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Mélanges
Comptes rendus d'ouvrages

Keith Luria, Sacred Boundaries. Religious Coexistence and Conflict in Early-Modern France, Baltimore, The Catholic University of America Press, 2005, XXXVIII-357 p.

Yves Krumenacker

Texte intégral

1L’histoire des relations entre catholiques et protestants a longtemps été relatée principalement sous le mode des conflits ; plus récemment, l’accent a été mis sur les processus de coexistence. C’est à penser ensemble ces deux réalités que s’attelle K. Luria dans ce livre qui devrait marquer l’historiographie religieuse et sociale de l’époque moderne. Pour ce faire, il a choisi une approche anthropologique et un questionnement inspiré du concept de confessionnalisation et des recherches américaines en ce domaine. Ce sont moins les frontières, invisibles ou non, entre les deux communautés, et la manière dont on les franchit ou non, qui lui importent, que leur construction pendant la période de l’édit de Nantes. Mais Luria n’écrit pas une histoire chronologique, il préfère se livrer à six études de cas, à partir d’exemples la plupart du temps poitevins, pour dresser une typologie. Il distingue ainsi une ligne de démarcation faible, brouillée, où les rapports de famille, de voisinage, d’affaires, etc., prennent le pas sur la séparation religieuse ; une démarcation négociée, où les différences sont bien marquées et où chaque confession a une place déterminée ; une séparation totale, enfin, où le catholicisme tend à vouloir éliminer la religion réformée. Si la tendance est de voir la succession des trois types de frontières, dans la réalité elles se chevauchent et aucune forme ne s’impose parfaitement dans la société.

2Le premier chapitre présente l’édit de Nantes comme établissant le deuxième type de frontière, une cohabitation négociée. Comme dans les autres régions, les commissaires réussissent en Poitou à définir des règles en négociant des compromis, généralement acceptés au nom de la soumission au roi, de manière relativement aisée lorsqu’il y a un certain équilibre entre les deux communautés, plus difficile lorsqu’une des deux est en position de force. Dans ce dernier cas, la situation reste fragile, comme on peut le constater à Poitiers, Loudun, Saint-Maixent, au moment de l’assassinat d’Henri IV. Elle est meilleure à Niort, mais tend à se dégrader, toujours pour les mêmes motifs : processions, présence de religieux, décoration des maisons lors des fêtes catholiques. Cependant même si, à la suite de la reprise des guerres de religion dans les années 1620 les arbitrages royaux sont plutôt en faveur des catholiques, la cohabitation subsiste, comme en témoigne la levée d’une milice interconfessionnelle à Niort.

3L’édification des barrières confessionnelles est en grande partie le fait des militants des deux bords. En ce sens, les missions jouent un grand rôle ; c’est le thème du chapitre deux, centré sur la mission du Poitou lancée dès 1617 par le Père Joseph. Le but est de conforter les catholiques dans leur foi, de les convaincre que leurs voisins protestants sont des hérétiques, d’empêcher les relations sociales entre eux, de confondre les pasteurs et de proclamer les conversions des nobles. S’ils veulent convertir par la parole, les missionnaires se rendent bien compte que la force armée les aide. Ils sont au service de la religion comme de la monarchie. La barrière confessionnelle passe par l’opposition entre les clergés : les capucins se présentent comme austères, détachés du monde, héroïques jusqu’au martyre, dotés d’un fort charisme : de véritables saints. Au contraire, les pasteurs sont décrits comme amenant la violence et la division, et comme incapables de fonder leurs idées sur la Bible. Il y a aussi délimitation de l’espace, ou plutôt volonté des capucins d’accaparer tout l’espace, notamment par les prédications sur les places et les marchés, les processions et les cérémonies des Quarante Heures. La différence entre catholicisme et protestantisme est ainsi bien marquée et le seul moyen de franchir cette barrière confessionnelle est la conversion, toujours célébrée comme un triomphe par les missionnaires, mais ne touchant qu’une minorité des huguenots.

4La mort (chapitre 3) a fait l’objet au XVIe siècle de conflits violents autour des corps ; mais une coexistence pragmatique est nécessaire pour l’harmonie communale. Sur les rites, on constate de profondes divergences théoriques entre catholiques et protestants, la Discipline calviniste réclamant une très grande simplicité ; dans les faits, la simplicité est quelquefois toute relative. L’édification de barrières confessionnelles, par l’État comme par les Églises, consiste alors à bien marquer les différences en faisant respecter la Discipline. Mais les membres de chaque confession participent ensemble aux enterrements et bien des cimetières ne sont séparés que par un mur, ce qui permet d’affirmer l’identité religieuse sans exclure l'autre. Les catholiques dévots cherchent au contraire une séparation radicale, ce qui a pour effet de rejeter les protestants hors de la communauté.

5La fréquence des mariages mixtes (précédés le plus souvent de la conversion, quelquefois formelle d’un des conjoints) est un bon test de la solidité des frontières confessionnelles. De tels mariages, condamnés par les deux églises, semblent relativement fréquents en Poitou, que ce soit à Loudun de 1598 à 1601 ou, de manière plus surprenante, à Melle de 1669 à 1674 ; ce sont la plupart du temps des femmes catholiques qui épousent des protestants. Pourtant les pasteurs craignent de telles unions, alors que certains missionnaires capucins espèrent qu’elles profiteront à l’église catholique. À l’intérieur des familles, des mariages réellement mixtes peuvent aboutir à un réel irénisme (dont on a cependant peu de traces), à de profondes divisions ou, comme le montre le cas étudié en profondeur du duc de La Trémoille et de son épouse Marie de La Tour, à un respect mutuel de la différence. Le problème le plus crucial est celui des enfants, le choix en matière de baptême des foyers mixtes étant extrêmement varié. Mais la législation, à partir des années 1660, renforce la barrière confessionnelle en rendant particulièrement difficile les mariages mixtes et en favorisant les conversions des enfants au catholicisme, fragilisant ainsi les familles et ruinant l’autorité patriarcale.

6Luria envisage ensuite la problématique du genre, encore peu utilisée en histoire religieuse. Les deux églises mettent en avant leurs dévotes, mais rejettent les femmes de la confession adverse qui, trop instruites, se mêlent de religion en public, telle cette « ministresse » Nicole, héroïne comique d’un poème en patois poitevin. Des femmes plus réelles font l’objet de controverse, louées par les uns et attaquées par les autres, comme les « amazones » protestantes : Catherine de Parthenay, duchesse de Rohan, qui protège les réformés et défie Richelieu à La Rochelle lors du siège de 1627-1628, ou les femmes nobles qui s’opposent à la destruction du temple d’Exoudun en 1666 ; comme les « femmes fortes » que sont la duchesse de La Trémoille, protectrice des huguenots de la région, ou sa belle-sœur Marie de La Tour d’Auvergne. Du côté catholique, les fondatrices de congrégation ou les abbesses, souvent des converties, font moins l’objet de controverses que les ursulines « possédées » de Loudun ; de cette célèbre affaire, seule l’exploitation confessionnelle est étudiée ici. Notons que les phénomènes extraordinaires sont toujours associés à la féminité : faiblesse permettant au diable d’agir, d’après les catholiques, sexualité contrariée par la vie au couvent, pour les protestants.

7La conversion peut apparaître comme un échec de l’édification des barrières confessionnelles. En réalité, les récits justificatifs cherchent à la maintenir. Ils apparaissent très stéréotypés, qu’ils soient catholiques ou protestants. S’appuyant sur les modèles de saint Paul et de saint Augustin, ils présentent la conversion comme l’aboutissement d’un combat contre les intérêts mondains ; l’instruction dans la nouvelle foi fait apparaître sa vérité et les erreurs de la confession adverse. Une fois que le « tribunal de la conscience » s’est prononcé, c’est donc la raison qui est convaincue. Mais le fait décisif est la grâce de Dieu, qui donne à l’âme sa tranquillité. Cependant les modèles présentés par les récits de conversion se heurtent à l’existence des relaps, qui veulent eux aussi, au moins pour certains d’entre eux, justifier leurs allers-retours de l’une à l’autre religion. Leur attitude révèle en fait que d’autres logiques que religieuse sont en œuvre dans la conversion : fidélité au souverain, liens familiaux, relations sociales, etc.  

8Chaque chapitre, en dehors de présenter une réflexion sur les barrières confessionnelles, apparaît comme une étude approfondie sur un sujet précis, plus ou moins bien connu jusqu’alors : l’application de l’édit de Nantes, les missions et la controverse ont déjà été bien étudiés ; Luria nous montre comment cela se déroule en Poitou – sans grandes différences par rapport à d’autres régions. Plus originale est l’étude du partage des cimetières, bien peu vue jusque là (mais ce chapitre était déjà connu pour avoir été publié, dans une version peu différente, dans les French Historical Studies de 2002). Les mariages mixtes sont abordés à travers une approche méthodologique minutieuse, permettant de s’interroger sur ce qu’ils sont réellement et ce qu’ils représentent pour les deux communautés. Resterait, par une approche comparative, à comprendre pourquoi ils sont nombreux en certains endroits (Agenais, Nîmes, Poitou) et non à d’autres (Provence, Gascogne). La gender history, mise en œuvre au chapitre 5, donne des résultats peu surprenants. Le dernier chapitre a le mérite de prendre au sérieux les récits de conversion et de montrer ce que révèle leur aspect stéréotypé ; il présente surtout une étude sur un sujet peu étudié, les relaps, l’auteur montrant comment les préoccupations religieuses se mêlent à des considérations plus « mondaines ».

9Mais le principal intérêt du livre est de fournir une grille de lecture des divers phénomènes de coexistence entre protestants et catholiques dans la France du XVIIe siècle, mais aussi, sans doute, de manière plus générale, entre deux religions. La négociation (2e forme de frontière confessionnelle) oblige à cohabiter dans des cadres précis, ce qui permet, pas forcément la tolérance, mais au moins des relations pacifiées ; le rejet de l’autre (3e forme) remet cet équilibre en cause, mais ne peut qu’échouer car les relations quotidiennes (1ère forme) obligent à une certaine forme de cohabitation. Il reste à soumettre ce modèle à d’autres situations et à d’autres époques.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yves Krumenacker, « Keith Luria, Sacred Boundaries. Religious Coexistence and Conflict in Early-Modern France, Baltimore, The Catholic University of America Press, 2005, XXXVIII-357 p. »Chrétiens et sociétés [En ligne], 13 | 2006, mis en ligne le 15 septembre 2009, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/2069 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.2069

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Auteur

Yves Krumenacker

RESEA – LARHRA, UMR 5190
Université Jean Moulin - Lyon III

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