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Transmettre et répandre le Réveil au début du XIXe siècle : trois lettres inédites du pasteur Cellérier à Auguste de Staël

Julien Landel
p. 55-73

Résumés

Le Réveil protestant du début du XIXème autour de Genève se caractérise par une vision moderne de l’éducation religieuse. Les lettres envoyées par le pasteur Cellérier à Auguste de Staël à l’occasion de sa première communion et tout au long de sa vie, nous livre une clef de lecture originale pour comprendre les fondements d’un solide engagement au sein des diverses sociétés protestantes nées sous la Restauration. Les liens affectifs et spirituels qui unissent alors les hommes du Réveil s’avèrent essentiels au bon développement de la foi protestante dans l’Europe francophone jusqu’en Angleterre, créant ainsi un réseau confessionnel particulièrement dynamique.

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Géographie :

Genève

Chronologie :

Début du XIXe siècle

Thèmes :

Réveil protestant
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Texte intégral

Nous tenons à remercier très chaleureusement le comte d’Haussonville pour nous avoir permis de prendre connaissance de documents inédits relatifs à la vie d’Auguste de Staël conservés au château de Coppet.

  • 2 André Encrevé, « Auguste de Staël et le protestantisme », in L’expérience et la foi, pensée et vie (...)

En écrivant ces lignes, Mme de Staël établissait un lien concret entre la pratique religieuse et le sens à donner à l’existence sans se douter peut-être que ses enfants, Albertine et Auguste, s’en inspireraient pour devenir les représentants d’une notabilité protestante sous la Restauration. La piété de la duchesse de Broglie et de son frère le baron de Staël, vraisemblablement forgée par leur éducation, se manifesta concrètement à partir de la mort de leur mère en 1817, tant dans leur engagement au sein de plusieurs sociétés réformées que dans leur quotidien. L’étude de la correspondance de Mme de Staël et de lettres inédites du pasteur Cellérier à Auguste de Staël apporte dans ce contexte un éclairage utile sur le destin d’un jeune notable protestant dans le mouvement général du Réveil qui pénètre pleinement le protestantisme francophone au début du XIXe siècle. L’action religieuse du petit pataud, comme sa mère s’amusait à le surnommer, peut s’envisager sous plusieurs aspects. L’intense activité qu’il engagea au sein de plusieurs Sociétés religieuses est connue2. Les trois lettres inédites du pasteur Cellérier, envoyées à trois moments différents de sa vie, dont nous proposons ici l’étude détaillée permettent alors de comprendre comment la relation particulière avec un pasteur d’une petite paroisse rurale est à l’origine d’un investissement plus local et régional dans la transmission des idées du Réveil. Nous verrons ainsi comment le choix de Cellérier comme éducateur reflète de réelles ambitions spirituelles et confessionnelles familiales et témoigne d’une certaine idée de la religion, puis comment cet héritage religieux motiva le fils de Mme de Staël à agir à différentes échelles pour l’évangélisation et le soutien actif de la confession de son grand-père autour de Genève comme ailleurs en Europe. Enfin, nous évoquerons la dimension affective qui lie à l’époque les tenants du Réveil, permettant ainsi la mise en place de réseaux à l’origine d’une plus grande visibilité religieuse.

  • 3 Dans son étude sur les réformés francophones de 1815 à 1848, William Edgar évoque surtout les liens (...)
  • 4 Sur les liens entre Cellérier et le Réveil, voir Gabriel Mützenberg, À l’écoute du Réveil de Calvin (...)
  • 5 Ce groupe fut fondé à Lausanne dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle sous la direction du pasteu (...)
  • 6 Auguste, né en 1790, est alors âgé de dix-sept ans.

Les liens entre le pasteur de Satigny, commune proche de Genève, et le Réveil protestant francophone sont aujourd’hui assez bien documentés. Les relations qu’il entretint avec les notables franco-suisses et en particulier avec Mme de Staël et son fils demeurent cependant mal connues3. Les lignes consacrées à son pastorat dans De L’Allemagne marquent l’attention portée par la dame de Coppet au Réveil comme moyen de promouvoir une religion du cœur, active et exemplaire. Cependant, se pose la question de la rencontre d’un pasteur de campagne avec Mme de Staël. Le pasteur Jean Isaac Samuel Cellérier est né dans le canton de Vaud en 1753 d’un père horloger à Nyon, devenu agriculteur. Consacré pasteur à vingt-trois ans après des études à Genève, le jeune homme se destine davantage à l’action évangélique qu’à l’étude exclusive de la théologie. Il se fait rapidement remarquer par ses sermons au langage moderne dont l’émotion frappe ses contemporains. En 1783, il devient pasteur de Satigny où il exerce son ministère pendant trente ans. Pasteur de campagne, comme il se définit lui-même dans la première édition de ses sermons en 1818, il se veut proche de ses fidèles et prône une foi du cœur et de l’action qui le rend proche des étudiants du premier Réveil genevois vers 1810 comme Ami Bost et bientôt Louis Gaussen, son successeur à Satigny. Les liens de personne et d’amitié, la conviction d’un retour à une foi simple et profonde témoignent d’un ralliement intime aux idées du Réveil4. Toutefois, sa réputation en Suisse romande, nourrie par sa profonde fidélité aux Écritures, dans son quotidien comme dans ses sermons, l’ont érigé en digne représentant du Réveil. Un Genevois en particulier paraît sensible à ce modèle d’homme de Dieu : François Gautier de Tournes, lointain parent de Mme de Staël, mystique et proche de la secte lausannoise des « Ames intérieures5 ». Attentif aux aspirations de réformation de nombreux protestants genevois, il recommande au début de l’année 1807 « le respectable Cellérier » à Mme de Staël afin qu’elle puisse, selon son souhait, consacrer une somme non négligeable à des œuvres religieuses. C’est à partir de cette date qu’elle envisage de confier au pasteur de Satigny son fils aîné, Auguste, afin de le préparer à sa communion6 :

  • 7 Auguste se trouvait à ce moment-là à Paris et Mme de Staël, alors en Seine-et-Oise souhaitait l’emm (...)
  • 8 « Lettre de Mme de Staël à François Gauthier de Tournes, le 5 février 1807 » in Madame de Staël, Co (...)

Je vous remercie d’avoir pensé à moi pour le respectable Cellérier, et je tiens à honneur à remplir à cet égard ce qu’aurait fait sûrement mon père. Dites-moi donc quand et comment vous voulez que je signe, et recevez dès à présent mon engagement. Je veux aussi vous demander une négociation qui m’intéresse. Auguste, comme vous savez, est plein d’intelligence et d’honnêteté ; je voudrais l’envoyer ou l’amener à Coppet ou à Genève le 1er de mai afin qu’il puisse faire sa première communion au mois de septembre7. Pourrez-vous obtenir pour moi que Cellérier le dirige ? Une heure ou deux par semaine suffiraient parfaitement, et Auguste irait à cheval chez lui de Coppet ou de Genève. Dans tous les cas, mon intention est d’arriver deux mois avant sa première communion ; en faut-il quatre pour se préparer ?8

Soucieuse des moindres détails pratiques relatifs à la formation religieuse de son fils, Mme de Staël semble toute entière occupée par cette affaire dès le 4 février d’après une lettre adressée au docteur Louis Odier, domicilié à Genève, chez qui elle espère loger Auguste pour qu’il soit au plus proche de Satigny. La famille Odier possédait en effet un immeuble dans lequel logeaient plusieurs étudiants. Il apparaît qu’il s’installa plutôt dans la commune de Chouilly, chez les Lullin de Châteauvieux en août 1807. La réponse positive de Cellérier en février 1807 réjouit Mme de Staël qui fonde alors plusieurs espoirs :

  • 9 « Lettre de Mme de Staël à François Gauthier de Tournes, le 27 février 1807 », op. cit. , p 203.

Je remercie mille fois M. Cellérier d’accepter que mon fils aille à cheval le voir deux fois par semaine ; ces deux heures seront pour lui les plus utiles et les meilleures. Je lui dis de lire l’Histoire universelle de Bossuet et je lui fais lire tous les dimanches ou l’Évangile ou les discours de mon père ; mais je vous avouerai que je voudrais qu’on ne lui fît pas lire d’ouvrages catholiques. Je tiens à notre religion, à celle de mon père et de ma mère, et mon fils ne doit pas s’en écarter. Qu’il soit pieux et vertueux comme ces respectables personnes, et mon vœu est rempli merveilleusement ! J’espère que vous déterminerez M. Cellérier à accepter ce que vous faites pour lui ; il me semble qu’il doit voir dans cette petite somme qu’un moyen de remplir ses devoirs. 9

Nous trouvons dans ces lignes plusieurs raisons expliquant pourquoi Cellérier apparaît comme le plus apte à remplir la mission qui lui est confiée. D’autres pasteurs auraient pu convenir mais la réputation du desservant de Satigny en faisait tout d’abord un spécialiste du catéchisme, ce qu’il confesse lui-même dans une publication :

  • 10 Passage cité par le professeur Diodati in Notice biographique sur M.J.I.S. Cellérier, ancien pasteu (...)

La fonction d’instruire les jeunes gens est la plus utile et la plus belle de notre tâche. Il est doux et consolant de semer la parole de vie dans ces jeunes cœurs qui paraissent s’ouvrir pour la recevoir. Quant à la forme de l’instruction, le désir d’être utile est la meilleure règle. Il faut s’assurer si les jeunes gens à qui vous parlez vous comprennent. Efforcez-vous de faire entrer dans leurs esprits des idées simples et nettes ; cherchez à remuer leurs cœurs et à frapper leur imagination… L’expression de leurs physionomies vous indiquera le degré d’intérêt que vous répandrez dans vos leçons.10

  • 11 L’écrivain Rodolphe Töpffer s’inspira de la personnalité de ce pasteur proche des fidèles pour crée (...)

Cellérier avait en effet développé une pédagogie simple, fondée sur la foi évangélique et sur une transmission des Écritures dans un langage compréhensible des jeunes gens à qui il aimait s’adresser comme le soulignent plusieurs de ses contemporains11. Ses méthodes tranchent avec la catéchèse « austère » des pasteurs genevois de l’époque et explique que Cellérier se soit vu confier plusieurs jeunes gens issus de familles pourtant éloignées de Satigny. En 1807, Mme de Staël n’a d’ailleurs connaissance que de la réputation de l’homme dont elle fera le portrait élogieux dans son futur chapitre consacré à la religion et l’enthousiasme dans De l’Allemagne. Leur rencontre se déroula plus tard, probablement pendant l’éducation d’Auguste, à l’automne 1807, Cellérier l’évoquant dans une de ses lettres publiées par le professeur Diodati en 1845 :

  • 12 Professeur Diodati, op. cit., p. 100-102.

Je passai un moment avec Madame de Staël ; nous causâmes un peu de religion ; elle me parut désirer que nos dogmes fussent susceptibles de quelques modifications, en particulier celui de la nature divine du Messie. Je lui dis, et rien n’est plus vrai, qu’après avoir essayé de diverses interprétations, je n’en avais point été satisfait et n’avais trouvé le repos que dans la simplicité de la foi […]. Oui, je suis intiment persuadé qu’il n’y a de repos, de repos du cœur, d’abord que dans cette docilité prescrite par la raison même envers un Dieu qui parle […]. Je voudrais que ces idées fussent un jour celles de Madame de Staël. C’est là qu’elle trouverait le repos de l’esprit et du cœur. Elle a beaucoup reçu ; j’aimerais à penser qu’elle fera servir un jour ses beaux talents à payer cette grande dette.12

  • 13 J. Gibelin, « Notes sur le protestantisme de Mme de Staël », Bulletin de la Société d’Histoire du P (...)

Ces propos permettent de nuancer les liens entre Cellérier et le cénacle de Coppet. Mme de Staël a vraisemblablement confronté ses idées religieuses avec celles d’un pasteur fidèle à la conception évangélique du christianisme. De plus, elle réunit autour d’elle en 1808, pour un « congrès des religions », Cellérier et plusieurs de ses amis tels que les jeunes étudiants du premier Réveil genevois Moulinié et Ami Bost13. Cependant, il apparaît clairement que Cellérier eut un impact bien plus grand sur Auguste que sur sa mère. Si cette dernière fit l’éloge d’une foi de cœur dans son ouvrage déjà cité, c’est vraisemblablement par cette formation religieuse que son fils concilia la religion toute personnelle du cercle de Coppet avec les idées toutes neuves du Réveil protestant. Auguste a pu se former auparavant à la lecture du cours de morale religieuse de Necker, ouvrage imposant, tant par la taille que par le contenu : plusieurs centaines de pages de prescriptions religieuses qui nous donnent une vision globale de la foi d’un notable protestant devenu ministre d’un roi catholique. Ainsi, dans son chapitre consacré aux conseils à la jeunesse, Necker évoque les devoirs d’un jeune chrétien respectueux du chemin de foi à accomplir :

  • 14 « Discours V. Conseils à la jeunesse » in Œuvres complètes de M. Necker publiées par M. le baron de (...)

La jeunesse est le meilleur temps de la vie pour s’approcher de l’Eternel et pour le servir. C’est aux âmes sensibles, c’est à elles surtout que l’espérance appartient ; et c’est en aimant qu’on se forme une première idée de la nature divine et de sa sublime essence […]. Oui jeunes gens, vous n’aurez jamais un meilleur guide que la morale, et la morale animée et sanctifiée par la religion. […] La jeunesse a sans doute des distractions plus vives à combattre ; mais ces distractions n’ont pas eu le temps de se transformer en habitudes : ce n’est pas d’un être usé qu’elles ont pris possession ; et la jeunesse peut aisément en triompher ; elle le peut, avec du courage et de la volonté ; elle le peut, elle a toujours ses forces. Ah ! Combien de jouissances lui vaudront un jour ses premières victoires ! Oui, c’est à vous, adorateurs de l’Eternel dès vos jeunes années, c’est à vous qu’il sera donné de pouvoir chercher dans un âge avancé l’ami que vous avez cherché toute votre vie. C’est à vous qu’il sera doux d’invoquer l’être suprême […].14

On peut aisément imaginer l’importance que les propos de son grand-père eurent sur le jeune Auguste, soucieux de suivre les conseils de lecture de sa mère. C’est d’ailleurs lui qui se chargera plus tard de la publication des œuvres de Necker. Par ailleurs, le père de Germaine de Staël s’attache à défendre la foi protestante, définissant sa religion comme un « hommage à l’Eternel ». Mais cette éducation familiale, pieuse et mise par écrit, fut complétée par un enseignement dont la lettre envoyée par Cellérier à Auguste quelques jours avant sa communion révèle toute la portée spirituelle.

  • 15 Archives privées du château de Coppet (A.P.C.C.) : Lettre du pasteur Cellérier à Auguste de Staël d (...)
  • 16 J.I.S. Cellerier, Discours familiers d’un pasteur de campagne, Genève-Paris, Paschoud, 1827, p. 87.

En effet, les quelques semaines passées auprès du pasteur de Satigny devaient permettre d’ancrer ces préceptes familiaux dans une connaissance de la pratique protestante. Le 4 septembre 1807, Cellérier s’adressa « à Monsieur Auguste de Staël » pour lui délivrer ce qu’on pourrait nommer « un testament spirituel »15. Cette lettre assez longue devait être remise à l’intéressé à la sortie du temple, comme le précise le pasteur, une fois sa communion achevée. Dès les premières lignes, l’auteur se veut amical et souligne l’importance de l’événement qui doit faire entrer Auguste dans la communion des croyants par « une union précieuse ». Conformément aux souhaits de Madame de Staël, le pasteur exhorte le jeune homme à conserver une « piété fervente, docile et raisonnable » et à mettre en pratique sa foi. On retrouve bien là le « ton Cellérier ». La foi de cœur doit être agissante et la vie terrestre et ses plaisirs sont renvoyés au rang des distractions passagères sans une fidèle morale religieuse. Ici encore, cet enseignement correspond aux valeurs transmises par Necker et sa fille. Le pasteur se veut aussi solennel en usant de superlatifs, évoquant « la grande affaire du salut », « la loi invariable » de la prière et de la méditation. Il invite son catéchumène à une piété quotidienne qui se définit par la lecture, l’examen de chaque jour au regard de la foi. Cet esprit d’examen et de remise en question permanente correspond point par point à l’enseignement des revivalistes de l’époque tels Alexandre Vinet ou plus tard César Malan. Cellérier parle de « sentiments profonds », de « droiture du cœur », « d’intérêt très vif », d’amour et d’admiration pour la religion. Ce ton affectif relève tant de l’amitié qui unit le pasteur au jeune homme qu’à une vision particulière de la religion : « Je suis devenu votre père spirituel. Vous êtes, que vous le vouliez ou non, dépositaire d’une partie de mon bonheur », lui avoue t-il. Ainsi, l’éducation dispensée par Cellérier devait également rattacher le futur baron à la communauté protestante, perpétuant une foi et une culture conformes au souhait de sa mère. Toutefois, Auguste est invité à s’émanciper de son statut pour prendre personnellement en main son destin spirituel : « Quelque pénétré que je sois des procédés nobles et délicats de Mme de Staël, j’oserai vous dire que vous seul pouvez acquitter cette dette ». La communion est aussi l’occasion de vivre le passage vers l’âge adulte. On peut néanmoins s’interroger sur le déroulement même de cette communion et sur les préceptes que le fils de Mme de Staël a reçus tout au long de sa formation et dont cette lettre seule ne permet pas d’embrasser la totalité. La publication des sermons de Cellérier en 1827 contient un discours sur l’engagement des catéchumènes que le pasteur avait l’habitude de prononcer à cette occasion16. Il s’agit d’un sermon très dense à partir d’un verset extrait de l’épitre de Paul à Timothée (1 Timothée, VI, 13-14) sur l’observance des préceptes chrétiens. Dans ce texte, Cellérier invite les jeunes gens à prendre conscience de la promesse, du serment qu’ils sont en train d’accomplir, de « l’alliance indissoluble » contractée avec Dieu. Ce qui relève des idées du premier Réveil genevois provient davantage du langage et de l’attention portée à une foi simple et évangélique qu’à un réel changement dans la réception des catéchumènes. Par ailleurs, Cellérier insiste pour que son illustre catéchumène conserve cette lettre : « Conservez ce papier : relisez le quelquefois pour vous rappeler cette époque de votre existence ». Malgré sa santé précaire, le pasteur espère créer un lien durable avec le jeune homme et être informé des différentes circonstances de sa vie, ce qu’il requiert dans les dernières lignes de cette lettre, lui rappelant les liens qui les unissent désormais. S’il n’y eut pas de correspondance régulière, Auguste resta en contact étroit avec Cellérier, ce dont témoignent deux autres lettres au cours de moments importants de l’existence du fils de Mme de Staël.

  • 17 ACCP, Lettre du pasteur Cellérier à Auguste de Staël, le 4 juin 1824.
  • 18 Sur l’appartenance d’Auguste de Staël à ces sociétés, cf. A. Encrevé , op. cit., p. 108.

Dix-sept ans après cette communion, c’est à un jeune homme très actif et très occupé que s’adresse le vieux pasteur à la santé défaillante pour lui demander son aide financière et relationnelle. La lettre de Cellérier à son ancien catéchumène datée du 4 juin 1824 concerne une œuvre charitable destinée à des coreligionnaires du Piémont17. C’est à Paris qu’Auguste reçoit ce courrier posté de Peissy, d’après le cachet de la poste, où le pasteur retraité de Satigny a élu domicile. Outre l’œuvre en question, on peut s’interroger sur les raisons qui amènent Cellérier à demander l’aide du jeune baron. En effet, les relations entre Auguste et ses coreligionnaires sont d’abord très lâches. Plusieurs historiens notent qu’il ne s’implique qu’à partir de la mort de sa mère en 1817 dans différentes œuvres protestantes et semble mettre en pratique une piété quotidienne, visible par exemple dans la tenue régulière d’un culte à Coppet autour duquel il rassemblait ses serviteurs, ses fermiers et leurs familles. En effet, durant les années qui suivirent sa communion, Auguste vit une fin d’adolescence marquée par quelques heurts avec sa mère dont la cause fut sans aucun doute sa passion pour Mme de Récamier. Il est donc très souvent absent de Coppet et ne semble pas conserver de liens étroits avec celui qui lui avait dispensé son enseignement spirituel. Le décès de sa mère, autant que la piété affichée de sa sœur Albertine le ramènent à des sentiments religieux conformes à son héritage familial. De plus, la Restauration est une époque de recomposition du tissu social protestant marqué par l’action de plusieurs revivalistes au sein de sociétés très influentes dans lesquelles le jeune baron prend très vite ses marques. C’est à ce titre que Cellérier sollicite son aide pour obtenir « de bons introducteurs à Paris ». Dès 1818, Auguste est membre de la Société biblique de Paris, puis dès 1821 de la Société des traités religieux, de la Société des Missions évangéliques de Paris et de la Société de la morale chrétienne18. Son appartenance à la haute société protestante lui permet alors de trouver des soutiens et des souscripteurs pour différentes œuvres. C’est à ce titre que Cellerier lui écrit, faisant appel à sa piété : « Je connois votre disposition à concourir au bien de la religion et de l’humanité ». La réputation de l’ancien catéchumène dépasse en effet la simple formule de politesse. Plusieurs contemporains s’accordent dès sa mort en 1827 à voir en Auguste un digne représentant de l’action évangélique :

  • 19 Charles Monnard, Notice sur M. le baron Auguste de Staël Holstein lue à la Société Vaudoise d’utili (...)

Depuis l’instant où l’Évangile se fut emparé de son cœur, il aspira de jour en jour davantage à suivre les traces de ce Maître prêt à reconnaître pour disciples ceux qui non seulement nourrissent l’indigence et habillent la nudité, mais encore prennent soin des malades, recueillent les étrangers et visitent les infortunés jusque dans la prison. Il se rendait en secret dans les demeures de malades pauvres, il bandait leurs plaies de ses propres mains et ne craignait pas le contact des infirmités les plus dégoutantes, toutes les fois qu’il pouvait les soulager.19

  • 20 A. Encrevé , op. cit. p. 94.
  • 21 « Arrêté du Conseil d’État du canton de Vaud contre les chrétiens évangéliques désignés dans cet ar (...)

Nous devons ce portrait hagiographique d’Auguste de Staël à Charles Monnard, membre de la Société vaudoise d’utilité publique dont le jeune baron était devenu vice-président peu avant sa mort. Il apparaît alors comme un homme pieux et charitable. Peut on y voir l’héritage de l’enseignement de Cellérier ? À n’en point douter, son appartenance à la notabilité protestante francophone lui permet, comme pour sa sœur, de promouvoir une religion omniprésente dans la société de la Restauration par des actions charitables, éducatives et évangélisatrices destinées à faire vivre le Réveil. « Défendre les intérêts des protestants, encourager leur établissement était ce qu’il envisageait comme sa mission spéciale20 », précise Albertine. Cellérier l’a bien compris en s’adressant à son ancien élève, ce sont les liens de personnes qui nourrissent ces cénacles philanthropiques et permettent la mise en œuvre des actions évangéliques. L’héritage de son enseignement se vérifie alors dans l’action locale et régionale du jeune baron. Dans sa lettre, le pasteur rappelle à Auguste ses liens avec les réformés vaudois, et en particulier les églises installées à l’étranger. Depuis 1815, le contexte religieux autour de Genève est particulier, ce que n’ignore pas le jeune maître de Coppet, commune située dans le canton de Vaud à la frontière du Pays de Gex, terre française, et du canton de Genève. D’un côté, l’Église nationale genevoise omniprésente se sent particulièrement menacée par les jeunes pasteurs revivalistes et, de l’autre, le canton de Vaud voit la controverse religieuse s’intensifier entre les autorités politiques soucieuses de freiner l’esprit de dissidence religieuse et les partisans d’un Réveil absolu regroupés autour de César Malan. Il faut alors un esprit modéré et éclairé comme Alexandre Vinet pour tenter une médiation, aidé d’Auguste qui adresse alors une publication aux autorités cantonales21.

Dans ce contexte, l’évangélisation et le soutien apporté par les notables à la création de nouveaux lieux de culte et d’œuvres charitables en Suisse comme en France, prennent toute leur importance. Il s’agit pour Cellérier, comme pour d’autres revivalistes de s’affirmer et de montrer à l’Église nationale genevoise où se trouve la véritable modernité du siècle et d’exprimer aux catholiques l’idée que la Restauration ne signifie pas un retour en arrière concernant les libertés religieuses. À ce titre, la proposition de Cellérier d’aider les réformés du Piémont dès la première ligne de sa brève missive s’apparente à une mission d’évangélisation. Certes, l’objet est de créer un hospice spécialement réservé aux protestants trop éloignés de Turin et Pignerol, comme l’indique le pasteur mais aussi de combattre « l’esprit de prosélytisme » catholique envers ces vaudois isolés. L’affaire semble déjà concerner des personnages importants comme l’ambassadeur de Prusse, soulignant le caractère sensible de cette œuvre. Mais ce qui transparaît avec précision dans cette lettre, c’est la manière dont les protestants créent un véritable réseau confessionnel autour d’un projet charitable. Les Églises piémontaises ont tout d’abord décidé d’envoyer un mandataire, le sieur Appia, un négociant, autrement dit un homme de réseau, « intéressant et très propre à cette fonction de confiance », précise le pasteur. Ce mandataire crée un comité autour duquel il réunit notables, banquiers et pasteurs à Genève. Afin de recevoir un maximum d’argent et de soutiens, ce mandataire est mis en relation avec des notables hors de Genève, dans d’autres centres protestants comme Paris ou Lyon. Cette étape marque l’intervention souhaitée d’Auguste de Staël afin de réserver à M. Appia « un accueil favorable auprès de nos frères en France ». L’œuvre charitable tisse alors sa toile autour d’une notabilité transfrontalière et européenne.

  • 22 Le Général Macaulay est un personnage peu connu dont on peut suivre l’engagement protestant grâce à (...)

Si la réponse d’Auguste de Staël n’est pas connue, nous savons par certaines de ses lettres échangées avec le général britannique Macaulay22 qu’une souscription fut lancée à Paris et à Londres concernant cet hospice et qu’un voyage fut même envisagé afin d’aider au mieux ses coreligionnaires piémontais, dépassant ainsi son simple rôle « d’introducteur » que demandait vivement le pasteur Cellérier. Il faut préciser que ce ne fut pas la seule sollicitation de la part de celui qui était devenu le vieux sage de Satigny. Dès 1822, Cellérier met en rapport le pasteur de Ferney, Eymar, avec Auguste afin de trouver des fonds pour la construction du temple dans l’ancienne cité de Voltaire. Outre la somme de 200 francs que donne généreusement le jeune baron, c’est par l’organisation d’une vaste collecte à Paris et en Angleterre qu’il aide cette paroisse frontalière :

  • 23 Archives de la Paroisse protestante de Ferney (A.P.P.F.), Registre du consistoire Ae1. Séance du 21 (...)

Une lettre de M. de Staël communiquée par M. Eymar annonce qu’il organise à Paris une nouvelle souscription pour la construction de notre temple, qu’il a déjà perçu quelque chose et que M. Eymar ne doit pas être en peine pour remplir notre déficit.23

  • 24 A.P.P.F., Ae1. Séance du 23 mars 1828.

Au total, plus de 6 200 francs sont récoltés, prouvant le succès du réseau établi entre Genève, Paris et Londres. En 1825, le temple construit, le baron de Staël devient ancien honoraire du consistoire de Ferney et écrit régulièrement au pasteur Eymar en lui envoyant des dons, tradition que poursuivra son épouse après sa mort. Il est alors considéré à Ferney comme « l’un des plus puissants appuis de la foi protestante en France 24». Par ailleurs, il décide de créer une Société biblique à Ferney présidée par un genevois de sa connaissance, Edouard Mallet, et financée une fois de plus par son ami le général Macaulay. Conformément au souhait de la Société biblique de Paris dès 1823, cette initiative locale permet de ramifier un vaste réseau, ce dont Auguste se félicite :

  • 25 Alice Wemyss, Histoire du Réveil 1790-1840, Paris, les Bergers et les Mages, 1977, p. 142.

Si l’on nous avait dit, il y a dix ans, qu’en 1824 la France compterait soixante dix-huit Sociétés bibliques, plusieurs Sociétés des missions et un assez grand nombre d’autres institutions purement religieuses, personne, humainement parlant, n’aurait pu croire à un tel résultat.25

C’est la conjugaison d’actions locales et nationales au sein de plusieurs œuvres qui font rapidement d’Auguste de Staël un promoteur des différentes initiatives lancées à l’époque par les tenants du Réveil dans l’ensemble du monde protestant francophone et européen. Cette intense activité philanthropique et évangélique ne se nourrit pas seulement de projets charitables et confessionnels. Elle manifeste également avec éclat l’intensité des liens amicaux, affectifs et spirituels noués entre les notables protestants et les pasteurs, dont la relation entre Cellérier et Auguste de Staël apporte un précieux témoignage.

  • 26 Après le bref pastorat de Cellérier fils, c’est Louis Gaussen, jeune pasteur revivaliste très proch (...)

La troisième et très courte lettre inédite du pasteur Cellérier à Auguste de Staël est d’un genre différent de celui des deux précédentes puisqu’elle illustre plus franchement la relation affective qui s’est consolidée entre les deux hommes depuis une vingtaine d’années. Datée du 30 août 1826, quelques mois avant le mariage d’Auguste, cette lettre est envoyée à Coppet où le jeune homme réside désormais la plus grande partie de l’année. Sa santé devenue trop incertaine, Cellérier ne se déplace plus beaucoup mais continue à prêcher de temps en temps à Satigny, comme il l’évoque dès les premières lignes, sans doute en remplacement occasionnel de Louis Gaussen26. C’est la raison pour laquelle cette lettre répond à une demande faite par Auguste lui-même de venir communier à Satigny avec sa sœur Albertine comme le suppose Cellérier. Ce dernier dit le plaisir à pouvoir éventuellement passer quelques heures à discuter avec Auguste, renouant avec la tradition des conversations libres de Coppet. On ne sait si l’ancien pasteur fut ensuite accueilli à Coppet mais c’est bien lui qui, quelques mois plus tard, célébra le mariage d’Auguste. Par ailleurs, la relation née lors de la préparation à la communion d’Auguste en 1807 conserve tout son caractère spirituel, puisque le vieil homme évoque dans les dernières lignes de son courrier la piété exemplaire d’Auguste. Là encore, l’affection inspire chaque mot tout comme le vocabulaire particulier du pasteur qui use généreusement d’expressions comme « bonheur », « vœux sincères », « vif désir » et autres « respectueux attachement ». Ce ton emphatique ne pouvait que replonger Auguste dans le romantisme des conversations ou des lettres de sa mère. Cette lettre montre ainsi qu’à chaque moment fort de sa vie, Auguste n’est jamais resté trop éloigné de l’enseignement et de l’homme qui lui avait écrit dans sa première longue lettre comme à un fils. Ainsi, Cellérier fut choisi tout naturellement pour unir le jeune baron à une Genevoise à l’automne 1826. Plusieurs fois envisagé par sa mère, le mariage d’Auguste de Staël devait être conforme à son rang. C’est en 1826 seulement, neuf ans après la mort de Mme de Staël, que son fils aîné décide d’épouser Adélaïde Vernet, fille d’une illustre famille de banquiers protestants genevois dont les frères étaient proches de plusieurs notables revivalistes. Auguste survit moins d’un an à leur union et sa jeune épouse perpétua son œuvre philanthropique à destination des protestants autour de Genève. Les liens affectifs tissés avec le vieux pasteur sont aussi la preuve d’une totale fidélité à son éducation. Après 1817, il rencontre de nouveaux notables mais continue à entretenir des rapports constants avec le cercle d’intellectuels et de notables genevois, parisiens et anglais que sa mère avait rassemblé autour d’elle. Ainsi, Auguste conserve avec des protestants britanniques des rapports privilégiés tout en élargissant son réseau grâce notamment à son célèbre voyage en Angleterre avec le duc de Broglie dont il s’inspira pour rédiger son ouvrage majeur, Lettres d’Angleterre. C’est vraisemblablement au cours de ce voyage qu’il rencontra le général Macaulay, prélude à une riche correspondance et ressort de l’important soutien financier aux œuvres déjà citées. Ces relations sont empreintes, à l’image des conversations avec Cellérier, du désir d’action religieuse qui marque l’essentiel de son activité à partir de 1824. La dernière lettre du pasteur Cellérier témoigne de la dimension affective des liens entre les hommes du Réveil. Sans cette dimension, qui rend plus humains les réseaux protestants alors existant, nous ne pouvons comprendre le succès que rencontrèrent les œuvres créées à cette époque, comme nous ne pouvons ignorer l’héritage de rapports familiaux et amicaux nés de l’immigration durant la période impériale dans le protestantisme francophone et ses liens avec les milieux anglophones alors mal perçus par l’administration napoléonienne.

Les lettres du pasteur à Auguste de Staël permettent donc d’envisager différemment les fondements même de son action religieuse et ses liens avec le monde protestant genevois. Il apparaît clairement que son éducation religieuse lui servit de cadre de référence pour son engagement dans la haute société protestante francophone sous la Restauration. De plus, l’action du pasteur Cellérier dans les années 1820 semble s’être orientée vers l’évangélisation et l’aide aux Églises protestantes disséminées ainsi que par la publication de ses sermons et de son monumental catéchisme, inspirant ainsi de nombreux pasteurs après sa mort en 1844. Si toutefois ces lettres ne sont qu’un témoignage partiel des liens qui liaient les deux hommes, elles révèlent un désir d’évangélisation au travers des réseaux revivalistes, ce dont Auguste fut un fidèle représentant à Genève, à Paris, en Angleterre, voire dans le Piémont. C’est donc à l’échelle européenne que l’on peut constater l’efficacité des liens affectifs et financiers qui existent entre les hommes et les femmes du Réveil, notables ou pasteurs, et la portée de leur engagement, C’est donc à l’échelle européenne que l’on peut constater l’efficacité des liens affectifs et financiers qui existent entre les hommes et les femmes du Réveil, notables ou pasteurs, et la portée de leur engagement, matérialisant ainsi la maxime du méthodiste anglais Wesley à la fin du XVIIIe : « Ma paroisse, c’est le monde ! »

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Annexe

Annexes : Trois lettres inédites du pasteur Cellérier à Auguste de Staël

NDLA : Ces lettres font partie du fond d’Archives du château de Coppet. Nous pouvons noter que le pasteur Cellérier écrit toujours « home » pour homme et « come » pour comme et ne va jamais à la ligne.

Première lettre

(Satigny) Le 4 septembre 1807

A Monsieur Auguste de Staël.

J’ai besoin de m’occuper de vous, Monsieur. Nos leçons sont finies, mais les sentiments qu’elles ont fait naître chez moi dureront autant que ma vie. Je n’ai pu vous recevoir à l’Église come je l’avais désiré ; il me semble que j’adoucirai ce regret en vous offrant les conseils, les vœux d’un ami qui prend un vif intérêt à votre sort. Le moment où je vous remettrai cette lettre sera, aux yeux de la foi, le plus beau de votre vie : vous sortirez du temple après vous être uni par la Communion à votre Rédempteur, à votre Créateur ; après avoir porté à la Table Sainte une âme pure qui n’a encore senti que d’heureux penchants27. Ah ! Puisse t-elle n’être jamais rompue, cette union précieuse ! Puissiez-vous demeurer toujours fidèle à cette Religion céleste que je vous ai fait connaître ! Quelque chère qu’elle vous soit aujourd’hui, vous ne pouvez pourtant comprendre tout son prix. À votre âge on a le sentiment de ses forces28 : il semble qu’on trouverait en soi-même des moyens de bonheur et de vertu. Mais à mesure qu’on avance dans la vie, l’énergie s’use ; la sensibilité s’éteint ; l’espérance se flétrit ; on se décourage ; on se lasse trop souvent des homes et de soi-même. C’est alors que pour souffrir et pour agir on a besoin de la Religion. C’est alors qu’on se trouve heureux de pouvoir puiser chaque jour dans son sein de nouvelles forces, de nouvelles facultés, une nouvelle existence. J’ose espérer qu’elle sera votre ressource : il me semble que les espérances que je conçois de vous ne seront point trompeuses. Cependant, conserver au milieu du monde une piété fervente, docile et raisonnable à la fois, qui ne retranche rein du beau système de l’Évangile, et n’y ajoute rien, surtout qui le mette en pratique, ce n’est pas une tâche facile. Il y a dans ce qu’on appelle le monde des hommes qui ne croient à rien ; un plus grand nombre peut-être qui en croyant ne songent pas aux objets de la foi et vivent comme s’ils n’existent pas pour eux ! On a peine à comprendre cet esprit de vertige ; car dès qu’on compte la Religion pour quelque chose, à moins d’être insensé, il faut la compter pour tout. Mais tout étrange que soit cette conséquence, elle n’en est pas moins contagieuse : on se laisse emporter, sans s’en apercevoir, par ce tourbillon d’idées frivoles, d’images vives et légères qui se placent entre Dieu et nous, qui nous dérobent le seul Etre réel. Comme la Religion dirige nos affections et nos pensées sur des objets invisibles qui ne touchent point les sens, il faut, pour ne point se relâcher, pour ne point se refroidir, une attention constante à s’en occuper. Dans la grande affaire du Salut, comme dans celles de la vie, les résultats les plus importants dépendent souvent des moindres détails. Faites-vous une loi invariable de ne jamais passer la journée sans donner une heure, et la première heure s’il se peut, à la prière, à la méditation, à la lecture des Saints Livres. Jetez d’avance un regard sur la journée qui va s’écouler, sur les devoirs qu’elle vous offre à remplir, les écueils dont il faut vous garder. Formez des résolutions sous les yeux du Seigneur et en implorant son secours. Le soir, demandez-vous coment vous les avez remplies : que cet examen précède pour vous le sommeil. Prenez même l’habitude d’écrire chaque jour ce que vous avez fait de bien et de mal. Ouvrez un registre moral où vous inscrirez avec impartialité vos bonnes actions et vos fautes. Ces précautions qui semblent peu de chose suffiront pour assurer votre fidélité et me répondre de votre persévérance. J’ai eu la consolation d’apprendre que plusieurs jeunes personnes que j’ai admises à la Sainte Cène ont mis en pratique ce conseil. En général, conservez précieusement l’habitude de sonder votre cœur, d’en étudier les faiblesses secrètes, et ce goût de la flexion, de la retraite que j’ai cru voir en vous. Tout dépend de là. Conservez la droiture du cœur, la docilité de l’esprit. J’ai été touché de voir durant le cours de votre instruction comment, malgré ce penchant à raisonner si naturel à la jeunesse, vous vous êtes formé sans peine à cette heureuse disposition. Je suis intimement convaincu qu’elle est également agréable à Dieu et favorable à la recherche de la vérité. Aussi, quoiqu’en vous entretenant sur les dogmes de la Religion chrétienne et sur la Rédemption en particulier, je vous ai présenté le système qui m’a paru non seulement le plus conforme aux Écritures, mais aussi le plus beau, le plus touchant, le plus riche, le plus fécond en sentiments profonds, en nobles mouvements, j’ai pensé chercher moins encore à vous faire adopter telle ou telle opinion qu’à vous inspirer cette docilité que l’Évangile demande et qui doit nécessairement vous conduire à la vérité. C’est avec elle qu’il faut lire les Écritures, étudier la Religion, car vous devez regarder comme bien imparfaite la connaissance que vous en avez acquise jusqu’ici. C’est la science de toute la vie : nourrissez-en votre cœur plus encore que votre esprit. Qu’elle soit l’aliment qui chaque jour soutient et fortifie votre âme. Souvenez vous que c’est elle qui doit garder et perfectionner votre beau naturel. Ne vous effrayez point de la tâche qu’elle vous impose : un Dieu qui pardonne toujours, un Dieu qui ne se lasse point de nous offrir son assistance, ne laisse point d’excuse au découragement. Aimez-la, cette Religion si bien assortie à la grandeur de l’homme et à sa fragilité, au goût secret qu’il sent pour la perfection et à la faiblesse qui l’en éloigne. Admirez la cette Religion qui lui ordonne d’y tendre sans cesse et en exigeant tout de lui ne met cependant point de bornes à son indulgence. Je me laisse aller au plaisir de m’entretenir avec vous, comme dans les jours de nos leçons. Le même sentiment m’anime encore : je suis loin de chercher à faire valoir un service que tout ministre de Jésus-Christ se serait trouvé heureux de rendre à un jeune homme aussi bien né que vous : il est vrai pourtant que dans l’état de faiblesse où vous m’avez vu, un intérêt très vif et profond pouvait seul me soutenir29 ; et quelque pénétré que je sois des procédés nobles et délicats de Madame de Staël, j’oserai vous dire que vous seul pouvez acquitter cette dette. Je suis devenu votre Père Spirituel. Vous êtes, que vous le vouliez ou non, dépositaire d’une partie de mon bonheur : jamais je n’entendrai parler de Monsieur Auguste de Staël sans recevoir une impression douce ou pénible suivant ce que j’apprendrai, mais toujours vive et profonde. Si, comme je l’espère, vous demeurez tel que je vous ai connu ; si vous remplissez la carrière que je vois s’ouvrir devant vous, je vous devrai un sentiment délicieux pour cette vie et même pour l’éternité. Conservez ce papier : relisez-le quelquefois pour vous rappeler cette époque de votre existence. Je sais combien l’on peut comptez sur votre parole ; si vous me donner l’assurance que vous êtes disposé à suivre mes conseils, cette assurance aura une extrême douceur pour moi : je serai tranquille. La faiblesse de ma santé et mes occupations ne me permettent pas de solliciter de vous, comme j’aurais aimé le faire, une correspondance suivie, mais j’espère que nous nous verrons quelques fois. Si dans les diverses circonstances de votre vie vous voulez bien m’instruire de ce qu’elles auront d’intéressant, je le regarderai comme une faveur, et l’occasion de vous être bon à quelque chose, si elle se présentait, me sera toujours précieuse. Il me semble qu’en finissant cette lettre, il est bien peu nécessaire de vous assurer des sentiments que je vous ai voués pour toujours.

Cellérier Pr.

Deuxième lettre

(Peissy) Le 4 juin 182430

Monsieur,

Les Églises Vaudoises du Piémont ont de tout temps désiré d’avoir dans leurs vallées un petit hospice où puissent être soignés leurs malades qui ne sont admis que difficilement dans les hôpitaux éloignés de Turin et de Pignerol et qui là sont toujours plus ou moins tourmentés pas l’esprit de prosélytisme31. Le moment semble arrivé pour elles de voir ce vœu accompli. Par l’entremise des ambassadeurs Protestants à Turin et surtout de celui de Prusse qui travaille à cette bonne œuvre avec le plus vif intérêt, elles ont obtenu de leur Roi32 la permission nécessaire et déjà elles ont acheté un emplacement convenable pour bâtir cette maison de charité33. Mais trop pauvres pour pouvoir par elles-mêmes élever et doter cette maison, elles se proposent de recourir aux différentes Églises Réformées dont elles ont si souvent éprouvé la bienveillance. Pour cet effet elles ont délégué M. P. Appia jeune négociant qui paraît un homme intéressant et très propre à cette fonction de confiance34. Il est d’abord venu à Genève prendre les Directions d’un Comité qui a déjà réuni pour cet objet près de 5000 francs. On a pensé qu’il serait important que M. Appia eût de bons introducteurs à Paris et des personnes qui le dirigeassent bien35. C’est pour cela qu’on m’a demandé de vous en écrire de même qu’à Madame votre sœur36. Je m’en suis chargé d’autant plus volontiers que je connais votre disposition à concourir au bien de la religion et de l’humanité. Je n’ai pas besoin de vous rappeler combien ces Églises Vaudoises, nos devancières dans la foi, doivent être chères à tous les réformés. M. Appia pourra vous donner tous les détails que vous désirez. Si vous daigner prendre intérêt à sa mission, je ne doute pas que vous ne puissiez contribuer beaucoup à lui procurer un accueil favorable auprès de nos frères en France. Veuillez agréer l’assurance de mon tendre et respectueux dévouement.

Cellérier ancien Pr.37

Troisième lettre

(Peissy), 30 août 182638

Monsieur, je viens de prêcher à Genève deux dimanche de suite et je m’étais flatté de pouvoir répéter à Satigny l’un de ces sermons dimanche Prochain, mais je me sens trop éprouvé et trop affaibli pour me charger encore de cette tâche39. J’en ai un véritable regret, surtout en apprenant par votre lettre que vous, Monsieur, et peut-être Madame votre sœur aviez le désir de venir communier à Satigny40. Si je pouvais dans le courant de l’automne vous faire une visite à Coppet pour avoir le bonheur de passer une heure ou deux avec vous, ce serait pour moi un véritable plaisir. Je prie le Seigneur de rendre toujours plus vif et plus efficace le désir que vous avez de vous approcher de lui et de répondre aux appels de sa grâce. Veuillez agréer mon respectueux attachement et les vœux sincères que je fais pour votre bonheur ainsi que celui de toute votre famille.

Cellérier anc. Pr. 

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Notes

2 André Encrevé, « Auguste de Staël et le protestantisme », in L’expérience et la foi, pensée et vie religieuse des huguenots au XIXe siècle, Genève-Paris, Labor et Fides, p 91‑113.

3 Dans son étude sur les réformés francophones de 1815 à 1848, William Edgar évoque surtout les liens entre Cellérier et d’autres pasteurs ainsi que son approche revivaliste de l’apologétique protestante en insistant sur sa vision d’une religion du cœur active au quotidien. William Edgar, La carte protestante, les réformés francophones et l’essor de la modernité (1815-1848), Paris-Genève, Labor & Fides, 1999, p. 190-191.

4 Sur les liens entre Cellérier et le Réveil, voir Gabriel Mützenberg, À l’écoute du Réveil de Calvin à l’Alliance évangélique, Bevaix, Editions Emmaüs, 1989, 270 p. et André Encrevé, op. cit., p. 94.

5 Ce groupe fut fondé à Lausanne dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle sous la direction du pasteur Dutoit-Mambrini et fut évoqué par Benjamin Constant dans Cécile. Il s’agissait, pour les membres de cette secte, de promouvoir de très fortes exigences spirituelles et un renoncement à soi-même se rapprochant ainsi du quiétisme.

6 Auguste, né en 1790, est alors âgé de dix-sept ans.

7 Auguste se trouvait à ce moment-là à Paris et Mme de Staël, alors en Seine-et-Oise souhaitait l’emmener avec elle à Coppet à la fin du printemps.

8 « Lettre de Mme de Staël à François Gauthier de Tournes, le 5 février 1807 » in Madame de Staël, Correspondance générale tome VI, Saint-Julien-du-Sault, Klincksieck, 1993, p. 191.

9 « Lettre de Mme de Staël à François Gauthier de Tournes, le 27 février 1807 », op. cit. , p 203.

10 Passage cité par le professeur Diodati in Notice biographique sur M.J.I.S. Cellérier, ancien pasteur de Satigny, Paris-Genève, Cherbuliez, 1845, p. 17.

11 L’écrivain Rodolphe Töpffer s’inspira de la personnalité de ce pasteur proche des fidèles pour créer le personnage principal de son roman épistolaire Le presbytère.

12 Professeur Diodati, op. cit., p. 100-102.

13 J. Gibelin, « Notes sur le protestantisme de Mme de Staël », Bulletin de la Société d’Histoire du Protestantisme Français (BSHPF), 1954, p. 111-119.

14 « Discours V. Conseils à la jeunesse » in Œuvres complètes de M. Necker publiées par M. le baron de Staël, Tome treizième, Cours de morale religieuse, Paris, Treuttel et Würtz, 1821, p. 409-433.

15 Archives privées du château de Coppet (A.P.C.C.) : Lettre du pasteur Cellérier à Auguste de Staël datée du 4 septembre 1807.

16 J.I.S. Cellerier, Discours familiers d’un pasteur de campagne, Genève-Paris, Paschoud, 1827, p. 87.

17 ACCP, Lettre du pasteur Cellérier à Auguste de Staël, le 4 juin 1824.

18 Sur l’appartenance d’Auguste de Staël à ces sociétés, cf. A. Encrevé , op. cit., p. 108.

19 Charles Monnard, Notice sur M. le baron Auguste de Staël Holstein lue à la Société Vaudoise d’utilité publique, Lausanne, Imprimerie de Hignou aîné, 1827, p. 17.

20 A. Encrevé , op. cit. p. 94.

21 « Arrêté du Conseil d’État du canton de Vaud contre les chrétiens évangéliques désignés dans cet arrêté sous le nom de momiers » in Archives du Christianisme, cahier d’Avril et de Mai 1824, publié à Paris, Librairie H. Servier fils, 32 p. Cet écrit, attribué à Auguste de Staël, permet de comprendre l’ampleur de la controverse et des liens qui ont pu exister entre le revivaliste Alexandre Vinet et le jeune baron pour qui le principe des libertés religieuses devait primer sur les oppositions doctrinales.

22 Le Général Macaulay est un personnage peu connu dont on peut suivre l’engagement protestant grâce à certains registres de souscriptions comme ceux de la Société biblique de Paris, la Société des Traités religieux, la Société biblique de Ferney-Voltaire et certains rapports de la Société de Londres. Sa rencontre avec Auguste de Staël date probablement du voyage de ce dernier en Angleterre avec Victor de Broglie en 1821.

23 Archives de la Paroisse protestante de Ferney (A.P.P.F.), Registre du consistoire Ae1. Séance du 21 novembre 1824. Cf. Julien Landel, Une paroisse frontalière au XIXe siècle : l’Église réformée de Ferney-Voltaire, Mémoire de maîtrise, Chambéry, Université de Savoie, 2003, 289 p.

24 A.P.P.F., Ae1. Séance du 23 mars 1828.

25 Alice Wemyss, Histoire du Réveil 1790-1840, Paris, les Bergers et les Mages, 1977, p. 142.

26 Après le bref pastorat de Cellérier fils, c’est Louis Gaussen, jeune pasteur revivaliste très proche de Cellérier avec qui il publie une nouvelle confession de foi à Genève en 1817, qui dirige la paroisse de Satigny depuis 1815.

27 Nous pouvons dater avec certitude La réception d’Auguste comme catéchumène le dimanche 6 septembre au temple de Satigny.

28 Auguste, né en 1790, a alors dix-sept ans.

29 Le pasteur Cellérier souffre d’une maladie chronique qui l’affaiblit très régulièrement.

30 Lettre envoyée à Paris où se trouvent Auguste et sa sœur.

31 Cellérier fait ici référence à la prépondérance de l’Église catholique concernant les œuvres charitables et les efforts pour convertir les petites communautés protestantes disséminées dans le Piémont.

32 Il s’agit du roi Charles-Félix de Savoie, roi de Piémont Sardaigne de 1821 à 1831.

33 On ignore à ce jour où se trouvait cet emplacement.

34 Pierre Appia, négociant et notable protestant d’origine piémontaise présent à cette époque à Genève mais aussi à Lyon. Il fut mis en contact avec Cellérier par l’intermédiaire de certains pasteurs comme Louis Gaussen. Notons qu’une communauté protestante piémontaise assez visible se trouvait alors à Genève, à l’origine notamment du dynamisme de la paroisse protestante de Carouge, commune rattachée à Genève depuis 1815. Cf. A. Petrier, Histoire de Carouge, Genève, Slatkine, 1985, 272 p.

35 Ce type de comité se créait sans l’intervention de la Vénérable Compagnie peu encline à favoriser l’évangélisation à l’étranger, ce qui motiva plusieurs revivalistes à créer des réseaux de financement à l’origine de la future Société des protestants disséminés fondée en 1843.

36 Comme Auguste de Staël, sa sœur la duchesse de Broglie partageait son temps entre Coppet et Paris où elle tenait un salon recevant les proches de son mari devenu en 1815 membre de la chambre des pairs de France.

37 Dans la correspondance de Cellérier, à partir de 1815, il avait pour habitude de signer « ancien pasteur (Pr) » ou parfois « Cellérier l’ancien » afin de se distinguer de son fils, pasteur également et professeur à la faculté de théologie de Genève.

38 Lettre envoyée à Coppet où Auguste de Staël se trouve de nouveau. Il ne quittera vraisemblablement plus Coppet avant sa mort en 1827.

39 C’est au temple de Saint-Gervais que Cellérier avait pour habitude de prêcher occasionnellement lorsqu’il se trouvait à Genève.

40 Le temple de Satigny n’est pas le plus proche. Il se trouve environ à dix-huit kilomètres de Coppet. Il s’agit bien d’un déplacement occasionnel envisagé dans le seul but de voir le pasteur Cellérier.

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Pour citer cet article

Référence papier

Julien Landel, « Transmettre et répandre le Réveil au début du XIXe siècle : trois lettres inédites du pasteur Cellérier à Auguste de Staël »Chrétiens et sociétés, 16 | 2009, 55-73.

Référence électronique

Julien Landel, « Transmettre et répandre le Réveil au début du XIXe siècle : trois lettres inédites du pasteur Cellérier à Auguste de Staël »Chrétiens et sociétés [En ligne], 16 | 2009, mis en ligne le 14 mars 2012, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/2361 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.2361

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Auteur

Julien Landel

RESEA, LARHRA UMR 5190 Université Lumière - Lyon 2

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