle avoit esté obligé de les porter […] et à contribuer aux frais de sa pension et de ses habits »16. Rentrer en religion exige le paiement d’une dot qu’une jeune fille est incapable de payer sans l’aide des parents. Voilà sans doute un autre et important moyen de s’opposer aux vocations non désirées.

  • 17 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2853.
  • 18 A. D. Moselle, G 320.
  • 19 A. D. Moselle, G 321.
  • 20 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1572.

18La lutte avec la famille peut se poursuivre pendant le temps du noviciat. Il y a d’abord les lettres que les parents peuvent envoyer pour infléchir la vocation et faire plier la novice. Charlotte Julien de Saint Félix, novice franciscaine à Château-Salins fait état en décembre 1772 qu’elle « a été obligée de faire une espèce de violence à monsieur son père pour obtenir son consentement, qu’elle vient encore tout nouvellement de recevoir une lettre de sa part par laquelle il luy marque que s’il luy connoissait la moindre répugnance pour son état, il ne permettrait jamais qu’elle prononceat ses vœux »17. D’autres se plaignent des visites de leurs parents au parloir. Toujours chez les franciscaines de Château-Salins, Anne Lance, lors de son examen de prise d’habit du 20 juin 1778, affirme avoir « été détournée par son père » de son projet et qu’après avoir « enfin consentit à l’amener à la postulation, et que l’étant venu voir depuis qu’elle est au monastère, il vouloit encore l’engager à retourner avec luy dans sa maison »18 alors que celui-ci y est seul du fait de son veuvage. Marguerite Chippel, alors novice chez les franciscaines de Dieuze, déclare le 27 décembre 1757, qu’étant orpheline de son père, elle a éprouvé « beaucoup de peine à obtenir d’eux (ses parents) la permission d’entrer dans le monastère, que depuis qu’elle y est, sa mère est venue plusieurs fois pour l’engager à en sortir et à retourner avec elle »19. D’autres parents promettent un avenir dans le monde plus faste avec des partis très avantageux. Anne Madeleine de Faugière, novice à la congrégation Notre-Dame de Nancy affirme que son père lui a « proposé d’en sortir en lui donnant espérance de l’établir avantageusement dans le monde »20 le 10 mai 1712.

  • 21 A. D. Moselle, G 320.

19Marguerite Michel quant à elle, voit son père venir le jour de sa prise d’habit et faire « exprès le voyage de Nancy à Château-Salins pour luy dire de ne pas s’engager témérairement, qu’il la trouveroit volontier à la maison et qu’il étoit tout prêt à la ramener avec luy si cela lui faisoit plaisir »21.

  • 22 A. D. Vosges, 49 H 4.

20Enfin, il existe des cas où certains parents sont prêts à tout pour casser une vocation. En octobre 1721, Marie Rose Bellot, orpheline de son père, est sur le point de prendre l’habit des carmélites de Neufchâteau où elle se sent irrésistiblement attirée depuis plusieurs années. La révérende mère du couvent tient à préciser qu’elle a déjà failli être reçue le 24 avril 1720 mais qu’à cette époque « sa mère et monsieur son beau-frère auquel elle n’avait pas demandé leur consentement s’opposèrent à la prise d’habit et par l’ordre de Monseigneur, la firent sortir disant qu’ils vouloient la retenir encor quelque tems chez eux pour esprouver sa vocation »22. Face à l’ordre épiscopal, la postulante retourne chez sa mère où elle reste pendant dix-sept mois dans « l’inquiétude d’être sortie du monastère » et dans la peur de ne pouvoir y revenir. Voyant que ses sentiments ne varient pas, sa mère finit par accepter la décision de sa fille « persuadez que sa vocation est bonne et que les religieuses ne l’ont point attirée ». Ses parents consentent à sa prise d’habit qui a lieu le 17 octobre 1721 et à ses vœux prononcés le 18 octobre de l’année suivante.

21Les pressions familiales pour lutter contre les vocations réputées douteuses sont de plusieurs ordres, morales, financières… tout est bon pour faire plier les moins résistantes. La foi pousse certaine à de véritables actes de résistance montrant au passage la force de conviction et la volonté de certaines d’entre elles.

La force de la vocation.

  • 23 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2853.
  • 24 A. D. Moselle, G 321.
  • 25 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571. À noter que la béatification de Pierre Fourier était toute récent (...)
  • 26 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2643.

22Les réactions face aux oppositions familiales peuvent surprendre notamment au xviiisiècle, temps réputé pour la faiblesse des vocations. De nombreuses novices ou postulantes décrivent être parvenues à faire céder leurs parents par la force de leur vocation. Soutenir face aux épreuves imposées, c’est finir par convaincre que la vocation est sincère et réfléchie. Marie Joseph Duhoux, novice franciscaine à Ormes, avoue à son confesseur le 27 juillet 1755 « qu’elle a eu besoin au contraire de beaucoup de sollicitations et de prières auprès de messieurs ses parents pour obtenir leur consentement »23. Toujours chez les sœurs grises mais à Dieuze cette fois, Marguerite Palleot confesse le 6 août 1757, que « ses parents au contraire sy étoient opposés et qu’elle avoit estée obligée après plusieurs instantes prières de se jetter aux pieds de monsieur son père pour obtenir sa permission »24. D’autres préfèrent s’en remettre aux grâces de Dieu pour faire céder leurs parents ou au fondateur de l’ordre choisi. Marie Hyacinthe Pieton, orpheline de ses deux parents bourgeois de Nancy, désire devenir institutrice à la congrégation Notre-Dame mais sa famille y a mis beaucoup d’opposition. Après deux années de noviciat, elle est prête à prononcer ses vœux le 19 avril 1730. Lors de son examen d’avant-profession, elle témoigne que « nonobstant bien des obstacles qui se sont rencontrés à sa vocation de la quelle elle croit être redevable aux intercessions du Bienheureux Pierre Fourier, instituteur de cette congrégation à qui elle a eu souvent recours par ses prières »25. D’autres jouent sur la crainte de Dieu, faisant passer leur volonté pour une volonté divine à laquelle il ne faut pas s’opposer. Constance Thomerot, postulante chez les dominicaines de Nancy en octobre 1728, témoigne que face aux « oppositions formées à son dessein tant de la part de M. son père, ses frères et sœurs, que de celles de ses parens et amis […] la seule religion et la crainte de s’opposer trop longtemps à la volonté de Dieu ont fait céder à ses empressement »26.

23Mais d’autres ne supportent plus cette opposition et choisissent des ruses voire des moyens plus radicaux pour parvenir à leurs fins.

  • 27 A. D. Moselle, H 4444.

24La sœur Marie Ursule Hestaut visitandine à Metz a utilisé un subterfuge pour contrecarrer la vive opposition de son père. Âgée d’une vingtaine d’années et destinée au mariage, son père lui présente des hommes à qui elle se refuse. Puis, quand arrive un homme intéressé par le mariage mais rejeté par son père, elle feint de céder au prétendant ce qui ulcère le père qui « lui signifia de se désister de toute prétention pour cette personne »27. Elle lui répond alors : « Hé bien mon père, cependant, j’espère que je n’en aurai point d’autre ». De colère, son père se résout au couvent mais pour l’enfermer jusqu’à ce qu’elle cède et « pour lui apprendre à soumettre son jugement au sien ». Son but est atteint : elle prend l’habit le 13 septembre 1767 puis fait profession le 18 septembre 1768.

25Enfin quand les parents demeurent inflexibles et insensibles, certaines n’ont pas d’autre choix que de fuir. Elles ne sont pas nombreuses à avouer cet état de fait, car sur 285 examens de novices étudiés, seules 4 déclarent être rentrées à l’insu de leurs parents.

  • 28 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571.

26Elisabeth Avis est la fille d’un commissaire de l’artillerie au service du roi, originaire de Hombourg. Mise au pensionnat des sœurs de la congrégation Notre-Dame de Saverne, elle y prend le goût de la religion et de l’instruction aux petites filles. Convaincue que c’est à Nancy où « les dernières volontés du grand homme de dieu de Mattaincourt y estoit observé exactement »28 qu’elle doit accomplir son pieux dessein, elle s’y fait envoyer par ses parents. Seulement, au bout de dix sept mois, sa mère la ramène à Hombourg « dans la pensée de l’attirer dans le ménage et pour la mettre au monde ». Décidée à suivre sa vocation, elle écrit secrètement une lettre à sa tante nancéienne pour lui demander de la faire faire venir à Nancy sous un faux prétexte, ce que cette dernière fit. Dès lors, elle quitte ses parents « à leur insceu ».

  • 29 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1572.
  • 30 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571.

27Toujours chez les sœurs de Notre-Dame, le cas de Marie Catherine Doyen, la fille d’un maître de poste de Bénaménil est remarquable. Elevée en partie par sa grand-mère et une tante, elle est un temps pensionnaire à l’abbaye bénédictine de Vergaville. Convaincue de faire son salut dans l’état de religieuse et ayant du goût pour l’instruction de la jeunesse, elle se sent appelée par Dieu. Ayant fait part de ses pensées à ses parents, elle assiste impuissante à leur passivité. N’y tenant plus, elle monte alors un stratagème pour fuir sa condition de future femme mariée voulue par ses parents. Ne pouvant être reçue dans le couvent de la congrégation Notre-Dame de Blamont où elle serait trop proche de sa famille, elle se décide pour celui de Nancy au début de l’année 1712, elle n’a que 18 ans. Elle entraîne avec elle une cousine, Anne Lottinger, originaire de Blâmont âgée de 22 ans. A la fin du mois de janvier, les deux complices sous prétexte « d’aller chez leurs tantes à Saint-Dié où on leurs avoit permis d’aller passer le canavalle »29 quittent Blâmont pour se rendre directement à la congrégation de Nancy, à l’insu de leurs parents, où elles vivent le carême. A la Pâques de 1712, les deux cousines sont reçues au noviciat de Nancy où elles prennent l’habit en avril 1713. Lors de son examen de prise d’habit, Marie Catherine Doyen avoue malicieusement que ses parents « n’ont pas meme esté content et dont y paraisse encor fâché à présent ». Avant de faire profession, le 13 avril 1714, elle va même jusqu’à déclarer devant son confesseur « que le choix de ce monastère de Nancy vint d’un instin particulier du saint Esprit qui luy a mené comme par la main »30 !

28À la lecture de l’ensemble des réponses données par les sœurs qui ont rencontré une opposition familiale, il est évident que la force de leur vocation les a fait triompher. Nous pouvons être étonnés des moyens mis en œuvre par ces jeunes femmes pour franchir les portes du cloître et y trouver la paix. Leur combat traduit aussi la montée d’une objection vis à vis de l’enfermement religieux volontaire au xviiie siècle. Des familles n’hésitent plus à contester ces vocations pourtant parfois longuement mûries et réfléchies. Les parents encouragent vivement leur fille à rester à leurs côtés pour aider un veuf, une veuve, pour être mariée, sans oublier des stratégies familiales. Cette première étude de l’opposition familiale aux vocations religieuses laisse toutefois quelques parts d’ombre : combien de jeunes femmes n’ont pas pu résister et se sont établies dans le monde contre leur gré ? Quelles sont les personnes qui ont pu faire naître ces vocations dans l’entourage de ces jeunes filles ? Et qu’en est-il des hommes ? Avaient-ils plus de moyens d’échapper à la pression familiale ?

29Ces oppositions ne doivent pas cacher le fait que les deux tiers des vocations sont accompagnées par les parents ou qu’elles ne posent aucun souci et qu’elles sont peut-être encouragées par la famille.

De l’encouragement familial.

30Interrogées, la majorité des jeunes femmes qui entrent en religion se déclarent libres de toutes contraintes familiales. Parfois, des familles donnent à Dieu deux, trois enfants et parfois plus encore. Derrière ces prises d’habit se cachent des motivations, des situations parfois complexes qui dépassent le seul cadre du véritable désir de s’offrir un salut de l’âme après le trépas.

Des événements familiaux favorisant les entrées.

31Loin d’être forcées par des parents, certaines vocations s’épanouissent dans un terreau fertile lors d’un événement familial qui fait prendre tout à coup conscience d’une réalité qui n’était pas immédiatement visible au jeune homme ou à la jeune fille vivant au monde. Décès des parents, mort d’un proche, influence d’un membre de la famille, les facteurs familiaux favorisant les entrées en religion sont divers et nombreux.

32La condition d’orphelin n’est pas forcément un caractère primordial car les noviciats ne sont évidemment pas peuplés que d’orphelins. Mais, le taux de mortalité – oscillant entre 30 et 38 % sous l’Ancien Régime – contribue au fait que bien des novices sont orphelins quand ils font leur profession. Sans pouvoir généraliser, quelques indices permettent d’estimer la proportion d’orphelins à environ un quart des entrées. Sur les 177 entrées au couvent de la congrégation Notre-Dame de Nancy, 44 sont orphelines d’au moins un des deux parents, soit 25 % des novices. Une étude portant sur une vingtaine de novices capucins originaires de Fontenoy-le-Château, indique que 21 % sont orphelins. A première vue, le fait d’avoir perdu un parent ne serait donc pas un facteur déterminant mais plutôt un moyen de combattre l’adversité ou de parvenir à une situation sociale.

33L’exemple de Catherine Thouvenot, cité plus avant, montre que sa vocation fut induite par le décès de sa mère et sa volonté de fuir son père en 1773. Sœur Madeleine Thérèse de Vidam est originaire d’une famille estimée de Metz. Dans son plus jeune âge, elle perd sa mère, puis quelques temps plus tard, son père d’une mort subite. Doublement accablée par la mort de ses parents, elle décide alors de prendre retraite dans un appartement réservé aux séculières chez les visitandines de Metz. Au contact quotidien des sœurs, elle se sent appelée par Dieu et prend l’habit le 6 janvier 1768.

  • 31 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2892.

34Catherine Angélique de Serre, née d’une honorable famille nancéienne, fut exclusivement élevée par sa mère même. Pour parfaire son éducation, sa mère l’envoie chez les visitandines de Nancy où elle devient pensionnaire. Faisant preuve d’une grande piété, elle a la révélation que sa vie serait de suivre une vie tournée vers le Christ. Sa vocation est d’ailleurs très forte parce que même malade, elle continue à faire ses exercices de dévotion. Pressée de la revoir à ses côtés, sa mère la rappelle auprès d’elle « pour les soins de sa maison et de sa famille »31. Ne pouvant se séparer de ce lien maternel, elle préfère renoncer à sa vocation. La mort subite de sa mère est interprétée comme un signe, un appel de Dieu, que d’ailleurs, sa supérieure Marie Anne Sophie de Rottembourg commente de la manière suivante : « le seigneur jaloux de ce cœur dont le monde n’étoit pas digne luy ota la personne qui lui retenoit ». Elle fait profession le 28 novembre 1734.

35Pour d’autres, mais les cas sont rares, c’est la mort du conjoint qui provoque l’entrée dans les ordres. Louise Mélanie d’Arbon était mariée à un officier d’infanterie quand elle apprend sa mort survenue lors du siège de Madonna del Ulmo le 30 septembre 1744, pendant la guerre de Succession d’Autriche. Anéantie par ce drame, ses affaires en ordre et ses enfants établis, elle se retire peu à peu du monde pour consacrer sa vie à préparer son salut. Sachant que les visitandines recevaient des veuves, elle entre très rapidement au couvent au début de 1745, alors âgée de 49 ans pour prendre l’habit en juillet 1745 pour faire profession le 28 juillet 1746.

36Enfin, l’entrée en religion peut être favorisée par un double processus, le décès des parents et la présence d’un membre influent, comme par exemple, un régent de latinité.

37Le 30 juillet 1724, Anne Collotte femme du marchand tanneur Jean-Nicolas Richard de Fontenoy décède quatre jours après avoir mis son quatrième enfant au monde. Le 13 septembre suivant, le père est désigné tuteur des quatre mineurs par la famille.

38Quatre ans plus tard, le 28 juillet, Jean-Nicolas Richard décède à son tour ce qui oblige à une nouvelle tutelle prise en charge par un oncle des mineurs, Jean-Charles Richard. Le 15 novembre 1729, le conseil de tutelle est réuni car l’aîné des mineurs, Jean-François Richard âgé de 15 ans, étudie le latin chez un régent de latinité, Jean-François Breton qui n’est autre que le frère de sa mère défunte.

  • 32 A. D. Vosges, B 2244 : tutelles et inventaires, Fontenoy-le-Château.

39Le régent de latinité est un laïc qui enseigne au sein d’une classe avec souvent une mise en pension chez le régent. Cette classe permet surtout d’apprendre le latin, un peu de grec et des notions de grammaire, de rhétorique… Il forme donc des jeunes qui veulent, soit entrer à l’université, soit faire carrière dans le clergé qu’il soit séculier ou régulier car le latin est indispensable pour comprendre la cérémonie de la messe. Seulement, Jean-François Richard « ne paroit pas avoir des dispositions pour continuer ses études, qu’il y couteroit beaucoup sans aucun fruict »32 se plaint le tuteur. Face à ce danger, ce dernier demande au conseil communautaire de statuer sur son avenir et notamment lui faire « apprendre une profession pour luy faire gagner sa vie ». Son oncle régent proteste et il demande un délai de six mois pour l’aider à poursuivre ses efforts, « soub promesse de continuer à l’enseigner comme il a fait cy devant et le nourrir suivant sa condition » ce qui prouve qu’il est bien en pension chez son professeur et ce, pour une somme de 10 livres par mois, ce qui est accepté par le juge.

  • 33 Idem.
  • 34 Il pourrait s’agit d’une déformation latine de Saint Mansuy (Mansuetus) premier évêque de Toul et a (...)
  • 35 Son acte de décès du 26 janvier 1761 indique qu’il est regretté de beaucoup de monde notamment « pa (...)

40Entre 1729 et 1733, Jean-François Richard est sous la coupe de son oncle et les archives restent muettes à son sujet jusqu’au 30 mai 1733. Lors d’un nouveau conseil de tutelle, le tuteur et le curateur témoignent que « Jean-François Richard ayant eu la vocation de ce faire religieux capucins à cette effet y persistant, il est entré au noviciat où il a persévéré jusqu’à présent, il est sur le point de faire profession en ayant donné avis par sa lettre missive que ce seroit au deux juillet prochain »33. Ce document révèle que Jean-François fut frappé par la grâce entre novembre 1729 et juin 1732. En effet, d’un étudiant en latin médiocre, il est devenu un novice qui fait profession le 2 juillet 1733 sous le nom de frère Mansuet34. Comment cette vocation lui-est-elle venue ? Est-ce son oncle qui l’aurait doucement influencé vers cette orientation vu sa position sociale et financière délicate ? L’hypothèse est plausible car le régent Jean-François Breton est réputé pour avoir donné de nombreuses vocations à l’Église du fait de ses enseignements35.

41La mortalité parentale a forcément entraîné des jeunes vers le cloître par désespoir de se retrouver seuls et dans une situation sociale difficile. Quant aux femmes plus âgées ou celles qui n’ont pas trouvé un mari, sans parents ou veuves, elles peuvent ressentir la vie en communauté religieuse comme un moyen de se sauver. Le couvent devient donc un refuge. L’exemple de la famille Richard montre aussi l’influence de la famille ou du régent de latinité dans la détermination de la vocation. Outre le décès des parents, l’exemple familial et les questions financières interviennent dans la décision.

Les exemples familiaux et les vocations multiples : un coût pour les familles.

42L’entrée en religion d’un frère ou d’une sœur peut provoquer un déclic chez les autres enfants de la fratrie. Pour d’autres, l’existence d’une tradition familiale pousserait les parents, peut-être inconsciemment, à faire entrer un ou plusieurs enfants dans les ordres malgré le coût important que cela exige.

  • 36 A. D. Vosges, B 2245 : tutelles et inventaires, Fontenoy-le-Château.

43Dans le cas de la famille Richard de Fontenoy, le frère capucin Mansuet devient une figure d’exemple pour son petit frère. Le 1er juin 1734, Jean-Charles, alors âgé de 13 ans déclare son « intention d’estudier en lattinité suivant l’exemple de son frère capucin »36. Pour le tuteur et le curateur, ce deuxième engagement pose un problème puisqu’il faut une nouvelle fois engager de l’argent. Face à cette charge devenue trop lourde, le tuteur décide d’abandonner. La famille menace d’exploser mais la grand-mère maternelle « pour en favoriser les bons desseing » vient au secours de Jean-Charles en décidant « de le nourrir et entretenir pendant le cours de ses estudes ». De plus, nouvelle intervention déterminante du régent Jean-François Breton qui, pour éviter les frais supplémentaires, veut « luy enseigner la grammaire gratis pendant tout le temps qu’il régentera »

44Le 1er juillet 1738, soit quatre ans plus tard, sa formation est terminée et il affirme vouloir « faire profession dans l’ordre des révérends pères capucins de cette province ». D’ailleurs, il a « esté receu à cet effet par le révérend père provinciale à sa dernière visite en ce lieu » car c’est au provincial ou à son vicaire d’opérer la première phase du recrutement.

  • 37 A. D. Vosges, B 2245 : acte du 19 juillet 1738.

45Un autre indice permet de comprendre le ressenti de la famille face à ces deux engagements religieux. Quand le conseil communautaire est réuni le 19 juillet 1738, pour vendre des biens du mineur afin de lui permettre d’honorer son engagement chez les capucins, il est ajouté une petite remarque insidieuse au procès-verbal : « quoyque les religieux fassent profession de pauvreté cependant il est nécessaire de payer les pensions de noviciat, voyage, repas, habillement et autres frais qui reviendront à près de cinq cent livres ainsy qu’il en couté à la réception du père Mansuet son frère qui est dans le même ordre »37. L’opposition entre l’expression « vœux de pauvreté » et la somme de cinq cent livres à payer est clairement exprimée par la famille Richard, ce qui peut être interprété comme une petite pique contre des capucins bien gourmands.

46Il faut croire que l’exemple de frère Mansuet fait tâche d’huile car après son frère, c’est un cousin qui est concerné. Le fils du tuteur Jean-Charles Richard, Jean-François né le 15 juin 1723 suit le même chemin et les deux font leur entrée, ensemble au noviciat capucin de Saint-Mihiel au début du mois d’août 1738, pour faire profession le 10 août 1739.

47La présence du régent de latinité au sein de la famille et la mort des parents sont les deux éléments qui ont suggéré à l’un des orphelins de devenir capucin. Ensuite, l’effet d’exemple a, sans doute, joué sur le petit frère, peut-être impressionné par le prestige que son grand frère a recueilli en portant la bure. La famille par contre n’a rien fait pour les dissuader, animée par un profond sentiment de dévotion et d’attachement aux capucins.

48La famille Buchette de Rouceux, près de Neufchâteau montre aussi une étonnante série d’enfants entrés en religion sans connaître toutefois précisément les motivations des uns et des autres. Mariés à Neufchâteau le 4 mai 1706, le couple formé par le marchand tanneur Nicolas Buchette et Claude Nicole Jeaugeon donne naissance à quatorze enfants entre 1708 et 1732. Si un certain nombre d’enfants du couple meurt très jeune, deux filles se marient, l’une en 1734, l’autre en 1738 tandis qu’une troisième, Anne Elisabeth entre chez les carmélites de Neufchâteau, le 16 avril 1733. Née le 28 mars 1718, la jeune novice déclare le 26 février 1733 s’être sentie inspirée par l’état de religieuse assez jeune. Ses parents sont méfiants et la font attendre trois mois, temps durant lequel elle a tout fait pour les convaincre de consentir à sa volonté, encouragée par son confesseur qu’elle a consulté plusieurs fois. Elle fait profession le 8 avril 1734.

  • 38 A. D. Vosges, B 4276.

49Le 17 septembre 1740, Nicolas Buchette décède à l’âge de 69 ans. Il laisse trois enfants mineurs : Anne Marguerite (19 ans), Marie Françoise (16 ans) et Jean-Baptiste (13 ans). La tutelle et curatelle établie la mère des enfants et un de ses gendres, Claude Thomas pour « nourrir, élever et entretenir lesdits mineurs jusqu’à l’âge de majorité ou établissement »38 suivant un testament du défunt rédigé le 14 septembre précédent. Dans ce dernier, il ordonne que leur mère doit leur donner à leur établissement 2000 livres chacun. Six jours après la mort de son époux, Claude Nicole Jaugeon veut faire casser ce testament et tente une action en justice peut-être pour être relevée de cette clause. Elle proteste en effet « des charges imposées par rapport auxdits mineurs ». L’action est vaine mais reste troublante car son mari avait beaucoup de biens. De plus, les trois mineurs en question vont tous rentrer dans les ordres et ce très rapidement.

  • 39 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2853.
  • 40 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2868 : comptes de la maison d’Ormes.

50Dès le 30 avril 1741, Anne Marguerite est postulante chez les sœurs grises franciscaines d’Ormes motivée par « le désir de bien servir Dieu et d’espérer le salut de mon âme »39. Ses parents n’ont fait aucune difficulté pour cet état malgré le coût de l’engagement. En effet, le 3 mai 1742, la famille verse 1 550 l. « à compte de 3400 l quelle doit nous donner tant pour la dotte que pour la pention de novitiat, frays de prise d’habit et profession de sœur Anne Marguerite Buchette »40. La famille met plus d’un an pour payer, le dernier versement intervient le 17 août 1743. Le 5 juin 1742, elle fait profession âgée de 21 ans sous le nom de sœur Anne Marguerite de Saint Nicolas, en présence de sa mère Claude Nicole Jeaugeon, de membres de sa famille et du père franciscain Claude Jaugeon, ancien custode, peut-être apparenté à la mère, et qui a pu jouer un rôle dans cette vocation.

  • 41 A. D. Vosges, 49 H 2.

51Le 9 décembre 1743, c’est au tour de Marie Françoise, née le 7 juillet 1724, d’entrer en religion chez les carmélites de Neufchâteau. Lors de son examen de prise d’habit, elle confesse avoir « sollicité pendant trois ans »41 le consentement de ses parents et conclut en avouant : « je ne l’ay eu que par finesse ». Ce délai ramène sa décision à décembre 1740, soit peu après le décès de son père qui a peut-être été un déclencheur mais un frein aussi. Sa mère a-t-elle retardée cette entrée faute de moyens au moment où Anne Marguerite entrait chez les franciscaines ? Sa mère voulait-elle la garder auprès d’elle ?

  • 42 A. D. Vosges, 49 H 11.

52Quoiqu’il en soit, elle fait profession, le 17 décembre 1744, à l’âge de 19 ans. Pour son entrée en religion, les sœurs carmélites de Neufchâteau déclarent avoir reçu « pour la dotte de ma sr. Marie Thérèse de l’Enfant Jésus deux mils deux cent livres, pour sa pension du noviciat cent livres et deux cent livres, pour ses accommodements de religion, sa robe et autre accommodement qui se monte à cent cinquante livres »42 soit un total de 2 650 livres.

  • 43 A. D. Vosges, 5 E 4/474.
  • 44 A. D. Vosges, 5 E 4/414.

53Enfin, Jean-Baptiste était, dès 1740, destiné à faire des études. Le 14 septembre 1740, son père avait demandé par testament « de faire étudier dans les humanités et belles lettres Jean-Baptiste Buchette son fils jusqu’audit âge de majorité »43 mais visiblement, il n’est pas ici question de le faire devenir religieux. Nicolas Buchette rêvait sans doute d’élever son fils à une autre condition sociale plus respectable que celle de simple marchand tanneur. Pourtant, Jean-Baptiste n’étudie pas jusqu’à sa majorité. Le 17 novembre 1744 « ayant pris la résolution d’entrer dans l’ordre de l’Etroite observance de Saint François »44 sa mère lui fait établir une pension annuelle et viagère de 40 livres tournois « pour luy donner le moyen d’avoir à la suitte des petites nécessités que la religion n’est point obligé de luy fournir ». Il fait profession, âgé de 17 ans, le 8 décembre 1744 chez les cordeliers de Neufchâteau de son plein gré.

54Pour les deux filles, Claude Nicole Jaugeon a dû dépenser 6 050 l. sans compter les rentes viagères et pour Jean-Baptiste, au moins 1 500 livres. Seulement, une fois placés, les trois mineurs ne lui ont plus rien coûté. Il est donc difficile de trancher sur la sincérité de ces trois vocations. Sont-elles le fruit d’un calcul familial suite au décès du père, un effet d’entraînement suite à la première vocation ou encore le résultat d’une éducation chrétienne au sein d’une famille dévote ?

  • 45 A. D. Moselle, G 320.

55La tradition familiale peut s’ancrer sur plusieurs générations au sein de familles véritablement dévotes en Lorraine, à l’image de celles rencontrées par Dominique Dinet dans les diocèses de Langres, Auxerre et Dijon. Il s’agit en général de familles nobles comme les Couet de Lorry à Metz, ou les Forget de Barst de Château-Salins. Marie Marguerite Forget de Barst ne s’en cache d’ailleurs pas. Née le 5 janvier 1730, elle est la fille du chevalier Jean Henry Forget seigneur de Barst, Hemestroff et Kierbrich et de Charlotte Caillou, nièce du seigneur de Valmont et de Lesse. Elle a pris l’habit des sœurs grises de Sainte Elisabeth de Château-Salins le 5 janvier 1749 et lors de son examen de profession, elle indique que sa vocation lui est née vers l’âge de huit ans, vocation qu’elle ne peut assouvir que dans la maison des sœurs grises parce qu’elle « avoit servi d’arche à quantité de ses parentes depuis une longue suitte d’années »45 et qu’elle va y retrouver « une sœur et deux cousines ». Elle fait référence à Anne Ursule Forget de Barst qui a pris l’habit en 1745 et ses deux cousines sont Charlotte et Anne Caillou de Valmont, qui ont pris l’habit respectivement en 1737 et 1743.

56Entre tradition familiale, suggestion et contrainte, la frontière reste floue. Un enfant qui aime ses parents peut-il résister à une voie vers laquelle il se sent irrémédiablement poussé ? Les circonstances de la vie peuvent transformer le couvent en asile, un paradis pour des jeunes qui veulent fuir le monde, ses plaisirs et ses dangers. La religion peut aussi être un moyen de placer un enfant tout en s’assurant un meilleur au-delà par le sacrifice ultime à Dieu. Mais le cloître devient une prison quand le novice est forcé par sa famille de prononcer ses vœux.

Les vœux forcés.

Un phénomène marginal mais essentiellement familial.

57Une fois les vœux prononcés, il n’est en principe plus possible de revenir au monde. En effet, devenir religieux signifie mourir au monde. D’ailleurs, la prise d’habit s’accompagne d’un changement de prénom qui devient définitif à la profession. Cette dernière s’apparente à un baptême, une renaissance en quelque sorte après la mort civile signifiée par l’abandon du nom de naissance. Mourir au monde signifie aussi perdre tous ses droits à l’héritage familial, ce qui peut pousser certaines familles à se débarrasser d’un enfant au profit des autres. L’entrée en religion s’accompagne d’ailleurs bien souvent d’un testament où le novice donne ses biens à sa famille.

58Face aux potentiels abus, l’Église a créé des garde-fous notamment au Concile de Trente où le canon xix prévoit que

Tout régulier qui prétendra être entré en religion par force ou par crainte ou qui dira qu’il a fait profession avant l’âge requis ou toute autre chose semblable et qui, pour quelque cause que ce soit, voudra quitter l’habit et réclamer l’annulation de ses vœux et son retour au siècle […] dans un délai maximum de cinq ans après sa profession.

  • 46 Cyrille Fayolle, « L’entrée en religion… », loc. cit.

59Le thème de la vocation forcée s’est épanoui au xviiie siècle avec les philosophes de l’Encyclopédie qui dans de nombreux articles protestent contre les abus familiaux. L’article « religieuse » voit cette mention : « trop souvent les religieuses sont les victimes du luxe et de la vanité de leurs propres parens ». Quant à la littérature, les romans, essais et pièces où des vœux forcés sont signalés dépassent la centaine46.

  • 47 D’après Cyrille Fayolle « L’entrée en religion : déterminations sociales et décision personnelle » (...)

60Pourtant, les historiens des vocations constatent la faiblesse du nombre de réclamations contre les vœux monastiques devant le tribunal de l’officialité. Pour les diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon, Dominique Dinet a recensé entre 1690 et 1789, 25 réclamations (soit 8 cas en moyenne par diocèse). Pour le diocèse de Besançon, entre 1700 et 1789, 33 réclamations. Pour le diocèse de Toulouse entre 1710 et 1789, 90 réclamations et pour le diocèse de Clermont entre 1700 et 1789, 25 réclamations47. Qu’en est-il pour la Lorraine ?

  • 48 Sous les cotes G 1232 à 1330.
  • 49 Sous les cotes 3 G 1 à 3 G 43.

61Les affaires de réclamation contre les vœux monastiques sont conservées dans les archives de l’officialité, cotées dans la série G. Pour les trois diocèses lorrains, seul le diocèse de Toul a conservé une série très complète couvrant la période 1525-1790 répartie sur le site des archives départementales de Meurthe-et-Moselle48 et des archives départementales de la Meuse pour le tribunal de l’officialité de Bar49. Le dépouillement de la période 1650-1789 a permis le recensement de 11 affaires, ce qui est proche des 8 cas moyens par diocèse sur le groupe Langres, Dijon et Auxerre. Mais il s’agit ici de résultats provisoires.

62Ces onze procès en annulation n’ont pas toute une origine familiale. Deux regardent directement l’état de santé du novice. Mais la majorité a des causes familiales.

Identité

Paroisse origine

Profession père

Ordre concerné

Vœux

Dates extrêmes

Motifs annulation

1

VINOT Amé

Ind.

Ind.

Bénédictins

1656

1672-1673

Maladie de la gravelle

2

FORGET Joseph

MAXEVILLE

ind.

Cordeliers

1657

1663-1666

Menaces paternelles

3

MOAT Charles Joseph

BAR

NOTAIRE

Bénédictins

1678

1687

Violences familiales

4

RAGUET François

TOUL

Ind.

Dominicains

1689

1691-1698

Maladie

5

MOREL Nicolas

BOURMONT

AVOCAT

Trinitaires

1705

1709-1712

Menaces paternelles

complicité ministre

6

PIQUANT Jean-François

THIAUCOURT

BOURGEOIS

Chan. Rég. Sauveur

1724

1728-1729

Frappé à coup de bâton par son père (il favorise son frère Alexis).

7

MENGIN Nicolas

METZ

CORDONNIER

Carmes

1725

1730

Frappé à coup de nerf de bœuf complicité maître des novices

8

THIERRY Charlotte

COBLENCE

NOBLE

Ursulines

1737

1762-1763

Menaces paternelles

9

DROUOT Benoit

RAON l'ETAPE

AVOCAT

Tiercelins

1738

1764

Menaces paternelles

10

PIERSON François

DOMEVRE

LABOUREUR

Chan. Rég. Sauveur

1751

1752

Menaces paternelles

11

HERBILLON Nicolas

VERDUN

MARCHAND (orphelin)

Chan. Rég. Sauveur

1766

1771-1772

Faiblesse d'esprit / menaces de la mère, privation nourriture

63Il ne s’agit pas d’un phénomène qui apparaît uniquement au xviiie siècle, quatre affaires concernent le xviie siècle. Toutes les classes sociales sont touchées du simple laboureur au noble, en passant par l’avocat. Il s’agit aussi d’un phénomène essentiellement masculin. Sur onze cas, un seul cas de religieuse soit 9 % ce qui confirme une tendance retrouvée dans les autres diocèses qui oscillent entre 4 et 9 %. Il est sans doute plus dur à une femme de résister aux pressions familiales, d’autant plus que l’avenir de ces femmes rejetées par leur famille, par leur communauté religieuse paraît excessivement compliqué. D’ailleurs, c’est pour se marier que Charlotte Thierry renonce à ses vœux prononcés sous la menace paternelle.

  • 50 A. D. Meuse, 3 G 39.

64Ces vœux forcés par la famille sont, parfois doublés d’une complicité à l’intérieur du couvent. Le cas de Nicolas Morel est sur ce point de vue édifiant. Nicolas Morel est né le 6 décembre 1688. Il est le second fils d’un avocat de Bourmont. Envoyé au collège de Chaumont, il est tourmenté par sa relation avec Dieu. D’une constitution fragile, ses proches lui répètent sans cesse qu’il sera religieux, notamment sa mère. Son père semble favoriser l’aîné pour qu’il devienne avocat à son tour. À 16 ans, sa mère le pousse à rencontrer son grand-oncle, le père Ignace Dilloud, grand personnage de l’ordre des Trinitaires qui vient d’être élu ministre du couvent de Lamarche. Ce dernier lui décrit la douce vie des trinitaires et pour faire plaisir à sa mère, Nicolas finit par céder et entre au couvent de Lamarche le 15 août 1705. Il est envoyé au noviciat trinitaire de Cerfroid le 27 septembre suivant. Malgré un noviciat désastreux où il porte ses vêtements séculiers sous son habit ce qui est strictement interdit, malgré la lettre du maître des novices qui demande au ministre de ne pas l’admettre par son comportement dangereux, il fait profession le 2 octobre 1706 à Lamarche et ce, sans le vote des autres trinitaires. Il est donc reçu sur la seule volonté de son grand-oncle. De plus, son père lui avait dit, avant qu’il ne prenne l’habit de trinitaire, qu’il consentait à son entrée mais s’il sortait du couvent, il « luy casseroit le col et le déshériteroit »50. Vu les pressions du père et la compromission du père Dilloud qui a dû démissionner de sa charge de ministre, sa réclamation est admise et il est délié de ses vœux le 28 septembre 1711.

65Tous ne profitent pas d’un jugement clément de l’official. Dans la majorité des cas, les dossiers sont rejetés faute de preuves incontestables ou parfois parce que l’instruction du dossier dépasse le délai de rigueur de cinq années suivant la profession. Un appel est toutefois possible devant le métropolitain, à Trêves pour le diocèse de Toul.

66Entre résistance à l’autorité paternelle et intransigeance familiale, les vœux forcés révèlent des affaires compliquées qui mettent en relief une certaine violence de la famille d’Ancien Régime, d’autant plus quand des biens entrent en jeu. L’affaire Drouot de Raon-l’Etape est à ce sujet très instructive.

L’affaire Benoit Drouot : « tu seras religieux mon fils… coûte que coûte ! ».

67Nicolas Benoit est né le 21 mars 1738, à Raon-l’Etape de Nicolas Drouot, avocat et de Jeanne Mansuy mais cette dernière meurt quelques semaines après sa naissance. Huit mois plus tard, son père se remarie avec Jeanne Françoise Dubras avec laquelle il aura plusieurs enfants. Au milieu de sa nouvelle famille, le petit Nicolas Benoit ne se sent pas bien à l’aise : sa belle-mère n’est pas tendre avec lui et son père l’oublie devant le bonheur que lui procurent ses nouveaux enfants. Ce sentiment devient plus évident encore car il est envoyé en pension dès l’âge de 9 ans à Strasbourg pour y faire ses humanités jusqu’à la rhétorique. Ces études coûtent très cher car les dépenses sont nombreuses entre l’inscription au collège, les livres, les voyages, les pensions…

68Sa rhétorique terminée à l’âge de 18 ans, son père a pour lui un grand dessein : qu’il devienne religieux. Durant toute sa scolarité, son père n’a cessé de le harceler en lui annonçant qu’il n’aurait jamais d’autres choix que celui de devenir religieux. Si Nicolas Benoit Drouot ne rejette pas l’idée d’être un prêtre séculier, il refuse la clôture du monastère. Face à cela, son père lui écrit des lettres dans lesquelles il le menace de lui casser les bras et les jambes, de le placer dans l’armée, de le faire envoyer dans des îles ou encore tout simplement, de le faire enfermer.

69Pour contrer son père, Nicolas Benoit a une technique. La plupart des ordres religieux imposent plusieurs examens, des interrogatoires, des exercices pour tester le postulant et le jeune Drouot a trouvé une parade. En mai 1758, son père l’emmène chez les bénédictins de Moyenmoutier. Le maître des novices le reçoit, l’interroge sur sa vocation, sur ses études puis lui fait passer une épreuve, peut-être une traduction latine. Seulement, Nicolas Benoit Drouot sabote sa composition d’où le refus des bénédictins. De retour à la maison, le jeune Nicolas subit les foudres de la colère familiale. Les besoins les plus essentiels lui sont refusés. Il est habillé de haillons, nourri avec les domestiques et il vit sous la pression de menaces d’une vie encore plus dure s’il ne s’engage pas.

  • 51 AD Meurthe-et-Moselle, G 1311 : arrêtés du jugement de l’officialité (18 mai 1764).

70Son père est déterminé. Il emmène alors son fils à Nancy, le 5 novembre 1758 et fait une tentative chez les cordeliers de Nancy. Nicolas Benoit Drouot use de la même méthode avec le même résultat : refus des cordeliers. Le père s’emporte alors, veut frapper son fils d’un bâton mais là intervient un nouveau personnage, qui explique aussi pourquoi Nicolas Drouot est venu à Nancy. Dans la capitale du duché, Nicolas Drouot retrouve un membre de sa belle famille, chanoine de la primatiale Saint Georges de Nancy : le chanoine Dubras. Cet homme joue un rôle important puisque c’est lui qui souffle à Nicolas Drouot l’idée d’aller chez les tiercelins, et pour cause : les tiercelins étant tout proche de la primatiale Saint-Georges, le chanoine Dubras connaît bien le supérieur de ce couvent, le père Anselme. C’est là que le père a une remarque magnifique dite à son fils et rapportée par l’avocat de Benoit Drouot : « n’importe en quel ordre tu sois reçu, cordelier, bénédictin, minime, tiercelin, je ne veux qu’une chose, c’est que tu sois religieux et tu le seras nécessairement »51. Seulement, il y a un contre-temps, le père Anselme est absent. Les Drouot repartent à Raon pour peu de temps. Huit jours plus tard, une lettre arrive chez l’avocat raonnais. Elle est signée du père Anselme et indique à Nicolas Drouot que son fils est reçu dans la maison de Nancy, en dehors de toutes procédures habituelles. C’est un certain Poirson de Raon qui lui-même envoie son fils chez les mêmes tiercelins, qui est chargé d’accompagner le jeune Benoit jusqu’à Nancy.

71L’ambiance dans la voiture qui les emmène à Nancy doit être très lourde. Nicolas Benoit Drouot ne cesse de geindre durant tout le voyage, ne pouvant s’échapper par peur du néant puisqu’il n’aurait su où aller et il n’avait rien pour vivre. Huit jours plus tard, le piège se renferme sur lui et le 21 novembre 1758, il reçoit l’habit des tiercelins en présence de son père qui devait jubiler.

72Derrière les murs du couvent, Nicolas Benoit Drouot ne se lasse pas de protester contre son entrée. À trois reprises, il demande au maître des novices ses vêtements, mais si le maître consent à écrire au père, ce dernier ne se déplace que pour menacer son fils de suites funestes s’il n’est pas reçu. Le père peut aussi compter sur le soutien du chanoine Dubras, qui en voisin, vient remettre à sa place le novice. Après s’être vu créé une pension viagère de 60 livres, le matin du 22 novembre 1759, le jeune novice fait profession à la fin de l’après-midi en présence de son père, de sa belle-mère même si « interieurement, il n’y a jamais consenty ». Il devient alors frère Bernard, Benoit Drouot est mort civilement.

73Durant le procès d’annulation de ces vœux commencé en février 1763, les motivations profondes de cet internement forcé apparaissent au plein jour. Autorisé à sortir de son couvent de Bayon, le tiercelin se rend alors à Toul, le 30 mars 1764 pour comparaître devant l’official. Il doit prendre un avocat et se trouver un logement dans la ville épiscopale. Après quatre heures d’interrogatoire, il est évident que Nicolas Benoit a subi de fortes pressions de la part de son père et que la motivation de ce dernier est l’argent.

74Quand l’official lui demande pourquoi son père n’a point voulu qu’il se fasse prêtre séculier – première aspiration du jeune Benoit Drouot – la réponse est claire :

  • 52 AD Meurthe-et-Moselle, G 1311 : interrogatoire de frère Bernard, réponse à la question n° 14.

A répondu que la succession de sa mère étant fils unique, étoit suffisante pour le pourvoir dans l’un et l’autre état, mais que son père avoit en vüe d’acquérir par la proffession du répondant dans l’état de relligieux, la moitié des biens de la succession de sa mère scituée dans le ressort de l’évêché de Metz à Vic et dont la coutume le rendoit héritier et que suivant la coutume de Lorraine, son père auroit encore une part dans ses meubles et que c’étoient là les motifs d’intéreret qui avoient engagé son père à forcer le répondant à se faire relligieux52.

75Et à la question 29, il ajoute que son père « voulloit être le maître et l’héritier en partie des biens de sa mère, ce qui n’eut pas été s’il eut pris luy répondant l’état ecclésiastique sécullier ». Ainsi, en devenant religieux régulier, le jeune Benoit Drouot perd tous ses droits sur les biens de sa mère, la tutelle s’éteint et le reste de l’héritage revient donc au père dont les enfants de son second mariage vont bénéficier. Malgré ces éléments, le jeune profès est débouté de sa demande.

Conclusion

76À la lumière de ces éléments, il est évident que la famille joue un rôle déterminant dans l’entrée en religion. Elle est à la fois un facteur d’épanouissement et d’opposition à la vocation.

77Le climat familial peut, en effet, encourager l’entrée au noviciat. Les enfants des familles dévotes, où souffle l’esprit des évangiles, où règne le prestige des ordres religieux, peuvent être fascinés par ces derniers. Ainsi, le sacrifice d’un ou plusieurs enfants pour Dieu fait valeur d’exemplarité aux yeux d’une société où la place de la religion est fondamentale. Les processions, les grandes cérémonies et fêtes religieuses conduisent des enfants à s’imaginer plus tard dans ce rôle, d’autant plus si un frère, une sœur ou un parent proche peut vanter le bien-être d’une vie dédiée à Dieu. L’exemple familial est ici incontestable. Le second cercle familial – les oncles, les tantes, les cousins et les cousines – intervient comme autant de relais efficaces pour encourager la décision. Il s’agit ici de l’oncle régent de latinité, de la tante professe depuis quelques années ou de la cousine qui accompagne la postulante vers sa nouvelle vie.

78Mais avant ces derniers, les parents du novice jouent le premier rôle. Les mères sont les tenantes de l’éducation spirituelle. Ce sont elles qui préparent les terreaux fertiles dans lesquels s’épanouissent plus tard les vocations. Ce sont elles aussi qui, à contrario, retiennent leur fille à leur côté quand elles sont veuves ou victimes des accidents de la vie. Les pères ont aussi tendance à vouloir retenir leurs filles à la maison, les cantonnant à des rôles peu agréables ou les préparant à un mariage afin d’assurer la survie de la famille. Certaines ont voulu fuir ces situations en se tournant vers un autre enfermement mais qui leur semblait plus doux parce que choisi, ou encore parce qu’il semblait guidé par la main de Dieu contre laquelle on ne peut rien. La mort des parents renforce le rôle des oncles et tantes qui, parfois tentés de placer rapidement ces enfants du second cercle devenus des charges, se tournent vers le couvent comme une opportunité même si cette dernière est coûteuse.

79L’entrée en religion est inséparable de la question de l’argent mais là aussi, sur deux axes opposés. Le premier est le coût d’une vocation qui peut représenter un frein pour des familles modestes alors qu’un mariage paraît plus bénéfique. D’ailleurs, au xviiie siècle, l’idée de l’inutilité des ordres religieux et leur charge sur la société progresse. Dans l’Encyclopédie, à l’article « religieuse », Voltaire écrit qu’une « fille qui travaille de ses mains aux ouvrages de son sexe, gagne beaucoup plus que ne coute l’entretien d’une religieuse ». Pour les philosophes, les monastères dépeuplent l’État en le privant des hommes et des femmes capables de faire des enfants. Cela peut renforcer l’opposition des parents face à l’entrée en religion.

80Mais devenir religieux est aussi une opportunité quand une famille veut exclure un enfant d’une succession ou limiter le coût de l’éducation d’un mineur. Les avantages sont certains et même si l’investissement est coûteux au départ, il devient vite intéressant au point de pousser des familles à transformer le couvent en échappatoire pour enfants de familles nombreuses pour les uns et en prison pour les autres. De ce point de vue, le diocèse de Toul enregistre des comportements identiques aux autres diocèses du royaume de France.

81L’étude des impacts de l’entrée en religion sur les familles d’Ancien Régime révèle donc des comportements très variés et éclaire d’un jour nouveau le sentiment religieux au sein de la famille. Au sein des noviciats, des jeunes forcés côtoient des jeunes qui furent contrariés au milieu d’une majorité qui n’exprime aucun ressenti particulier. Derrière cette masse silencieuse, combien vivent la joie d’une vie consacrée à Dieu sans avoir été influencés d’une manière ou d’une autre par leurs parents ? Bien peu sans doute.

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Notes

1 Dominique Dinet, Vocation et fidélité, le recrutement des réguliers dans les diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon (XVIIe – XVIIIe), Economica, Paris, 1988.

2 Cyrille Fayolle, « L’entrée en religion : déterminations sociales et décision personnelle », Revue d’Auvergne, 1997, t. 111 (3/4), p. 114-134.

3 La bibliographie sur la vocation est peu abondante. Outre les deux références précédemment citées, nous pouvons orienter le lecteur sur les ouvrages ou articles suivants : Abbé Raynaud, La réclamation contre les vœux de religion dans le diocèse de Toulouse de 1710 à 1789, thèse, Institut catholique de Toulouse, 1959 ; Dominique Dinet, « Les dots de religion en France aux XVIIe-XVIIIe siècles », Les Églises et l’argent, Paris, PUPS, 1989, p. 37-65 et, du même auteur, Religion et Société. Les Réguliers et la vie régionale dans les diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon (fin XVIe-fin XVIIIe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, 2 vol. ; Bernard Dompnier, Enquête au pays des frères des anges. Les Capucins de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Saint-Etienne, Publications de l’Université, 1993 ; Bernard Dompnier et alii, « Vocation d’Ancien Régime. Les gens d’Église en Auvergne aux XVIIe et XVIIIe siècles », Revue d’Auvergne, t. 111(3/4), 1997 ; Bernard Dompnier et Dominique Julia (dir.), Visitation et visitandines aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du colloque d’Annecy (3-5 juin 1999), Saint-Etienne, Publications de l’Université, 2001 ; Frédéric Meyer, Pauvreté et assistance spirituelle. Les franciscains récollets de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles. Saint-Etienne, CERCOR, 1997 ; Marcel Bernos, « La jeune fille en France à l'époque classique », Clio, 1996 (4), p. 161-165.

4 Cela est vrai jusqu’à l’édit royal de mars 1768 qui impose comme âge minimum à la profession 21 ans pour les hommes et 18 ans pour les femmes.

5 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571.

6 A. D. Vosges, 49 H 4.

7 A. D. Moselle, G 320.

8 A. D. Moselle, G 320.

9 Idem.

10 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2853.

11 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571.

12 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1572.

13 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571.

14 A. D. Vosges, 49 H 4.

15 A. D. Vosges, 49 H 4.

16 Idem.

17 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2853.

18 A. D. Moselle, G 320.

19 A. D. Moselle, G 321.

20 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1572.

21 A. D. Moselle, G 320.

22 A. D. Vosges, 49 H 4.

23 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2853.

24 A. D. Moselle, G 321.

25 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571. À noter que la béatification de Pierre Fourier était toute récente puisque publiée par le pape Benoit XIII le 16 janvier 1730.

26 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2643.

27 A. D. Moselle, H 4444.

28 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571.

29 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1572.

30 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 1571.

31 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2892.

32 A. D. Vosges, B 2244 : tutelles et inventaires, Fontenoy-le-Château.

33 Idem.

34 Il pourrait s’agit d’une déformation latine de Saint Mansuy (Mansuetus) premier évêque de Toul et apôtre de la Lorraine, fêté le 3 septembre, saint patron de la paroisse de Fontenoy-le-Château.

35 Son acte de décès du 26 janvier 1761 indique qu’il est regretté de beaucoup de monde notamment « par le grand nombre de prêtres et de religieux qu’il a enseigné et donné à l’église ».

36 A. D. Vosges, B 2245 : tutelles et inventaires, Fontenoy-le-Château.

37 A. D. Vosges, B 2245 : acte du 19 juillet 1738.

38 A. D. Vosges, B 4276.

39 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2853.

40 A. D. Meurthe-et-Moselle, H 2868 : comptes de la maison d’Ormes.

41 A. D. Vosges, 49 H 2.

42 A. D. Vosges, 49 H 11.

43 A. D. Vosges, 5 E 4/474.

44 A. D. Vosges, 5 E 4/414.

45 A. D. Moselle, G 320.

46 Cyrille Fayolle, « L’entrée en religion… », loc. cit.

47 D’après Cyrille Fayolle « L’entrée en religion : déterminations sociales et décision personnelle » dans Revue d’Auvergne, 1997, n°3/4 tome 111 p. 114-134.

48 Sous les cotes G 1232 à 1330.

49 Sous les cotes 3 G 1 à 3 G 43.

50 A. D. Meuse, 3 G 39.

51 AD Meurthe-et-Moselle, G 1311 : arrêtés du jugement de l’officialité (18 mai 1764).

52 AD Meurthe-et-Moselle, G 1311 : interrogatoire de frère Bernard, réponse à la question n° 14.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Marc Lejuste, « Vocation et famille : l’exemple de la Lorraine aux xviie et xviiie siècles »Chrétiens et sociétés, 18 | 2012, 39-66.

Référence électronique

Jean-Marc Lejuste, « Vocation et famille : l’exemple de la Lorraine aux xviie et xviiie siècles »Chrétiens et sociétés [En ligne], 18 | 2011, mis en ligne le 09 juin 2022, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/2975 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.2975

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Auteur

Jean-Marc Lejuste

LARHRA, UMR 5190, Université Lyon 2

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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