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Texte intégral

1Dans le prolongement du quatrième numéro de la revue reCHERches qui portait sur les représentations du corps dans la littérature latino-américaine récente, et dont un certain nombre de travaux avaient permis une incursion dans la thématique du pouvoir, le présent ouvrage s’intéresse aux « Figures du pouvoir dans la littérature hispano-américaine » des vingt dernières années.

2Qui peut prétendre échapper au pouvoir ? Quelle relation qui ne soit de pouvoir ?

3Rapports de force et confrontations définissent les relations humaines et l’ensemble du corps social, animé par un pouvoir multiforme diffracté en une profusion de micro-pouvoirs. Des conflits œdipiens sur la base desquels se construit chacun, à la société ou l’État que le pouvoir fonde et défend, fût-ce au moyen de l’usurpation et au risque d’engendrer ou de légitimer l’inégalité, quel pouvoir qui n’aliène autant celui qui l’exerce que celui qui le subit ? Si le pouvoir est la capacité d’agir effectivement sur les personnes et sur les choses, et s’il s’avère inhérent à toute société qui, par lui, lutte contre l’entropie qui la menace de désordre, la frontière peut être néanmoins ténue entre l’autorité et la domination, la puissance et la violence.

4L’Amérique hispanique présentait, dès avant la Conquête, des pouvoirs absolus et autocratiques, et l’Histoire de ces terres, que les dictatures n’ont pas épargnée et que les révolutions n’auront pas sauvée, n’est pas avare en épisodes désastreux d’abus de pouvoirs. Aujourd’hui encore, ses démocraties parfois fragiles n’ont pas enterré de profonds antagonismes, ni même empêché le lot ordinaire de la corruption.

5Ce sont les mécanismes spécifiques du pouvoir qui nous intéressent ici, qu’il s’agisse du mensonge et de la manipulation qui en sont à l’origine et ne cessent de l’alimenter, ou de cette tentation d’un pouvoir qui n’est pas étranger à une forme de perversion et se voit de fait représenté comme une émanation et une expression du Mal. Pouvoir prédateur, parfois assassin, souvent destructeur, à sa façon “inhumain”, toujours problématique, quand bien même il est invisible ou diffus ; quoiqu’il se manifeste de façon insidieuse et larvée, il n’en reste pas moins omniprésent et prégnant.

6Les études de cette revue explorent précisément les différentes formes d’aliénation engendrées par le pouvoir, la possible désintégration de l’être – tortures, desaparecidos, exclusion et marginalisation –, l’horreur qui assujettit un peuple terrorisé. On ne s’étonnera pas dès lors de voir associés à la monstruosité des représentants du pouvoir animalisés, diabolisés, satirisés, carnavalisés, comme autant d’expressions de l’excès, sinon de la folie, qui s’est emparé bien souvent des hommes du pouvoir dans l’Histoire de l’Amérique latine. Le théâtre latino-américain qui, plus que d’autres, aborde ce thème, rend bien compte de toute une théâtralité du pouvoir qui s’auto-sacralise, se met en scène, joue sa propre fiction.

7Ne sont épargnés ni les représentants de l’autorité, ni le pouvoir financier directement relié à la corruption, ni même l’intellectuel dont le savoir s’avère un autre pouvoir qui le rend donc corruptible : il semble que tout pouvoir corrompe et se corrompe, aliène et s’aliène, comme obéissant à une dysfonction intrinsèque, et signe en définitive son propre échec.

8L’analyse des rapports de pouvoir dans les relations filiales ou conjugales n’a pas été omise : foyers totalitaires, parents ou conjoints despotiques expriment et prolongent, à leur échelle, les considérations précédentes. L’organisation androcentrique de la société peut asservir la femme en l’empêchant d’accéder à la connaissance de son corps et à un désir qu’elle devra donc reconquérir, comme d’autres reprennent possession d’un territoire, en brisant le pouvoir établi.

9Si le pouvoir agit effectivement sur les personnes et les choses, de même peut-il être “agi” par elles en retour. Ainsi en est-il du pouvoir politique qui, en dépit – ou en raison – de ses dérives les plus communes telles que la domination ou la violence, la dissimulation et les intrigues, peut néanmoins être limité à son tour, contrecarré, voire renversé. Combien d’histoires d’une résistance qui s’avère moins extérieure que consubstantielle au pouvoir ?

10Les auteurs modernes n’ont certes plus, à l’ère du désenchantement, la même foi en des temps nouveaux ; pour autant, ils ne renoncent pas à la fonction de témoin, et partant d’acteur, que leur permet l’écriture fictionnelle – dire revenant à un acte “politique” –, et semblent plaider, plus ou moins implicitement selon les cas, pour une littérature au service d’une nouvelle éthique, incarnant en cela l’“autre” pouvoir : face au mal inévitable du pouvoir politique, recouvrer un pouvoir intérieur, celui de la dignité. Arts, écriture, parole, pensée : autant d’actes de liberté qui entendent canaliser et moraliser le pouvoir. Car si l’on est en droit d’en appeler à la conscience contre la loi, il n’est pas “impertinent” d’invoquer la littérature contre le pouvoir.

11Plusieurs articles de la présente revue analysent cette résistance, qu’elle s’exprime par le corps ou les mots. Contre les blessures du pouvoir, se libérer par l’écriture, reconquérir le droit d’exister. L’écrivain crée, grâce à l’imagination, des espaces alternatifs et retrouve ainsi – plus particulièrement à Cuba où “on” le condamne à la petite mort du silence – une possibilité d’être, fût-ce en marge. De même restitue-t-il, au moyen de la fiction, une vérité faussée par le pouvoir : le contre-pouvoir des mots dit et contredit les masques du pouvoir, démantèle sa falsification de l’Histoire, et rend ainsi sa mémoire au peuple. Les auteurs possèdent également, tel un antidote, le pouvoir hétérodoxe d’inventer un bonheur possible après l’horreur de la dictature. La littérature : un espace où “renaître” ?

12Cependant, si la fiction peut s’avérer un contre-pouvoir, ce dernier n’est-il pas qu’une fiction ? La littérature possède-t-elle la capacité d’éveiller les esprits au point d’influer sur la réalité des pouvoirs qu’elle met en cause ? Sans doute un long cheminement, souterrain à l’instar d’une germination, est-il nécessaire pour que ces écritures “irrévérentes” défassent les pouvoirs irrespectueux du droit et de la personne humaine. Qui, mieux que Mario Vargas Llosa dans La verdad de las mentiras, a exprimé ce souffle subversif de l’écrivain : « Toda buena literatura es un cuestionamiento radical del mundo en que vivimos. En todo gran texto literario […] alienta una predisposición sediciosa ». Ainsi la littérature, à jamais insoumise si l’on en croit le même prix Nobel 2010, constitue-t-elle :

un corrosivo permanente de todos los poderes, que quisieran tener a los hombres satisfechos y conformes. Las mentiras de la literatura, si germinan en libertad, nos prueban que eso nunca fue cierto. Y ellas son una conspiración permanente para que tampoco lo sea en el futuro.

Fiction versus pouvoir. Ou de la littérature comme insurrection.

13Nous remercions vivement ceux qui, par la qualité de leurs études, ont contribué à l’élaboration de ce travail commun, tout en restant conscients que le vaste champ exploré reste vierge en bien des points, et que la thématique sur laquelle nous espérons avoir apporté un éclairage fructueux, ne va cesser de s’enrichir, au fil du temps, de nouveaux aspects que d’autres aborderont après nous. Contre l’idée post-utopique d’une fin de l’Histoire, gageons que l’histoire infinie du pouvoir et ses avatars en Amérique latine, leur donneront, pour le pire et le meilleur, matière à penser.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Besse, « Avant-propos »reCHERches, 6 | 2011, 5-8.

Référence électronique

Nathalie Besse, « Avant-propos »reCHERches [En ligne], 6 | 2011, mis en ligne le 17 décembre 2021, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/9974 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.9974

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Auteur

Nathalie Besse

Université de Strasbourg

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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