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Comptes rendus d’ouvrages

Naïma Ghermani, Le Prince et son portrait. Incarner le pouvoir dans l’Allemagne du XVIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, 349 p.

Yves Krumenacker

Texte intégral

1Ce beau livre, issu d’une thèse de doctorat de l’Université Lyon 2, produit, selon son préfacier Horst Bredekamp, « un choc électrique méthodologique ». L’image, audacieuse, traduit bien l’impression que l’on a d’être face à une œuvre quelquefois difficile, car dense (l’auteur a dû réduire sa thèse d’un bon tiers, tout en y introduisant quelques réflexions nouvelles nées d'ouvrages parus peu avant le sien), mais passionnante de bout en bout, et d’une très grande nouveauté. Naïma Ghermani cherche comment est représentée et théorisée l’autorité politique à l’époque de la Réformation. Pour cela, elle compare les portraits des princes de deux territoires, la Saxe luthérienne et la Bavière catholique ; par portrait, il faut entendre bien sûr des peintures ou des gravures, mais aussi des monuments funéraires, des armures, des textes décrivant des cérémonies, des miroirs de prince, des chroniques, des livres généalogiques, etc. Les sources sont donc extrêmement variées, même si les images – reproduites en grand nombre et en couleur dans un cahier spécial – sont privilégiées. Elles ne servent pas simplement d’illustration ni ne sont considérées comme instruments d’une propagande qu’il faudrait analyser en dehors d’elles, mais elles apparaissent porteuses d’un discours spécifique, pouvant éventuellement précéder ou provoquer le discours écrit : ce sont réellement des sources à part entière. Sur le plan méthodologique, N.G. donne là une très belle leçon de lecture des images, en montrant comment elles participent à un processus de formation d’identités religieuses et politiques nouvelles en une période de construction confessionnelle.

2L’ouvrage débute par l’analyse des portraits des princes saxons au début du XVIe siècle, représentés classiquement en dévots, mais par un peintre reconnu (Cranach), et revêtus à la mode bourguignonne, rappelant ainsi une des cours les plus brillantes d’Europe. Diverses formes royales de représentation sont ainsi captées, pendant les périodes où le duc de Saxe représente l’empereur en son absence, en tant que lieutenant général ; au même moment, des traités humanistes relient la Saxe à la plus haute mythologie. Apparaissent ainsi des symptômes, à l’orée des temps modernes, d’une rivalité croissante entre les princes et l’empereur. L’avènement de la Réforme luthérienne complique l’évolution iconographique. En effet, dès 1523, puis après la mort de Frédéric le Sage (1525), des portraits l’enrôlent dans le camp de la Réforme, alors qu’il ne s’y est rallié que sur son lit de mort. Une iconographie princière luthérienne, associant l’image et le texte, se met en place, et sa diffusion tisse des liens symboliques, à la fois politiques et confessionnels, entre des communautés évangéliques disparates menacées par l’empereur. Dans les portraits, des inscriptions comme l’apparition des armoiries affirment, dans les années 1540, la légitimité dynastique, institutionnelle et confessionnelle des électeurs de Saxe. Puis, au moment de l’Interim (1548), au moment où les luthériens se déchirent, la figure du prince blessé à la bataille de Mühlberg est confisquée par les gnésio-luthériens qui font de Jean-Frédéric un héros du luthéranisme intransigeant : N.G. démontre ainsi parfaitement que les images, comme les écrits, jouent un rôle dans la légitimation et l’institutionnalisation de la doctrine luthérienne. La représentation du prince apparaît, dans ce contexte, comme un argument d’autorité indispensable et elle offre la possibilité de penser la nouvelle place du pouvoir princier dans la communauté évangélique.

3Avec la redéfinition des rapports entre pouvoirs temporel et spirituel élaborée progressivement, sous la pression des événements, par Luther, se pose la question des rituels légitimant l’autorité monarchique. Pour le couronnement de Christian III du Danemark (1537), le rituel est conservé, mais comme usage nécessaire, comme signe sacré. Cela témoigne néanmoins de l’échec à se passer des rituels et à inventer de nouvelles formes symboliques. Pourtant le pouvoir politique doit être pensé et il l’est notamment à travers les miroirs de prince. Ce genre littéraire, particulièrement abondant chez les auteurs luthériens des années 1535-1600, diffère profondément du modèle italien et humaniste développé dans la deuxième moitié du XVe siècle. Le miroir protestant présente, dans un premier temps, le prince comme un porte-glaive, avec force références bibliques. Puis on voit réapparaître les références antiques et le miroir se transforme en répertoire de lieux communs (comme pour la théologie), montrant que le prince devient objet d’un savoir – sans, pour autant, que la nature de son pouvoir soit déjà définie juridiquement. En revanche, en Bavière, les miroirs, plus rares, s’intéressent à la religion et au corps du prince, permettant à la mystique du corps princier d’émerger et de fonder ainsi la souveraineté du prince – en se fondant sur la mystique eucharistique ? On aurait aimé que ce rapprochement, qui affleure à plusieurs reprises, soit davantage démontré et pas seulement suggéré.

4Les portraits peints pour les ducs de Bavière sont particulièrement remarquables. Vers 1530, ils représentent la famille Wittelsbach à mi-corps ou en buste ; mais s’ajoutent à eux d’autres galeries de portraits comprenant les Habsbourg ou des figures exemplaires de l’histoire, destinés à être observés par les ambassadeurs et les nobles étrangers, ce qui confère aux Wittelsbach une essence dynastique et une légitimité à prétendre au trône impérial. Quelques années plus tard, les portraits sont en pied, et les ducs de Bavière ont adopté le costume espagnol, reprenant explicitement le modèle des portraits impériaux. Mais surtout les portraits sont incorporés à des collections, en compagnie de mirabilia, d’objets rares et précieux, montrant à la fois la puissance du prince, de ses liens dynastiques et confessionnels, et la manière dont il incarne le territoire : le duc de Bavière qui, au même moment, confisque aux Stände le pouvoir de décision fiscal, est bien au principe d’un État moderne. Plus que les chroniques, au succès assez limité, ce sont les livres généalogiques qui, associés à des cartes du territoire, permettent également de bien identifier le prince et son pays. En Saxe-Weimar, ils ont en outre le moyen d’affirmer la pureté de la foi luthérienne et la légitimité du pouvoir face à Maurice de Saxe, accusé de crypto-calvinisme et d’avoir obtenu la dignité électorale. En Bavière, la recherche d’ancêtres prestigieux (en l’occurrence, Charlemagne, empereur et saint) rappelle l’attachement à la vraie foi et renforce les prétentions impériales des Wittelsbach. Les images des princes, gravées dans des médaillons, ne sont plus des portraits visant à reproduire fidèlement leurs traits, mais acquièrent un statut de portraits d’État, objets précieux d’une collection de princes territoriaux. À partir de la fin du XVIe siècle, l’affirmation confessionnelle reste forte, mais semble secondaire désormais par rapport à une représentation politique et territoriale du pouvoir.

5Un dernier chapitre s’intéresse plus particulièrement au portrait en armure. Reprise d’un modèle impérial, figure du chevalier chrétien, la représentation d’un prince en armure n’apparaît guère qu’après la paix d’Augsbourg (1555) et se développe à la fin du XVIe et au début du siècle suivant. L’armure confère au corps princier une majesté nouvelle et le rapproche du corps christique. L’armure, exposée dans des collections, exhibée lors des funérailles, se rapproche de l’effigie, elle garde quelque chose du corps princier, permettant de se rapprocher de la mystique des deux corps du roi – et ceci, en pays luthérien comme en terres catholiques. Le point d’orgue de la démonstration vient quand N.G. montre que la réflexion politique de l’époque est incapable de définir l’essence du pouvoir princier. Celui-ci ne peut encore se dire que par la représentation, par l’image. L’enquête menée dans ce livre passionnant est ainsi parfaitement justifiée : l’image est un langage autonome, qui doit être analysée pour elle-même. En l’occurrence, elle montre comment le déchirement religieux du XVIe siècle, en recomposant les pouvoirs à l’intérieur de l’Empire, en créant des rivalités confessionnelles et politiques, en ouvrant un processus d’autonomisation politique, permet à des princes territoriaux de manifester un pouvoir nouveau, qui se montre par la captation du modèle dominant des États du temps, avant d’être, plus tard, après la guerre de Trente Ans, théorisé selon l’exemple français. Si, dans cette évolution, les différences confessionnelles sont apparues dans un premier temps, elles tendent à s’effacer par la suite, le même modèle politique tendant à s’imposer en Saxe et en Bavière, même si les princes se pensent toujours également comme défenseurs de leur foi.

6L’ouvrage se termine par un utile index des noms propres ; on peut déplorer quelques manques et, trop souvent, un décalage dans les pages auquel il renvoie. On note aussi quelques coquilles, des articles oubliés, heureusement en assez petit nombre. Il est préférable de souligner la qualité des illustrations, ce qui permet d’apprécier à sa juste valeur la richesse, la précision et la profondeur des commentaires qui en sont faits. Ils s’appuient toujours sur une parfaite connaissance du contexte historique aussi bien qu’artistique, grâce à une très grande érudition, totalement maîtrisée ; en témoigne l’abondante bibliographie (pourtant sélective !), majoritairement en allemand et en anglais.

7On peut regretter l’absence de comparaison avec le modèle calviniste, dont le rapport à l’image est plus complexe. Il se trouvait dans la thèse, mais n’est plus dans le livre, sans doute faute de place, et il faut aller consulter le n° 635-3 (2005) de la Revue Historique pour compléter le tableau confessionnel des princes allemands. Cela ne doit pas gâcher notre plaisir d’avoir, avec ce livre, une grande œuvre qui témoigne de la fécondité de tout un nouveau courant historique français attaché à l’analyse de la pratique et de l’usage des images. On remarquera au passage que de nombreux lieux communs de l’historiographie (sur l’image, sur les collections, sur le rôle de l’armure, sur la discipline sociale, etc.) sont égratignés, et ce n’est pas le moindre des intérêts du livre.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yves Krumenacker, « Naïma Ghermani, Le Prince et son portrait. Incarner le pouvoir dans l’Allemagne du XVIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, 349 p. »Chrétiens et sociétés [En ligne], 16 | 2009, mis en ligne le 09 avril 2010, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/2417 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.2417

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Auteur

Yves Krumenacker

RESEA – LARHRA, UMR 5190
Université Jean Moulin - Lyon III

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