1Militaire, dictateur, onze fois président de la République, trois exils et autant de retours au pays, un nombre incalculable de coups d’état, des luttes acharnées contre Indépendantistes, Royalistes, Espagnols, Français, États-Uniens, entre autres innombrables ennemis, surnommé « Sauveur de la Patrie », « Héros de Tampico », « Altesse Sérénissime », « Napoléon de l’Ouest », « Quinze ongles »… Le palmarès du Général Antonio López de Santa Anna (1794-1876) témoigne à lui seul du rôle prépondérant qu’il a occupé sur la scène politique mexicaine du XIXe siècle. Personnage controversé s’il en est, accusé d’avoir vendu la moitié du territoire mexicain de l’époque au grand voisin du nord, taxé de « Traître à la patrie » et parfois perçu au contraire comme le bouc émissaire de l’idéologie officielle, Santa Anna n’a jamais cessé de provoquer le débat, tant au sein des communautés d’historiens que d’artistes. Avec le roman El seductor de la patria (1999), Enrique Serna vient s’ajouter à la liste d’écrivains qui, à l’instar de Agustín Yañéz, Rafael F. Muñoz ou encore Leopoldo Zamora Plowes, ont permis de fictionnaliser cette figure emblématique de l’histoire mexicaine. D’emblée, son roman se distingue malgré tout de ce qui avait été écrit précédemment sur Santa Anna par son ambition affichée de plonger dans la psychologie du personnage historique, l’auteur se proposant de « reinventarlo como personaje de ficción y explorar su mundo interior sobre bases reales » (Serna 2006 : 9). L’œuvre se présente ainsi sous la forme d’un roman épistolaire dans lequel Santa Anna lui-même fait le récit de sa vie par le biais de lettres qu’il envoie à son fils Manuel, afin que celui-ci puisse publier une biographie, censée le racheter aux yeux de ses contemporains et des générations futures. Serna choisit en effet de situer son roman de 1874 à 1876, une période qui correspond au retour au Mexique de Santa Anna, suite à son exil aux Bahamas, un Santa Anna alors complètement affaibli, presque aveugle, étant passé du statut de gloire nationale à celui de traître, soit haï, soit oublié.
2L’intérêt de la forme épistolaire sera de donner à entendre les raisonnements intimes de ce personnage qui, par son charisme, a réussi à charmer le peuple mexicain, avant de s’en attirer les foudres. La narration à la première personne permettra de cerner la relation ambiguë que le dictateur entretient avec la nation mexicaine, dans la mesure où mieux que tout autre procédé elle permet à Santa Anna de dévoiler lui-même le mystère entourant l’opération de séduction qu’il a menée à l’égard d’un pays tout entier. Le titre du roman, El seductor de la patria, n’est effectivement pas anodin et témoigne, grâce à une formule empruntée à Enrique Krauze et à son fameux Siglo de caudillos, de la relation particulière qui unit Santa Anna au pouvoir, lui qui en est l’incarnation même. Il s’agira de déterminer comment le pouvoir désiré et souhaité s’inscrit dans une dynamique très particulière de séduction généralisée, visant à légitimer l’action dictatoriale aussi bien au niveau du suffrage populaire qu’au niveau de l’auto-persuasion. En tentant de percer à jour le processus de fascination exercé par Santa Anna sur ses contemporains, le texte en vient à élaborer par touches successives, et sans parti pris imposé, le portrait d’un homme entrenant un rapport au pouvoir des plus torturés, vivant par et pour lui.
3Retraçant les différentes étapes de sa vie, Enrique Serna fait de Santa Anna un homme avide de pouvoir et doté d’une ambition démesurée, et ce depuis son plus jeune âge. L’attitude de Santa Anna au sein du microcosme familial est en effet symptomatique de traits de caractère particulièrement accentués chez lui, qui n’iront pas en s’atténuant une fois qu’il se retrouvera confronté au macrocosme national. Tout part du souvenir douloureux, car humiliant, qu’il garde d’un jour où ayant manqué de se noyer, son frère cadet lui sauva la vie. Au lieu de lui en être reconnaissant, il nourrira à son égard une rancune sans pareille et décidera à partir de ce moment de tout faire pour surpasser son frère. C’est dans cette optique qu’il décidera de s’engager dans l’armée, marquant le début d’un cursus honorum militaire qui matérialisera sa progressive montée en puissance. Le personnage créé par Serna – car il s’agit bien d’une création littéraire – entretient ainsi dès le début un rapport malsain au pouvoir, dans la mesure où il fonde son ascension sur un ressenti négatif : dominer pour humilier, afin de tenter en vain de cicatriser la blessure béante d’un ego blessé.
4Par la suite, le pouvoir deviendra une composante essentielle de l’univers de ce Santa Anna littéraire, présent aussi bien dans la sphère privée que publique. L’univers familial dans lequel il évolue tout au long du roman est effectivement marqué par l’autoritarisme, provoquant l’instauration de rapports de force conflictuels avec les gens qui l’entourent. Sa seconde femme, Dolores Tosta, parle ainsi de « dictature domestique » (Serna 2006 : 426), tant Santa Anna se montre intraitable avec les employés de maison, et d’une grande brutalité en général ; les témoignages les plus parlants sont ceux livrés par Inés de la Paz, sa première femme, qui l’accuse de la frapper, de se montrer grossier et violent, de lui accorder moins d’attentation qu’à ses coqs, ou encore d’avoir violé une jeune criada. Ce fonctionnement despotique de la famille resurgira dans sa conception du pouvoir tel qu’il sera décliné une fois qu’il tiendra les rênes du pays. Ses opinions politiques privilégient en effet un régime fort, et sa préférence ira toujours à un un mode de gouvernement conservateur fondé sur le centralisme et la présence d’un « chef » charismatique, favorisant la concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul homme et d’une seule ville. Ceci en dépit de l’opportunisme flagrant de Santa Anna, qui n’hésite pas à se rallier à ses pires ennemis politiques (les libéraux notamment) quand il sent que le vent tourne, le plus important étant d’être du côté des vainqueurs et ainsi de conserver le pouvoir ; comme il le dit dans le roman, « yo jamás traicioné mis convicciones por la simple y sencilla razón de que nunca las tuve » (195).
5L’existence toute entière de Santa Anna est orientée vers la quête du pouvoir, mais ce qui semble pourtant plaire le plus au dictateur mexicain réside dans le cadre environnant le pouvoir, tout ce qui y est lié et qui vient rehausser sa propre personne : la gloire et surtout le sentiment de se sentir important sont les véritables motivations de sa lutte acharnée pour le pouvoir. Cette attitude va de pair avec une vanité et une mégalomanie exacerbées qui ne le quitteront pas durant toute sa vie, et qui l’amèneront à sans cesse amplifier son propre rôle au sein de l’histoire mexicaine, sans hésiter à se comparer aux plus grands : « Yo soy el principal artífice de [la] historia de [nuestro pueblo], por encima del cura Hidalgo, porque le di fisonomía y cohesión espiritual a una masa de huérfanos desvalidos » (171). Convaincu de son utilité au sein du pays, il écrira également : « Si yo no puedo vivir sin México, tampoco ustedes pueden vivir sin mí » (338). Cette auto-suffisance s’accompage très logiquement d’une susceptibilité extrême, Santa Anna ne tolérant aucun affront à l’égard de sa propre personne : il y a alors extériorisation du pouvoir, le dictateur se chargeant d’humilier autrui afin de lui faire prendre la mesure de l’étendue de sa puissance. Sa plus grande distraction consiste par exemple à faire attendre les personnalités importantes lors d’un rendez-vous, dans le but d’instaurer avant même la rencontre un rapport de force et une hiérarchie qui lui sont favorables.
6Son surnom de « Napoléon américain » est tout sauf anodin, et Serna se charge d’élaborer un personnage qui tout au long du roman n’aura de cesse de se comparer au dirigeant français, ce qui en soi est déjà révélateur du goût prononcé de Santa Anna pour un pouvoir fort. Exils à Cuba et au Vénézuela comparés à l’île d’Elbe ou à Sainte Hélène, omniprésence de peintures rappelant le sacre de Napoélon, désir de réaménager et embellir Mexico de la même manière que l’empereur français l’avait fait avec Paris, ou encore Tornel, son conseiller, surnommé « Talleyrand » : tout y est, et contribue à souligner la mégalomanie de celui qui, dans son ambition de ressembler aux plus grands (César, Simón Bolívar, Napoléon…), va tenter d’instaurer un véritable culte du chef et ira par exemple jusqu’à organiser une cérémonie religieuse en hommage à son pied perdu pendant une bataille…
7Cette dernière anecdote témoigne d’une chute dans l’hybris : les abus de pouvoir qui caractérisent sa présidence s’accompagnent en effet de troubles psychologiques l’amenant à faire fouetter le Río Bravo lors de la campagne du Texas, furieux de voir ses flots déchaînés ralentir l’avancée de ses troupes. Cela pourrait nous rappeler la folie de Xerxès 1er, ce roi perse qui, comme le raconte Hérodote, fit fouetter la mer après qu’elle eut emporté nombre de ses soldats : dans les deux cas, il s’agit de souligner la démesure de chefs militaires dont l’orgueil les amène à penser qu’ils se battent contre les éléments naturels mêmes. De même, l’analogie avec Santa Anna se poursuit dès lors que l’on songe à la bataille de Salamine, durant laquelle Xerxès assista à la défaite de ses troupes depuis le haut d’un promontoire, sur son trône, comparable à la bataille de Padierna de 1847, où Santa Anna s’installa en haut d’une colline et vit ses soldats mourir sous les assauts des troupes états-uniennes. Mais l’orgueil démesuré de Santa Anna et son désir d’assimiler le Mexique aux puissances européennes échoueront ; de manière symbolique, de la même façon que les bottes napoléoniennes qu’il porte empêchent son pied de cicatriser, le Mexique n’arrivera jamais à s’accomoder du déguisement européen dont Santa Anna souhaite le doter, ce qui frustrera du même coup les ambitions personnelles de ce dernier. A partir d’une réalité historique attestée (une tentative d’empire mexicain sous « tutelle » européenne par exemple, bien réelle car initiée par le Général), Serna imagine des détails littéraires à valeur de symboles – à l’instar des bottes –, et enrichit ainsi la figure du Général au plan de l’imaginaire collectif, en jetant un pont entre la réalité « brute » des faits historiques, connus de tous, et son comportement tel que Serna l’imagine une fois dans l’intimité.
8Le rapport qui lie le dirigeant mexicain au pouvoir est ainsi particulièrement ambigu : alors qu’il dit le détester, la multitude de coups d’état qu’il a soutenus prouve le contraire. Il affirme que son implication politique est due à son patriotisme, écrivant par exemple : « Yo no amaba el poder por el poder mismo. Lo amaba como un violinista ama a su violín : para sacarle notas, acordes, armonía » (444). Mais les quelques instants de sincérité qui parsèment ses confessions témoignent de motivations bien plus personnelles : « Pero es la verdad. México y su pueblo siempre me han valido madre » (503), ou encore « el egoísmo siempre fue el puntal de mi patriotismo » (80). Serna brosse ainsi le portrait d’un homme qui dit répondre avec honneur à l’appel de ses concitoyens alors que la preuve est donnée plus loin qu’il use d’un don incroyable de manipulation des gens afin de conserver le pouvoir et de satisfaire ses envies de grandeur.
9S’il est clair que l’amnésie historique dont semble frappé ce peuple mexicain rappelant sans cesse Santa Anna au pouvoir est un facteur fondamental qui explique la carrière politique du Général, l’art de la séduction qui le caractérise reste le ciment grâce auquel sa soif de pouvoir a pu être étanchée. Dès l’enfance, Santa Anna démontre effectivement une aptitude particulière à charmer son entourage, tant son besoin pathologique de reconnaissance est grand. Il raconte par exemple qu’ayant toujours été jaloux de l’attention portée à son frère, il simulait des maladies afin d’être le point de mire familial, même temporairement : la séduction par l’apitoiement. Il s’agit là d’un trait de caractère que l’on retrouve chez Santa Anna adulte : peu importe si les marques d’affection qu’on lui porte sont sincères ou non, du moment que son entourage exprime de l’attachement à sa personne. « Adoro las súplicas, no importa si son verdaderas o si yo mismo las he provocado » écrit-il par exemple (314).
10A partir de là, ayant compris que son charisme naturel et sa propension à l’hypocrisie étaient à même de lui ouvrir toutes les portes, Santa Anna se lancera dans une vaste opération de séduction, qui touchera aussi bien les femmes qu’il rencontrera que ses supérieurs militaires, voire un peuple tout entier. Ses talents de don Juan avec les femmes ne se départiront par ailleurs jamais de visées politiques : au-delà de la simple rencontre charnelle qu’il provoquera à de multiples reprises, la séduction d’une femme est très souvent sous-tendue par des objectifs bien précis, comme cela se produit avec Isabel, la femme du gouverneur Dávila qui lui permet d’obtenir les faveurs de ce dernier. Mais dès que le gouverneur tombe en disgrâce, Santa Anna s’éloigne progressivement d’Isabel, laissant éclater au grand jour le machiavélisme de ses calculs.
11Si la femme permet à Santa Anna d’accroître son pouvoir réel sur l’échiquier politique et militaire, elle peut également le doter d’un pouvoir symbolique : ce sera le cas de Carolina, la cantatrice venue d’Europe : « Carolina era la encarnación del Viejo Mundo, con todo su refinamiento y sus galas. Poseerla significaba disfrutar placeres desconocidos, despojarme de mis ataduras provinciales y reafirmar mi orgullo viril con una seducción de altos vuelos » (85-86). La réciproque est également valable, et le pouvoir permet également la séduction, quand Santa Anna exhibe ses décorations et ses titres pour parvenir à ses fins. Les femmes et le pouvoir sont finalement étroitement liés, et s’intègrent à la perfection dans le réseau d’envoûtement tissé par Santa Anna ; comme il l’écrit, « hay dos cosas que nunca podré compartir : las mujeres y el poder. Dividir la República en estados independientes me dolería tanto como entregar el cuerpo de mi querida Loló a una jauría de chacales » (303) : dans un cas comme dans l’autre, cela équivaudrait en effet à un déni de son propre pouvoir.
12Sur le plan militaire et politique cette fois, le personnage de Serna utilisera les mêmes atouts pour gravir les différents échelons de la hiérarchie, c’est-à-dire cet art « de sembrar simpatías por todas partes » (58) et ce « talento natural para adular a los superiores » (69). Il instaure alors une véritable culture du compliment, parfois adressé aux personnes qu’il méprise le plus, dans le seul but de ne froisser personne et d’assurer ses propres intérêts : la parole est ainsi vidée de son sens premier, et ne trouve plus aucune autre utilité que de maintenir intact le règne du faux-semblant qui caractérise les élites mexicaines. Tout n’est qu’hypocrisie et calcul, sous le manteau de bienveillance généralisée déployé par Santa Anna en direction de tous ses collègues, amis comme ennemis.
13C’est une technique qu’il met en œuvre à différents niveaux, et trouve son sens également dans la logique paternaliste qui est celle du Général : au sein de sa hacienda, avec ses soldats ou avec ses ministres, Santa Anna s’efforce d’être proche de ses subalternes, de créer l’illusion du patron affectueux et complaisant. Mariano Arista, un de ses lieutenants colonels, voit clair dans son jeu et écrit : « eso es lo que más odio de su carácter: como general se esmera por borrar las jerarquías, pero en tratándose de la gloria no tolera competidores. Bajo su máscara de sencillez y compañerismo, no deja de ser un sapo hinchado de vanidad » (150). La séduction qu’il met en œuvre à l’égard du peuple est tout aussi biaisée et intéressée : par le biais du soudoiement, il achète sa confiance et paie ainsi pour la conservation du pouvoir. Avec un grand cynisme, il écrit par exemple : « los tiranos creen que el poder se conserva a punta de bayoneta. En México no es así : basta con repartir a la masa un puñado de cohetes y unos barriles pulque » (199).
14L’intérêt, sur le plan littéraire, de la mise en lumière des interactions existant entre séduction et pouvoir serait à notre avis d’inviter le lecteur à penser la persistance d’un tel rapport au pouvoir jusqu’à l’époque contemporaine. Comme cela se produit très souvent avec le roman historique, El seductor de la patria n’est en effet pas sans lien avec le présent, et Serna avouera ainsi s’être inspiré du très controversé président mexicain Salinas de Gortari (1988-1994) pour créer son personnage de Santa Anna. Les analogies avec le dictateur du XIXe siècle sont nombreuses : dans les deux cas il s’agit de chefs d’État ayant provoqué tour à tour des manifestations d’enthousiasme puis de haine populaires disproportionnées, de deux personnages dont l’écho historique reste auréolé de mystère et surtout entaché de polémique. On se rappellera également la vaste opération de « séduction » que Salinas de Gortari a pu mener à l’égard des intellectuels mexicains durant son mandat, moyennant bourses d’état, subventions et autres aides financières, au point de rallier à sa cause ceux qui auraient pu constituer pour lui une véritable menace. Serna semble ainsi pointer du doigt le caractère cyclique d’une histoire mexicaine qui se retrouve minée de bout en bout par un rapport malsain de ses dirigeants au pouvoir et au peuple ; à la manière d’un don Juan aux pouvoirs élargis, l’homme de pouvoir mexicain est finalement présenté comme celui qui séduit la patrie comme il le ferait avec une femme, pour mieux la dépouiller et la rejeter par la suite. Rien ne semble avoir changé depuis le XIXe siècle de Santa Anna, car comme il le dit dans le roman : « A veces siento que la historia da vueltas en círculo y repite situacions del pasado con diferentes actores » (157).
15Enfin, l’ultime séduction qui apparaît en filigrane dans le roman serait sans nul doute l’auto-séduction : par le biais du texte, l’objectif est alors de se persuader du bien-fondé de ses agissements passés, afin d’éliminer toute once de culpabilité. Mais cette ultime entreprise échouera et les affres de la conscience resurgiront en dernière instance, comme en témoignent les ultimes paroles du Général : « Traicioné a Iturbide, a Gómez Farías, traicioné a todos y a mí mismo. […] Traté a la patria como si fuera una puta, le quité el pan y el sustento, me enriquecí con su miseria y con su dolor » (502-503).
16Le texte en lui-même s’impose finalement comme enjeu principal de la lutte pour le pouvoir dans la mesure où il concentre divers rapports de force et différentes tentatives de séduction. La structure du roman pose d’emblée la question du pouvoir narratif, compte tenu du format épistolaire, qui semble destituer le traditionnel narrateur omniscient de son autorité littéraire et affirmer la liberté du personnage par le biais d’un récit à la première personne. La succession de lettres de plusieurs destinateurs donne par ailleurs l’illusion du contact direct avec le lecteur, sans contrôle particulier du discours. « En este sentido, la obra de Serna presenta un formato fragmentario – a juzgar por la gran variedad de voces que conforman el espectro narrativo – y antiautoritario , donde el autor se despoja, al menos parcialmente, de su autoridad narrativa » (Colomina-Garrigós 2007 : 60).
17Serna pose ainsi les bases narratives nécessaires à l’instauration d’une lutte pour le pouvoir discursif. Les principaux narrateurs du roman sont en effet Santa Anna ainsi que Manuel María Giménez, un ancien colonel et conseiller qui lui est resté fidèle et se charge de transcrire par écrit les paroles du Général. Chez l’un comme chez l’autre, la frustration liée à l’absence de pouvoir politique est évidente : Santa Anna en raison de sa vieillesse et du rejet de la population, mais également Giménez, dont le sort est lié à celui du Général, et qui avait pris goût aux avantages que lui procurait sa situation privilégiée. « yo sí me había encariñado por el poder » écrit-il ainsi (Serna 2006 : 272). L’ultime pouvoir auquel ils peuvent alors aspirer est le pouvoir de dire, par le biais de la biographie qu’ils sont en train d’élaborer. Fidèle à ses habitudes, Santa Anna va alors tout mettre en œuvre pour séduire le futur lecteur et le convaincre de son honnêteté. Son entreprise s’apparente en effet à une tentative de réhabilitation, qui ne pourra s’opérer que si ses contemporains et les générations futures ont sous les yeux un récit édulcoré de son existence. La stratégie rhétorique consiste à construire un « je » héroïque qui légitime toutes ses actions, et oublie volontairement les échecs ou les épisodes polémiques qu’il a vécus, tout en amplifiant l’écho de ses succès. Il conseille ainsi à son fils, censé rédiger la biographie : « No disimules mis defectos. La obra será más convincente si en vez de ocultar mis debilidades las pones en primer plano, minimizadas – eso sí – por mis actos de valentía y heroísmo. En las lides políticas aprendí que un mea culpa bien simulado siempre da una impresión de honestidad » (19).
18Malgré tout, le roman se charge de remettre en question la parole de Santa Anna, et ainsi de donner à voir un effondrement progressif de cette dernière forme de pouvoir auquel il pouvait prétendre. Pour reprendre la terminologie bakhtinienne, le dialogisme mis en place par Serna, qui fait alterner les lettres du Général avec des documents pseudo-historiques (compte rendu de guerre, verdicts judiciaires, etc) ou surtout avec des lettres de ses ennemis, permet de faire la part des choses et souvent de ridiculiser Santa Anna. Pensons notamment à la confrontation de deux avis sur la vie conjugale entre le Général et Inés de la Paz, lui affirmant d’abord qu’il a rendu sa femme heureuse, avant que celle-ci n’apparaisse par le biais d’une lettre écrite à sa mère dans laquelle elle demande à celle-ci pourquoi elle l’a mariée à un « monstre » pareil… De même, Serna aura recours à de de subtils procédés permettant l’irruption de la sincérité dans le discours de Santa Anna, en imaginant des accès de sénilité empêchant le Général de se rendre compte de ce qu’il dit, ou encore des instants de grande confusion liés à la transe hypnotique dans laquelle sa femme l’a précédemment plongé (celle-ci utilisait effectivement l’hypnose afin de lui soustraire le code d’un coffre-fort).
19Ces instants où la véritable parole surgit, synonymes de désenchantement et de démystification, s’accompagnent par ailleurs de la présence grandissante au fil du récit de Giménez, ce secrétaire qui va progressivement assumer un rôle de narrateur à part entière, à partir du moment où il juge que le Général n’est plus en mesure de livrer un récit fiable.
Por lo que se refiere a los dictados del general, no reanudaré la transcripción hasta que vuelva en sí, pues el carácter cínico y descarnado de sus monólogos contraviene nuestros objetivos vindicativos. […] Compenetrado con mi jefe al punto que muchas veces adivino su pensamiento, me tomaré la libertad de continuar el relato donde él lo dejó, exponiendo mi punto de vista sobre su actuación en la Guerra de los Pasteles (260).
20Or, comme le lui fait remarquer le fils de Santa Anna, celui qui devait être un simple transcripteur du récit en vient à s’octroyer petit à petit un rôle dans l’histoire qu’il n’a pas eu dans la réalité : tout comme Santa Anna, Giménez s’attelle à l’élaboration d’un « je » littéraire héroïque et séduisant, conseiller intime du Général, s’efforçant ainsi d’accentuer au plan littéraire le pouvoir qu’il n’a jamais pu obtenir dans la vraie vie.
21Paradoxalement et alors que Giménez veut par tous les moyens défendre Santa Anna, même si cela implique le mensonge et l’exagération, une lutte pour la parole s’engage entre eux deux. Celle-ci s’achèvera par la victoire du colonel sur le général : le roman se termine en effet par une image des plus symboliques, lorsque Giménez choisit de plaquer sa main sur la bouche d’un Santa Anna agonisant afin qu’il cesse de s’auto-dénigrer en révélant au grand jour sa perfidie et son égoïsme. De même, le fils de Santa Anna, Manuel, tente d’affirmer son propre pouvoir à l’heure de l’élaboration du livre, en affirmant que lui seul pourra juger de ce qu’il est bon de publier ou non. Chaque narrateur souhaite ainsi légitimer sa parole et son pouvoir discursif, mais c’est bel et bien Serna qui au final démêle l’écheveau narratif en soulignant les intérêts que représente le texte pour chacun d’eux : Santa Anna souhaite se racheter aux yeux des Mexicains, Giménez passer à la postérité, et Manuel obtenir un gain financier avec la publication du livre. Ces intérêts personnels décrédibilisent finalement leur démarche discursive et rendent impossible l’authenticité nécessaire à l’adhésion du lecteur, réaffirmant en dernière instance le seul pouvoir de l’auteur lui-même.
22El seductor de la patria brosse ainsi le portrait d’un homme qui est avant tout un homme de pouvoir ; mais là où les précédents romans consacrés à Antonio López de Santa Anna s’attardaient surtout sur sa carrière militaire et politique, le mérite de Enrique Serna est de s’aventurer comme nul ne l’avait fait auparavant dans les méandres de la psychologie du dictateur, dévoilant à part égale l’homme et le stratège. Cette démarche littéraire se justifie d’autant plus que les deux facettes de Santa Anna s’avèrent finalement régies selon les mêmes principes, à savoir par une soif de domination toujours plus grande et une vanité démesurée. « El Santa Anna que la gente conoce y la posteridad juzgará es una creación colectiva de todos los que alguna vez hablamos en su nombre » (293), écrit-il dans le roman. Le Santa Anna que décrit Serna trouve effectivement sa place et sa cohérence au sein de l’ensemble historiographique et artistique qui s’est proposé d’étudier ce personnage si controversé. Il s’en distingue néanmoins par sa modernité : Serna crée un personage à mi-chemin entre XIXe et XXe siècles, en instaurant par exemple un jeu sur le langage particulièrement habile, faisant alterner des formulations langagières de l’époque de Santa Anna et un vocabulaire digne du Mexique contemporain. Cette rhétorique aura pour principal effet de faire revivre tout l’éclat et le charisme du personnage et ainsi de faire ressentir au lecteur moderne tout son potentiel séducteur ; celui-ci se trouve en effet projeté dans le réseau de séduction que Santa Anna avait tissé de son vivant et que Serna reproduit dans la rédaction de ces faux mémoires. Pris dans la toile envoûtante du Général, il incombera alors au lecteur de juger de la légitimité de son plaidoyer et de répondre ou non à son sourire de sphinx.