Marie-Claude Dinet-Lecomte, Les sœurs hospitalières en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La charité en action, Paris, Honoré Champion, 2005, 595 p.
Texte intégral
1Dans l’évolution qui conduit – selon l’expression de Bernard Dompnier – de la religieuse à la bonne sœur, l’hospitalière représente une étape essentielle. Cette figure familière à l’ancien régime comme au XIXe siècle, paradoxalement, n’avait suscité jusqu’à présent aucune histoire globale et synthétique. La raison en est d’abord qu’il fallait le courage et la patience de M.-C. Dinet-Lecomte pour faire le tour de 32 dépôts d’archives départementaux et de 12 dépôts privés, pour prendre connaissance d’une abondante bibliographie de monographies locales ou régionales, et pour rassembler cet impressionnant corpus de presque douze mille femmes œuvrant dans environ 1 770 établissements charitables de taille très diverse (hôtels-Dieu et hôpitaux généraux n’en représentent qu’une partie) à travers toute la France, dans ses limites de 1789. À cette dispersion des sources, s’ajoutait un autre défi, celui d’écrire une histoire à la croisée de champs disciplinaires largement hétérogènes jusque-là pour la période moderne : histoire religieuse, histoire de la santé et des hôpitaux, histoire des femmes et du genre. Sans doute ce dernier aspect est-il ici, en apparence, le moins développé, mais il fallait commencer par débroussailler le maquis foisonnant des congrégations séculières ou à vœux solennels, faire la part des laïques, des séculières et des régulières. Et le bilan qu’en tire l’auteur, n’est pas le moindre enseignement sur la place que la société d’ancien régime pouvait faire aux femmes et sur le rôle que celles-ci pouvaient y jouer selon la représentation dominante de la féminité. N’aurait-il pas été possible d’analyser certains conflits entre hospitalières et administrateurs d’hôpitaux comme la tentative d’affirmer un espace, une compétence et un pouvoir féminins autonomes, à la manière dont Paule Constant l’avait suggéré pour les éducatrices, pas toujours éloignées de nos hospitalières, dans Un monde à l’usage des demoiselles ?
2Il ne faut pas oublier que, malgré la cléricalisation croissante du monde hospitalier au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, les laïques, au statut plus précaire, demeurèrent majoritaires. En revanche, les hôtels-Dieu puis, plus tardivement, les hôpitaux généraux (177 à la fin de la période) recoururent majoritairement aux congréganistes. La vie en communauté sous la direction de l’administration n’impliquait pas l’émission de vœux et la majorité des congrégations demeurèrent séculières, avec liberté de quitter l’hôpital et de se marier. Néanmoins, la constitution de ces congrégations séculières (dont 22 sur les 29 étudiées ici ont été fondées durant le règne de Louis XIV), largement inspirées du modèle institué par Vincent de Paul et Louise de Marillac avec les Sœurs de la Charité, manifeste la prégnance de la figure de la religieuse, lorsqu’il s’agit de donner un statut à la femme hors du mariage. En revanche, les religieuses de plein exercice, celles qui prononcent des vœux solennels, demeurent minoritaires dans ce corpus : environ 3 200, regroupées pour la plupart d’entre elles en une centaine de communautés suivant la règle dite de saint Augustin, « ensemble de directives qui ont forgé un état d’esprit mis au service des pauvres malades ». D’origine médiévale, la plupart de ces maisons, présentes surtout dans le Nord du royaume, ont fait l’objet d’une refondation au début du XVIIe siècle, adoptant clôture, noviciat et souvent un quatrième vœu spécifique.
3L’auteur analyse avec précision l’implantation et la répartition des hospitalières sur l’ensemble du territoire en tenant compte de l’extrême diversité des cas de figure, depuis les Filles de la Charité présentes dans 108 diocèses jusqu’aux petites communautés qui ne dépassent pas l’horizon de leur diocèse. Quatre familles religieuses disposent d’un réseau à rayonnement national (plus de 100 maisons réparties en plus de 40 diocèses) : les Augustines, les Filles de la Charité, les Sœurs de la charité et de l’instruction chrétienne de Nevers, les Sœurs du Saint Enfant Jésus ; quatorze atteignent un rayonnement régional étendu à plus de six diocèses, soit la moitié des congrégations séculières recensées ; les autres dépassent rarement les limites de leur diocèse d’origine et se contentent d’un rayonnement local. La chronologie des créations est également pleine d’enseignements. Sur 1571 dates de fondation connues, les deux-tiers se situent dans le courant du XVIIIe siècle, alors que les communautés nées au siècle précédent voient leur expansion s’achever (c’est le cas des Augustines qui ne créent plus que 10 maisons) ou se ralentir (Les filles de la Charité qui ont ouvert 233 maisons au XVIIe, en créent encore 181 au siècle suivant). Par ailleurs, l’étude régionale, appuyée sur la Bourgogne, la Bretagne, les provinces ecclésiastiques de Reims ou de Narbonne, montre l’imbrication et la complémentarité, sur le terrain, des réseaux congréganistes.
4Enfin, suivant une démarche méthodique et qui ne laisse rien dans l’ombre, vient l’analyse du recrutement, réalisée à partir d’un corpus plus restreint de 4 000 sœurs. Les administrateurs d’hôpitaux manifestent le plus souvent des préoccupations malthusiennes, par crainte de dépasser le nombre de places prévues ou de favoriser l’autonomie des hospitalières au sein de l’institution, enfin par souci évident de ménager les finances de cette dernière. En revanche, si la politique de recrutement des hôpitaux est rigide, celle des congrégations à supérieure générale bénéficie d’une plus grande souplesse et traduit parfois une réelle vitalité, à l’instar des Filles de la Sagesse qui enregistrent une nette accélération des entrées au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les hospitalières qui professent des vœux solennels se recrutent surtout dans les villes et au sein de la bourgeoisie de la boutique et de l’atelier, la présence de filles d’officiers étant tributaire de l’équipement administratif de la ville ; elles reçoivent de leur père des dots comparables à celles des autres religieuses, notamment contemplatives. En revanche, elles décrochent plus souvent en cours de noviciat que ces dernières, les records de défection étant atteints par les Augustines de l’hôtel-Dieu de Paris, qui renoncent pour 85 % d’entre elles avant le terme d’un noviciat particulièrement long, de 6 à 7 ans. Les séculières se distinguent des précédentes par une origine plus modeste encore et plus ouverte aux campagnes, leur recrutement ayant tendance à la fois à se démocratiser et à se ruraliser au cours de la période, ce qui a une conséquence directe sur le montant moyen des dots, sensiblement moins élevé. Le taux des défections y est également plus élevé que chez les religieuses contemplatives. Les hospitalières peuvent renoncer par défaut de vocation bien sûr, mais à l’hôpital, celle-ci doit résister à des épreuves bien plus grandes encore, tout comme la santé, souvent ruinée à partir de 50 ans, ce qui se traduit par une espérance de vie bien inférieure à celle des contemplatives : les hospitalières meurent en moyenne à l’âge de 56 ans, quand une contemplative pouvait raisonnablement espérer passer plus de 10 ans encore dans son couvent.
5La comparaison n’est pas gratuite, car, séculière ou professe, l’hospitalière est avant tout une religieuse, même si, dans une journée de 16 à 17 heures, elle en consacre plus de la moitié au soin des malades et de la maison. Le fonctionnement interne des communautés demeure très proche de celui des ordres et congrégations féminines nées dans le sillage de la réforme tridentine et les vertus cardinales de la supérieure y sont les mêmes : régularité, exemplarité, charité. Elles sont inspirées par le même christocentrisme, la même quête d’anéantissement en Jésus-Christ, la même identification aux souffrances de la croix, le même abandon entre les mains du Père. L’Imitation de Jésus-Christ et l’Introduction à la vie dévote y sont aussi les lectures favorites et les hospitalières, comme les contemplatives, se plaisent à composer des recueils de conseils et avis spirituels, d’extraits d’ouvrages de piété et de méditation, des recueils de cantiques spirituels. Ce sont les mêmes dévotions qu’on y pratique, au saint-sacrement, au sacré-cœur, à la sainte famille et à l’Enfant-Jésus. C’est aussi le même zèle que l’on prodigue afin d’obtenir, parfois sous la pression, la conversion de protestants qui échouent en ces lieux, le plus souvent soldats éclopés et marins malades. En quelques très belles pages, l’auteur explicite le ressort profond de leur vie spirituelle, qui les différencie des contemplatives cloîtrées : autant la distinction entre oraison et action est pertinente pour celles-là, autant elle devient sans objet pour les hospitalières. Le soin des malades, sur les difficultés duquel on ne manque pas d’insister, est la véritable prière permanente, il est l’instrument de la sanctification et du salut que l’on vient aussi chercher dans les rudesses et les dégoûts de la vie hospitalière. Action et oraison subliment leurs limites et tendent à se fondre, dans une tonalité spirituelle conforme à l’époque : en érigeant le travail en oraison, c’est la vie active qui se trouve sacralisée. En dépit de quelques affaires retentissantes, comme celle de l’Hôpital général qui finit par mettre aux prises Christophe de Beaumont et les parlementaires gallicano-jansénistes, affaires au demeurant surtout parisiennes, les hospitalières demeurent largement étrangères – beaucoup plus que les contemplatives – aux grandes crises religieuses de l’époque à commencer par le jansénisme. Le poids de la vie religieuse est tel que certaines communautés connaissent une évolution risquée vers le modèle monastique, au grand émoi des administrateurs laïcs qui n’hésitent pas à dénoncer de telles dérives, tels les échevins de Blois en 1666. C’est la même approche des priorités de la vie spirituelle qui explique que telle congrégation omette totalement, dans le texte de la profession des voeux solennels, l’engagement au service des pauvres malades, pour ne plus retenir que la conversion personnelle comme objectif de la vocation hospitalière.
6Est-ce l’impact de cette orientation ou plutôt la moindre abondance des sources à ce sujet ? Reste que l’activité proprement hospitalière n’occupe qu’une place relativement réduite dans le livre, pour souligner qu’elle accompagne la rationalisation croissante de la vie et de la gestion de ces établissements, et qu’elle est une source importante de querelles, voire de procès, avec les curés, avec les médecins, avec les administrateurs. Il est vrai aussi que le terrain gagné par les médecins et les chirurgiens au sein de l’hôpital, réduit d’autant la marge d’initiative des religieuses, même si les apothicaireries demeurent le lieu par excellence où elles peuvent revendiquer et affirmer leurs compétences.
7On ne pouvait mieux rendre hommage au dévouement de ces cohortes de femmes demeurées obscures, qu’en leur consacrant cette enquête méthodique et très probe.
Pour citer cet article
Référence électronique
Bernard Hours, « Marie-Claude Dinet-Lecomte, Les sœurs hospitalières en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La charité en action, Paris, Honoré Champion, 2005, 595 p. », Chrétiens et sociétés [En ligne], 12 | 2005, mis en ligne le 22 mars 2010, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/2283 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.2283
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