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Artisan ou artiste ? La carrière de Pierre Eskrich, brodeur, peintre et graveur, dans les milieux humanistes de Lyon et Genève (ca 1550-1580)

Vanessa Selbach
p. 37-55

Résumés

Pierre Eskrich, maître brodeur converti à la religion réformée, a été très lié aux milieux humanistes et au monde de l’imprimerie à Lyon, avant de s’installer à Genève. Il réalise de très nombreuses gravures, protestantes mais aussi catholiques, avec un souci artistique et un goût pour les sciences inhabituels à l’époque.

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Entrées d’index

Géographie :

Lyon, Genève

Chronologie :

XVIe siècle

Thèmes :

Art, Protestantisme
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Texte intégral

  • 1  C’est Jean-Michel Papillon, dans son Traité historique et pratique de la gravure en bois, Paris, 1 (...)
  • 2  Alfred Steyert, « Notes sur Perrissin, Tortorel et quelques autres artistes lyonnais du XVIe siècl (...)
  • 3  Jean-Baptiste Trento, Pierre Eskrich, Mappe-Monde Nouvelle papistique : histoire de la Mappe-Monde (...)

1Qui travaille sur la gravure sur bois à Lyon à la Renaissance ne peut manquer de rencontrer une personnalité centrale de ce milieu artistique, un de ces nombreux artistes secondaires du xvie siècle français, Pierre Eskrich, autrement dit Pierre Cruche ou Pierre Vase, brodeur, peintre et graveur sur bois, dont le nom a rapidement sombré dans l’oubli après sa mort, contrairement à son contemporain lyonnais, le peintre Bernard Salomon, dont la notoriété d’illustrateur perdura dans les siècles suivants. La figure de cet artiste, dont l’œuvre commença à intéresser quelques historiens du xviiie siècle, qui le confondirent avec un imaginaire « Jean Moni »1, ne resurgit qu’à la fin du xixe siècle grâce aux recherches des quelques érudits, Alfred Steyert, Alfred Cartier et Natalis Rondot2. Des recherches dans les archives, associées à l’étude stylistique des illustrations de livres, leur ont permis de poser les jalons de la carrière lyonnaise et genevoise d’Eskrich, et de commencer à lui attribuer avec plus ou moins de certitude un corpus de gravures sur bois, car cet artiste reste aujourd’hui essentiellement connu pour les illustrations de livres qu’il a données des années 1550 à 1580 aux imprimeurs de Lyon et de Genève, villes où il réside alternativement, et pour sa participation à quelques célèbres ouvrages de propagande anticatholique, dont la Mappemonde papistique, évoquée par Franck Lestringant dans l’édition critique qu’il vient d’en donner3.

  • 4  Henri Zerner, L'art de la Renaissance en France : l'invention du classicisme, Paris, Flammarion, 2 (...)
  • 5  Emmanuel Lurin, « Un homme entre deux mondes : Etienne Dupérac peintre, graveur et architecte en I (...)

2C’est un topos de dire qu’à la Renaissance les artistes, sur le modèle italien, se dégagent peu à peu de leur statut d’artisan pour s’élever vers un statut plus noble, plus libre, plus savant. La France s’y engage avec retard, on l’a assez souligné, à cause peut-être de ce « retard de la vue » qu’évoquait Lucien Febvre, de cette « carence de la peinture » en France que souligne Henri Zerner4 – et l’on sait que la peinture est l’art noble par excellence depuis l’Italie de Vasari – pourtant une personnalité comme Pierre Eskrich, à son modeste niveau, peut être, nous semble-t-il, emblématique de ces artistes français qui, malgré les pesanteurs de la situation des arts en France (lourdeurs des corporations, poids des déterminismes sociaux qui cantonnent les artisans dans des sphères plus que moyennes), ont une ambition artistique indéniable, une volonté de dialoguer presque d’égal à égal avec les esprits humanistes de leur temps, à l’instar d’un autre artiste contemporain, Étienne Dupérac, graveur et architecte, introduit dans les milieux humanistes romains, qu’a bien évoqué récemment Emmanuel Lurin5. Et dans la perspective qui est la nôtre ici nous voudrions montrer qu’un artiste tel que Pierre Eskrich a pu trouver des opportunités de création, sans doute pas plus nombreuses, mais peut-être plus diversifiées dans les milieux humanistes, particulièrement protestants, ou évangéliques, qu’il a fréquentés, à Lyon ou à Genève, qui pourtant a priori n’étaient peut-être pas les plus ouverts aux arts visuels. Nous pouvons en avoir une petite idée en retraçant le parcours, encore partiellement connu, puisque son activité de peintre et de brodeur nous échappe presque totalement, d’un artiste très polyvalent.

  • 6  Ainsi qu’il l’affirme devant les gouverneurs de la bourse des pauvres à Genève en 1562. N. Rondot, (...)
  • 7  Arch. nat., Min. Cent., LXXXVII, 16, 3 mars 1543 (n.st.), inventaire après-décès de Jacques d’Estr (...)
  • 8  N. Rondot, « Pierre Eskrich, peintre et tailleur d’histoires à Lyon au XVIe siècle (1) », extrait (...)
  • 9  Les dates qui suivent dans la suite de la communication, sauf mention contraire, sont tirées des é (...)
  • 10  BnF, département des Manuscrits, Fonds français, manuscrit 2261. Signalé par Jean Porcher dans sa (...)

3Pierre Eskrich naît autour de 1520, à Paris6, dans un milieu d’artisanat qui devait être relativement aisé. Son père, Jacob Eskrich, ou Jacques d’Estriqué, originaire de Fribourg en Brisgau est orfèvre, et bourgeois de Paris7. Il travaille notamment pour la famille de Nevers8, et c’est assez naturellement qu’il place son fils en apprentissage dans l’atelier de Pierre Vallet, brodeur du duc de Nevers, un des maîtres brodeurs les plus en vue de la capitale, un des auteurs des statuts de la corporation en 1551 notamment. Travailler pour un grand personnage était une position enviable et recherchée, qui permettait de s’affranchir des règles de la corporation et de travailler « en chambre », en recrutant un nombre libre d’ouvriers et d’apprentis. Eskrich, en 1573, se dira brodeur du gouverneur de Lyon, Monseigneur de Mandelot9, ce qui dénote une relative réussite sociale, à ce moment du moins. Grâce sans doute à son maître Pierre Vallet, le jeune Eskrich est introduit dans les milieux de la cour, où il fréquente le brodeur et valet de chambre du roi, Robert de Luz (le grand décorateur du Camp du drap d’or en 1520). Nous sommes ici dans le milieu des brodeurs de la cour, infiniment plus relevé que celui des modestes brodeurs, boursiers et tailleurs d’images du quartier Montorgueil, qui donnera naissance à la célèbre petite industrie d’images populaires gravées sur bois dans la seconde moitié du xvie siècle, et dont les relations, en témoignent les documents d’archives, ne dépassaient pas le cercle de leurs étroites parentés. Par la cour on avait des relations avec le monde de la politique, des arts et des lettres. Un petit recueil de vers, offert dans les premiers mois de 1541 à Francois Ier par ce Robert de Luz, poète à ses heures, nous éclaire sur les débuts artistiques et les ambitions littéraires du jeune artiste10. Le brodeur du roi se pose en protecteur de deux jeunes apprentis brodeurs selon lui fort prometteurs : Louis Giquel et Pierre Eskrich, qui viennent de se distinguer pour avoir écrit des poèmes sur la mort toute récente du peintre de Fontainebleau, le Rosso. Robert de Luz, pour faire valoir sa propre plume, s’amuse à mettre en avant le jeune Eskrich, dont il loue les talents et le style, en jouant un peu lourdement sur l’alternative de son nom cruche / vase :

Je ne veulx plus cher amy qu’on te huche
Ne qu’on t’appelle au monde pierre Cruche
Laissons la cruche aller souvent à l’eau
Je te veuls bien donner ung nom plus beau
Cruche tu n’es, mais ung beau vase anticque
Vase excellent, vase fort auctenticque
Ou fors Rommains et les tres puissants grecz
Ont mainctes foys enterré leurs secretz,
Vase sur tous les vases triomphans
J’en feray feste a mes petitz enffans
Vase parfaict qui n’est poinct entamé
Vase tant beau des muses tant aymé
Qu’elles en vont puiser l’eaue cristalline
Dedans la grant fontaine cabaline…

  • 11  BnF, Réserve des Livres rares, Rés Ye 1579. Je remercie Jean Guillemain et Jean-Marc Chatelain pou (...)
  • 12  Arch. Nat., Min. cent., CXXII, 103, la quittance du 1er mars est transcrite dans Guy-Michel Leprou (...)

4Il conviendrait d’approfondir les relations d’Eskrich avec la sphère « marotique » dont il se réclame, relations confirmées par un exemplaire des Disciples et amis de Marot contre Sagon (Lyon, Pierre de Sainte-Lucie, s.d.) portant l’ex-libris de Pierre Eskrich et un envoi d’auteur11. Ses relations dans les cercles artistiques parisiens semblent haut placées également. En 1543, date où il est déjà maître brodeur, ce n’est rien moins que le fameux peintre Jean Cousin qui tire Eskrich d’un mauvais pas12. Un marchand, Noël de Haere, l’avait fait enfermer au Châtelet pour une dette de 68 livres. Cousin le fait libérer en échangeant cette créance contre une autre. Cela pourrait être le signe d’une amitié ou d’une collaboration professionnelle entre les deux artistes.

  • 13  Natalie Zemon Davis, « Strikes and Salvation at Lyon », in Society and Culture in Early Modern Fra (...)

5Tout laisse à croire qu’Eskrich aurait pu faire une très honnête carrière de maître brodeur à Paris, s’il n’avait pas embrassé la religion réformée, comme beaucoup d’artisans éduqués en France, peintres, sculpteurs ou orfèvres, ainsi que l’a naguère souligné Natalie Zemon Davis13. C’est vraisemblablement pour des raisons religieuses qu’il s’éloigne de Paris peu après la mort de François Ier, et qu’on le voit séjourner en alternance à Lyon et à Genève, probablement selon les fluctuations du climat politique et religieux, et surtout les opportunités de travail qui s’offrent à lui. Au-delà de son travail quotidien de brodeur ou peintre, qui nous échappe, des traditionnelles commandes de circonstances (entrées royales, etc.) où son nom a pu apparaître, Eskrich paraît d’emblée associé aux cercles humanistes lyonnais et au monde de l’imprimerie alors si dynamique dans la cité rhodanienne.

  • 14  Le corpus principal des éditions illustrées par Eskrich a commencé à être cerné, grâce aux travaux (...)
  • 15  Francis Higman, « Le domaine français 1520-1562 », dans Jean-François Gilmont et al., La Réforme e (...)
  • 16  Philip Benedict, « Calvinism as a culture ? Preliminary remarks on Calvinism and the visual arts » (...)
  • 17  N. Rondot, Graveurs sur bois à Lyon…, p. 38.

6Ses premières gravures paraissent à Lyon en 1548, pour le libraire-éditeur Guillaume Rouillé14, lui aussi récemment arrivé de Paris, associé à Macé Bonhomme. Il y épouse Jeanne Berthet, fille de marchand, protestante comme lui, et se déclare désormais également « peintre », ce que la rigidité du système corporatif parisien lui interdisait sans doute jusque-là. En 1552 il part pour Genève. Après des séjours vraisemblablement temporaires il s’y installe en 1554, pour être reçu bourgeois en 1560, selon les archives : « gratuitement, en considération des services qu’il pourra faire à la ville ». De quels services pouvait-il s’agir ? Les occasions d’exercer ses talents de peintre et de brodeur devaient être plus restreintes qu’à Lyon. On sait seulement qu’en 1564 le Conseil lui fait faire un « pourtrait » de la ville de Genève pour l’amiral de Coligny. Ses travaux d’illustrateur de la propagande calviniste faisaient-ils partie de ces « services » potentiels ? Il s’agit-là davantage d’initiatives éditoriales privées. Rappelons que pour Zacharie Durant il reprend et complète la suite des gravures de Lucas Cranach pour le Passional Christi und Antechristi de Luther de 1521 (huit éditions de 1557 à 1600), et qu’il conçoit l’une des plus ambitieuses satires visuelles de l’époque, la Mappemonde nouvelle papistique, sur une invention d’un exilé italien, Jean-Baptiste Trento, qui lui commande en 1561 seize planches in-folio destinées à former une carte murale de 1,34 x 1,70 m, avec des explications. Cet ouvrage dut l’occuper plusieurs mois. Le retard dans la livraison des planches lui vaut un procès par l’auteur en 1562-63, et l’ouvrage ne paraîtra finalement qu’en 1566. Je ne connais pas d’autre œuvre graphique de propagande à laquelle Eskrich ait participé à Genève dans ces années 1550-60. Il faut dire qu’elles y étaient alors peu nombreuses. Francis Higman attribue la petite quantité de propagande illustrée provenant de Genève en comparaison du flot produit par les débuts de la Réforme en Allemagne aux positions théologiques distinctives du calvinisme sur les images15. Nous inclinerions plutôt à penser avec Philip Benedict16 que cette rareté tient davantage au moindre développement de l’art de la gravure en France et du rôle moins essentiel que les arts visuels jouent dans les régions francophones que dans l’aire germanique. Eskrich, qui conçoit le dessin de la Mappemonde papistique  ne fait-il pas lui-même appel à un graveur allemand dont on voit la signature sur la carte, pour graver ses planches ? Lui-même, s’il est qualifié une seule fois de « tailleur d’histoires » dans un acte de 1561 des archives lyonnaises17, donc d’artisan graveur, ne devait pas y être aussi expert qu’en broderie, et se contentait sûrement le plus souvent de donner des dessins, gravés par des artisans professionnels, qui en France, contrairement à l’Allemagne, ne signaient pas leurs travaux.

  • 18  Alferd Cartier a tenté de faire le point, de façon encore partielle, sur la participation d’Eskric (...)

7En matière d’illustration, à part ces productions de propagande, il y a peu d’ouvrages illustrés dans les années 1550-60 (il faut attendre 1570 et les Tableaux des guerres de religion de Tortorel et Perrissin et les Icones de Bèze en 1580 pour voir d’importantes éditions illustrées genevoises) si ce n’est les bibles18, dont Eskrich donne quelques séries de bois, pour Robert Estienne, Rowland Hall, Antoine Reboul notamment, bibles dont l’illustration se résume à des cartes, à des vignettes didactiques, à vocation quasi archéologique, qui matérialisent les descriptions complexes de certains objets liturgiques ou architecturaux, ou certains rares épisodes clés et symboliques, comme le passage de la Mer rouge, dans la Bible de Genève en anglais parue chez Rowland Hall en 1560, où sur la vignette au frontispice, de toute évidence de la main d’Eskrich, Dieu s’apprête à sauver les Hébreux in extremis, comme il saura venir en aide aux communautés protestantes menacées. On peut ajouter les créations de marques d’imprimeurs dont il est proche, par exemple pour Conrad Bade, Pierre de la Rovière ou Jean Crespin. Eskrich réalise aussi pour son ami Jean Crespin, parrain de l’un des ses enfants, le bois d’encadrement des Actes des Martyrs en 1560.

8Le travail à Genève ne se montre apparemment pas des plus rémunérateurs. En 1562 Eskrich est contraint de demander l’aumône, alors que sa femme est malade, et se heurte au refus des gouverneurs de la bourse, sceptiques, qui lui répliquent qu’il a un très bon travail et laissent entendre qu’il est peut-être un peu paresseux. Quelque peu ombrageux, semble-t-il, Eskrich les insulte et se retrouve pour peu de temps en prison. En 1564 il est appelé à Lyon par la municipalité pour aider en urgence aux décorations de l’entrée de Charles IX. Le talent des peintres lyonnais semblait ne pas suffire. 1565 le voit se fixer définitivement dans cette ville, en 1568 il fait baptiser un fils à Sainte-Croix suivant le rite catholique. Opportunisme, ou réelle conversion personnelle, difficile de le dire. Il semble être demeuré à Lyon jusqu’à sa mort, sans rompre les liens qui l’unissaient aux imprimeurs genevois, et en essuyant en 1578 un refus du Conseil de venir s’établir à Genève. Sa femme et ses enfants semblent cependant y être retournés. En 1590 en tout cas, alors qu’une de ses filles se marie à Genève, il est dit être à Lyon, et ses enfants sont sous la tutelle de Théodore de Bèze, qui est le parrain de l’un des fils de Pierre Eskrich (ses deux premiers enfants sont prénommés judicieusement Jean et Théodore).

9À Lyon le travail pour les autorités manque sûrement moins qu’à Genève. Après l’entrée de Charles IX, il est à nouveau sollicité pour les décors de l’entrée d’Henri III à Lyon en 1574, il peint le bateau royal, conduit, selon les archives, « toute l’œuvre » du bateau, « en forme de bucentaure de Venise », décoré de roses et d’étoiles argentées et dorées. Il est gratifié du titre d’« ingénieur ». Nous avons rappelé qu’il a réussi à devenir brodeur du gouverneur de la ville, mais les traces les plus marquantes qu’il a laissées sont les bois d’illustration qu’il a donnés aux imprimeurs pendant plus d’une trentaine d’années, de la fin des années 1540 aux années 1580, à l’apogée de ce style de gravure sur bois raffinée qui fleurit à Lyon avec Bernard Salomon et Pierre Eskrich, avant de connaître un déclin dès la fin du siècle, où la taille-douce l’emporte en quelques années. Il conçoit plusieurs centaines de vignettes, frontispices ou d’ornements et de marques typographiques, notamment pour Macé Bonhomme, Balthazar Arnoullet, Jean Pillehotte, Barthélémy Honorat, mais avant tout pour le grand libraire Guillaume Rouillé (ou Roville), ami proche, à qui il offre la majeure partie de sa production, tout comme Bernard Salomon avait travaillé presque exclusivement pour Jean de Tournes.

10Pour Rouillé Eskrich ne répugne pas à donner dans l’illustration catholique. Mais l’on sait depuis longtemps que beaucoup d’artistes calvinistes, peintres ou sculpteurs, acceptaient sans état d’âme des commandes catholiques. Eskrich conçoit ainsi les illustrations de l’édition en français des Heures à l’usage de Rome, partagée avec Macé Bonhomme en 1548, ou trente ans plus tard, en 1578 celles du Missale romanum, d’une iconographie toutes deux parfaitement traditionnelles, à quelques détails près. Mais pour ne prendre que l’exemple des Heures de 1548, disons, sans entrer dans les détails, que nous sommes en présence de l’irruption de l’actualité artistique la plus novatrice du temps dans l’esthétique très conservatrice du monde du livre d’heures imprimé, dominé par les éditions parisiennes, fidèles au style gothique, qui se sclérose et se répète dès le milieu du siècle. Eskrich conçoit les bois de pleines pages et des encadrements variés pour cette édition, qui sont à la pointe de la nouveauté artistique. Ils prennent leur source dans l’art maniériste italien importé en France, particulièrement dans les recherches originales toutes récentes du Rosso puis de Primatice à Fontainebleau, où les encadrements franchement tridimensionnels entourant les fresques de la galerie François Ier, sont repris par les graveurs, tels Jean Mignon, ou René Boyvin, dans ces années 1540, pour en tirer un style riche et inventif de pure décoration, qui sera décliné à l’envie par les artistes du temps. Ces bois sont signés PV = Pierre Vase, ce qui est une marque auctoriale assez exceptionnelle dans le domaine français, où les initiales dans le matériel typographique renvoient d’habitude au nom de l’imprimeur qui possède les bois, plutôt qu’à l’artiste.

11Fréquentant les milieux humanistes de Lyon et Genève, sa collaboration avec eux en tant qu’illustrateur l’a amené à s’intéresser à beaucoup de champs de la connaissance de la Renaissance et de la recherche scientifique pointue de son temps, qui se pratiquait notamment dans les milieux protestants, et il est évident qu’il se considérait davantage comme un collaborateur que comme un simple exécutant servile.

12Poète lui-même c’est tout naturellement qu’il se tourne vers l’illustration littéraire et particulièrement des livres d’emblèmes, ce nouveau genre en vogue croissante à partir des années 1540, où, pour une audience relativement lettrée mais large, les poètes et écrivains à la mode, à la demande des libraires, tournaient les grands textes profanes ou sacrés en vers qui répondaient à une image associée, dans un but plaisamment moralisateur. Dès son arrivée à Lyon il conçoit les vignettes des Emblèmes d’Alciat parus chez Guillaume Rouillé et Macé Bonhomme en 1548, où le jeu visuel entre texte et image est souligné et resserré par l’emploi des mêmes encadrements bellifontains que les Heures déjà évoquées. Il enchaîne en 1550 avec les bois du livre d’emblèmes du juriste Pierre Coustau, intitulé Le pegme, chez Macé Bonhomme. S’y déploie une iconographie complexe, qui contraste souvent avec une certaine rudesse de la taille de bois gravés. Eskrich s’essayait-il alors à la gravure du bois ? ou Macé Bonhomme avait-il dans son atelier des graveurs moins talentueux que ceux de Jean de Tournes ?

  • 19  Max Engammare, « Figures de la Bible lyonnaises à la Renaissance. Un demi-siècle de prépondérance (...)

13Dans le domaine religieux le genre du livre d’emblèmes a donné naissance aux « Figures de la Bible », ces petits livrets portatifs, où l’Écriture sainte était résumée en vers illustrés, véhiculant une sensibilité chrétienne au sens large pour convenir à un public le plus large possible19. Il s’agit en fait souvent pour les imprimeurs de remployer et rentabiliser les illustrations des bibles de plus grand format. Le genre naît véritablement à Lyon avec Holbein et les frères Trechsel en 1539, pour connaître son chef-d’œuvre avec les fameux Quadrains historiques de la Bible de Claude Paradin, chez Jean de Tournes en 1553, avec les bois de Bernard Salomon. Guillaume Rouillé fait paraître ses Figures de la Bible en 1564 avec les vers de Claude Pontoux et les bois de Pierre Eskrich (sur lesquels il avait dû commencer à travailler à Genève avant son retour à Lyon en 1564). Notre artiste poursuit dans la même veine en concevant les cent-cinquante bois des Actes des apôtres (livre assez peu illustré au xvie siècle)(Ill. 1), qui paraissent en 1582 dans les Figures de la Bible déclarées par stances à Lyon chez Barthélémy Honorat, avec les stances composées par Gabriel Chappuys, poète de cour et actif défenseur de la foi catholique qu’il soutient en traduisant de nombreux livres de spiritualité italiens ou espagnols.

Ill. 1. G. Chappuys, Figures de la Bible déclarées par stances, Lyon, B. Honorati, 1582, in-8°, f° HH2

Ill. 1. G. Chappuys, Figures de la Bible déclarées par stances, Lyon, B. Honorati, 1582, in-8°, f° HH2

Clin d’œil de P. Eskrich à son propre métier : saint Paul, à Corinthe, « brode » des tentes chez Aquilas (Actes, XVIII, 1-3)

Musée de l'imprimerie de Lyon

  • 20  Vanessa Selbach, « D’un art raffiné à un art populaire : changements de statuts de la gravure sur (...)
  • 21  Actes, XIX, 23-28.

14Cet ouvrage s’insère dans le grand courant de reconquête catholique à Lyon des dernières décenniesdu xvie siècle, où l’imprimerie joua un rôle essentiel. C’est l’édition des figures de la bible la plus illustréedu xvie siècle avec un total de quatre cent trente-deux bois, qui sont aujourd’hui conservés au Musée de l’imprimerie de Lyon, à l’exception de la série du Nouveau testament, perdue dès le xviie siècle20. Cette collection de matrices bibliques comporte également quelques très rares bois dessinés qui n’ont jamais été gravés. À l’exception d’un seul ces bois dessinés sont sans conteste réalisés à la plume, à main levée, par Pierre Eskrich. Dans la scène de la création de l’homme par exemple, Dieu est représenté, de façon attendue pour artiste de sensibilité protestante, par le tétragramme – notons que c’est le soleil qui est anthropomorphe ! – L’on peut remarquer le soin que met l’artiste dans la représentation de la variété des animaux, marque de l’intérêt qu’Eskrich porte aux sciences naturelles, nous le verrons plus bas. Dans ce recueil de Figures de la Bible de 1582 une seule image véritablement polémique et antiprotestante apparaît : Démétrius excitant la révolte à Éphèse contre saint Paul21. Il a de toute évidence la physionomie et le vêtement de Luther.

15C’est dans une toute autre perspective bien sûr qu’Eskrich, un an auparavant, réalise, peut-être avec d’autres graveurs, le portrait de Luther et ceux d’autres réformateurs et précurseurs de la Réforme parus à Genève chez Jean de Laon dans Les vrais pourtraits des hommes illustres de son ami Théodore de Bèze, suivis de ses Emblèmes, qui sont, eux, incontestablement de sa main. On sait par sa correspondance que Bèze s’était préoccupé avec zèle de rassembler les portraits les plus fidèles des réformateurs, et à une époque où la vogue du portrait, et particulièrement du portrait en taille-douce, ne cesse de s’affirmer après les années 1570, le graveur démontre ici que le portrait gravé sur bois conserve toutes ses lettres de noblesse. C’est le premier exemple protestant de publication d’anthologie de portraits, genre iconographique très répandu au xvie siècle, puisant ses racines dans des modèles antiques et classicisants, pour une audience de culture relativement élevée.

16Eskrich fournit encore à Genève des bois en 1581 et 1583, mettant pour la première fois en images, avant les grande éditions illustrées de taille-douce du xviie siècle, le texte de la Sepmaine sainte de Salluste Du Bartas, paru jusque là sans illustrations. Les scènes de la création, par exemple, avec leur accumulation de divers animaux reflètent bien la visée encyclopédique de ce long poème où le graveur se plaît encore une fois à représenter la diversité de la nature et des créatures de Dieu, si petites soient-elles.

17Eskrich s’intéressait sans aucun doute aux recherches et récentes découvertes sur l’antiquité romaine de ses amis humanistes. Les collections d’un Guillaume du Choul, le célèbre antiquaire lyonnais, ne devaient pas lui être inconnues, et s’il copie assez servilement et un peu lourdement en bois les illustrations de l’édition vénitienne de Le imagine de i dei de gli antichi de Vicenzo Cartari, publié par Honorat en 1581, il réclame hardiment l’invention de la pyramide funéraire signée Cruche in., édifice habilement inspiré de monnaies romaines, dans Funérailles et diverses manières d’ensevelir les romains de Claude Guichard, parues chez Jean de Tournes en 1581.

  • 22  Voir les attributions dans C. Delano-Smith, E. M. Ingram, Maps in Bibles 1500-1600. An illustrated (...)

18Cette revendication artistique et scientifique est tout à fait originale dans le monde de la gravure sur bois en France à cette époque, où les bois ne sont quasiment jamais signés. Cette ambition se retrouve sur des cartes, qu’il signe, ce qui était une pratique de cosmographe beaucoup plus que de graveur en France au milieu du xvie siècle : dans les années 1560 Eskrich signe ainsi, en latin, au moins cinq  cartes concernant la Terre sainte22, pour des bibles genevoises et lyonnaises : carte de l’exode, carte de Chanaan, carte de Chanaan selon Ezéchiel, carte d’Eden, carte de la Méditerranée orientale, qui paraissent aussi bien à Lyon (Frellon, Pillehotte) qu’à Genève (Lertout, Perrin) jusque dans les années 1580. Trois grandes planches signées, datant des années 1560, ornent la bible in-folio lyonnaise de Barthélémy Honorat en 1585 : la terre de promission (signée : Faciebat Petrus Eskricheus Lugduni 1566), la terre de Chanaan départie aux 12 tribus (Faciebat Petrus Eskrichius 1568), la marche des Hébreux dans le désert (P. Eskricheus inuentor). Faciebat, rappelons-le, renvoie normalement au graveur, mais on le trouve à Lyon au milieu du siècle pour le concepteur, le cartographe. Ces cartes pourtant n’ont rien de vraiment original, elles se copient les unes les autres d’une édition à l’autre. Plus créative est la marche des Hébreux dans le désert (Ill. 2), peut-être le chef-d’œuvre graphique de l’artiste, qui accompagne un commentaire dans l’Exode sur l’ordre suivi par les tribus dans leur périple, dont le bois, conservé à Lyon, est signé orgueilleusement en latin P. Eskricheus inventor.

Ill. 2. Pierre Eskrich, Marche des Hébreux dans le désert, gravure sur bois, vers 1580. 19,5 x 16,5 cm

Ill. 2. Pierre Eskrich, Marche des Hébreux dans le désert, gravure sur bois, vers 1580. 19,5 x 16,5 cm

Musée de l’imprimerie de Lyon

19Il faut apprécier la qualité technique de la gravure sur bois, qui rivalise là en précision et finesse des tailles croisées avec les meilleures tailles-douces du temps.

  • 23  Jean Boutier, Les plans de Paris des origines (1493) à la fin du XVIIIe siècle. Étude carto-biblio (...)

20Il signe encore une carte « Cruche », un plan de Paris pour l’édition de la Cosmographie de Sébastien Münster révisée par François de Belleforest, parue à Paris chez Nicolas Chesneau en 157523. La même année il figure, nous semble-t-il, parmi les illustrateurs de la Cosmographie universelle d’André Thevet parue chez Guillaume Chaudière (illustration de la chasse au lion).

  • 24  BnF, département des Estampes et de la photographie, RESERVE QB-201 (4)-FOL, collection Hennin, n° (...)

21Peut-être aussi, mais tout cela reste très hypothétique, s’est-il lancé dans l’édition d’estampes d’actualité. Nous avons trouvé une Vue de la bataille et du siège de St-Quentin de 155724, dont le style certes n’est pas probant, et il s’agit ici d’eau-forte, mais il est indiqué qu’un privilège a été accordé à un certain « Petro de Wase » (étrangement avec un W, indiquant peut-être plutôt une identité nordique ?) pour la diffusion de cette estampe. Cette question reste encore à creuser.

  • 25  Voir Valérie Hayaert, « Mens emblematica » et humanisme juridique : le cas du « Pegma cum narratio (...)

22Avec le Pegme de Pierre Coustau nous avons vu Eskrich se lier au milieu des juristes humanistes. Dès 1548, à son arrivée à Lyon, nous le voyons en effet prendre part à une exceptionnellement belle et rare édition de luxe du Corpus juris civilis, publiée par les frères Senneton. Le frontispice, évidemment imaginé avec l’aide d’un humaniste, est très complexe et riche en références à la mythologie et à l’histoire mythique du droit romain. Il conçoit d’originales vignettes emblématiques insérées dans le corps même du commentaire savant, soulignant le lien étroit entre la naissance de la littérature d’emblèmes et le travail érudit des juristes humanistes pour redécouvrir la pureté du droit romain25. Son plus beau bois dans cette édition, Arbor servitutum (Ill. 3), met en scène un diagramme mnémotechnique, « l’arbre des servitudes », généralement modeste dans ce type d’ouvrage, ici figuré sous la forme inventive des cornes ramifiées d’Actéon transformé en cerf par Diane surprise au bain, peut-être discret hommage à la maîtresse toute puissante du nouveau roi Henri II, à qui sans doute cette édition était destinée. Il s’agit d’un bois pleine page, signé sur la petite tablette PV (= Pierre Vase, première signature de l’artiste à son arrivée à Lyon).

23

Ill. 3 [Corpus juris civilis], tome I, Digestus vetus, Lugduni apud Sennetonios fratres, 1548-1550, in-f°, p. 770 : « L’arbre des servitudes », gravure sur bois de P. Eskrich

Ill. 3 [Corpus juris civilis], tome I, Digestus vetus, Lugduni apud Sennetonios fratres, 1548-1550, in-f°, p. 770 : « L’arbre des servitudes », gravure sur bois de P. Eskrich

Bibliothèque municipale, Lyon, cote 21511 T. 01

24On reconnaît le premier style d’Eskrich, encore un peu raide, mais emprunt des plus récentes estampes qui diffusent le style bellifontain, celles d’un Jean Mignon ou d’un René Boyvin reprenant particulièrement le style du Rosso, dont Eskrich a chanté les louanges dans un poème jusqu’à présent perdu. Valérie Hayaert, qui a redécouvert cette édition est en train de démontrer que c’est Barthélemy Aneau qui serait à l’origine de l’entreprise, Aneau dont Eskrich a illustré également au même moment l’Imagination poétique chez Macé Bonhomme.

  • 26  Le Pourtrait des enfans jumeaux envoyés au roy, Paris, Antoine Huic, 1570, 4°. Bibliothèque munici (...)

25Avec un autre juriste lyonnais bien connu, Philibert Bugnyon, dont Eskrich grave le portrait par ailleurs, notre artiste écrit, et édite courant 1570 des poèmes accompagnés d’une gravure sur bois sur la naissance de jumeaux siamois en Forez à la fin de l’année 1569. Nous n’avons pas retrouvé cette publication, mais les poèmes sont repris et le bois copié dans une réponse parisienne la même année, Le pourtrait des enfans jumeaux envoyés au Roy26. Leur intérêt n’est pas que scientifique, les prodiges de la nature, à cette époque, sont bien sûr des signes divins à interpréter. Eskrich se montre ici beaucoup plus irénique que dans la Mappemonde papistique quelques années auparavant. Nous sommes aux alentours de la paix de Saint-Germain, et les trois poèmes d’Eskrich et ses amis, adressés au roi, comparent les jumeaux aux Français des deux religions qui sont appelés à vivre unis et dans la paix sous l’égide du roi (deux des trois sonnets s’achèvent par la devise de Charles IX inspirée par Michel de L’Hôpital : « piété et justice »). L’« Epigramme antithésique » parisien est virulent dans sa réponse catholique et assez sordide : les deux enfants sont représentés, lit-on, non s’embrassant mais se combattant, et l’un des deux jumeaux, le plus vigoureux, qui a été baptisé, a survécu quelques heures à son frère ; c’est donc la preuve que la religion catholique est la seule vraie religion reconnue par Dieu et qu’elle l’emportera bientôt sur « la canaille des huguenots ».

  • 27  Toutes les références sur la participation de Pierre Eskrich à ces travaux d’ornithologie sont à r (...)

26Pierre Eskrich était aussi l’ami de médecins érudits, en majorité passés à la Réforme, et il s’intéressait de près à leurs recherches en matière de botanique et de zoologie. Eskrich grava le portait du médecin normand installé à Lyon, Jacques Dalechamp, resté, lui, catholique (proche du portrait peint conservé au musée des hospices civils de Lyon), et participa vraisemblablement au dessin des deux mille sept cent trente bois de son grand livre sur L’histoire des plantes publié par Guillaume Rouillé en 1586. Déjà en 1555 Eskrich avait donné le portrait du maître de Dalechamp, Guillaume Rondelet, dans son livre sur les poissons, chez Macé Bonhomme, ce qui nous amène à nous demander s’il ne pourrait pas également être l’auteur des fameuses illustrations de ce livre, traditionnellement attribués sans réel fondement à Georges Reverdy. L’intérêt d’Eskrich pour les sciences naturelles n’est en effet plus à démontrer. La correspondance du médecin et helléniste protestant Robert Constantin nous apprend qu’il allait herboriser et étudier les oiseaux dans le Jura avec Dalechamp et Pierre Eskrich et que notre artiste leur envoyait des spécimens d’oiseaux27. Tout cela se trouve confirmé par la récente découverte à la New-York Historical Society d’un remarquable album de plus de deux cents dessins d’oiseaux du xvie siècle, qui comporte plusieurs projets qui se recoupent et se poursuivent, notamment une partie d’un très beau manuscrit de présentation du traité d’ornithologie du médecin et ami intime de Calvin, Benoît Textor, continué par son fils Claude, illustré des peintures très soignées et très réalistes par trois peintres genevois, le plus doué, sans conteste, étant Pierre Eskrich, dont le nom est révélé par le calligraphe (Ill. 4). L’album se poursuit par des planches plus stylisées, qui trouvent leurs modèles jumeaux dans deux recueils de cinq cent quatre vingt-cinq dessins conservés à la BnF au département des Manuscrits, écrits de la main de Jacques Dalechamp, volumes qui ont appartenu à Guillaume Rouillé, dont l’intention était peut-être de publier le traité d’ornithologie de Jacques Dalechamp, aujourd’hui perdu. Ces recueils restent encore à étudier en détail, mais par la datation du papier, les dates sur certaines planches, les mentions manuscrites, on peut en déduire qu’ils conservent les traces d’une entreprise conjointe de Benoît Textor et de ses fils Claude et Vincent, et de Jacques Dalechamp, avec des collaborations de Robert Constantin, Conrad Gessner, et de l’humaniste Jean Tagaut, qui s’étendent sur une longue période, des années 1540 à 1580.

Ill. 4. Pierre Eskrich, Ibis à tête rouge (« corbeau galeran »), peinture à la gouache

Ill. 4. Pierre Eskrich, Ibis à tête rouge (« corbeau galeran »), peinture à la gouache

New-York Historical Society

27C’est un projet bien plus vaste que les deux cent dix-huit spécimens publiés par Gessner en 1555, il constitue un chaînon essentiel dans l’histoire des développements de l’ornithologie à la Renaissance. Les artistes, on le sent sur les planches, cherchent des techniques picturales nouvelles pour représenter le plus fidèlement possible les oiseaux, avec des repentirs ; ils essayent de les figurer le plus possible taille nature, de présenter le mâle et la femelle dans leurs différences. Les oiseaux sont souvent présentés vivant, marchant, mangeant.

28Sans doute n’est-ce pas aller trop loin que de dire avec Roberta Olson que l’esprit critique de la Réforme qui pousse à la recherche de la vérité, de l’authenticité, à l’observation des phénomènes physiques, a favorisé la recherche scientifique, qui aboutira un siècle plus tard à la naissance de la science moderne, à la vérification par l’expérience, tout comme il a pu contribuer indirectement à la naissance d’un style naturaliste en art, ce que ces dessins préfigurent indéniablement.

  • 28  Le Jardin du roy très chrestien Henry IV..., dédié à la royne, par Pierre Vallet..., (S. l.), 1608 (...)
  • 29  Marjorie Dorsemaine, La vie et l’œuvre gravé de Pierre Vallet (v. 1575-1655), Mémoire de master II (...)
  • 30  Anagrammatismus petri valettii / Js vult et superat / Js vult et superat cunctos ad Palladis artes (...)

29Nous n’avons malheureusement pas de portrait de Pierre Eskrich, les artistes français du xvie siècle ne nous ont quasiment pas laissé leur portrait, il n’y avait pas ce culte en France comme en Italie. En guise de substitut, nous pouvons évoquer l’autoportrait d’un autre brodeur protestant, Pierre Vallet, petit-fils du Pierre Vallet qui a formé Pierre Eskrich. Nous sommes une génération plus tard, en 1608 précisément, peut-être une bonne dizaine d’années après la mort probable de Pierre Eskrich, et le pas est franchi, l’artiste n’hésite plus à s’offrir, sûr de lui, au regard des lecteurs en tête de son fameux florilège du Jardin du Roi28. Pierre Vallet était le brodeur du roi Henri IV, également peintre, poète, graveur (mais à l’eau-forte et non plus sur bois), il a laissé des illustrations littéraires, de botanique, d’anatomie, des leçons de dessin et un plan de Paris29. Il se représente avec beaucoup de confiance en lui, semble-t-il, le regard fixé sur le spectateur, plein d’assurance, dans un ovale flanqué aux quatre coins par les divers instruments de son talent, qui, si l’on en croit les vers latins de sa devise‑anagramme (…Is vult et superat…) l’emporte dans tous les domaines30 : les outils du brodeur, ceux du peintre, ceux du graveur, et ceux du dessinateur et géomètre. Ce portrait résume à lui seul cette position montante de l’homme de l’art qui fréquentait les cercles lettrés et savants dans la France des années 1600 et commençait à revendiquer une position sociale comme artiste, fier de son savoir-faire (manu) mais aussi de son génie propre (ingenio). Pierre Eskrich, qui dialoguait presque avec les meilleurs humanistes de son temps, et participait à leurs travaux, aurait pu aussi, croyons-nous, graver, – sur bois bien sûr –, un tel portrait.

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Notes

1  C’est Jean-Michel Papillon, dans son Traité historique et pratique de la gravure en bois, Paris, 1766, p. 229 sq, qui invente ce « Jean Moni » à la suite de Pierre-Jean Mariette, à cause d’une mauvaise lecture d’une gravure où il croyait déceler une signature. Papillon lui attribue les vignettes des bibles lyonnaises de Guillaume Rouillé et de Barthélémy Honorat. Une partie des onze gravures sur bois répertoriées sous le nom de Pierre Eskrich par l’Inventaire du fonds français, XVIe siècle, du département des Estampes de la Bibliothèque nationale de France, provient de la collection personnelle de Mariette avec ses annotations et ses attributions à « Moni » et « Eskricheus ». Jules Renouvier, dans son étude Des types et des manières des graveurs, XVIe siècle, Montpellier, Boehm, 1854, t. II, p. 205, reprend ce nom, ainsi qu’Ambroise Firmin-Didot, Essai typographique et bibliographique sur l’histoire de la gravure sur bois, Paris, 1862, col. 261 à 163, qui élargit le corpus de Jean Moni à d’autres ouvrages illustrés de l’atelier de Guillaume Rouillé.

2  Alfred Steyert, « Notes sur Perrissin, Tortorel et quelques autres artistes lyonnais du XVIe siècle », Revue du Lyonnais, 1868, p. 181-195 ; Natalis Rondot, Graveurs sur bois à Lyon au XVIe siècle, Paris, Georges Rapilly, 1898 ; Natalis Rondot, « Pierre Eskrich, peintre et tailleur d’histoires à Lyon au XVIe siècle (1) », Revue du lyonnais, avril 1901, p. 241-261, et « Pierre Eskrich, peintre et tailleur d’histoires à Lyon au XVIe siècle (suite et fin) », extrait de la Revue du lyonnais, mai 1901, p. 321-354.

3  Jean-Baptiste Trento, Pierre Eskrich, Mappe-Monde Nouvelle papistique : histoire de la Mappe-Monde papistique, en laquelle est déclairé tout ce qui est contenu et pourtraict en la grande table, ou carte de la Mappe-Monde (Genève, 1566), édition critique établie et présentée par Frank Lestringant et Alessandra Preda, Genève, Droz, 2009 (Travaux d'humanisme et Renaissance N° 463).

4  Henri Zerner, L'art de la Renaissance en France : l'invention du classicisme, Paris, Flammarion, 2002, p. 4-5.

5  Emmanuel Lurin, « Un homme entre deux mondes : Etienne Dupérac peintre, graveur et architecte en Italie et en France (c. 1535 ?-1604) », ¿ Renaissance en France, renaissance française ? Actes du colloque « Les arts visuels de la Renaissance en France (XVe-XVIe siècles) », Rome, Villa Médicis, 7-9 juin 2007, sous la direction de Henri Zerner et Marc Bayard, Rome-Paris, 2008 (Collection d'histoire de l'art de l'Académie de France à Rome, 10), p. 37-59.

6  Ainsi qu’il l’affirme devant les gouverneurs de la bourse des pauvres à Genève en 1562. N. Rondot, Graveurs sur bois à Lyon au XVIe siècle…, p. 28-30.

7  Arch. nat., Min. Cent., LXXXVII, 16, 3 mars 1543 (n.st.), inventaire après-décès de Jacques d’Estriché, dressé en présence de ses enfants Pierre, Guillaume et Margotte mariée à un marchand parisien. Madeleine Jurgens, Documents du minutier central des notaires de Paris. Inventaires après-décès, t. I, 1483-1547, Paris, 1982, n° 1020.

8  N. Rondot, « Pierre Eskrich, peintre et tailleur d’histoires à Lyon au XVIe siècle (1) », extrait de la Revue du lyonnais, avril 1901, p. 243.

9  Les dates qui suivent dans la suite de la communication, sauf mention contraire, sont tirées des études de N. Rondot et résumées dans M. Audin, E. Vial, Dictionnaire des artistes et ouvriers d’art de la France. Lyonnais, Paris, Bibliothèque d'Art et d'Archéologie, 1919, tome 1, p. 321.

10  BnF, département des Manuscrits, Fonds français, manuscrit 2261. Signalé par Jean Porcher dans sa notice Les songes drôlatiques de Pantagruel et l’imagerie en France au XVIe siècle, qui accompagne le fac-simile des Songes drolatiques de Pantagruel…, Paris, Mazenod, 1959. Eskrich y est présenté comme apprenti auprès de Pierre Vallet.

11  BnF, Réserve des Livres rares, Rés Ye 1579. Je remercie Jean Guillemain et Jean-Marc Chatelain pour cette précision.

12  Arch. Nat., Min. cent., CXXII, 103, la quittance du 1er mars est transcrite dans Guy-Michel Leproux, La peinture à Paris sous le règne de François Ier, Paris, 2001, PUPS, p. 204.

13  Natalie Zemon Davis, « Strikes and Salvation at Lyon », in Society and Culture in Early Modern France: Eight Essays, Stanford (Ca), Stanford University, Press, 1975, p. 7.

14  Le corpus principal des éditions illustrées par Eskrich a commencé à être cerné, grâce aux travaux d’Alfred Cartier et Natalis Rondot, dans H. et J. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, recherches sur les imprimeurs, libraires, relieurs et fondeurs de lettres à Lyon au XVIe siècle, Lyon-Paris, Auguste Brun, 1895-1921, 12 vol. (réédition, Paris, 1964), particulièrement dans le vol. 9, consacré en grande partie à Guillaume Rouillé.

15  Francis Higman, « Le domaine français 1520-1562 », dans Jean-François Gilmont et al., La Réforme et le livre. L’Europe de l’imprimé (1517-v. 1570), Paris, Cerf, 1990, p. 121-123.

16  Philip Benedict, « Calvinism as a culture ? Preliminary remarks on Calvinism and the visual arts », Seeing beyond the Word. Visual Arts and the Calvinist Tradition, édité par Paul Corby Finney, Grand Rapids (Mich), William B. Eerdmans Publishing, 1999, p. 34.

17  N. Rondot, Graveurs sur bois à Lyon…, p. 38.

18  Alferd Cartier a tenté de faire le point, de façon encore partielle, sur la participation d’Eskrich aux illustrations des bibles genevoises dans des dossiers de travail inédits conservés au Musée de l’imprimerie de Lyon.

19  Max Engammare, « Figures de la Bible lyonnaises à la Renaissance. Un demi-siècle de prépondérance européenne (1538-1588) », Majoliques européennes reflets de l’estampe lyonnaise (XVIe-XVIIe siècles), sous la direction de Jean Rosen, Faton, Dijon, 2003, p. 24-39.

20  Vanessa Selbach, « D’un art raffiné à un art populaire : changements de statuts de la gravure sur bois de fil (XVIe-XIXe siècle) à travers l’étude de la collection de matrices du musée de l’imprimerie de Lyon », dans L’estampe : un art multiple à la portée de tous ?, S. Raux, N. Surlapierre et D. Tonneau-Ryckelynck (éd.), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2008, p. 77-92.

21  Actes, XIX, 23-28.

22  Voir les attributions dans C. Delano-Smith, E. M. Ingram, Maps in Bibles 1500-1600. An illustrated Catalog, Droz, Genève, 1991 (Travaux d’Humanisme et Renaissance, n° 256).

23  Jean Boutier, Les plans de Paris des origines (1493) à la fin du XVIIIe siècle. Étude carto-bibliographique et catalogue collectif, Paris, BNF, 2002, n°17.

24  BnF, département des Estampes et de la photographie, RESERVE QB-201 (4)-FOL, collection Hennin, n°363.

25  Voir Valérie Hayaert, « Mens emblematica » et humanisme juridique : le cas du « Pegma cum narrationibus philosophicis » de Pierre Coustau, 1555, Genève, Droz, 2008.

26  Le Pourtrait des enfans jumeaux envoyés au roy, Paris, Antoine Huic, 1570, 4°. Bibliothèque municipale de Nantes, fonds ancien 3, 25463.

27  Toutes les références sur la participation de Pierre Eskrich à ces travaux d’ornithologie sont à retrouver dans l’article de Roberta Olson et Alexandra Mazzitelli, « The discovery of a cache of over 200 sixteenth-century avian watercolors: a missing chapter in the history of ornithological illustration », Master Drawings, vol. 45, n° 4, hiver 2007, p.435-521.

28  Le Jardin du roy très chrestien Henry IV..., dédié à la royne, par Pierre Vallet..., (S. l.), 1608, in-fol.

29  Marjorie Dorsemaine, La vie et l’œuvre gravé de Pierre Vallet (v. 1575-1655), Mémoire de master II d’histoire de l’art, sous la direction de Marianne Grivel, Université de Paris-Sorbonne, septembre 2009.

30  Anagrammatismus petri valettii / Js vult et superat / Js vult et superat cunctos ad Palladis artes / Qui se se [sic] accingunt, arte, Manu, Jngenio.

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Table des illustrations

Titre Ill. 1. G. Chappuys, Figures de la Bible déclarées par stances, Lyon, B. Honorati, 1582, in-8°, f° HH2
Légende Clin d’œil de P. Eskrich à son propre métier : saint Paul, à Corinthe, « brode » des tentes chez Aquilas (Actes, XVIII, 1-3)
Crédits Musée de l'imprimerie de Lyon
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/2726/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 64k
Titre Ill. 2. Pierre Eskrich, Marche des Hébreux dans le désert, gravure sur bois, vers 1580. 19,5 x 16,5 cm
Crédits Musée de l’imprimerie de Lyon
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/2726/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,2M
Titre Ill. 3 [Corpus juris civilis], tome I, Digestus vetus, Lugduni apud Sennetonios fratres, 1548-1550, in-f°, p. 770 : « L’arbre des servitudes », gravure sur bois de P. Eskrich
Crédits Bibliothèque municipale, Lyon, cote 21511 T. 01
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/2726/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 2,7M
Titre Ill. 4. Pierre Eskrich, Ibis à tête rouge (« corbeau galeran »), peinture à la gouache
Crédits New-York Historical Society
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/2726/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 227k
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Pour citer cet article

Référence papier

Vanessa Selbach, « Artisan ou artiste ? La carrière de Pierre Eskrich, brodeur, peintre et graveur, dans les milieux humanistes de Lyon et Genève (ca 1550-1580) »Chrétiens et sociétés, Numéro spécial I | -1, 37-55.

Référence électronique

Vanessa Selbach, « Artisan ou artiste ? La carrière de Pierre Eskrich, brodeur, peintre et graveur, dans les milieux humanistes de Lyon et Genève (ca 1550-1580) »Chrétiens et sociétés [En ligne], Numéro spécial I | 2011, mis en ligne le 29 septembre 2011, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/2726 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.2726

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Auteur

Vanessa Selbach

Bibliothèque Nationale de France

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