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Contre les maux du pouvoir, le contre-pouvoir des mots
Être ou écrire ? Écrire pour être (Cuba)

Écrire en marge du pouvoir

L’insiliado ou la figure de l’écrivain maudit à Cuba aujourd’hui
Michaëla Sviezeny Grevin
p. fr

Résumés

Il existe différents degrés de marginalisation des écrivains à Cuba que l’on peut définir en fonction de leur diffusion sur l’Ile. Les situations sont extrêmement variées, depuis ceux qui tentent d’évoluer intellectuellement et socialement dans une ambiance défavorable à leur système de valeurs et accédant à une certaine visibilité littéraire, aux figures condamnées à une marginalité totale – tel est le cas notamment des écrivains qui publient leurs oeuvres à l’étranger tout en vivant à Cuba. Pour comprendre la marginalisation intellectuelle que représente l’exil intérieur imposé à certains écrivains de l’Ile aujourd’hui, nous tâcherons d’en analyser quelques exemples particulièrement représentatifs à nos yeux ainsi que l’expression littéraire de cette mise en quarantaine.

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Texte intégral

Vivíamos exiliados de nosotros, nuestras almas en destierro,
el cuerpo respondiendo obediente al interrogatorio de las circunstancias
.
Zoé Valdés, La nada cotidiana.
 
Escribir no es un oficio sino una especie de maldición.
Reinaldo Arenas, Antes que anochezca.

1« La lejanía/ es un estado del alma » écrit Damaris Calderón dans son poème « Distancias ». Ces vers de la poétesse cubaine exilée au Chili nous rappellent que la géographie peut devenir pour l’écrivain un état d’âme. Julián del Casal qui a presque toujours vécu isolé du monde, a ainsi trouvé refuge dans sa chambre, décorée de chinoiseries et d’objets japonais où il recevait parfois ses amis intimes, vêtu en mandarin et dégustant du thé au milieu d’effluves de santal et d’encens. Dans cet espace réduit transfiguré par les rêveries de l’écrivain, Casal s’éloignait de son île sans jamais la quitter.

2Vivre et écrire la distance n’est pas l’apanage de l’exil. La nostalgie de l’Ile exprimée depuis l’espace insulaire s’enracine durablement dans la poétique cubaine au cours du XIXe siècle. Par la suite, on retrouve sa trace dans les œuvres de Casal comme dans celles de Dulce María Loynaz, de José Lezama Lima ou d’Octavio Smith, sans qu’aucun d’eux n’abandonne la patrie. Si les écrivains de l’Ile expriment leur distance au monde, certains révèlent donc aussi, paradoxalement, leur éloignement de l’Ile. Tandis que l’au-delà de l’horizon est pour eux une image lointaine, l’espace insulaire peut devenir à son tour un lieu étranger d’où ils se sentent exclus. Vivant en dehors du monde mais aussi en dehors de l’Ile – alors même qu’ils l’habitent – ils témoignent à travers leurs œuvres d’un isolement absolu.

3L’exil apparaît dès lors comme un sentiment intérieur dont on fait l’expérience pour la première fois en vivant à Cuba, quelque chose que Lezama Lima, dans une lettre écrite à Julián Orbón en 1960, a nommé insilio, cet exil intérieur qui fait de l’écrivain cubain une île dans l’Ile. L’insilio dans lequel (sur)vivent encore certains intellectuels cubains devient un exemple de résistance face au pouvoir. Exclu de la vie sociale et culturelle sans avoir été expulsé de l’Ile, l’insiliado est pourtant déjà, par bien des aspects, un exilé et, comme tel, il fait l’expérience du déracinement, de la perte et de l’errance.

4Pour comprendre la marginalisation intellectuelle que représente l’exil intérieur imposé à certains écrivains de l’Ile aujourd’hui, nous tâcherons d’en analyser quelques exemples particulièrement représentatifs à nos yeux ainsi que l’expression littéraire de cette mise en quarantaine.

Errance, exil et perte du centre

Des œuvres écrites dans la distance

5L’insilio est cet exil à l’intérieur des murs invisibles qui séparent l’écrivain de l’Ile. Or, tout exil est éloignement, scission, séparation : perte du centre et perte de son centre. La condition vitale des écrivains cubains rend vulnérables leurs personnages qui deviennent parfois des étrangers sur leur propre terre. Leur trajectoire dessine une nouvelle géographie, de nouveaux territoires : espaces décentrés qui coïncident souvent avec les marges.

6Les textes composés par certains écrivains de l’intérieur sont déjà des œuvres écrites dans la distance. Tous comme leurs auteurs, ils sont marqués par un éloignement de l’Ile, une séparation du centre. L’anthologie de poésie compilée par Antonio José Ponte et publiée à Cuba en 1992 est significativement intitulée Doce poetas a las puertas de la ciudad. Dans ce recueil, de jeunes poètes des années 1980 se font connaître comme les habitants d’une périphérie, d’une sorte de limbe fantasmatique dans une ville déjà en ruines. Exclus du centre de l’espace urbain, ils ont investi ses marges. La distance qui semble s’être établie entre le poète et l’Ile alors même que celui-ci ne l’a pas quittée n’est sans doute pas étrangère à l’exil physique et définitif choisi par la plupart des auteurs de l’anthologie. Certains d’entre eux faisaient d’ailleurs partie du groupe poétique Diáspora(s) dont le nom renvoie à une prise de distance évidente par rapport à l’Ile alors même qu’il était établi à La Havane. Le pluriel sous-entendu dans son nom suggère que le phénomène diasporique n’a pas qu’un seul visage à Cuba. Il ne se vivrait pas seulement dans la distance physique mais pourrait également inclure ceux qui habitent l’Ile. L’exil ne renverrait donc pas exclusivement à la condition de l’émigré. Il serait aussi un sentiment enraciné au cœur de l’être insulaire.

7Ce dernier, éloigné symboliquement de son île, apparaît, à travers les œuvres des années 1990, comme un personnage errant à la recherche d’un centre.

La figure du héros décentré et errant

8L’œuvre d’Antonio José Ponte, écrivain qui a lui-même connu l’« insilio » avant de s’exiler à Madrid, est traversée par la figure du héros décentré. Plusieurs poèmes de son recueil Asiento en las ruinas mettent en scène des personnages à la recherche d’un centre manifestement perdu. Cette quête hante, par exemple, le protagoniste de « Ciudades » qui déambule dans une ville inconnue, prisonnière d’un étrange hiver : « Esperaba algún centro, atravesaba calles. […]/ dónde está el centro, … » (Ponte 1997 : 11).

9Dans le poème « Para Ana Olivares », tout converge vers un centre indéterminé et inhabité tandis que dans « Confesiones de San Agustín, Libro IX, Capítulo X », les êtres sont dépossédés de leur existence, exilés de leur vie : « Vuelan espejos, coches, todo corre a algún centro. / Al centro de tu vida donde nunca has estado » (34).

10Ce décentrement existentiel exprimé dans la poésie de Ponte se retrouve aussi dans sa prose, et notamment dans plusieurs de ses nouvelles. Au cœur de « Viniendo » il y a un protagoniste désorienté par son retour de Russie. A La Havane, où il n’a plus ses repères, il se lance à la recherche d’un centre peut-être à jamais perdu. Sa mission quotidienne se limite à trouver un lieu qui puisse l’accueillir. A défaut d’avoir trouvé son centre, il se déplace dans la ville et habite ses marges.

11Le sentiment de l’exil est ici lié à la perte du centre. C’est à travers l’expression de ce manque que se dessinent les premiers contours de l’insilio.

12Ce décentrement ou déracinement s’exprime, dans d’autres œuvres, par l’errance qui caractérise les personnages. Les êtres errants, les vagabonds peuplent ainsi l’univers d’Abilio Estévez. Dans ses nouvelles écrites à Cuba – telles que « Regreso a Citerea », « El camino de Damasco » ou encore « Silencio y fuga » – comme dans ses pièces de théâtre – nous pensons notamment à La noche écrite encore sur l’Ile – ou ses romans, une sorte d’errance existentielle habite ses personnages. Nombreux sont ceux qui cheminent en poursuivant une quête souvent indéfinie parce qu’elle tient de l’absolu : « No sabían hacia dónde iban, no les importaba demasiado […]. A juzgar por el tiempo que llevaban andando, debían de estar lejos. ¿Lejos de qué? » (Estévez 1998 : 55-57). Ce qui compte dans l’univers d’Estévez, ce n’est pas tant le point de départ ou le point d’arrivée que la traversée : ces moments d’errance auxquels s’abandonnent volontiers les protagonistes.

  • 1 Comme dans « Lágrimas en el congrí » et « Viniendo ».

13Leurs « déambulations » ne sont pas sans rappeler les errances des personnages d’Antonio José Ponte. La Cuba de Ponte a quelque chose de cette Cuba transhumante dépeinte par Reinaldo Arenas dans son roman El color del verano. Elle est peuplée de tribus nomades qui se déplacent aussi bien en dehors des frontières de l’Ile qu’à l’intérieur. La plupart de ses personnages sont des éternels déplacés tant de l’extérieur – comme c’est le cas des étudiants cubains en Russie1, de la voyageuse solitaire de « Por hombres » ou d’Ignacio qui, dans « A petición de Oshún », part en Afrique pour regagner le cœur de sa bien-aimée – que de l’intérieur, au cœur de La Havane. Tous déambulent au hasard, égarés, avec l’espoir de retrouver un espace pour asseoir leur existence. Dans « Un arte de hacer ruinas », les tugures, ces étranges personnages arrivés par vagues successives de la campagne, s’installent à La Havane en occupant les vieux immeubles abandonnés. Ces squatters imaginés par Ponte s’entassent dans les appartements jusqu’à provoquer l’effondrement du bâtiment. Une fois écroulé, ils s’en approprient un autre et ainsi de suite, tels des nomades d’un genre nouveau. Eux aussi semblent être à la recherche d’un centre. Éternellement insatisfaits, leur installation n’est jamais que provisoire. La Havane en ruines ne représente plus un centre stable, une demeure définitive. Quant à La Havane qui s’érige sous terre, sorte de réplique sans vie de La Havane qui agonise, elle ne peut être, de par sa nature, qu’un centre fictif, illusoire, et donc tout aussi éphémère.

14L’apparition de ces héros décentrés et errants au cœur de l’Ile dans les œuvres des années 1990 peut être lue comme l’expression littéraire de l’exil intérieur vécu par leurs auteurs. L’expérience de l’exil – qu’il soit territorial ou intérieur – engage le corps même des écrivains et affecte les personnages qu’ils créent tout comme leurs récits.

La figure littéraire de l’insiliado

15Ainsi, plusieurs textes recréent les conditions mêmes de l’insilio en travaillant sur la figure de l’exilé de l’intérieur. Les personnages reclus hantent la nouvelle de Ponte, « Un arte de hacer ruinas » : un professeur d’université à la retraite et considéré comme « anachronique » par le discours officiel vit exilé dans sa propre maison, aux fenêtres fermées et habitée par une lumière artificielle et un froid carcéral. Malgré cela, il est choisi comme directeur de thèse par un jeune étudiant en architecture qui souhaite mener des recherches sur la croissance verticale de La Havane. Son étude se focalise sur un nouveau type de construction qui s’est popularisé partout à travers l’Ile : la barbacoa. Il est présenté à un ancien professeur qui peut également l’aider dans ses recherches, le professeur D. : un étrange personnage qui, compte tenu de son âge, ne devrait pas être à la retraite (ce qui laisse supposer qu’il a été éloigné des salles de classe pour une raison bien précise mais inconnue de nous). Ce dernier vit lui aussi reclus dans son repaire rempli d’objets incongrus récupérés des ruines de la ville : bancs de parcs, réverbères, écriteaux, etc. Bref, un étrange ensemble qui donne l’impression d’être la réplique d’une ville antérieure. Il a développé une théorie architecturale basée sur la croissance de la ville hacia dentro, vers l’intérieur, à partir des ruines existantes. Il a d’ailleurs écrit un ouvrage sur le sujet, un Tratado breve de la estática milagrosa. Ce texte, désormais entre les mains du doctorant, sera vital pour le développement de sa thèse, mais on lui recommande de ne pas le montrer car il représente un discours interdit. Alors que la publication de son livre est apparemment annoncée, le professeur D. meurt subitement dans l’effondrement de son immeuble – bizarrement, il est le seul habitant de l’immeuble à périr. Les détenteurs de ce discours interdit, tenus à l’écart du reste de la population, isolés dans leurs appartements, finissent d’ailleurs tous leur vie tragiquement : le directeur de thèse est ainsi retrouvé mort chez lui, suite, apparemment, à un accident cérébral.

16Ces insiliados fictifs de Ponte attirent notre attention dans la mesure où ils sont révélateurs d’une expérience vitale qu’a connue l’écrivain. C’est précisément à cette expérience que nous allons maintenant nous attacher. Comment l’insilio qui traverse ces œuvres littéraires reflète concrètement la vie quotidienne et surtout la vie intellectuelle des écrivains cubains ? Comment ces auteurs vivent-ils leur condition d’insiliados ou d’écrivains maudits ?

L’écrivain maudit

17L’écrivain maudit, celui que l’on exile à l’intérieur de l’Ile – dans l’espoir bien souvent de l’exiler définitivement de l’Ile – n’a plus grand-chose à voir avec l’intellectuel persécuté à Cuba dans les années 1970, les années noires pour la création artistique cubaine. Les persécutions endurées par un Carlos Victoria ou un Reinaldo Arenas, l’exilé absolu, ne trouvent plus d’échos semblables dans la Cuba des années 1990. Pourtant, si les méthodes pour écarter de la vie publique un intellectuel gênant ont changé, l’exil intérieur imposé à certains par de nombreux moyens, toujours plus subtils, lui, n’a pas disparu. Et quelle est la pire forme d’exclusion que l’on puisse infliger à un écrivain ? Le silence.

18A l’image du Poète Couvert de Dards de la pièce d’Abilio Estévez, La noche, l’écrivain disparaît lorsqu’on le fait taire. Les châtiments physiques qu’endure le Poète ne sont rien en comparaison du silence auquel il est condamné. Celui-ci s’installe au cœur de sa création et le réduit à néant. Telle est la meilleure façon d’exiler un intellectuel à l’intérieur de l’Ile : limiter au maximum sa visibilité littéraire au sein du public cubain.

2.1. De la marginalisation à l’insilio : le cas d’Antonio José Ponte

19Il existe différents degrés de marginalisation des écrivains à Cuba que l’on peut définir en fonction de leur diffusion sur l’Ile. Les situations sont extrêmement variées, depuis ceux qui tentent d’évoluer intellectuellement et socialement dans une ambiance défavorable à leur système de valeurs et accédant à une certaine visibilité littéraire – comme c’est par exemple le cas d’Ángel Santiesteban ou comme ce fut le cas d’Amir Valle avant son exil forcé à Berlin – aux figures condamnées à une marginalité totale –, tel est le cas notamment des écrivains qui publient leurs œuvres à l’étranger tout en vivant à Cuba, comme Pedro Juan Gutiérrez, Antonio José Ponte jusqu’à son exil madrilène ou Raúl Antonio Capote.

  • 2 Résidant depuis 2007 à Madrid, Antonio José Ponte est aujourd’hui co-directeur de la revue.

20Arrêtons-nous un instant sur la trajectoire d’Antonio José Ponte, un écrivain que nous avions pu rencontrer à Cuba en février 2006. Celle-ci illustre bien la force d’exclusion qu’implique l’exil intérieur puisque, poussé dans ses derniers retranchements et tenu à l’écart de l’espace intellectuel de l’Ile, il a été contraint de s’exiler en mai 2006. Depuis le début des années 2000, prenant ses distances par rapport aux institutions littéraires du pays, il devient en même temps invisible dans le champ intellectuel de l’Ile, assumé par le pouvoir comme un exilé de plus. Un processus de diabolisation de Ponte s’engage à la suite de plusieurs prises de position de l’écrivain jugées dérangeantes par les instances officielles. Alors qu’il remet en question, à une assemblée de l’UNEAC, l’institution littéraire elle-même, il décide de rejoindre en 2001 le conseil de rédaction de la revue Encuentro de la Cultura Cubana2 publiée à Madrid initialement sous la direction de Jesús Díaz et qualifiée par La Havane de « projet contre-révolutionnaire ». Cet engagement est à l’origine du discrédit que lui porte le Ministre de la Culture, Abel Prieto, puisque ce dernier met en garde, dans les réunions à la Bibliothèque Nationale, les directeurs provinciaux de la Culture contre l’écrivain qui travaille pour une revue prétendument financée par la CIA. A la XVIe Foire Internationale du Livre de Guadalajara, il se présente indépendamment du reste de la délégation cubaine, invité par la maison d’édition Artes de México. Il se permet d’y dénoncer l’hypocrisie de la politique culturelle de son pays et réclame le libre accès à l’information pour les citoyens cubains. Suite à ces événements, en 2003 Ponte est « désactivé » de l’UNEAC – selon l’expression consacrée par les autorités –, c’est-à-dire expulsé, ni plus ni moins. De ce fait, il perd les privilèges accordés à tout écrivain cubain reconnu. A partir de cette date, Ponte se voit privé des forums de lecture publique ainsi que de la possibilité de voyager à l’étranger même dans le cadre d’échanges universitaires. Il est ainsi habilement écarté à la fois de la vie intellectuelle nationale et internationale.

  • 3 Expression employée par Esther Whitfield dans son prologue au recueil de nouvelles d’Antonio José (...)
  • 4 Terme russe employé pour désigner les textes d’auteurs russes résidant en URSS mais publiés en Oc (...)

21S’il s’était préparé à la mise au ban de l’espace littéraire cubain, il vit difficilement la coupure avec le monde intellectuel de l’extérieur, lui qui était habitué à voyager depuis 1993, date de sa première sortie de Cuba en tant qu’invité au Foro Joven Literatura y Compromiso à Malaga. Il avait multiplié par la suite les séjours à l’étranger qui lui permettaient de découvrir d’autres horizons intellectuels inaccessibles depuis l’Ile. Face à l’exil intérieur qui lui est imposé, c’est dans la littérature qu’il trouve le meilleur des refuges. Pourtant ce qu’il écrit n’est pas publié sur l’Ile – à quelques exceptions près. Tout comme l’auteur, son œuvre vit un exil plus ou moins forcé. Ses textes font partie de ce qu’Esher Whitfield appelle « la literatura desterrada »3 ou ce que Desiderio Navarro nomme encore son samizdat4 : une littérature écrite à Cuba mais uniquement accessible aux lecteurs étrangers ou à ceux capables de se procurer un exemplaire provenant de l’étranger. Cette situation s’explique en partie par le fait que Ponte s’est toujours montré réticent pour soumettre ses écrits à la censure cubaine. A l’exception de quelques rares textes, l’écrivain a fait le choix d’exporter ses œuvres pour les protéger de toute amputation ou transformation. Cette dissociation entre le lieu d’écriture et le lieu de publication ne signifie pas pour autant que l’écrivain n’a aucun lecteur à Cuba. Certes, ceux qui connaissent son œuvre ne sont pas légion mais ils ont réussi à se procurer ses livres offerts par l’auteur lui-même ou par des amis en visite sur l’Ile.

22Antonio José Ponte a finalement pris la décision de quitter Cuba en mai 2006 car sa vie en tant qu’écrivain était devenue impossible là-bas. Son exil intérieur, marqué par un sentiment d’asphyxie intellectuelle et morale, l’a ainsi conduit vers un exil territorial définitif pour assurer sa survie en tant qu’écrivain.

2.2. L’insilio et les nouvelles formes de censure

23Réduire un écrivain au silence – en limitant ou en empêchant l’accès à ses œuvres – et à un isolement quasi monastique en l’écartant du monde intellectuel de l’Ile, est la méthode la plus efficace et la plus discrète trouvée par le gouvernement pour exiler les intellectuels gênants. Jorge Alberto Aguiar Díaz en sait quelque chose, lui dont la plupart des œuvres – deux livres de nouvelles, un roman et quatre livres de poésie – restent inédites à ce jour. Il n’appartient pas aux institutions culturelles officielles telles que l’UNEAC – qu’il perçoit davantage comme une institution politique que culturelle – ni à l’AHS (Asociación Hermanos Saíz). Son recueil de nouvelles, Adiós a las almas, publié par Letras Cubanas en 2002, a été présenté à la Foire du Livre de La Havane le 11 février de la même année, seul jour où cette œuvre s’est vendue à Cuba. Puis, elle a “mystérieusement” disparu des librairies cubaines jusqu’en septembre :

  • 5 Propos de JAAD recueillis par Claudia Márquez Linares.

Durante siete meses aproximadamente estuvo congelado, vamos a usar el eufemismo, para no decir que estuvo censurado. La distribuidora sólo tenía registrados 200 ejemplares, nunca los mil que debían imprimirse y no hubo respuesta de donde estaban los otros.5

  • 6 <jorgealbertoaguiar.blogspot.com>.

24Il s’estime trompé par la maison d’édition cubaine qui aurait publié son livre à contrecœur et l’aurait escamoté. Sur son blog, « el fogonero emergente »6, il reconnaît que ce livre a eu une vie « errante et hasardeuse » et qu’il a à peine été distribué à quelques centaines d’exemplaires, loin des promesses de Letras Cubanas. Ce livre critique, condamné à l’ostracisme par les éditeurs face au danger du mauvais exemple de la libre expression, expose son auteur au châtiment de l’exil.

  • 7 Voir Armando Añel (2002 : 71-78).

25Voilà le nouveau visage de la censure à Cuba qui se fait ainsi plus voilée : si la plupart des œuvres jugées problématiques ne sont plus interdites en théorie, les autorités en limitent au maximum la circulation. Dans les faits, le résultat est le même puisque le public cubain en est, dans sa grande majorité, privé. Cette nouvelle forme de censure s’est ainsi attaquée aux nouvelles de Virgilio Piñera récemment rééditées à Cuba, à certaines œuvres d’Anna Lidia Vega Serova, comme Bad Painting, à La estrella Boca Arriba de Raúl Aguiar ou encore à Paisaje de Arcilla d’Alejandro Aguilar pour ne mentionner que ces exemples. La dernière œuvre citée est un recueil de nouvelles qui constitue une fresque de la grotesque réalité militaire des années 1960 à Cuba. Pour donner l’impression que ce livre n’avait pas été discrédité, les autorités en ont distribué quelques rares exemplaires dans les librairies les plus fréquentées de la capitale. Mais la publication de l’œuvre a très vite été « gelée ». Si l’écrivain, après de nombreuses réclamations, a reçu un petit nombre d’exemplaires pour les lancements qu’il avait prévus, le livre a disparu, comme par enchantement, des rayons des librairies, sans doute sous les pressions répétées de certains fonctionnaires du Ministère des Forces Armées et du Département Idéologique du Comité Central7.

26Ces manœuvres silencieuses employées contre les livres indésirables font que ceux-ci ne circulent pas sur l’Ile. Comme le souligne JAAD, la censure la plus efficace aujourd’hui est celle qui s’attaque aux circuits de distribution :

  • 8 Propos de JAAD recueillis par Claudia Márquez Linares.

Mañana se puede publicar hasta a Reinaldo Arenas, no dudo que lo publiquen un día porque la censura está ahora en los circuitos de distribución. Esta es una manera muy astuta, muy suspicaz de darle otro matiz a la censura.8

27S’attaquer à la diffusion de l’œuvre, c’est réduire la portée que celle-ci va avoir au sein du public cubain. Ces livres qui sortent du cadre du « révolutionnairement correct », tardent d’ailleurs souvent à être édités. Le recueil de nouvelles d’Ángel Santiesteban, Sueño de un día de verano, sur l’expérience de la guerre en terre africaine n’a été publié que trois ans après avoir remporté le prix UNEAC.

28Ces mécanismes de censure sont d’autant plus efficaces qu’ils ne font pas de bruit. Les écrivains eux-mêmes ne sont pas toujours au courant de la censure qui s’exerce autour de leur œuvre, notamment quand celle-ci porte sur les délais de publication. C’est ainsi que les œuvres « conflictuelles » sont exclues de la littérature cubaine, condamnées à l’exil. À l’instar du narrateur du récit d’Abilio Estévez, Muerte y transfiguración, ces livres doivent affronter la plus efficace des mises à mort : l’oubli : « […] no me asesinaron. Recurrieron al olvido. El olvido es el modo más higiénico y definitivo de matar » (Estévez 2002 : 13).

  • 9 Rafael Rojas a établi ce parallèle dans plusieurs essais, notamment dans La isla sin fin, 1999, M (...)

29L’insilio, tel que nous l’avons analysé, est un des multiples visages de la fuite à Cuba. Il apparaît, selon l’expression de Ruth Behar, comme le double spéculaire de l’exil. Tous deux impliquent une mise à l’écart du centre mythique de l’Ile, partageant l’expérience du déracinement, de la distance et de la perte. L’insilio et l’exilio sont, en fin de compte, deux formes de marginalisation intellectuelle9 : ils représentent une mise à mort symbolique de celui qui s’y trouve confronté. L’exclusion physique de l’Ile est souvent précédée d’une éviction du monde des lettres, condamnant l’écrivain au pire des châtiments.

30Rejetée de l’espace réel comme de l’espace symbolique de l’Ile, la littérature « exilée » trouve pourtant d’autres espaces d’expression. On assiste ainsi à un décloisonnement progressif de l’insilio dans la mesure où ceux qui en sont victimes peuvent aujourd’hui se faire entendre :

31– d’une part, en publiant leurs œuvres à l’étranger (ce qui est apparu comme une nécessité vitale pour de nombreux écrivains cubains à partir de la crise des années 1990). Ce faisant, les écrivains de l’Ile ont parfois pu réinvestir l’espace culturel national, soit par la voie officielle en voyant leur œuvre, récompensée à l’étranger, publiée à Cuba, soit par une voie moins officielle en voyant l’édition étrangère de leur œuvre circuler de mains en mains sur l’Ile : tel est le cas aujourd’hui de Pedro Juan Gutiérrez,

  • 10 On estime que seule une quinzaine de Cubains de l’Ile ont osé jusqu’à présent ouvrir leur propre (...)
  • 11 jorgealbertoaguiar.blogspot.com en ligne depuis octobre 2006.
  • 12 <elblogdeladversario.blogspot.com/2008/04/respuesta-los-amigos.html>.

32– d’autre part, en utilisant Internet – malgré toutes les limitations imposées à Cuba en la matière – comme un nouvel espace d’expression et de publication. Les blogs – bien qu’encore peu nombreux sur l’Ile10 – donnent une autonomie et une liberté d’expression inégalées à leurs auteurs dans un pays où toutes les maisons d’édition dépendent de l’État. Ainsi, des figures marginalisées ou réduites au silence par les autorités culturelles cubaines tels JAAD11 ou Raúl Antonio Capote12 utilisent ce nouvel espace d’expression pour publier leurs écrits et continuer à exister en tant qu’écrivains.

33Il est de plus en plus difficile, dans ce contexte de mondialisation, de faire taire à Cuba des écrivains de renommée internationale, d’écarter de la vie locale des écrivains qui parviennent à s’exporter et à acquérir une voix à travers le monde.

  • 13 <loshijosquenadiequiso.blogspot.com>.

34Cependant, ces nouveaux moyens de se libérer – ne serait-ce que partiellement – de sa condition d’insiliado n’ont pas échappé aux autorités cubaines : ainsi, peu de temps après l’ouverture de son blog, Los hijos que nadie quiso13, l’écrivain de l’Ile Ángel Santiesteban a été agressé physiquement dans une rue du Vedado en mai 2009 par deux hommes qui l’ont taxé de contre-révolutionnaire. Cet épisode nous a ramené quelques décennies en arrière, vers des méthodes répressives violentes que l’on croyait bien révolues à Cuba.

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Bibliographie

Aguiar Díaz, Jorge Alberto, 2002, Adiós a las almas, La Habana, Letras Cubanas.

Aguilar, Alejandro, 1995, Paisaje de arcilla, La Habana, Letras Cubanas.

Añel, Armando, 2002, « Censura y autocensura en la literatura cubana de los noventa: una observación y algunos apuntes », in Revista Hispano Vubana, Madrid, n° 13, 2002, p.71-78.

Behar, Ruth ed., 1996, « Going to Cuba: Writing Ethnography of Diaspora, Return and Despair », in The Vulnerable Observer-Anthropology That Breaks Your Heart, Boston, Beacon Press, p.136-160.

Calderón, Damaris, 1999, « Distancias », in Sílabas. Ecce Homo, Santiago de Chile, Editorial Universitaria. Extraits publiés dans La Isla en peso, La Habana, n° 3, sur <www.uneac.org.cu/LaIslaEnPeso/num03/carta.htm>.

Estévez, Abilio, 1998, El horizonte y otros regresos, Barcelona, Tusquets.

Estévez, Abilio, 1998, La noche, La Habana, Letras Cubanas.

Estévez, Abilio, 2002, Muerte y transfiguración, Holguín, Ediciones Holguín, 2002.

Márquez Linares, Claudia, 2002, « Al borde de una crisis », in De Cuba, La Habana, n° 1, diciembre de 2002, sur <www.rsf.org/IMG/pdf/doc-1970.pdf>.

Ponte, Antonio José, 1992, Doce poetas a las puertas de la ciudad, La Habana, Extramuros.

Ponte, Antonio José, 1997, Asiento en las ruinas, La Habana, Letras Cubanas.

Ponte, Antonio José, 2005, Un arte de hacer ruinas y otros cuentos, México, Fondo de Cultura Económica.

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Notes

1 Comme dans « Lágrimas en el congrí » et « Viniendo ».

2 Résidant depuis 2007 à Madrid, Antonio José Ponte est aujourd’hui co-directeur de la revue.

3 Expression employée par Esther Whitfield dans son prologue au recueil de nouvelles d’Antonio José Ponte (2005 : 17).

4 Terme russe employé pour désigner les textes d’auteurs russes résidant en URSS mais publiés en Occident.

5 Propos de JAAD recueillis par Claudia Márquez Linares.

6 <jorgealbertoaguiar.blogspot.com>.

7 Voir Armando Añel (2002 : 71-78).

8 Propos de JAAD recueillis par Claudia Márquez Linares.

9 Rafael Rojas a établi ce parallèle dans plusieurs essais, notamment dans La isla sin fin, 1999, Miami, Universal.

10 On estime que seule une quinzaine de Cubains de l’Ile ont osé jusqu’à présent ouvrir leur propre blog tandis qu’il existe plus de six cents blogs créés par des Cubains résidant à l’étranger.

11 jorgealbertoaguiar.blogspot.com en ligne depuis octobre 2006.

12 <elblogdeladversario.blogspot.com/2008/04/respuesta-los-amigos.html>.

13 <loshijosquenadiequiso.blogspot.com>.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michaëla Sviezeny Grevin, « Écrire en marge du pouvoir »reCHERches, 6 | 2011, fr.

Référence électronique

Michaëla Sviezeny Grevin, « Écrire en marge du pouvoir »reCHERches [En ligne], 6 | 2011, mis en ligne le 17 décembre 2021, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/9330 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.9330

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Auteur

Michaëla Sviezeny Grevin

Université Paris III – Sorbonne Nouvelle

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

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