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Mélanges
Comptes rendus d’ouvrages

Alexandre Bourquin, Histoire des Petits-Blancs de la Réunion XIXe-début XXe siècles, Paris, Karthala, 2005, 327 p.

Claude Prudhomme

Texte intégral

1À lire les guides de voyage, les Petits-Blancs confèrent à la Réunion une originalité unique parmi les îles créoles. De fait ils n’ont pas cessé d’intriguer les voyageurs, d’exciter les imaginations et d’attirer la sympathie des Français de métropole, émus par la pauvreté d’une population que ses caractéristiques physiques semblaient programmer pour un destin social plus favorable. Associés spontanément au peuplement des « Hauts », ces versants des montagnes volcaniques qui confèrent à l’intérieur de l’île une beauté sauvage , ils ont été l’objet d’une profusion de discours attendris ou moqueurs. Ils ont aussi suscité un grand nombre de photographies à prétention réaliste qui montrent de préférence des enfants blonds aux pieds nus surpris dans le cirque de Cilaos, la « tente » (un panier en vacoa) à la main et un chapeau de toile enfoncé sur la tête. L’existence des Petits-Blancs comme composante de la population réunionnaise a été ainsi promue curiosité locale à ne pas manquer.

2Pourtant la réalité de l’existence d’un groupe particulier, désigné par le qualificatif de Petits-Blancs, est aujourd’hui objet de contestations. Des chercheurs se sont interrogés il y a peu sur la pertinence d’une appellation qui serait le fruit d’une invention tardive de l’idéologie coloniale pour conférer à la Réunion un label d’origine française. Les Petits-Blancs sont-ils donc une invention du discours colonial soucieux de légitimer le caractère français de l’île et de conforter les liens avec la métropole ?

3Face à ces questions légitimes, mais qui courent le risque d’alimenter la polémique plutôt que de stimuler la recherche, l’ouvrage d’Alexandre Bourquin constitue une contribution essentielle dont l’auteur nous livre les résultats dans cet ouvrage. Il n’élude aucune difficulté, et d’abord celle de définir et délimiter un groupe humain aux contours indécis. Il montre comment le vocabulaire a longtemps hésité sur le terme à employer pour qualifier une population libre, issue du peuplement européen et très vite métissée, mais attachée à une origine blanche, c’est-à-dire libre, qui la distingue de l’affranchi. « Petits créoles, bas créoles, créoles pauvres… » : autant de termes flous par lesquels les documents qualifient cette population qui se définit moins par ses traits physiques, jamais décrits, que par sa position sociale. Ni ethnie, ni classe sociale, les Petits-Blancs apparaissent une catégorie intermédiaire qui constitue un extraordinaire révélateur des tensions et des impasses d’une société coloniale née du transfert de diverses populations et fondée sur l’esclavage, puis l’engagisme.

4Cette recherche reconstitue avec rigueur les étapes de la marginalisation. Trop longtemps réduite à un effet mécanique de la coutume de Paris, qui, en imposant le partage des terres entre tous les enfants, aboutissait à un morcellement sans fin, « du battant des lames au sommet des montagnes », la paupérisation des Petits-Blancs est aussi le fruit d’une logique économique. Rejetés sans cesse sur les marges de la plantation coloniale, à la limite supérieure des cultures ou dans les zones les plus tardivement occupées du sud-ouest de l’île, ils ont donné naissance à une paysannerie médiocre ou misérable, qui paye au prix fort son goût de la liberté et sa quête d’une impossible indépendance économique. Le triomphe du régime du colonat, un fermage aux conditions iniques, sanctionne à la veille de la Première Guerre mondiale un itinéraire collectif fait d’échecs et d’illusions perdues.

5Ainsi le paradoxe est multiple et les contradictions permanentes. Censés incarner les origines françaises de Bourbon, les Petits-Blancs se veulent et se vivent d’abord créoles au sens d’autochtones. Donnés en exemple par la littérature coloniale pour leur fidélité à la patrie, ils sont sans cesse l’objet de projets officiels qui cherchent à les expulser, sous couvert d’émigration vers un ailleurs incertain, ou prétendent les intégrer, au prétexte de les mettre au service d’un système colonial qui les rejette. Érigés après 1848 en catholiques modèles d’une chrétienté bretonne transportée dans l’Océan Indien, ils témoignent en fait d’une croyance acculturée. Idéalisés par le discours des élites, ils restent méprisés au quotidien pour leur misère et leur inculture.

6Les Petits-Blancs échappent donc définitivement aux classifications et aux définitions. En ce sens ils sont bien le résultat d’une invention, reflétant dans les variations des appellations l’embarras des administrateurs et des voyageurs à rendre compte d’une donnée sociale inédite. Mais une désignation ne peut pas s’imposer et passer dans le langage usuel si elle ne rencontre pas une réalité de la société. On peut contester la pertinence des termes et on doit dénoncer le mépris qu’ils trahissent. Il n’en reste pas moins que la formation de la population réunionnaise et la structure de la société deviennent incompréhensibles si l’observateur ne prend pas en compte l’existence des Petits-Blancs. Ils sont les témoins d’une histoire tragique et d’une créolisation accouchée dans la douleur. Ils nous rappellent que le peuplement des colonies promettait un avenir outre-mer à des hommes et des femmes qui se sont retrouvés enfermés dans un microcosme sans horizon. Mais cette histoire n’est pas seulement celle d’une longue désespérance. Comme le montre si bien Alexandre Bourquin, l’histoire des Petits-Blancs est aussi celle d’un refus de la subordination et l’expression d’une protestation obstinée contre tous les essais de mise en dépendance. C’est encore celle d’un enracinement pour faire de cette île leur « petite patrie » et le lieu de leurs véritables origines. C’est enfin la démonstration d’une capacité à dépasser le strict cloisonnement des populations, entretenu par des élites que l’union des déshérités ne cesse de hanter, pour tisser des liens qui construisent, lentement mais inexorablement, une société et une identité créole réunionnaises.

7En restituant l’Histoire des Petits-Blancs, l’historien n’entend pas condamner l’avenir à reproduire les catégories d’hier ni pérenniser les clichés. Il apporte seulement une contribution modeste mais nécessaire à la connaissance d’un passé qui ne peut être dépassé s’il est oublié ou travesti.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Claude Prudhomme, « Alexandre Bourquin, Histoire des Petits-Blancs de la Réunion XIXe-début XXe siècles, Paris, Karthala, 2005, 327 p. »Chrétiens et sociétés [En ligne], 12 | 2005, mis en ligne le 22 mars 2010, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/2266 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.2266

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Auteur

Claude Prudhomme

RESEA – LARHRA, UMR 5190
Université Lumière Lyon 2

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