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Le partenariat Lyon–Beyrouth–Québec pour l’atlas des espaces religieux du Liban

Les mazar de Beyrouth ville-municipe : localisation, croyances et pratiques

Annie Tohme-Tabet
p. 137-149

Résumés

A Beyrouth, les mazar (oratoires en l'honneur d'un saint) se rencontrent surtout dans les quartiers chrétiens, notamment catholiques, et plutôt dans les quartiers populaires. Presque la moitié des mazar sont dédiés à la Vierge, puis viennent saint Elie, sainte Charbel, sainte Rita, etc. Les saints doivent protéger les individus et les biens, une fonction qui s'est amplifiée pendant la guerre, procurer des bienfaits, venger les croyants contre leurs persécuteurs. Ils font l'objet d'un culte quotidien et de pratiques exceptionnelles.

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Texte intégral

  • 1  Munijid al tulab, zara, Dar al machreq, Beyrouth, 1968, pp. 293-294.
  • 2  Encyclopédie de l'Islam, « Mazar », Paris, Tome 6, p. 934.

1Le mot mazar dérive dans la langue arabe du verbe zara qui signifie visiter. Il désignerait le lieu de la visite (ziyara) ou ce qui se visite des lieux des wali (saints en islam)1. L’acte indiqué et le lieu où il se déroule renvoient à un rituel religieux musulman accompli sur les tombes des saints et non pas à une visite effectuée entre individus. D’ailleurs, l’Encyclopédie de l’Islam2 renvoie le lecteur qui cherche une explication au terme mazar à makbara (cimetière) et à ziyara (visite, au sens religieux, visite d’un lieu saint ou d’un tombeau).

2Au Machrek arabe, la visite rendue aux walis est beaucoup plus pratiquée par les croyants des communautés émanant du chi’isme (duodécimaine, alaouite, druze...) que par ceux de la communauté sunnite. Dans ce cas, le mazar est appelé maqam (mausolée) ou porte directement le nom du wali. Les chrétiens de cette même région ont emprunté le mot mazar à l’islam pour désigner les oratoires naturels ou construits abritant des statues ou des images de saints vénérés.

3À Beyrouth ville-municipe, le recensement des lieux de culte a révélé la présence de 211 mazar. L’analyse des données collectées qui suivra, mettra en exergue leur distribution dans la ville. Elle se penchera particulièrement sur les mazar chrétiens, les particularités confessionnelles et sociales relatives à leurs fondateurs ainsi qu’à leurs usagers. Une lecture plus attentive de la réalité à partir de photographies et de quelques monographies, a saisi les croyances et les pratiques de ces derniers.

Localisation et identification

4À Beyrouth ville-municipe, la quasi totalité des mazar recensés appartient à la religion chrétienne (206 sur 211). La rareté des mazar musulmans peut être expliquée par plusieurs raisons. D’une part, la population de la ville malgré son caractère pluri-confessionnel, demeure à majorité sunnite. Les deux maqam de walis trouvés dans les cimetières sunnites de Basta et de Bachoura remontent à la période ottomane. Aucun autre maqam n’a été édifié depuis. D’autre part, les chi’ites installés à Beyrouth municipe depuis le début du mandat français (1920) n’ont obtenu le droit d’ériger leurs propres lieux de culte dans la ville qu’au début des années 1970. En conséquence, le mazar appartenant à la communauté comme la majorité des lieux de culte chi’ites est située dans le secteur du Parc, à la périphérie de la ville municipe, c’est-à-dire dans le prolongement de la Banlieue sud. Les druzes quant à eux, demeurent foncièrement montagnards pour ce qui concerne leurs pratiques religieuses. Dans la capitale, ils ont regroupé tous leurs lieux de culte dont une khalwa et un maqam dans l’enceinte de la Maison de la communauté druze.

Localisation des mazar chrétiens dans la ville

5Les mazar chrétiens de Beyrouth se concentrent essentiellement dans les quartiers chrétiens à l’Est de la ville (198 sur 206). Leur rareté à l’ouest rend compte du tri de population qui a eu lieu durant la guerre (1975-1990) et qui a poussé les membres des différentes confessions à se replier dans les quartiers dominés par les milices de leur propre communauté ou de leur propre religion.

Répartition spatiale des Mazars de Beyrouth par secteur en 2002

Répartition spatiale des Mazars de Beyrouth par secteur en 2002

Répartition spatiale des Mazars de Beyrouth selon les religions en 2002

Répartition spatiale des Mazars de Beyrouth selon les religions en 2002

6La distribution des mazar chrétiens à l’intérieur des quartiers Est de la ville est très inégale Elle diminue graduellement d’est en ouest. Ainsi, une très forte concentration est notée dans les quartiers de Karm el Zeitoun, Geitawi, Hôpital Orthodoxe etc... occupés par une population pauvre ou moyenne pauvre. Leur présence tend à s’estomper dans les quartiers des classes moyennes et surtout riches comme par exemple, Saint Nicolas, Furn el Hayek ou encore Yesouieh. Depuis la fin de la guerre, ces secteurs des quartiers, connaissent un dynamisme foncier et immobilier plus prononcé que le reste de cette partie de la ville à cause de leur proximité du Centre ville en pleine réhabilitation. Les transformations du tissu urbain y ont eu pour conséquence directe la disparition des mazar. Ces derniers avaient été érigés par les déplacés qui squattaient les appartements des immeubles situés le long de la ligne de démarcation. En faisant renaître ces quartiers de leurs cendres, les promoteurs ont tendance à effacer toutes les traces qui peuvent rappeler l’histoire récente de la ville ou raviver la mémoire. Ils développent par contre, une image de marque moderne reluisante et multi–fonctionnelle alliant le résidentiel au commercial et la restauration à l’hôtellerie.

Tableau n° l - Répartition des mazar chrétiens selon les secteurs de la ville de Beyrouth

Nom du Secteur

Nbre de Mazar

Achrafîeh

13

Corniche El Nahr

11

Furn el Hayek

6

Getawi

17

Ohabi

50

Hamra

1

Hikmat

9

Hôpital Orthodoxe

15

Hôtel Dieu

24

Kantari

1

Khodr

7

Manara

1

MarMikhael

8

MarMitr

14

Mar Nicolas

6

Nasra

4

Palais de Justice

8

Parc

4

Rmril

3

TalleteIKhayat

1

Yesouieh

3

Total

206

7Le paramètre socio-économique demeure malgré sa pertinence, insuffisant pour expliquer cette répartition, l’appartenance confessionnelle des fondateurs des mazar fournit des éléments précieux pour une autre lecture non moins intéressante. De fait, les catholiques, toutes communautés confondues, ont édifié la grande majorité des mazar de la ville (184 sur 206). Les orthodoxes quant à eux, semblent moins enclins à en construire (15 sur 206). Les raisons de cette grande différence de comportement sont multiples. Elles sont d’abord religieuses. L’Église catholique encourage ses fidèles à vénérer Dieu à travers les statues et les images du Christ, de la Vierge et de tous les saints, alors que la représentation des saints dans les églises orthodoxes se limite aux icônes précieusement gardées dans les iconostases ou dans les maisons. Elles sont ensuite, socio-économiques. Les orthodoxes et notamment les grecs parmi eux font partie de la bourgeoise chrétienne beyrouthine qui est comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, moins portée à l’édification des mazar que les couches moyennes et pauvres.

8Les raisons de cette différence de comportement peuvent être enfin, ramenées à l’histoire de l’installation des populations dans la ville. Ce n’est pas par pur hasard que la construction du premier mazar répertorié remonte à 1948, c’est-à-dire cinq ans après l’indépendance du Liban. Elle signale en effet le début de l’installation des ruraux pauvres appartenant à la confession maronite dans les quartiers périphériques de la ville municipe comme Achrafîyeh, Getawi, l’Hôtel Dieu etc. L’arrivée massive de ces nouveaux citadins semble avoir été accompagnée d’une volonté d’afficher une identité particulière dans un environnement peu accueillant. La taille très imposante des premiers mazar marquant le paysage urbain le prouve.

9Par ailleurs, l’irruption des saints récemment descendus de la montagne éclipse le saint emblématique de la ville c’est-à-dire saint Georges ou le Khodr pour les musulmans. Sur les 15 mazar construits à Beyrouth avant 1975, 14 sont catholiques dont 12 maronites et un seul grec orthodoxe. Les premiers ont été dédiés à la Vierge (7 mazar), à saint Élie (4 mazar), à sainte Thérèse (1 mazar), à sainte Rita (1 mazar) et à saint Roch (1 mazar). Le second le fut à saint Georges.

Tableau n° 2 - Répartition des mazar selon les confessions chrétiennes

Confession

Nombre de mazar

Maronite

167

Grec Catholique

 12

Grecque orthodoxe

 12

Arménienne catholique

 3

Catholique et orthodoxe

 3

Syriaque catholique

 3

Arménienne apostolique

 2

Latine

 1

Indéterminé

 2

Syriaque orthodoxe

 1

Total

206

Localisation des mazar dans les quartiers

10À l’intérieur des quartiers, les mazar occupent des espaces situés à l’intersection des deux sphères privée et publique. Ils sont installés sur les balcons donnant sur la rue, à l’entrée des immeubles, des maisons, des magasins ou des institutions, sur ou dans les murs des enceintes et sur les trottoirs. Leur emplacement est toujours choisi en fonction de sa discrétion mais en même temps de sa visibilité. De fait, les mazar doivent occuper un espace légitime qui ne demande pas à être légalisé par un achat de terrain ou un permis de construction. Ils doivent également être placés dans le champ de vision des croyants pour que les saints puissent être priés, implorés et remerciés. L’architecture des mazar et les matériaux utilisés pour la construction sont aussi tributaires de l’espace dont dispose le fondateur du mazar, de ses moyens et surtout de son savoir-faire.

11Dans la sphère privée, les conditions citées plus haut peuvent être facilement respectées. De fait, l’installation des mazar est admise et parfois même recherchée à l’intérieur ou à la porte des maisons et des immeubles : tout dépend de la bonne entente des habitants. Lorsque leur présence est peu tolérée ou jugée envahissante, ils intègrent les interstices de la construction ou les porches des portes d’entrée.

12Dans l’espace public, leur implantation doit suivre certaines normes pour ne pas gêner la circulation sur les trottoirs ou empêcher le stationnement des voitures dans les ruelles étroites. Les mazar sont dans ce cas, accolés aux poteaux électriques, installés sur le trottoir, suspendus entre deux poteaux ou carrément construits sur la base en béton du poteau. Leur présence est ainsi légitimée par la proximité de l’infrastructure publique. Ils sont construits ou conçus de manière à ne pas occuper beaucoup d’espace.

Construction des mazar ou mise en scène de la sainteté

13Dans les classes pauvres et moyennes pauvres, la construction ou l’acquisition d’un mazar n’est pas une mince affaire. C’est souvent un projet à long terme qui dépend de la situation financière de son initiateur. Les monographies ont montré que l’édification de certains grands mazar a duré des années. Leurs fondateurs ont acheté les pierres les unes après les autres avec l’argent collecté dans la caisse du mazar. La construction est entreprise le plus souvent par un seul individu (159 sur 206). Mais il n’est pas rare de trouver des groupes issus d’une même institution – parti politique, association religieuse, famille (27 sur 206) ou d’un même voisinage : habitants du quartier, de la rue, de l’immeuble (19 sur 206) – se mettre ensemble pour accomplir cette tâche.

14Par ailleurs, la construction, la gestion et l’entretien d’un mazar, demandent un effort permanent de la part des fidèles impliqués dans l’opération. Il a été constaté que l’assignation des tâches entre les sexes s’aligne sur le modèle traditionnel. Les hommes bâtissent et gèrent les mazar alors que les femmes s’occupent des tâches domestiques comme le nettoyage et la décoration.

Architecture des mazar

15L’architecture des mazar varie selon trois plans distincts. Le mazar prend la forme d’un triptyque avec trois niches accolées l’une à l’autre. Il peut être constitué de deux niches rassemblées ou séparées ou encore d’une seule. Ce dernier cas est le plus fréquent. Il arrive que la statue du saint soit simplement posée sur une colonne surmontée d’un chapiteau ou une base construite.

Matériaux de construction

16Les matériaux utilisés pour la construction des mazar dépendent notamment des moyens matériels du constructeur. Si certains sont revêtus de marbre ou de pierre de taille, d’autres sont recouverts de stuc, de galets ramassés au bord de la mer ou simplement crépis et peints. Il existe aussi une grande variété de mazar préfabriqués, en aluminium, en fer, en verre ou en plexiglass. Il arrive que plusieurs matériaux soit utilisés pour la construction d’un même mazar.

Statues et objets

17La mise en scène de la sainteté dans les mazar est récurrente, entourée de vases contenant des fleurs naturelles ou artificielles, de cierges et d’un encensoir. Il arrive que la disposition classique des objets soit rehaussée de quelques éléments (auréole, anges... ) donnant au mazar une portée plus céleste.

Croyances

18La prolifération des mazar dans les quartiers populaires chrétiens souligne un attachement profond de leurs habitants au culte des saints échappant fréquemment au contrôle de la religion officielle. Il est en effet, rare de trouver des mazar établis avec l’autorisation de l’Église (10 sur 206). La construction des mazar et le choix des saints se font à l’initiative d’individus ou de groupes éprouvant le besoin de vénérer un ou plusieurs saints pour une cause déterminée. L’histoire personnelle ou collective de tout un chacun, les commande. Par ailleurs, les listes des saints auxquels sont dédiés les mazar et les églises de chaque secteur de la ville ne se recoupent pas.

Identification des saints et leur représentation

  • 3  « Les saints sont d'abord des "morts très spéciaux" élevés, d'une manière ou d'une autre, au-dessu (...)

19Les saints3 représentés dans les mazar sont choisis en fonction de leurs vertus et surtout de leur capacité à répondre aux invocations des croyants. Leur répertoire demeure cependant assez limité malgré l’infinité de saints locaux ou étrangers connus au Liban. La Vierge appelée selon les cas Immaculée Conception, Notre Dame, Notre Dame de Harissa, Notre Dame de Lourdes ou Notre Dame de la médaille miraculeuse, occupe une place privilégiée dans le système de croyance. Presque la moitié des mazar chrétiens de la ville municipe lui est dédiée, seule (98 sur 206) ou associée à un ou plusieurs autres saints (11 sur 206). Saint Élie vient en seconde position (42 sur 206). Viennent ensuite saint Charbel (16 sur 206), sainte Rita (12 sur 206), saint Georges (7 sur 206) et le Sacré-Cœur (4 sur 206). Les autres saints comme saint Joseph, saint Roch, saint Lâba ou sainte Thérèse ou encore la Sainte Famille n’ont chacun qu’un seul mazar. Notons au passage un grand absent auquel les catholiques du Liban, vouent pourtant une grande vénération : saint Antoine de Padoue. Il semble que les objets perdus ne comptent pas parmi les besoins prioritaires de la population.

20Les mazar de Beyrouth municipe sont aussi dédiés à des martyrs comme par exemple le mazar de Naji Choueiri combattant tombé durant la guerre du Liban ou à des défunts, mazar Mme Fadel.

Tableau n° 3 - Répartition des mazar selon le(s) patron (s)

Patron du mazar

Nombre de Mazar

Mazar de la Sainte Vierge

 98

Mazar saint Élie

 42

Mazar saint Charbel

 16

Mazar sainte Rita

 12

Mazar Sainte Vierge et saint Élie

 7

Mazar saint Georges

 7

Mazar du Sacré Coeur

 4

Mazar Sainte Vierge, saint Elie et Mar Charbel

 1

Mazar Sainte Vierge, Mar Charbel, saint Élie et Sacré Coeur

 1

Mazar Sainte Vierge, Mar Charbel et Sacré Coeur

 1

Mazar Sainte Vierge et saint Joseph

 1

Mazar sainte Thérèse et sainte Rita

 1

Mazar sainte Thérèse

 1

Mazar sainte Rita, Jésus et Sainte Vierge

 1

Mazar saint Joseph

 1

Mazar saint Élie et sainte Thérèse

 1

Mazar rue Monot

 1

Mazar Naji Choueiry

 1

Mazar Mme Fadel

 1

Mazar Mar Lâba

 1

Mazar de saint Roch

 1

Mazar de la Sainte Vierge, saint Joseph, sainte Rita

 1

Mazar de la Sainte Famille

 1

Indéterminé

 4

Total

206

21Le répertoire des noms de mazar de la ville municipe indique une hiérarchisation des saints. Celle-ci se fonde sur l’efficacité et sur l’ancienneté. La Vierge occupe le sommet de la hiérarchie, puis vient bien après elle saint Élie. Les autres saints chronologiquement plus récents, semblent ne pas avoir fait leur preuve comme les précédents. Une grande question reste cependant posée autour de la rareté des mazar dédiés au patron de Beyrouth, saint Georges. Ce dernier est aussi mythique que saint Élie, mais il reste le saint emblématique des grecs orthodoxes de la ville.

Fonctions des saints

  • 4  Yves-Marie Congar, « Sainteté », Encyclopedia Universalis, Paris, 1995.

22Les saints des mazar jouent un rôle4 très actif dans la société chrétienne beyrouthine. Ils interviennent aussi bien sur le plan individuel que collectif. Leur ultime fonction est la protection des individus, mais aussi celle de leurs maisons et de leurs lieux de travail. La disposition des mazar déjà évoquée plus haut, la forme des statues et les inscriptions le montrent. Ainsi, la Vierge est rarement représentée portant l’Enfant. Ses statues ont beaucoup plus fréquemment des bras protecteurs ouverts. Elle protège les vivants et les morts. Dans les mazar édifiés à la mémoire des morts ou des martyrs, les bras de Marie se tendent en direction de la photo du défunt comme pour le soutenir durant son dernier voyage. Plus terrible et radical, saint Élie porte toujours une épée à la main droite levée prête à frapper. D’ailleurs, les prières écrites sur les mazar qui lui sont dédiés lui demandent expressément la protection contre des ennemis visibles et invisibles. Cette dernière est également réclamée de manière moins vindicative à Mar Charbel.

23La recherche de la protection s’est beaucoup accrue durant la guerre du Liban. Dans les quartiers populaires, la précarité des logements laissait les habitants sans abris durant les bombardements. Une recherche sur le thème des « techniques de protection et de survie durant les bombardements », effectuée tout le long de la ligne de démarcation et dans quelques quartiers de la ville, par les étudiants du département de Sociologie de l’USJ en 1991, avait explicité la fragilité des pauvres et leur impuissance lorsque « ça bardait » (expression empruntée au jargon de la guerre). Dans le quartier de Karm el Zeitoun par exemple, il n’existait qu’un seul abri sûr, le dispensaire des Sœurs de la Charité. Les habitants surpris par les bombardements ne pouvaient pas toujours y accéder. Ils restaient donc bloqués chez eux entièrement exposés aux bombes. C’est ce qui explique d’ailleurs en partie la forte concentration de mazar dans ce quartier.

24À une échelle plus large, le mouvement de construction des mazar s’est beaucoup intensifié durant la guerre. De 1948 à 1974, 20 mazar furent construits à Beyrouth. À partir de 1975 et jusqu’en 1990, 114 furent érigés. Le nombre de mazar construits par année dépendait de la situation. Il augmentait durant les années très troublées puis retombait lorsque la situation se stabilisait un peu.

Tableau n° 4 - Répartition des mazar selon l’année de construction durant la guerre

Année de construction

Nombre de mazar

1975

 3

1977

 2

1976

 4

1978

 5

1979

 5

1980

 23

1981

 5

1982

 12

1983

 2

1984

 8

1985

 1

1985

 13

1986

 4

1987

 8

1988

 1

1989

 3

1990

 15

Total

114

25La Sainte Vierge des mazar de Beyrouth est aussi sollicitée pour intercéder auprès de son Fils en faveur des morts et des vivants. Les saints des mazar de Beyrouth procurent des bienfaits comme la réussite aux examens ou au travail, la guérison, le succès d’une intervention chirurgicale ou simplement les moyens de subsistance. Ces derniers se font de plus en plus rares et âpres à gagner dans la société libanaise. Dans cet ordre d’idées, peut-on ramener la recrudescence de la construction des mazar qui avait pourtant baissé après l’avènement de M. Rafic Hariri à la tête du gouvernement en 1992, à la perte de confiance des Libanais en leur Premier ministre et à l’aggravation de la crise économique depuis 1996 à cause de la mauvaise gestion des ressources du pays et les investissements faits dans des projets pharaoniques comme par exemple le réaménagement du centre-ville de Beyrouth ?

Tableau n° 5 - Répartition des mazar selon l’année de construction après la guerre

Année de construction

Nombre de mazar

1991

 3

1992

 10

1993

 3

1994

 3

1995

 7

1996

 4

1997

 7

1998

 8

1999

 8

2000

 8

2001

 7

2002

 3

Total

71

26Certains saints font des miracles. Les récits des bombes qui sont tombées devant un mazar et n’ont pas explosé sont fréquents (monographie du mazar Notre Dame de Harissa à la rue Adib Ishac). Il arrive aussi que la statue du saint se mette à suinter de l’huile attirant des foules de croyants en quête de bénédiction (mazar de la Vierge à la Quarantaine).

27Les saints des mazar chrétiens de Beyrouth ont une activité particulière sans doute inhérente à la culture libanaise : ce sont des saints vengeurs. Leur vindicte doit être dirigée contre les bourreaux des croyants. La lance de saint Georges ou l’épée de saint Élie symbolisent les instruments de la lutte. Un article du journal Le Réveil illustre bien le désir de vengeance qu’éprouvent les Libanais lorsqu’ils se sentent menacés :

« Garo le réparateur électricien pour voitures de la montée Berty, qui avait été sérieusement blessé lors de l’avant-dernière explosion d’une voiture piégée extériorise sa Foi à sa façon : à peine sorti de l’hôpital, il a fait construire un petit sanctuaire pour Saint-Georges à la place même de la bombe. “Le dragon, dit-il, c’est l’ennemi que nous écraserons”. Dans sa boutique, une prière en arabe de sa propre composition est bien en vue :
Mon Dieu, protégez le Liban
Pour lequel nous sommes prêts à répandre notre sang
Afin de construire un Liban nouveau
Mon Dieu, protégez notre peuple innocent
Des explosions des criminels ».

Saints et martyrs

  • 5  Pierre Centlivres et Anne-Marie Losonczy, Saints, sainteté et martyre : la fabrication de l'exempl (...)

28Durant la guerre du Liban, les mazar chrétiens des régions Est de la ville ont servi de support à la cause des chrétiens5. Les photos des morts exposées aux pieds de la Vierge et des saints (saint Élie et sainte Rita pour les causes désespérées) et les plaques commémoratives furent autant d’objets utilisés pour mettre en valeur l’héroïsme et l’exemplarité des martyrs. La mort de ceux-ci ne les a pas élevés au rang de saints, mais elle en a fait des emblèmes qui ont légitimé la défense des territoires chrétiens. Plusieurs mazar ont été par exemple, construits pour commémorer l’assassinat de Béchir Gémayel, chef des Forces libanaises et Président de la République qui fut un âpre défenseur de la cause du Liban. Les sigles des différentes milices chrétiennes et les innombrables représentations du cèdre du Liban constituaient autant de marqueurs d’identité religieuse et politique. Quant aux inscriptions, elles indiquaient que ces jeunes gens étaient « morts pour le Liban » ou « pour que vive le Liban ». Elles citaient de même le nom du martyr, ses dates de naissance et de décès ainsi que l’endroit où il était mort. Il faut signaler ici, que certains mazar construits à l’Est de la ville, commémoraient la mort des martyrs originaires des régions Ouest tombés pour la cause chrétienne.

Pratiques

29Les mazar chrétiens de la ville de Beyrouth sont pour leur plus grande majorité en usage. Deux mazar seulement ont été abandonnés. Ils sont fréquentés par une population essentiellement chrétienne à l’Est et pluricommunautaire à l’Ouest. Leurs saints font l’objet d’un véritable culte accompagné de pratiques quotidiennes ou exceptionnelles.

Pratiques quotidiennes

30L’accessibilité des mazar permet aux habitants ou aux passants de prier et d’implorer les saints. Ils se signent en marchant ou s’arrêtent pour réciter une prière au(x) saint(s). D’autres recherchent sa (leur) bénédiction en faisant glisser leur main directement sur la (les) statue (s) ou sur la porte protégeant celle-ci. Ils allument des cierges ou brûlent de l’encens, déposent des fleurs et, s’ils le peuvent, des dons en espèces dans la caisse du mazar.

Pratiques exceptionnelles

31La fête du saint patron du mazar est célébrée chaque année à la date fixée par le calendrier. À cette occasion le mazar est fleuri et décoré de rubans. Il est également entouré de lampions allumés. Les célébrations autour des mazar dédiés à la Vierge sont les plus fréquentes. Durant le mois de Mai, les fidèles se regroupent à une heure précise de la journée souvent le soir pour réciter une litanie à la Vierge et le chapelet. À la fin du mois marial, une procession est organisée à proximité du mazar. Les fidèles allument des bougies pour l’occasion. La cérémonie est clôturée par un chant de glorification de la Vierge et les bougies sont déposées dans le mazar en attendant l’année suivante. Par ailleurs, les moments forts du calendrier liturgique sont célébrés dans les mazar de Sainte Marie en sa qualité de Mère de Dieu. Ils sont décorés à Noël, mis en deuil le Vendredi Saint et fleuris le dimanche de Pâques.

32De même, les mazar font l’objet de pratiques exceptionnelles, lorsque les saints exaucent les vœux des fidèles. Les remerciements sont alors exprimés par des ex-voto (mazar, statue du saint ou matérialisation de l’objet de la demande) déposés dans le mazar.

33En conclusion, l’étude des mazar chrétiens de Beyrouth municipe a permis d’aborder un aspect important de la religion populaire qui se développe en marge des institutions ecclésiastiques officielles dans certaines parties de la ville. Elle a livré le système de croyances des classes pauvres et moyennes pauvres. La quête incessante d’une aide surnaturelle par l’intermédiaire d’un saint ou d’un ensemble de saints pour trouver des solutions aux problèmes individuels et collectifs détermine les fonctions de ce système. Cette médiation transite toujours par un ensemble de pratiques quotidiennes et exceptionnelles. À une échelle plus large, elle a retracé les moments forts des retombées de l’histoire sociale, économique et politique récente sur un pan de la société beyrouthine.

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Notes

1  Munijid al tulab, zara, Dar al machreq, Beyrouth, 1968, pp. 293-294.

2  Encyclopédie de l'Islam, « Mazar », Paris, Tome 6, p. 934.

3  « Les saints sont d'abord des "morts très spéciaux" élevés, d'une manière ou d'une autre, au-dessus des morts ordinaires ». C'est bien en cela que le christianisme marque une rupture : en faisant se rejoindre sur le tombeau des saints le ciel et la terre, le christianisme a du même mouvement élevé une barrière entre le tout venant des défunts et ces morts d'élite, intercesseurs des vivants auprès de Dieu ». Jean Claude Schmidt, « La fabrique des saints », Annales 2, 1984, pp. 286-300.

4  Yves-Marie Congar, « Sainteté », Encyclopedia Universalis, Paris, 1995.

5  Pierre Centlivres et Anne-Marie Losonczy, Saints, sainteté et martyre : la fabrication de l'exemplarité, Neûchatel-Paris, Institut d'ethnologie, Maison des sciences de l'homme, 2001.

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Table des illustrations

Titre Répartition spatiale des Mazars de Beyrouth par secteur en 2002
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/2545/img-1.png
Fichier image/png, 794k
Titre Répartition spatiale des Mazars de Beyrouth selon les religions en 2002
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/docannexe/image/2545/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 104k
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Pour citer cet article

Référence papier

Annie Tohme-Tabet, « Les mazar de Beyrouth ville-municipe : localisation, croyances et pratiques »Chrétiens et sociétés, 11 | 2004, 137-149.

Référence électronique

Annie Tohme-Tabet, « Les mazar de Beyrouth ville-municipe : localisation, croyances et pratiques »Chrétiens et sociétés [En ligne], 11 | 2004, mis en ligne le 02 mai 2011, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/2545 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.2545

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Auteur

Annie Tohme-Tabet

Chef du département de Sociologie et Anthropologie
Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université Saint-Joseph, Beyrouth

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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