Navigation – Plan du site

AccueilNuméros6Une histoire du pouvoir en Amériq...La figure du dictateurHistoire de pouvoir(s) ou fiction...

Une histoire du pouvoir en Amérique latine
La figure du dictateur

Histoire de pouvoir(s) ou fiction d’un pouvoir

La Fiesta del Chivo de Mario Vargas Llosa
Monique Boisseron
p. 33-41

Résumés

Les pouvoirs autoritaires ont souvent généré une littérature de témoignage voire de contestation qui traduit une vision de l’intérieur de ces régimes particuliers. Si l’ouvrage de Mario Vargas Llosa La Fiesta del Chivo n’échappe pas à cette règle, son originalité apparaît du fait qu’il traite d’une dictature ne le touchant qu’à travers une volonté de recherche historique liée à une entreprise fictionnelle. Se dégagent dès lors une problématique mettant au premier plan le pouvoir dictatorial dans sa réalité et la latitude que s’accorde l’auteur dans le développement de son imaginaire. De fait, on pourrait s’interroger sur le rôle du roman historique : serait-il un simple vecteur d’information voire de dénonciation ou alors, au-delà même de la fiction, ne serait-il pas un moyen pour l’auteur de montrer les limites de tous les pouvoirs ?

Haut de page

Texte intégral

1Dans la production littéraire relativement riche de Mario Vargas Llosa, récent prix Nobel de littérature, La Fiesta del Chivo est présentée comme l’une des œuvres les plus controversées de l’auteur. Deux points majeurs ont alimenté la critique, à savoir d’une part la véracité historique du thème central développé par celui-ci, et d’autre part la qualification même de cet ouvrage comme récit historique et / ou fiction littéraire, ou alors si l’on s’en tient à l’approche de Paul Ricœur, comme « nouvelle fiction historique ». Il n’en demeure pas moins qu’ici l’auteur s’attaque à une figure contemporaine, symbole du pouvoir par excellence en République Dominicaine, celle du dictateur Rafael Leonidas Trujillo Molina.

2Certes, Vargas Llosa, d’origine péruvienne, n’est pas sur ses terres de prédilection mais il s’applique à surmonter cette difficulté par de sérieuses recherches sur le pays, l’homme et son époque. Romancier de son état, il ne manquera pas d’y associer sa part de fiction : ainsi, face à son personnage majeur Rafael Leonidas Trujillo Molina évoqué dans le titre même de l’ouvrage sous l’appellation de « Chivo », il en dresse un autre, autre fil conducteur de sa trame, celui d’Urania Cabral, pure création de son imagination dit-on… Ainsi, fait-il se côtoyer, sans qu’on puisse toujours en définir les limites, récit historique – au demeurant romancé – et roman réaliste, donnant à chaque personnage sa part de l’un et de l’autre et ce sans faillir à sa façon particulière d’appréhender le monde.

3C’est dans cet espace de constante ambigüité où se trouvent imbriqués jeux de mémoire et trames parallèles que nous tenterons de mettre en exergue l’approche de l’auteur dans sa dénonciation des pouvoirs, dictatoriaux dans leur exercice, et plus particulièrement celui de Rafael Leonidas Trujillo Molina en République Dominicaine.

4La Fiesta del Chivo relate sous forme de chronique le dernier jour de la vie du Chef suprême d’une des plus longues dictatures en Amérique Latine (1930 à 1961). C’est en quelque sorte l’occasion que crée Mario Vargas Llosa pour faire le bilan du régime trujilliste, florilège de tant de vies brisées et ce longtemps après la mort même du dictateur.

5Toute dictature se caractérise par une concentration du pouvoir. Dans le cas présent, et plus qu’ailleurs, une seule personne, Rafael Leonidas Trujillo Molina, si l’on en croit Vargas Llosa, l’incarne de façon obsessionnelle. L’auteur en fait une présentation attachée à la fois à une certaine réalité historique et à une dimension fictionnelle. Dans son ouvrage, trois axes y concourent à des degrés divers. Si avec Urania Cabral on ne prend que la mesure d’un regard innocent par endroit et ensuite tout à sa révolte dans son rôle de porte-parole par ailleurs, c’est incontestablement la vision intérieure du pouvoir dans le portrait même de Trujillo qui en révèle davantage la puissance, même si celle de ses collaborateurs et autres insurgés n’est certes pas à négliger.

6Dès sa première évocation dans le chapitre deux, le personnage semble englué, de façon prémonitoire, dans une situation compliquée mais il en impose cependant non par la magie du nom mais par la puissance de feu qui semble l’accompagner jusque dans son intimité. Ce chapitre commence en ces termes :

Despertó, paralizado por la sensación de catástrofe. Inmóvil, pesteñeaba en la oscuridad, prisionero en una telaraña, a punto de ser devorado por un bicho peludo lleno de ojos. Por fin pudo estirar la mano hacia el velador donde guardaba el revólver y la metrallera con el cargador puesto (Vargas Llosa 2000 : 29).

  • 1 Les « supports-chaussettes » évitent que les chaussettes ne se plissent au niveau de la cheville (...)

7Qui le nommera donc si ce n’est celui qui a fortement contribué à faire de lui ce qu’il est : le sergent Simon Gittleman, marine formateur en poste en République Dominicaine pendant l’occupation américaine de 1916 à 1924. De cette époque des Marines lui vient le pouvoir sur lui-même, les besoins d’exigences qu’il se doit de s’imposer et qu’il dit être une discipline de vie. C’est celle qu’il pratique encore dans un rituel matinal dûment chronométré dès son réveil : sortie du lit à 4h précises, quinze minutes de vélo, quinze minutes de cyclorameur, toilette minutieuse en écoutant la radio, vêtements impeccables, supports-chaussettes en place1, parfum et maquillage blanchissant, départ à cinq heures moins dix, arrivée à son bureau au palais national à 5 heures pour le petit déjeuner avec le directeur du Service de l’Intelligence Militaire (SIM), maître des basses œuvres du régime (31-44). On comprend dès lors l’intransigeance requise vis-à-vis de ses collaborateurs et surtout des corps armés pour leurs présentation et leurs tenues vestimentaires : tout événement, aussi grave soit-il, doit attendre que son émissaire soit impeccablement vêtu pour le présenter devant le Chef (229).

8Mais cette rigueur, ce pouvoir sur lui-même qu’il s’impose, allant jusqu’au contrôle même de sa propre transpiration (34), lui échappe hélas face aux ravages inéluctables du temps. L’homme se doit de composer avec des nuits de cauchemars, une récupération difficile et surtout avec les pires ennemis qu’il porte en lui telles l’incontinence et l’impuissance sexuelle.

9Au-delà de ces contingences matérielles, la force de son pouvoir repose sur son charisme, les qualités sur lesquelles s’est bâti le mythe de sa personnalité. C’est de prime abord le regard qui en impose :

Una mirada que nadie podía resistir sin bajar los ojos, intimidado, aniquilado por la fuerza que irridiaban esas pupilas perforantes, que parecía leer los pensamientos más secretos, los deseos y apetitos ocultos, que hacían sentirse desnudas a las gentes (52).

10A ce regard si particulier, l’auteur associe un sens aigu de l’observation, une perception quasi prémonitoire des choses et une connaissance de la nature humaine dans ses turpitudes et ambitions. D’aucuns en ont fait l’amère expérience tels le sous-lieutenant García Guerrero ou le sénateur Chirinos surnommé l’Ordure Incarnée. Seul le président fantoche Joaquín Balaguer semble résister à cette forme de manipulation :

Trujillo le escudriñó, tratando de destañar en su expresión, en la forma de su boca, en sus ojitos evasivos, el menor indicio, alguna alusión. Pese a su infinita suspicacia, no percibió nada; claro, el Presidente fantoche era un político demasiado ducho para que sus gestos lo traicionaran (296).

11Outre les qualités du personnage, c’est sur le règne de la terreur que repose le régime. La terreur est certes un paramètre commun à toutes les dictatures mais ici, Vargas Llosa « se délecte », serait-on tenter de dire, pour montrer la dimension généralisée et les détails sordides de ses tenants et aboutissants. Cette terreur s’applique, en effet, telle une chape de plomb, aussi bien envers la garde rapprochée du tyran qu’envers ses collaborateurs, les institutions du pays et le peuple dominicain. C’est le moyen de contraindre les uns, d’exiger la loyauté des autres et plus paradoxalement, de… développer le pays. Dans le premier cas, tous les opposants (et leurs familles) étaient considérés comme des ennemis potentiels qui devaient être éliminés de façon adéquate : « esos cientos, miles (enemigos), que había enfrentado y vencido, a lo largo de los años, comprándolos, intimidándolos o matándolos » (31).

12Cette dernière solution, la plus radicale, reste la plus courante et, le cas échéant, c’est celle envisagée à l’encontre des évêques Reilly y Panal car la grande préoccupation du moment de Trujillo vient de la puissante Église catholique dominicaine, jusque-là pilier du régime et en ces temps seule institution osant braver ouvertement et publiquement l’ordre trujilliste. Le châtiment se promettait d’être le même que celui subi par ces deux simples d’esprit qui, pour quelques sous, avaient parodié le Généralissime sur la voie publique, autrement dit les jeter vivants aux requins. La solution radicale fut en son temps (1937) déjà celle aussi choisie par le tyran, et cette fois à grande échelle, pour éliminer les Haïtiens indésirables sur le territoire dominicain – chiffres avancés entre 5000 et 20000 tués (225 sq). Ainsi, l’adhésion au régime et à ses pratiques en vient à être presque un geste spontané, voire un honneur pour les citoyens qui n’ont guère d’autre alternative que celle de plaire à leur Bienfaiteur et à sa famille (cf. les parrainages en masse, les filles offertes au tyran…).

13Pour ce qui est de la loyauté, elle est constamment mise sous surveillance et doit faire la preuve de son caractère indéfectible. Les forces armées, objet de toutes les attentions du dictateur, n’échappent pas à une mise sous tutelle individuelle de leurs membres. Les nominations, souvent arbitraires, ne répondent pas forcément à des compétences militaires – en atteste le cas de Johnny Abbes entré directement dans les forces armées comme colonel pour services « secrets » rendus au régime et ce malgré un physique peu propice à l’emploi (93) – et d’autres se confirment par des épreuves de « confiance » imposées aux nouveaux promus, épreuves d’allégeance les compromettant lourdement dans leur éthique et aux yeux des leurs (128). Même les événements de leur vie privée, tel le choix d’une épouse, sont soumis à l’accord du Généralissime (53-54). Pour une fidélité sans faille à sa personne et au régime et afin d’éviter toute tentation de rébellion, les chefs militaires bénéficient de largesses et se voient octroyer des biens, des entreprises et autres concessions économiques.

14Mais c’est surtout le troisième point, à savoir la terreur comme vecteur de développement du pays qui semble original. Il répond à une démarche particulière : les entreprises les plus florissantes du pays doivent appartenir au dictateur et à sa famille, seule façon d’y empêcher le vol menaçant leur survie (et par conséquent des milliers d’emplois), car on ne vole pas Trujillo sous peine de se retrouver sur le « trône » de Johnny Abbes (164), ce « trône » qui est le triste symbole du SIM (le Service de l’Intelligence Militaire), bras armé du régime ayant à sa tête un fin tortionnaire intéressé par les techniques orientales ancestrales en la personne dudit Johnny Abbes.

15Le pouvoir, toujours instauré ici dans un rapport de force, trouve aussi une pratique dans des expressions plus insidieuses mais pas moins dévastatrices. L’humiliation publique reste une arme redoutable de Trujillo pour annihiler toute velléité de désobéissance aux ordres : le général Tomás Díaz en a fait l’amère expérience pour avoir refusé de fusiller sans autre forme de procès des étudiants et jeunes cadres de la bourgeoisie locale en rébellion contre le régime :

En la dictatura de Rafael Leonidas Trujillo Molina [dit Trujillo], al general cobarde se lo invita a almorzar al Palacio con la flor y nata del país… Y no sólo se lo invita a Palacio. Se le pasa a retiro con su sueldo completo y sus prerrogativas de general de tres estrellas, para que descanse con la conciencia del deber cumplido. Y goce, en sus fincas ganaderas, en compañia de Chana Díaz, su quinta esposa que es también su sobrina carnal, de merecido reposo. ¿Qué mayor prueba de magnanimidad de esta dictatura sanguinaria? (98).

16A l’humiliation s’ajoute la déchéance des courtisans parfois sans motif exprimé, comme en fut victime le sénateur Agustín Cabral, et l’aptitude du dictateur à attiser les bas instincts des uns et des autres pour créer des oppositions et des envies (82–83, 256-257). Mais dans ce chapitre, c’est le pouvoir du sexe qui fait culminer le personnage dans l’amoralité et l’horreur.

17Présenté comme une de ses activités de prédilection, le sexe joue plusieurs rôles dans l’entreprise de mise sous domination des personnes. Il est d’abord considéré comme une activité qui consacre la position de « mâle dominant » du Chef pour qui la femme ne serait qu’un objet de fornication, une thérapie de remise en forme lui permettant d’asseoir son pouvoir. A ce propos, il n’est pas inintéressant de noter que l’un des rares individus pour qui Trujillo ressent quelque sympathie n’est autre que son beau-fils, Porfirio Rubirosa, non pas pour avoir fait le bonheur de sa fille mais pour avoir été :

el dominicano famoso en el mundo por el tamaño de su verga y sus proezas de cabrón internacional […] tenía ambición y se había tirado grandes hembras, desde la francesa Danielle Darrieux hasta la multimillonaria Barbara Hutton, sin regalarlas un ramo de flores, más bien exprimiéndolas, haciéndose rico a costa de ellas (38).

18Au-delà de ce pouvoir animal, un autre usage de l’exercice du pouvoir par le sexe ne manque pas à l’appel : il s’agit de l’avilissement de l’autre dans ce qui touche son honneur, dans la mise à disposition de sa famille au service du Chef. Ainsi, le Bienfaiteur de la Patrie ne se gêne nullement pour convoiter les épouses de ses collaborateurs (73) ou pour commenter en public leurs performances sexuelles :

  • 2 « El Secretario de Estado de Relaciones Exteriores de la Era subiendo y bajando de aviones, recor (...)

«He sido un hombre muy amado. Un hombre que ha estrechado en sus brazos a las mujeres más bellas de este país. Ellas me han dado la energía para enderezarlo. Sin ellas, jamás hubiera hecho lo que hice… ¿Saben ustedes cuál ha sido la mejor, de todas las hembras que me tiré?... ¡La mujer de Froilán2!» […] Don Froilán había heroicamente sonreído, reído, festejado con los otros, la humorada del Jefe (80-81).

19Dans ce même élan d’adhésion particulière à la politique du Dictateur, l’honneur d’un père passera par l’offrande de sa fille ou l’accord tacite d’un mari pour l’utilisation de sa femme à des fins sexuelles et qui plus est dans le lit conjugal… Plus abject sera le viol d’Urania, adolescente de 14 ans, livrée par un père – au demeurant des plus aimants – aux actes libidineux d’un Trujillo de 70 ans dans l’espoir d’une éventuelle réhabilitation dans le club des courtisans (554).

20Si le pouvoir par la force est habilement maîtrisé par Trujillo, celui par la parole discursive l’est dans une moindre mesure. Certes, sa voix fluette n’en impose pas moins que celle d’un tribun mais la carence viendrait d’avantage de l’absence d’une forme de théorisation, de mise en idéologie de son action, apanage quasi exclusif de ses collaborateurs. En ce sens, le président fantoche Joaquin Balaguer et l’Ordure Incarnée Chirinos tiennent le haut du pavé. Ce dernier n’est-il pas l’auteur du slogan du Parti dominicain, largement répandu dans le pays, aux initiales du tyran : Rectitude, Liberté, Travail et Moralité (174). D’ailleurs, l’homme d’action qu’est le Chef ne cache pas son mépris pour ces hommes de lettres (exception faite de Balaguer) qui peuvent certes servir le régime par leurs écrits (en témoignent les journaux du pays) mais aussi représenter un véritable danger, surtout sur la scène internationale : ceux jugés traîtres à la cause finiront assassinés après être passés, pour certains, par le « trône » de Johnny Abbes (Galíndez, Almoina, Marrero Aristy…).

21Cette omnipotence du Généralissime dans sa politique intérieure tendra à s’élargir dans sa politique extérieure. Le SIM et son réseau d’agents secrets ont montré leur efficacité en la matière. L’État dominicain, soutien indéfectible des États-Unis d’Amérique, se voit appuyer dans ses décisions et prises de positions en sa faveur par d’influents hommes politiques américains largement corrompus et de plus en plus insatiables car la mission s’avère de plus en plus difficile depuis la tentative d’assassinat perpétrée sur la personne du président vénézuélien Rómulo Betancourt par ledit service secret dominicain, épisode qui valut au président dominicain d’être mis au ban des nations par l’Organisation des États Américains (OEA). Il n’empêche qu’aux yeux du dictateur nul ennemi du régime dominicain ne pouvait demeurer impuni.

22Objet de corruption, l’argent devient aussi le fait du Chef dans une politique à caractère populiste, pratiquée en « bon père » de famille auprès de la population dominicaine. Les baptêmes célébrés en masse avec le Bienfaiteur comme parrain étaient l’une des occasions donnant lieu à des distributions publiques d’argent et de cadeaux à ceux supposés avoir fait allégeance à l’Homme.

23Dans ce portrait, brossé dirait-on « à charge » par Mario Vargas Llosa, rares sont les moments de tendresse et d’apaisement attribués au personnage, juste quelques minutes pendant la visite quotidienne faite à sa vieille mère mais moment vite effacé par ce sentiment de honte lié à son hérédité. En effet, cette femme, bonne mère à l’en croire, lui avait malheureusement légué, selon les lois hasardeuses de la génétique, quelques traits de ses origines haïtiennes (413-414). Une parcelle d’humanité transparaît néanmoins dans la sympathie que porte le Généralissime à Simon Gittleman, son ex marine formateur, homme désintéressé et totalement acquis à sa cause.

  • 3 Cet anneau avec une pierre précieuse chatoyante, sensé assurer son invulnérabilité, fut donné à T (...)

24Ce pouvoir totalitaire, cette domination sans partage où nul espace public ne devait échapper au contrôle, où nul espace d’expression ne saurait jouir d’une once de liberté, et cette personnification à outrance, enferment incontestablement le personnage dans un isolement le poussant vers une forme de paranoïa. Seule issue possible : se sentir au-dessus du lot, chargé d’une mission. De là à croire qu’on serait un « élu » de Dieu pour sauver le pays et le mener à la prospérité, il n’y a qu’un pas, vite franchi sous l’influence des adulateurs du Généralissime, lesquels inventèrent le slogan largement prisé : « Dieu et Trujillo » (331). Ainsi, en plein XXe siècle, pierre précieuse chatoyante au doigt3, un monarque de droit divin, ayant pouvoir de vie et de mort sur ses sujets, était à la tête de l’État dominicain.

  • 4 La biographie de Trujillo écrite par Crassweller (2000 : 82).

25On le voit donc, l’approche que fait Vargas Llosa de cette figure du pouvoir en République Dominicaine aussi bien dans sa vie intime que dans l’exercice du pouvoir est sans concession. Elle tiendrait par endroit de la caricature tant le personnage, grossier et antipathique à souhait, manquerait d’humanité. Il va sans dire que cette approche ne pouvait laisser indifférent l’intelligentsia dominicaine. L’ambiguïté entre récit historique et fiction historique – quand les principaux acteurs (dans leur majorité), les lieux et les événements sont nommés et y jouent leur propre rôle – incite immanquablement à une recherche de vérité historique. L’auteur lui-même, en faisant référence à ses sources dans le roman4, pousse le lecteur en ce sens mais ouvre aussi d’emblée la question des autres sources exploitées et non dévoilées et de possibles erreurs d’interprétation.

  • 5 L’auteur suggère le surnom de Chapita détesté par Trujillo.

26C’est dans cette brèche que se sont engouffrés certains historiens et autres intellectuels d’autant que la question de la période trujilliste reste un sujet sensible dans le pays, que le dernier président en exercice de cette ère, Joaquin Balaguer, fut élu par la suite aux mêmes fonctions à six reprises et qu’un relent de néo-trujillisme y plane encore aujourd’hui. Là où les opposants saluèrent la performance de dénonciation de Mario Vargas Llosa, certains férus de sources, d’archives et de paternité d’interprétation n’ont guère fait l’économie d’une lecture en ce sens et ont souligné des inexactitudes historiques (Gewecke 2001 : 151-165). Des contemporains et autres descendants des affiliés au régime n’ont pas manqué de crier leur sincère indignation face au traitement réservé au Chef : ceux-ci n’avaient à présenter que leur vécu et ressenti face à un anti-trujillisme primaire peu enclin à montrer la complexité du personnage. Ainsi Ramón Font Bernard, longtemps directeur des Archives nationales dominicaines sous les gouvernements de Balaguer, parlera de « ramassis d’immondices » tandis que Salomon Sanz, contemporain du régime, ne reconnaissait pas en ce Trujillo de Vargas Llosa celui qu’il avait connu (Cassá 2001 : 113-127). Au-delà des aspects historiques dans leur réalité, c’est l’authenticité littéraire qui est attaquée par l’homme de lettres dominicain Roberto Cassá : le Trujillo de Vargas Llosa aurait quelque chose « d’anachronique » dans son langage étant donné que les termes grossiers mis dans la bouche de l’homme ne pouvaient être dits car ils étaient inconnus en ces temps. Même le mot « chivo » associé à Trujillo ne l’a été qu’après sa mort dans une chanson pour célébrer l’anniversaire de cette mort (113-127)5.

27Comme on le voit, l’approche de cette figure du pouvoir ne peut qu’être complexe car une certaine objectivité en la matière n’est nullement garantie, étant donné que les limites entre la réalité et le mythe, aussi bien pour les détracteurs que pour les adulateurs, restent indéfinissables. La mise en intrigue de cette figure nous interpelle aussi sur le rôle dévolu au romancier et l’espace de liberté qu’il s’octroie. L’écrivain aurait-il des devoirs « d’authenticité » dès lors qu’il traite de situations et de personnages ayant existé ? Dans quelle mesure peut-il faire interférer fiction et réalité ? Dans quels cas, en ce sens, son roman peut-il devenir une arme de dénonciation crédible ? Le débat sur les relations entre histoire et fiction, la place de chacune dans le roman et les exigences qu’elles devraient imposer, est d’autant plus ouvert que, si l’on en croit Paul Ricœur, l’histoire elle-même n’est qu’une (re)construction imaginée du passé (1955 : 35). Il n’en demeure pas moins que le lecteur, aussi novice soit-il, ne devra pas perdre de vue la dimension romanesque du « Chivo ».

Haut de page

Bibliographie

CASSÁ, Roberto, 2001, « Algunos componentes del legado de Trujillo », in Iberoamericana n° 3, année 1, p. 113-127.

GEWECKE, Franke, 2001, « La fiesta del Chivo: perspectivas de recepción de una novela de éxito », in Iberoamericana n° 3, année 1, p. 151-165.

RICOEUR, Paul, 1955, Histoire et vérité, Paris, Seuil.

VARGAS LLOSA, Mario, 2000, La fiesta del Chivo, Santo Domingo, Taller.

Haut de page

Notes

1 Les « supports-chaussettes » évitent que les chaussettes ne se plissent au niveau de la cheville (41).

2 « El Secretario de Estado de Relaciones Exteriores de la Era subiendo y bajando de aviones, recorriendo las capitales sudamericanas, obedeciendo órdenes prerentorias que lo esperaban en cada aeropuerto, para que continuara esa trayectoria histérica, atosigando gobiernos con pretextos vacuos. Y sólo para que no volviera a Ciudad Trujillo mientras el Jefe le singaba a su mujer » (82).

3 Cet anneau avec une pierre précieuse chatoyante, sensé assurer son invulnérabilité, fut donné à Trujillo par un sorcier haïtien (53).

4 La biographie de Trujillo écrite par Crassweller (2000 : 82).

5 L’auteur suggère le surnom de Chapita détesté par Trujillo.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Monique Boisseron, « Histoire de pouvoir(s) ou fiction d’un pouvoir »reCHERches, 6 | 2011, 33-41.

Référence électronique

Monique Boisseron, « Histoire de pouvoir(s) ou fiction d’un pouvoir »reCHERches [En ligne], 6 | 2011, mis en ligne le 17 décembre 2021, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/9870 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.9870

Haut de page

Auteur

Monique Boisseron

Université des Antilles et de la Guyane

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search