- 1 L’asomatisme est l’indifférence envers le corps sensible livré à la mort.
Adam a été créé comme ayant deux corps, dit Jacob Böhme. L’un est le corps de lumière, image parfaite de la forme humaine figurée depuis l’éternité par la Sagesse […]. L’autre est le corps de ténèbres, selon l’image de l’esprit de ce monde (Deghaye 1983 : 181).
- 2 Nous employons le terme de chair dans le sens attribué par Michel Henry qui comprend le corps non (...)
1Selon Böhme, l’ancienne demeure de Dieu ou l’ancien corps est « une demeure des ténèbres et de la mort », tandis que ce corps ressuscité, « ayant la forme adaptée à un corps où la vie dirige selon le modèle divin », est « un corps nouveau » qui dure éternellement « dans la sainteté et la pureté » (Böhme 1993 : 383). À la suite de la violation de l’interdiction divine, la corporalité céleste (de lumière) s’assombrit et reste celée ; par contre, le corps terrestre (de ténèbres) surgit à la lumière du monde (voir Böhme 1993 : 385). Selon cette anthropologie de souche gnostique, plus une chose est corporelle, moins elle est de l’être, autrement dit « plus un être est physique, moins il est essentiel », le monde matériel (y compris le corps humain) étant marqué de négativité (voir Culianu 1998 : 122). La matrice corporelle (anti-typos) ne s’oppose pas seulement à l’âme (typos), mais aussi au corps céleste. En plus, le monde clair-obscur devient un espace de l’exil d’où l’on doit s’échapper par la conversion du corps mortel en chair vivante2. De là, l’asomatisme déclaré et l’acharnement envers un corps-obstacle dont la matérialité opaque voile la chair ou le corps de lumière. En son essence, l’aventure gnostique est phénoménologique (dans le sens étymologique du terme adventurus : ce qui vient et advient). Si le monde est « la tombe de la restauration du corps » (Culianu 1995 : 129), cette disparition ou catabase est suivie par une nécessaire apparition ou anabase, la manifestation lumineuse du corps sauvé.
- 3 Toutes les citations tirées de ce roman font partie de l’édition roumaine (Díaz 2008).
2C’est le cadre général, symbolique et « mythique », de notre interprétation sur Las cuatro fugas de Manuel3, autant d’expériences existentielles qui mettent la chair à l’épreuve, suivant un scénario où la dialectique du disparaître et de l’apparaître va de pair avec une sorte de dé-création non-intentionnelle. Or Manuel subit une telle aventure durant laquelle le corps est peu à peu, mais constamment, raréfié et exproprié : « ses pieds tremblaient », « la sonnette forait sa tête », « la terre avait tremblé sous ses pieds ». Cette agression décompose par étapes l’extériorité, en la soumettant à un tremblement existentiel si intense que tout ce qui est arraché et disparaît est éprouvé comme douleur vive, soit à la suite d’une action imposée du dehors qu’il doit supporter comme châtiment incompréhensible (« son corps a été pilé scrupuleusement, on aurait dit qu’il était soumis à des tortures », « les douleurs sont revenues, en le faisant sentir chaque pas dans la poitrine et dans la tête, comme un châtiment »), soit qu’il s’agit d’une initiative personnelle, délibérée, d’autoflagellation ou d’automutilation (« il a heurté sa tête contre le marbre […], il a heurté son front contre l’angle saillant […], sa tête crevant de douleur »). « Les douleurs du corps » marquent l’agonie de l’à-paraître, la désobjectivation de l’existence réduite à la réalité subjective, là où ce qui compte n’est pas ce qui souffre, mais le fait que cette souffrance ne peut pas être pensée, maîtrisée. Non pas le corps senti, vu et touché, mais la chair qui sent et fait sentir, où l’invisible se voile dans la vue et se touche dans ce qui le touche : un sujet incarné. De l’épuisement et de la vulnérabilité mêmes du corps apparaît la chair non-intentionnelle et in-sensible dont l’essence est la vie invisible : « il s’est senti soudain vide et vulnérable », « affamé, sale, maigre, laid, pauvre et vulnérable », « épuisé comme s’il avait été battu », « il craignait de ne pas s’évanouir d’épuisement ». La précarité et la promiscuité ne sont que les avant-scènes de l’évacuation mondaine, de l’absence éloquente dont apparaîtra « la réalité de la vie, sa chair pathétique invisible » (Henry 2003 : 193).
- 4 Même une sorte de fascination équivoque du froid, non sans rapport avec l’Institut de Physique de (...)
3Le froid et la peur (ou la peur du froid)4, tout comme l’insomnie et le cauchemar, témoignent, dans la différence même du monde, de l’indifférence de ce qui se dévoile, de la distance ontologique qui sépare le corps-objet (ce qui se montre en tant que corps extérieur, matière-contenu du monde visible) et « la chair souffrante qui détient la réalité de sa souffrance par sa phénoménalisation pathétique dans la vie » (Henry 2003 : 194). « Manuel a frissonné, transi de froid », en éprouvant « une peur douloureuse » ; « il a senti dans sa tête le souffle glacé de la peur », « bien qu’il eût mal partout, il ne pouvait pas dormir, le froid de la cellule ne le laissait pas s’assoupir », il était « comme un somnambule » qui « ne pouvait pas se rendre compte si le froid qui ridait sa peau était l’effet de l’automne ou de la crainte de fuite qui s’était blottie dans son cœur ». Les museaux glacés des chiens qui flairent son corps ne touchent pas le corps proprement dit, mais la chair affectée par l’épreuve de la souffrance. Le corps-objet est insensible puisque, ne pouvant pas toucher ce qui le touche, il est en quelque sorte intangible, il ne souffre aucun contact qui puisse l’affecter. La table ne touche pas le mur, ne souffre donc ni le toucher de la main, ni celui du clou qui s’y enfonce, pareille à tout corps-mort, à tout cadavre dont la vie s’est écoulée. Là où la vie n’apparaît pas, où elle ne se fait chair, on ne peut parler que des corps livrés au monde. Rien d’invisible ne les habite, parce qu’ils n’ont pas de dedans, rien qu’une extériorité pure, visibilité qui se dévore. Aucun homme vivant n’a un tel corps, car tout homme vient au monde dans une chair réelle qui pâtit et se réjouit, qui a faim ou soif, qui est touchée par ce qu’elle touche : une chair sensiblement affectée. Un tel corps se révèle comme souffrance ou joie, faim ou soif, comme chair intérieure animée par la réalité absolue dont elle provient. Pour une telle chair, au seuil de l’à-paraître, le monde lui-même se dé-mondanise, paraît (dans sa propre disparition) un espace absurde, infernal, renversé dans la négation de soi : « il se sentait épuisé comme un mort dans l’enfer », « il craignait de tomber dans le gouffre du paradoxe », « dans une ville irréelle », « on dirait qu’il se déplaçait dans l’irréalité d’un cauchemar ». L’espace comprimé, le temps perdu ou la torture du temps qui passe sont les marques d’un manque, la chute dans l’absence qui laisse le personnage « sans place dans le monde ».
- 5 Dans le cas du suicidé, c’est toujours d’une « désincarnation » qu’il s’agit, mais cette fois-ci (...)
- 6 « Toute communication entre moi et mon corps posée devant la réflexion se révèle impensable » (Ma (...)
4Chaque fuite représente un refuge au-delà d’un corps exilé qui gêne en tant que « chose » impossible à posséder. Les frontières (politiques, culturelles, linguistiques), difficilement franchies, suivant un va-et-vient presque sans arrêt et sans issue, marquent en même temps les limites d’un corps dont on doit s’affranchir pour que la chair puisse renaître à la lumière de la nouvelle vie. S’évader de son propre corps, surmonter la condition d’objet, percer la peau insensible de la pure visibilité exposée, tout cet effort — à sa limite eschatologique — est un paradoxal avancement – rétrécissement. Il s’agit d’une sorte de pérégrination privative qui n’est pas picaresque, mais un pèlerinage initiatique, voyage au bout de la nuit corporelle, une graduelle privation enrichissante. Plus on trace des sentiers à travers l’extériorité du visible (dans la souffrance, dans l’humilité et dans l’échec), plus le corps (y compris celui du monde) se re-trace, se défait et se flétrit. L’intériorité n’est pas vue ; c’est elle-même qui s’offre à la vue, se rend visible dans l’extériorité obscurcie, dans cette sécularisation effective de la mondanité. Manuel ne peut offrir que son corps, mais il l’offre en tant qu’objet dont il n’a plus besoin, qu’il ôte, tout comme le suicidé dans l’acte du reniement de soi5. Or ce n’est pas ce qu’il a qu’il doit offrir, mais ce qu’il est, sa vie la plus précieuse qu’il ne peut pas perdre. L’asomatisme devient anti-somatisme, haine contre la différence corporelle qui empêche la transformation. « Il ne s’était jamais plu », « il haïssait son corps », ce sont les affirmations de quelqu’un qui ne dispose plus de son corps. Le corps ne lui appartient plus, puisqu’il ne le pense plus ; ni objet du monde, ni objet d’une pensée. « Le corps pensé cesse de m’appartenir », dit Gabriel Marcel (Marcel 1935 : 253)6 ; c’est le corps devenu étranger, l’altérité qui altère et qui approfondit la crise d’identité, le corps perdu dans la disparition même du monde. Le corps est le visage du dehors, extériorité du visible apparent qui doit disparaître de sorte qu’il ne soit plus vu, qu’il passe dans l’état du rien, de l’inapparent qui ne saute pas aux yeux. Le corps ne fait plus écran, il fond et devient transparent, un habit translucide qui ne donne rien à voir, mais fait voir la chair qui brille au-dedans.
- 7 On ne peut détruire cette intimité que par deux moyens : soit en l’objectivant dans un acte de ré (...)
- 8 Au-delà des quatre épreuves situées sous le signe des quatre saisons (et il n’est pas dépourvu d’ (...)
5Pour un être d’expérience comme Manuel, ce qui n’est pas pensable c’est l’intimité7 avec sa propre chair, la co-présence ineffable où le moi retrouve son ipséité charnelle dans l’existence, en devenant ce que G. Marcel appelle un « être incarné » (Marcel 1967 : 34). Le corps-objet peut disparaître car, si le monde n’existe plus, le corps n’a pas de raison d’exister ; il n’y a personne qui le regarde et, même s’il y avait quelqu’un, il n’aurait plus rien à regarder : le corps sacrifié devient corps non vu8. Dans l’utopie d’un monde dégradé (où ou topos n’est plus le lieu inexistant, mais l’existence sans lieu), Manuel se sent éclipsé, appauvri, un « mendiant » : « s’il avait au moins pu se blottir, gnome ou grain de poussière », « se jeter dans la rivière » ou même « se sentir invisible ». Le corps n’est plus humilié mais humble ; illuminé jusqu’à la fonte de soi, c’est l’épure d’une réalité effacée. Suivant un acte de renversement ab extra ad intra, la chair surgit vulnérable à la surface de l’être, tandis que le corps sombre dans l’insignifiance. On se détache du corps comme d’un vêtement devenu inutile, comme d’une peau de serpent trop serrée. Ce n’est que la chair qu’on peut traumatiser, cette pauvre chair qui souffre, mise à nu, qu’aucun corps ne voile, mais qui se dévoile dans l’exposition de soi. Le corps apparaît et disparaît, mais – au cours de ses voyages symboliques – il se recrée, en subissant une métamorphose purifiante, de sorte que l’initiation suit les étapes d’une paradoxale réincarnation. Manuel – cet Adam à rebours qui regagne un paradis non pas perdu, mais jamais connu – est décidé à se laver afin de « commencer propre sa nouvelle existence » ; redevenu pur, « son nouveau visage » est celui qui s’exprime enfin librement, qui voit et se laisse voir. Si la chair peut être touchée, percée, défigurée, martyrisée, c’est justement parce qu’elle est exprimable. Mais elle ne s’exprime que dans sa propre suppression, traumatisée par la nécessité de sa vacuité. La chair sauvée, évacuée du corps, n’est pas le corps emprisonné dans le monde, c’est le corps libre, libre de sentir et d’être senti, de toucher l’ineffable et d’être touché par l’insolite de la sensation, ce premier visible d’un monde qui se lève. C’est déjà le corps immortel ; son vide lumineux est le nouvel horizon d’où tout peut recommencer. Horizon de l’amour et de la solidarité où la mort elle-même tombe dans les bras de la vie, absorbée dans la plus ardente des étreintes.