Avant-propos
Texte intégral
1La destruction, la fragmentation d’un ensemble culturel ressenti comme « indivis » à plusieurs moments de l’Histoire est au cœur des démarches littéraires réparatrices des dix-sept auteurs commentés dans « Écrire ailleurs : deux Moldavie(s) ».
2Hormis Anna Malechkova et Nicolas Kourtev qui ont écrit en bulgare à partir de documents d’histoire orale leurs « Chroniques bessarabiennes » témoignant d’une famine génocidaire en 1947-1948 (Lidiya Mihova), tous se sont exprimés en roumain. Les plus érudits ont fait montre d’une connaissance des langues slaves permettant d’élaborer des recherches comparatives dans le champ des humanités du xixe siècle, plusieurs ont tiré parti d’un bilinguisme roumain-russe. B. P. Hașdeu dont la philosophie est présentée par Dorin Ștefanescu, Vasile Alecsandri désigné par Cristian Stamatoiu comme fondateur du théâtre national, Mihail Sadoveanu auteur de plus de cent livres – vu par Alexandra Vrânceanu comme un romancier historique –, ont été membres de l’Académie roumaine. Restés proches de leur province pour en évoquer les « géographies idéales », ils ont marqué d’une identité littéraire et linguistique moldave les canons esthétiques de la nation dont ils contribuaient à édifier la personnalité. De même, Constantin Negruzzi décrit par Mihaela Doboș comme un pionnier de la traduction formé par un séjour de jeunesse en Bessarabie et la rencontre de Pouchkine, est un classique répertorié par les histoires nationales.
3Est-il permis, voire décent de comparer « l’exil » d’un B. Fundoianu / Benjamin Fondane quittant Bucarest en 1923 (Speranţa Milancovici, Hélène Lenz) et le départ pour l’Occident d’un C. V. Gheorghiu fuyant en 1944 l’occupation de son pays par l’Armée rouge (Ramona Blajan, Claudia Drăgănoiu) ? Naturalisé français en 1938, Fondane a disparu à Auschwitz suite à sa déportation de Drancy. Mais la célébrité d’après-guerre de Virgil Gheorghiu a coïncidé avec son ralliement à la cause de l’orthodoxie chrétienne hors frontières et avec une célébration du sol natal parfois aussi inquiétante que ses imprécations antisémites d’avant 1945. C’est dans deux idiomes pourtant : le roumain et le français que Fundoianu / Fondane – auteur discret – et C. V Gheorghiu – maître du best-seller antisoviétique – ont réinterprété poétiquement le « décor » moldave où Bacovia voyait l’essence du symbolisme tandis que Cioran en a dénoncé le « charme désolé proprement insoutenable » si on n’use pas de l’alcool pour éviter de « sombrer dans le plus dissolvant des cafards ». Expulsé sous Ceaușescu, Paul Goma rédigera à son tour en français après 1970 une œuvre violente ici commentée par Adriana Decu. Elle témoigne de la Roumanie carcérale, de l’occupation de la Bessarabie où il est né, d’un anticommunisme populiste dont la truculence est aujourd’hui gâchée par la dérive antisémite – encore – qui lui aliène nombre de ses anciens sympathisants. Enfin une écrivaine née en Roumanie, Gabriela Gavril est montrée par Marina Mureșanu-Ionescu comme une postmoderne tardive. Son roman regrette la perte de la fièvre industrielle de la période Ceaușescu et exprime la crainte de voir la plus grande ville moldave : Iași, perdre son statut de capitale intellectuelle des deux territoires nationaux.
4La deuxième partie du volume est intitulée « Du nouveau derrière le Prut ». Elle présente exclusivement des auteurs récents et par conséquent une situation culturelle plus confuse sinon barbare. Le courant polonais des années 1990 Noii barbari / Les Nouveaux barbares est d’ailleurs mentionné comme une référence par Dumitru Crudu et Marius Ianuș dans leur manifeste fracturiste publié en 1998 à Brașov, en Roumanie. Ces auteurs ont souhaité marquer leur distance face aux postmodernes des années 1980, vus comme l’incarnation du raffinement intellectuel roumain jusqu’en Occident. L’attitude des fracturistes qui voient en ces « 80 ards » des précieux, des baroques plus que des novateurs a été sans doute partagée par nombre d’autres. Ainsi Vasile Ernu commenté par Gina Puica, Nicoleta Esinencu évoquée par Philippe Loubière. Quant à Savatie Baștovoi, Dumitru Crudu, ils se distinguent radicalement des prédécesseurs roumains ou moldaves peut-être par réaction à l’attente de critiques souhaitant les voir perpétuer une écriture bessarabienne patriotique des années cinquante (Constantin Pricop). Il est vrai que l’expérience récente de la censure sur la langue, des assujettissements de cette dernière aux politiques linguistiques totalitaires successives a été de 1941 à 1991, date de l’indépendance de leur pays, le lot des Transnistriens et Bessarabiens moldaves (Marina Chiriac). La Moldavie désormais détachée du bloc soviétique bénéficie aujourd’hui d’une aide culturelle roumaine non négligeable même si elle est limitée par les ressources modestes du pays. Certains voient cette assistance « fraternelle » comme motivée par une volonté d’union territoriale souhaitée en fait par peu de ressortissants des deux nations. C’est l’ouverture de l’Europe à l’Est surtout, qui a vu surgir des écrits moldaves étonnants d’éclat, parfois d’agressivité, voire de mysticisme renouant – serait-ce pour les moduler – avec d’anciens discours du xixe siècle ou du xxe évoqués en début d’avant-propos. Si la rivière Prut sert de frontière entre Roumanie et actuelle République de Moldavie sur 711 kilomètres de son cours, sa démarcation reste le symbole de cinquante années de séparation hermétique de deux groupes : d’une part des Soviétiques, de l’autre des citoyens roumains. Lesquels ont le plus souffert, le plus mérité de la littérature ? Telle semble la question récurrente des écrivains même jeunes, des Moldaves de République de Moldavie surtout qui revendiquent avec une forme d’orgueil stoïque un nivellement de leur personnalité linguistique les rendant à même de choisir une identité dont les Roumains de Roumanie seraient incapables de percevoir la complexité, la profondeur.
5On ajoutera que ce survol se veut aussi l’esquisse non exhaustive d’un panorama de l’excellence. Comme leurs prédécesseurs du xixe, ces écrivains du xxe, du xxie siècle font montre d’une étonnante foi dans les pouvoirs de la littérature – médium artistique fondé exclusivement sur la langue – et ils se réjouissent d’être distingués par des récompenses moldaves, roumaines, étrangères. Soulignons que Norman Manea interviewé en fin de volume, né en Bucovine, aujourd’hui installé aux États Unis est l’unique auteur de langue roumaine récompensé après 1945 par une distinction française : le Médicis étranger, décerné en 2006 aux côtés de nombreuses récompenses américaines et internationales. Mentionnons que la plus jeune auteure de l’ensemble : Olga Baltag, née en 1990 a vu son premier livre de poésie primé en 2012 à Chișinău.
6Ce recueil a été composé à partir des travaux d’une Journée d’études tenue à Strasbourg en novembre 2011. Elle a permis d’élaborer contacts et collaborations à partir desquels de nouvelles contributions ont été obtenues. Remerciements à l’Équipe d’accueil EA 4376 : Culture et Histoire dans l’Espace roman, à Isabelle Reck sa directrice, sans le soutien de laquelle la manifestation ni ce volume n’auraient vu le jour.
Pour citer cet article
Référence papier
Hélène Lenz, « Avant-propos », reCHERches, 11 | 2013, 5-8.
Référence électronique
Hélène Lenz, « Avant-propos », reCHERches [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 08 février 2022, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/9998 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.9998
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