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Une histoire du pouvoir en Amérique latine
Le pouvoir ou les effets du mal

Con sangre de hermanos d’Erick Aguirre : une Histoire du mal politique au Nicaragua

Nathalie Besse
p. 101-111

Résumés

Dans le deuxième roman de l’écrivain nicaraguayen Erick Aguirre, Con sangre de hermanos (2002) dictature, régime révolutionnaire et gouvernement post-sandiniste sont tous traversés par une forme d’aliénation politique. Nous montrerons d’abord que si la barbarie du pouvoir dictatorial justifie la résistance, le pouvoir révolutionnaire finit lui aussi par sombrer dans certaines dérives au point de se trahir lui-même. Nous verrons ensuite que le post-sandinisme ne fait que confirmer cette profonde désillusion ainsi qu’une soif de justice jamais étanchée, sauf à dire que le pouvoir du mot, qui rétablit une vérité de l’Histoire, exorcise cette dernière et espère guérir le petit pays de son impuissance multiséculaire face à ce mal du pouvoir qui signe en définitive l’échec du pouvoir.

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Texte intégral

1Erick Aguirre, né en 1961, est un romancier nicaraguayen, également poète et essayiste reconnu. Journaliste depuis l’adolescence, aujourd’hui directeur du supplément culturel de El Nuevo Diario, et promu membre de la Academia Nicaragüense de la Lengua en novembre 2009, il est devenu une figure respectée du monde des lettres et de la culture nicaraguayennes.

2Son deuxième roman, Con sangre de hermanos (2002) qui oscille entre la fiction littéraire et le témoignage historique, s’intéresse aux aspects troubles du sandinisme – de la guérilla jusqu’aux lendemains de la défaite de 1990. Cette œuvre critique d’un auteur qui intégra autrefois le mouvement étudiant opposé à la dictature puis fut reporter et chroniqueur culturel du journal sandiniste Barricada, est parcourue par la question « est-ce que ça valait la peine ? » de lutter et de se sacrifier ainsi pour un rêve qui s’est abîmé au contact du pouvoir.

3Dans le roman qui nous occupe, dictature, régime révolutionnaire et gouvernement post-sandiniste, sont tous traversés par une forme d’aliénation politique, et peuvent faire naître des divisions fratricides comme l’annonce le titre sanglant du roman emprunté à l’hymne national du Nicaragua. Quel pouvoir qui ne se pervertisse, ou ne se détériore jusqu’à la trahison ? D’où une profonde désillusion, une soif de justice jamais étanchée, sauf à dire que le pouvoir du mot, à même de rétablir une vérité de l’Histoire, exorcise cette dernière et espère guérir le petit pays de son impuissance face au mal du pouvoir.

Contre le pouvoir dictatorial, une résistance légitime

4Dans Con sangre de hermanos, le narrateur réécrit les mémoires inachevés de Gerardo Soto relatant le parcours révolutionnaire de Gregorio Suárez, alias Goyo, qui deviendra le chef d’opérations officielles de la Sécurité de l’État du gouvernement sandiniste après le triomphe révolutionnaire. Ces deux personnages combattent d’abord la dictature féroce et corrompue d’Anastasio Somoza associée à la barbarie : « el genocidio que efectuaba la guardia somocista […]. Torturas, violaciones, asesinatos de niños, mujeres y ancianos » (45), sans omettre « el zoológico particular del dictador, a sólo unos pasos de su casa, donde solía alimentar a las fieras con la carne viva de sus enemigos » (83). Semblables atrocités disent la folie ou la monstruosité du pouvoir dans lesquelles sombre celui qui s’octroie les “pleins pouvoirs” : ici, le tyran est le pouvoir, ce dernier paraît s’être emparé de lui, comme si le pouvoir possédait son propre détenteur : s’il a le pouvoir, le pouvoir l’a à son tour pour ainsi dire.

5Trotsky observait, indépendamment de ces extrémismes dictatoriaux, que « tout État est fondé sur la force » (Weber : 124), et consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme, le plus souvent basé sur une forme de violence. Cette dernière, quoiqu’elle soit exercée au nom de l’État, n’est pas fondamentalement différente de toutes les autres formes de violence et sa légitimité pose problème. Si donc le pouvoir politique est inhérent à toute société, diriger n’est pourtant pas dominer ou abuser. Ainsi, les circonstances particulières de la dictature donnent-elles sens à cette violence défensive qu’ont toujours revendiquée les révolutionnaires contre la violence institutionnalisée d’un pouvoir non respectueux du droit, agissant au mépris des lois. Dès lors, c’est le pouvoir lui-même qui justifie la résistance.

6Con sangre de hermanos raconte cette guerre fratricide, et dans ce pays divisé où le conflit oppose des “frères de sang”, les dissensions vont jusqu’à morceler un même camp en factions idéologiques : le roman rappelle les différentes visions et stratégies des leaders sandinistes entre lesquels se jouent également des bras de fer, des relations de pouvoir. Le sauveur “auto-proclamé” n’est pas nécessairement libéré des vices qu’il dénonce chez d’autres, et les révolutionnaires, si légitimes et nobles que soient leur lutte et leurs aspirations sociales, vont trébucher sur les mêmes écueils que leurs prédécesseurs : la « politique de force ». D’après Paul Ricœur, qui s’est amplement interrogé sur le pouvoir :

Il y a un problème du mal politique parce qu’il y a un problème spécifique du pouvoir.
Non que le pouvoir soit le mal. Mais le pouvoir est une grandeur de l’homme éminemment sujette au mal ; peut-être est-il, dans l’histoire, la plus grande occasion du mal et la plus grande démonstration du mal (269).

7Associer ainsi au mal le pouvoir en soi et ne plus réduire le mal politique au mal économique comme le faisait Marx, n’a rien d’inédit ; ce mal du pouvoir pose le problème intrinsèque d’un pouvoir qui, bien souvent, devient une fin justifiant les plus infâmes moyens. Il ne suffit pas d’incriminer un gouvernement pour justifier celui qui lui est adverse, et l’Histoire montre assez du reste que le pouvoir réveille le dictateur qui sommeille dans les tréfonds du “libérateur”.

La révolution sandiniste ou la trahison du pouvoir

8Con sangre de hermanos dévoile le labyrinthe du pouvoir sandiniste grâce aux notes autobiographiques de Gerardo, journaliste du régime avant de passer au contre-espionnage politique en infiltrant les organisations contre-révolutionnaires, à l’instar de Goyo qui, dès la victoire de 1979, doit classer des dossiers de l’ère somociste : « había llegado a dar, ni más ni menos, que en la médula misma del poder revolucionario » (84) ; tous deux connaîtront en effet la face cachée du pouvoir, ces coulisses qui semblent l’antre du Mal, cet engrenage intemporel où s’élabore le mensonge.

9Le roman rappelle que la conscience révolutionnaire se caractérisa par un fanatisme et un sectarisme qui rendaient le pouvoir “intouchable”. L’autre est par définition l’ennemi, comme tel responsable de tous les maux à en juger par l’exemple de Goyo qui saura étouffer ses quelques doutes au profit de convictions inébranlables. Cette même frénésie mène bien souvent à l’héroïsation des frères de lutte, à plus forte raison s’ils meurent le fusil à la main, et à l’apologie du sacrifice dans une exaltation mystique de thanatos ; on sait que « sacrifier » signifie étymologiquement « rendre sacré », et les hommes du pouvoir ne manquent pas d’aviver ce sens implicite qui trouve un écho dans l’inconscient collectif. Les sèmes religieux abondent dans le roman pour qualifier toute une “religiosité” politique : « santidad » ou bien « herencia beatífica, […] aureola de infalibilidad revolucionaria » (109-110). Cette sacralisation ressortit à la dramaturgie – ou la théâtralité – politique : tout pouvoir se charge plus ou moins explicitement d’une sacralité à même de créer un rapport avec la société plus émotionnel ou “irrationnel” que raisonnable.

10Cette mythification n’est pas étrangère à une forme de manipulation qu’on trouve naturellement dans la fiction qui nous occupe : « el canto de sirenas del fanatismo seudo-revolucionario » (274) métaphorise, non sans ironie, la séduction du pouvoir. Point de prestige sans propagande car aucune domination ne se satisfait d’une simple obéissance, elle cherche à transformer celle-ci en adhésion à la vérité qu’elle représente. Le célèbre Gorgias de Platon rappelle combien la rhétorique peut constituer un formidable outil de conquête du pouvoir. Le pouvoir convainc par d’autres moyens que la vérité, et cette “collusion” entre politique et non-vérité se trouverait à l’origine même du pouvoir selon Pascal ou Rousseau pour lesquels l’autorité politique émanerait d’une usurpation, le pouvoir résultant d’un coup de force transformé en droit (Zarka : 129). En ce sens, on peut parler d’une fiction du pouvoir tendant à masquer ses origines, une fiction qui doit être perpétuée pour s’assurer la discipline d’un peuple qui n’obéit aux lois que parce qu’il les croit justes (130). Con sangre de hermanos ne dit pas autre chose lorsqu’il dénonce l’imposture sandiniste.

11Néanmoins, si le pouvoir agit sur le peuple et l’opinion publique, ceux-ci peuvent agir en retour sur le pouvoir politique. Contre l’autoritarisme et les abus de pouvoir du gouvernement sandiniste, les premières fissures apparaissent. Il s’agit moins ici de dispenser une leçon d’Histoire que d’explorer les rouages du pouvoir : aussi nous contenterons-nous de rappeler qu’assez rapidement la bourgeoisie et l’Église se désolidarisent du régime, tandis que se soulèvent les contras bientôt financés par les États-Unis. Conflits d’intérêts et dissidences se produisent également dans le camp sandiniste, certains ne refusant pas le complot ou tout autre moyen justifiant la fin.

12Le roman d’Erick Aguirre montre que l’hypocrisie caractérise également le rapport au pouvoir, par crainte de ce dernier ou par mauvaise conscience lorsque le sentiment de trahir les morts et de se trahir soi l’emporte. À la différence des faux dévots, Gerardo sera arrêté pour n’avoir pas su se taire et pour avoir attaqué le discours ambigu de ses propres dirigeants : les adulateurs du pouvoir s’indignent, les plus sensés le regardent préoccupés, puis un soir, éméché, il prend à parti les officiers :

los llamó cobardes. Ya habían olvidado el valor con que se enfrentaron a la guardia de Somoza y ahora no se atrevían a protestar por el derroche y el hedonismo con que se conducían sus dirigentes; mientras la mayoría de la población soportaba las privaciones […]. Abastecidos de todo y desde las mejores condiciones de vida, exigían del pueblo más sacrificio; invitaban a los jóvenes a seguir derramando su sangre por ellos. Era […] una nueva casta en el poder, y nadie se atrevía a echárselos en cara. Entonces le gritaron traidor, él respondió con más gritos y se armó la trifulca (233-234).

13On le met aux fers une vingtaine de jours et il doit reconnaître ses « debilidades ideológicas » alors que lui songe à une « debilidad de carácter » (235) durant toutes ces années. Si faiblesse il y a eu face au pouvoir, elle n’est pas selon lui dans la désobéissance mais dans l’allégeance au dogme malgré les doutes qui très tôt ont commencé à poindre. Faisant preuve ensuite d’une authentique “force de caractère idéologique”, Gerardo demandera sa démission, sera expulsé du parti mais se considérera toujours comme sandiniste. Cet exemple de pouvoir moral et psychologique – celui de rester soi face au pouvoir, de ne pas “se perdre” –, cette intégrité en un mot, rappelle qu’être fidèle au pouvoir peut impliquer d’être infidèle à soi-même et inversement ; si Goyo se laisse “aliéner”, car bien souvent le pouvoir entame l’être, Gerardo quant à lui reprend le pouvoir, recouvre un pouvoir intérieur, en l’occurrence éthique, face au pouvoir extérieur politique.

14Le pouvoir révolutionnaire, qui projette sur ses détracteurs la faute de sa propre déloyauté, finit par se corroder : l’image de la trahison a défini plus d’une fois une révolution foulant ses propres idéaux, une révolution confisquée. Le roman, qui dénonce la tentation du pouvoir, rappelle le déclin de la morale révolutionnaire, le cynisme et les caprices de nouveaux riches de bon nombre de hauts fonctionnaires et dirigeants dont la rapacité et les malversations ont rappelé à plus d’un Nicaraguayen des dérives somocistes : « esa nueva clase de “empresarios sandinistas” » (38), « los jefes pasaban de lejos, pavoneándose con sus estrellas y sus uniformes en sus autos de lujo, a comer al mejor restaurante » (231), « el cinismo de tanta impostura » (225). Et c’est avec la même indignation que Gerardo condamne le servilisme des “subalternes” du pouvoir (231). Cet échec d’une révolution salie, « falsa, o insuficiente o incompleta o traicionada » (109), cette traîtrise du pouvoir, brisent finalement un Goyo « impotente y humillado » :

con el llanto de Gregorio se perderían para siempre las imágenes de un tiempo de gloria y de miserias, un tiempo en el cual, con ayuda de algunos comandantes y amparado en sus propios méritos, llegó a sentirse poderoso, dueño de vidas y muertes; una época perdida en la que sucedieron muchos milagros, pero en la que finalmente prevaleció la traición, la fragua de la intriga, la decadencia del escrúpulo, la imagen constante de miles de espaldas acuchilladas; la del crimen cometido en nombre de una falsa redención, en el nombre precioso del poder y en el otro aún más absurdo de la razón histórica. Y el pobre Gregorio, simple vástago de las posibilidades y las circunstancias pero también de la complicidad y la sangre; hacedor e instrumento, perseguidor y perseguido, víctima y victimario, hoy es sólo la imagen viva de la derrota (12).

15Cette vaste trahison est personnifiée par Goyo, métaphore de tout un pan décisif de l’Histoire nationale, de tout un peuple séduit puis abusé : « llegó a personificar cabalmente, en su traumática elipsis vital, toda la seducción y el rechazo que sucesivamente provocó en los nicaragüenses la revolución sandinista » (19). Gerardo comprend d’ailleurs que ce personnage qui en vient à tuer sur ordre des hautes sphères, est, au même titre que ses frères de sang nicas, une victime dont le pouvoir a fait un bourreau :

Ahora se daba cuenta que el célebre “compañero” Goyo, casi una leyenda entre las filas de la contrainteligencia sandinista, simbolizaba, en el complicado engranaje de la revolución nicaragüense, a una casta de víctimas convertidas en verdugos. […] hombres como Goyo aspiraban en realidad a liberar a sus hermanos (238).

16Prisonnier d’une aporie, Goyo malmène ceux qu’il espère libérer : pour défendre le pouvoir révolutionnaire, il commet des actes en désaccord total avec les principes de la lutte. Quel pouvoir qui ne trahisse les idéaux grâce auxquels il “sévit” ? La réalité du pouvoir détruit le rêve, le pouvoir flétrit ses propres aspirations dès lors qu’elles s’érigent en crédos et prévalent sur la personne, mais aussi dès lors que l’homme goûte au pouvoir. D’où cet ange qui fait la bête, selon la formule bien connue de Pascal qui savait que lorsqu’on ne peut fortifier la justice, on justifie la force. Au prix des plus grandes désillusions.

Le Nicaragua post-sandiniste : pouvoir et décadence

17De guerre lasse, le peuple nicaraguayen vota en février 1990 contre les sandinistes qui durent donc renoncer au pouvoir, ce qui ne fit qu’aggraver la tendance au « chacun pour soi » : petits arrangements politiques, trafics en tout genre, sans omettre l’amèrement célèbre « piñata » — l’appropriation abusive de biens publics et privés par certains hauts dirigeants sandinistes – caractérisèrent la période de transition avec la présidence de Violeta Chamorro représentant la bourgeoisie. Ainsi peut-on lire : « Salvar el pellejo y esconderse en el anonimato con la mayor cantidad de dinero posible, con propiedades «piñateadas» que fueron distribuidas con egoísmo entre los jefes » (261) ; ou bien « Un sandinismo dividido, desmembrado y sin dirigentes con solvencia moral » (262), ou encore « la nueva cara oportunista descubierta por los dirigentes sandinistas » (266).

18Lâchés par le pouvoir sortant qu’ils avaient pourtant servi “les yeux fermés”, des hommes tels que Goyo se retrouvent livrés à eux-mêmes après la défaite. Goyo considérera la démocratie comme un mensonge parmi d’autres, d’autant que le capitalisme n’est pas moins assassin que les plus sanglantes dictatures : « la democracia como tal es inexistente. Existe solamente como un engranaje cínico y alambicado que llaman parlamento y que mantiene a la mayoría de la población al margen de las decisiones políticas. El resto es pura retórica » (279). De fait, le gouvernement d’Arnoldo Alemán, qui succède à Violeta Chamorro, associera à nouveau sans vergogne pouvoir et corruption, dénoncée dans les journaux malgré la déclaration de probité du nouveau président. Goyo, pour lequel Alemán représente le retour triomphal du somocisme, estime que :

la culpa de todo la tienen los dirigentes del Frente Sandinista, por haberse contaminado de los vicios de la burguesía, por haber cedido a las tentaciones del poder, por haberse olvidado de sus verdaderos ideales, por haber traicionado la sangre de tantos hermanos, por esconder su egoísmo y sus mezquindades con triquiñuelas políticas, por menospreciar la dignidad de los ingenuos que todavía los siguen, por proteger a los oportunistas (296).

19S’il y a pouvoir, il y a résistance, celle-ci n’étant pas en position d’extériorité par rapport au pouvoir. Et nous avons vu que la réponse engendrée par le pouvoir qui faillit à sa tâche peut être violente. Goyo projette un attentat durant la célébration de la passation de pouvoir entre Violeta Chamorro et Arnoldo Alemán le 14 janvier 1997, dans l’enceinte du Stade National : il envisage de profiter de la confusion créée par l’explosion d’une bombe pour tirer sur le nouveau président pourtant légitimé par les urnes. Lorsqu’il est arrêté, il croit reconnaître des ex-compagnons de l’ancien Ministère de l’Intérieur (294) qui, d’un pouvoir à l’autre, n’auront eu qu’à retourner leur veste, prix à payer de la “reconversion”.

20C’est un Goyo assoiffé de justice et véhément auquel Gerardo rend visite en prison : tout ce sang de frères nicaraguayens versé en vain, toutes ces morts héroïques pour en arriver à ce chaos d’immoralité, sans omettre l’éternelle hypocrisie du pouvoir, par-delà tout parti. En effet, quand Gerardo explique à Goyo que les anciens députés sandinistes qui le désavouent après son acte “terroriste”, disent que c’est un de ceux qui a le plus bénéficié du pouvoir révolutionnaire et qu’il abjure de ses bienfaiteurs, Goyo, qui n’a été ni machiavélique ni opportuniste, s’altère : « No era el odio el que lo embargaba sino el desencanto con una triste historia que por años se había contado a sí mismo de otra manera, y ahora la descubría en su verdadera sordidez, en su putrefacción » (309).

21D’abord abasourdi par une telle iniquité, il veut croire que la pensée du rebelle nationaliste Sandino et de Carlos Fonseca (le fondateur du Front Sandiniste) habite encore le peuple et que le Grand Soir reste possible, mais lorsque Gerardo lui demande ironiquement « quand », il ne sait que dire « no sé » et, sans doute les yeux dessillés : « – No sé… – repitió después de un rato, y por primera vez en su vida Gerardo lo vio llorar como un niño » (311). Ces lignes, les dernières du roman, reproduisent l’incipit : « Era la imagen viva de la derrota » (11), dans un récit circulaire – comme l’Histoire du Nicaragua ? Une Histoire de sang et de larmes si l’on en croit Con sangre de hermanos. N’oublions pas que ce Goyo abattu, sans plus d’espoir, incarne tout un peuple, tous ses frères à genoux.

22Dans ce roman, ce sont la trahison et la plus amère désillusion qui définissent le pouvoir au Nicaragua, un pouvoir comme une blessure, celle de l’abandon d’un peuple en quelque sorte orphelin. Le pouvoir, qui cristallise les désirs et espérances de la population projetant sur lui ses aspirations, les “renie” finalement. Mais peut-il en être autrement ? Quel pouvoir qui ne soit en lui-même une fiction, un leurre, et qui ne se dévoile, en dernière instance, comme « im-pouvoir » ou impasse, comme tel condamné à l’échec ? C’est ce que semble instiller ce roman associant après tant d’autres la grandeur du pouvoir à la décadence et, dans une certaine mesure, à la solitude, celle de ses “serviteurs” et du peuple, utilisés puis oubliés.

23Prisonnier de sa propre propension à lui-même, de sa tendance à l’auto-conservation agrémentée de nombreux vices internes, ce pouvoir paradoxalement “autophage” corrompt et se corrompt. Échec donc, un terme conclusif, sinon essentiel : un échec qui semble ne pas se restreindre aux frontières du Nicaragua mais définir cruellement, et intrinsèquement, le pouvoir. Un pouvoir d’autant plus voué à l’échec qu’il sera ambitieux et soumis à sa propre spirale. Le pouvoir : chronique d’une mort annoncée ? Parce qu’aucun pouvoir ne sait se contenir ou parce que les hommes ne savent accepter d’être gouvernés et concevront toujours un contre-pouvoir ?

Le contre-pouvoir des mots

24Afin de ne pas se laisser dérouter par les égarements du pouvoir, Con sangre de hermanos exhorte à dire et à penser cette mort des idéologies, ce crépuscule des anciennes idoles. Face au pouvoir politique, peut s’ériger le pouvoir de la critique : ou du mot comme contre-pouvoir, car si le mot peut servir le pouvoir, il peut aussi l’ébranler. Alain, dans Propos sur les pouvoirs, affirme que « l’esprit ne doit jamais obéissance » (160), qu’il y a un devoir de penser librement qui revient à ne pas se soumettre : « Penser, c’est dire non » (351). La pensée, le mot, l’écriture défient également le pouvoir du passé sur le présent, des vieux démons qui hantent un peuple, des cycles qui s’abattent sur lui comme une irrévocable fatalité (267) ; l’écriture se dresse enfin face au puissant tourbillon de l’Histoire qui charrie les hommes et parfois les broie.

25Ce pouvoir de la critique permet à un Gerardo emprisonné de maintenir “intactes” pensée et volonté. Il vante à plusieurs reprises les mérites du doute, indissociable selon lui d’un juste discernement : « Porque la duda – le dijo – es la mayor señal de inteligencia en el ser humano » (306). Le doute ou l’autre pouvoir, celui de la liberté et de l’humanité. Le dirigeant n’a pas plus de pouvoir parce qu’il est plus intransigeant ; la force de caractère ne se forge pas à partir de postulats ou de tout autre système rassurant qui étouffe la liberté de pensée. Le roman montre que les convictions, semblables à des prisons, enferment dans une rationnalité déshumanisée et entravent le rapport à l’autre, alors que douter, refuser toute vérité de fait, c’est rester ouvert. Car plus que l’étendard de la révolte, cette fiction arbore celui de la tolérance.

26Face aux mensonges de toutes parts, y compris du Front Sandiniste puisqu’aucun pouvoir n’aura été meilleur qu’un autre, le recul s’impose pour rétablir certaines vérités, ce qui implique de relire le passé, de le raconter à nouveau pour reprendre le pouvoir, ou en tout cas une forme de pouvoir à en juger par l’antinomie entre narration et impuissance :

contar es una manera de revertir la impotencia. Y si la impotencia de Gregorio contiene en el fondo nuestra propia impotencia, hay que encontrar entonces alguna manera de revertirla. Y el único recurso con que ahora contamos es la palabra. El poder de la palabra es el único que nos resguarda del otro poder, de su dominio, de su control. Por eso ahora hay que contarlo todo (12-13).

27On ne saurait affirmer plus vigoureusement le pouvoir du mot qui s’apparente à une action, en l’occurrence politique, autant qu’à un devoir si l’on en croit Gerardo en rupture avec le pouvoir : « nosotros tenemos ahora el deber de tomar la palabra, de apropiárnosla, divorciarla del poder […], de construir y reconstruir una historia que nos quiere condenar a la sumisión, a la inexistencia » (226). Le mot permet la ré-appropriation de l’Histoire et du destin de la nation face à un pouvoir qui dépossède le peuple de sa “vérité”, un pouvoir défini négativement, synonyme de désunion. Ce divorce entre le pouvoir et le peuple justifie que ce dernier reprenne possession du discours, s’empare du mot par lequel le pouvoir mystifie, pour mettre fin aux mirages.

28Cela implique, ainsi que nous le disions, de relire le passé, pour changer le regard. Le narrateur, par exemple, n’est plus le même après la lecture des mémoires inaboutis de Gerardo. Il récupère ce carnet de route qu’il veut faire connaître : « pues como dije, su lectura me ayudó a comprender muchas cosas que antes entendía de otra forma. […] Ahora soy otra persona » (305). Car le narrateur souhaite briser les cycles : « una vez escaldados con el recuerdo vivo del pasado, no cometer el error de repetirlo » (303), et invite pour cela à se défier des faux prophètes, des falsificateurs de l’Histoire qui jouent avec le destin de milliers de bonnes âmes, si nombreuses à avoir péri au nom d’une imposture (305).

29Reprenant les écrits de Gerardo qui relatent pour une bonne part les heurs et malheurs de la grande aventure du pouvoir vécue par Goyo, dans un roman auto-référentiel et auto-critique, ce narrateur sincère admet que son récit raconte “mal”, de façon fragmentée, les vies de ces deux personnages. Mais en dépit de ces imperfections, et au risque de modifier quelque peu les mémoires de Gerardo avec sa propre interprétation, il les retranscrit en assumant sa subjectivité, car cette narration morcelée et réécrite dit, quoi qu’il en soit, une vérité de l’Histoire, une vérité humaine aussi, à même de rendre le regard plus honnête sur un long passé de discorde qui attend d’être pacifié.

30À lire Con sangre de hermanos, on s’interroge : le pouvoir, un mal inévitable ? Aussi nécessaire et impérissable que les pouvoirs qui le constituent sont contingents et voués à l’échec. Les pouvoirs se succèdent, le pouvoir demeure, qui aura abîmé les puissants autant que le peuple. Mais au pouvoir politique qui a tant divisé les hommes, peut s’opposer le pouvoir de l’éthique qui permet quant à elle de rassembler et que portent les pages de ce roman, l’écriture s’avérant ici en elle-même un instrument moral. Et réconciliateur. Par-delà tout pouvoir, les nicas ont d’une certaine façon une même identité. N’est-ce pas, en définitive, le message qu’a voulu transmettre Con sangre de hermanos ? Contre la désunion engendrée par le pouvoir, affirmer une unité physiologique, charnelle, car tous ces frères ont le même sang : assertion à portée universelle, qui fait de cette fiction historique sur le mal du pouvoir, une “leçon” d’humanité.

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Bibliographie

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Zarka, Yves-Charles, 2001, Figures du pouvoir, Paris, PUF.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Besse, « Con sangre de hermanos d’Erick Aguirre : une Histoire du mal politique au Nicaragua »reCHERches, 6 | 2011, 101-111.

Référence électronique

Nathalie Besse, « Con sangre de hermanos d’Erick Aguirre : une Histoire du mal politique au Nicaragua »reCHERches [En ligne], 6 | 2011, mis en ligne le 17 décembre 2021, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/9829 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.9829

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Auteur

Nathalie Besse

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