Bernard Pitaud, Saint-Sulpice et les séminaires sulpiciens au cœur de la crise moderniste 1900-1930
Bernard Pitaud, Saint-Sulpice et les séminaires sulpiciens au cœur de la crise moderniste 1900-1930, Paris, Salvator, 2023, 204 p., ISBN : 978-2-7067-2505-0
Texte intégral
1Le sulpicien Bernard Pitaud a entrepris une histoire de la Compagnie de Saint-Sulpice depuis ses origines au xviie siècle. Après un épais volume consacré au xixe siècle (2022), il isole les années 1900-1930 dans un livre plus modeste placé sous le signe de la crise moderniste. À un plan calqué sur la succession des supérieurs généraux, il substitue un plan thématique en quatre chapitres. Le premier évalue le devenir de la Compagnie dans un contexte difficile qui ne se réduit pas à la crise moderniste. Les suivants traitent d’« affaires » ou de « querelles » qui bousculent la Compagnie. La méthode de l’auteur reste la même, et il ne le cache pas. Il exploite les fonds d’archives sulpiciens et les sources imprimées, comme les Carnets Baudrillart, sans croiser avec d’autres fonds, français ou romains. Ce qui pouvait déjà gêner dans les volumes précédents devient un handicap plus net en raison de la nature des questions traitées. La bibliographie aurait permis du moins des croisements et un accès indirect à d’autres sources, romaines en particulier. Mais l’on doit noter des absences surprenantes, en particulier celles des articles d’Étienne Fouilloux dédiés aux affaires Touzard et Brassac qui constituent la matière de deux des quatre chapitres (Ephemerides Theologicae Louanienses, t. 88, 1 et 4, 2012, p. 1-17 et 281-297), articles qui actualisent « Un regain d’antimodernisme ? » (Pierre Colin, dir., Intellectuels chrétiens et esprit des années 1920, 1997, p. 83-114). Signalons aussi des coquilles, imprécisions ou erreurs comme la désignation prématurée de Mgr Baudrillart sous son titre cardinalice dès les années 1920 (p. 142), l’oubli du nom de l’évêque d’Aire en 1909 (Mgr François Touzet, et non pas Mgr François, p. 181), l’erreur sur le nom du dernier directeur des Cultes de la période concordataire, très connu des historiens (Charles Dumay, et non pas Desmay, p. 37), l’ambiguïté sur la posture intégriste du jésuite Julien Fontaine (p. 93) ou encore la suggestion erronée d’une renonciation volontaire au cardinalat du jésuite Louis Billot dans le contexte de la censure de l’Action française (p. 85).
2Le premier chapitre esquisse l’histoire encore méconnue de Saint-Sulpice à l’heure du grand affrontement de l’Église catholique et de l’État républicain sous les supériorats de M. Lebas (1901-1904) et de M. Garriguet (1904-1929), aidé à partir de 1920 par M. Verdier, promu archevêque de Paris en 1929 (le rôle de ce dernier dans ces années n’est pas évoqué, probablement en vue d’un septième volume). Si la Compagnie est autorisée par le Premier Empire puis, après une interruption, par la Restauration, elle subit le climat hostile aux congrégations religieuses et, à l’automne 1904, elle doit abandonner l’enseignement des séminaires. Les supérieurs privilégient la mission pédagogique sur la cohérence de l’institut en favorisant la sécularisation de ses membres, laissés cependant libres de choisir, tout en préservant les structures parisiennes. La majorité opte en ce sens, sans renier la Compagnie (on aurait souhaité disposer d’un bilan humain plus précis, même si les données sont mouvantes). Dans le même temps, les difficultés s’accentuent avec les établissements canadiens et étatsuniens qui aspirent à une certaine autonomie, favorisée par l’écart culturel, le soutien des évêques (New York, Boston) et la résistance des natifs contre la domination des Français. La sortie de la guerre permet à la Compagnie de retrouver un équilibre relatif en France, d’autant que Rome approuve en 1921 des constitutions conformes au code de droit canonique de 1917 (provinces, élection des assistants). Le nouveau texte admet la tradition sulpicienne qui lie l’enseignement et la direction de conscience, alors que la règle romaine réserve celle-ci au directeur spirituel, également chargé de l’enseignement spirituel (attribué en France au supérieur). Un écart demeure toutefois dont témoignent le blocage de la cause de canonisation de M. Olier ou les réserves sur l’usage du manuel de Tanquerey au lieu de mettre la Somme de saint Thomas d’Aquin entre les mains des élèves.
3L’affaire Touzard, du nom d’un professeur de l’Institut catholique de Paris, prend place dans ce contexte (l’auteur choisit de ne pas évoquer le cas de Prosper Alfaric, passé à la libre pensée, qu’il juge suffisamment connu et peu documenté par les fonds propres de la Compagnie). Elle éclate en 1919-1920 lorsque la Commission biblique découvre, dans une notice du Dictionnaire apologétique de la foi chrétienne, son interprétation du rôle de Moïse dans la rédaction du Pentateuque : il prend ses distances avec la décision de 1906 sur l’authenticité mosaïque des cinq livres (le fond remonte à Moïse, mais la rédaction est postérieure). La notice réitère en fait les conclusions de la thèse de l’auteur validée par l’Institut catholique, qui est ainsi compromis. Le recteur Baudrillart organise la défense, Touzard se soumet et reste enseignant, du moins pendant quelques années. Notons au passage que l’hypothèse, dont Bernard Pitaud se fait l’écho, d’une mise à l’écart, pour cette raison, de Baudrillart dans le processus de nomination du nouvel archevêque de Paris en 1920 est sans fondement (le dossier romain l’atteste).
4Au même moment débute l’affaire Brassac, c’est-à-dire la mise en cause de la réédition du Manuel biblique de Fulcran Vigouroux dans la version révisée par ce professeur du séminaire d’Issy-les-Moulineaux avec l’aide ponctuelle de son confrère Ducher, atteint lui aussi. Bernard Pitaud essaie de démêler le processus qui conduit en quelques années (1920-1923) à la mise à l’Index de l’ouvrage, sans y parvenir totalement, faute de croiser les sources et la bibliographie. Il suggère l’ambiguïté des supérieurs sulpiciens qui semblent avoir demandé l’examen de l’ouvrage par le Saint-Office après des bruits de dénonciation avec, à l’arrière-plan, des règlements de comptes contre la Compagnie. Ils peinent à mobiliser des avocats, mais espèrent de simples corrections en admettant implicitement des erreurs. La sanction tombe, voulue par Pie XI. Brassac et Ducher doivent quitter l’enseignement et la carrière du manuel de Vigouroux, resté modéré, même après ses révisions, est terminée.
5Bernard Pitaud achève son ouvrage en revenant en arrière chronologiquement sur la querelle Branchereau-Lahitton (1909-1912) ou plutôt l’attaque du second contre le premier, très âgé et resté silencieux. Celle-ci ne relève pas strictement de la crise moderniste, même si le climat antimoderniste l’alimente sans doute. L’enjeu porte sur la théologie de la vocation, soit le rapport entre l’appel de l’Église (valorisé par Lahitton, professeur au séminaire d’Aire et Dax) et l’attrait ou désir du candidat (mis en valeur par Branchereau dans son livre de 1896). En prenant appui sur la thèse de David Gilbert consacrée à Louis Tronson (avec un chapitre sur la postérité de la théologie de l’inclination, 2018), Bernard Pitaud montre les confusions des deux auteurs et, passant de l’histoire à la théologie, il insiste sur le caractère dépassé du débat à la lumière des déplacements théologiques opérés depuis les années 1930 et plus encore depuis le concile Vatican II.
Pour citer cet article
Référence papier
Christian Sorrel, « Bernard Pitaud, Saint-Sulpice et les séminaires sulpiciens au cœur de la crise moderniste 1900-1930 », Chrétiens et sociétés, 30 | 2023, 237-240.
Référence électronique
Christian Sorrel, « Bernard Pitaud, Saint-Sulpice et les séminaires sulpiciens au cœur de la crise moderniste 1900-1930 », Chrétiens et sociétés [En ligne], 30 | 2023, mis en ligne le 28 mars 2024, consulté le 16 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/chretienssocietes/10989 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/chretienssocietes.10989
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