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Corps et texte, corps du texte

Des corps mal dans leurs peaux ?

L’aliénation comme reflet de la crise identitaire de l’exilé dans les œuvres d’Eliseo Alberto
Elsa Rischmann
p. 187-204

Résumés

Le corps se révèle être une clé indispensable à la compréhension des ouvrages d’Eliseo Alberto. Omniprésent et polysémique, il jalonne ses écrits et en devient même le fondement. Imbriqué à la conception même de la création littéraire, il suscite une réflexion sur les corps de la fiction, les personnages. Ces acteurs mal dans leur peau changent de corps en se dissimulant sous des masques et déguisements ou en dernier recours enfilent celui d’un autre, usurpant apparence et identité pour prolonger sa vie. Cependant, ces personnalités multiples et dédoublées semblent toutes regretter un seul même corps : celui de la patrie perdue, tantôt mère nourricière, tantôt tentatrice, reconquise par l’imagination.

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Mots-clés :

identité, patrie, écriture, Cuba

Palabras claves:

identidad, patria, escritura, Cuba
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Texte intégral

1Si la préoccupation pour le corps et ses diverses représentations n’est pas nouvelle au sein du corpus latino-américain, il paraît intéressant néanmoins de s’interroger sur son traitement et sur son rôle dans la littérature latino-américaine actuelle et plus précisément sur ceux qu’Eliseo Alberto semble lui octroyer dans ses œuvres.

2À première vue secondaire, le corps se révèle finalement être une clé indispensable à la compréhension de ses ouvrages. Omniprésent et polysémique, il jalonne ses écrits et en devient même le fondement, l’auteur allant jusqu’à colorer sa poétique de teintes charnelles, préconisant une structure osseuse et prônant le côté savoureux, odorant et visuel de la littérature. Imbriqué à la conception même de la création littéraire, le corps suscite en fait une réflexion sur les corps : ceux de la fiction, les personnages. Tâchant de « darle carne y hueso a [los] personaje[s] » (Alberto 2004 : 323), l’écrivain brouille les limites entre réalité et fiction. À la fois troublés et troublants, ces acteurs mal dans leur peau changent de corps en se dissimulant sous des masques et déguisements ou en dernier recours enfilent celui d’un autre, usurpant apparence et identité pour prolonger la vie de leur défunt ami. « Je est un autre », voilà bien la devise qu’ils pourraient adopter. Cependant, ces personnalités multiples et dédoublées semblent toutes regretter un seul même corps : celui de la patrie perdue, tantôt mère nourricière, tantôt tentatrice, reconquise par l’imagination, figurée par des êtres ou reconstruite en soi.

Une littérature charnelle

Des personnages épidermiques

Corps baromètre, corps antenne : récepteur et révélateur des émotions
(corps qui trahit le psychisme)

3« Los cubanos somos desmemoriados y epidérmicos », affirme l’auteur dans Dos Cubalibres, Nadie quiere más a Cuba que yo (Alberto 2004 : 138). Le deuxième adjectif met bien en évidence l’une des principales caractéristiques des personnages qui jalonnent les œuvres d’Eliseo Alberto : il s’agit bel et bien d’individus à fleur de peau mais ce sont aussi des personnalités extrêmes, comme le signale la deuxième acception de ce vocable.

4En effet, toutes les émotions passent par le corps, par ce « barómetro de la piel » (Alberto 2000 : 28-29), qu’il s’agisse de la chair de poule fréquemment évoquée ou des crises de tachycardie d’Asdrúbal. Corps-antenne : récepteur des indices imperceptibles pour l’esprit humain mais mystérieusement ressentis par celui-ci, fossile de l’animalité de l’être humain, ultime témoignage de son instinct. Mais cet emploi du corps est surtout, plus qu’un moyen de souligner l’une des traces de la condition animale de l’homme, l’occasion pour l’auteur de revêtir le corps d’une valeur prophétique essentielle au déroulement de l’action.

Corps prophétique et prédestination

5Ainsi le saignement des gencives primitivement dû à la pénurie de dentifrice ou au manque d’hygiène, en intervenant de manière chronique avant chaque drame dans Caracol Beach devient-il le signe d’un événement tragique à venir. De même, si les crises de tachycardie d’Asdrúbal, les quintes de toux de Bebé ou le hoquet de Lino sont effectivement des manifestations de leur inquiétude, il n’en demeure pas moins que ces phénomènes interviennent a priori et non a posteriori, comme autant de mauvais augures.

6Même le sexe, très présent comme en témoigne le titre d’un des livres (El retablo del Conde Eros), semble se doter lui aussi d’un caractère prophétique. En effet, loin de se résumer à la simple revendication de l’amour et de l’érotisme, même si elle existe : « El erotismo está presente desde el origen mismo del hombre » (Alberto 2008 : 69), l’omniprésence du sexe semble bien revêtir un rôle annonciateur primordial, proche de celui du chœur antique dans les tragédies classiques, les nuits endiablées intervenant systématiquement avant un événement tragique. En outre, la prophétie y apparaît toujours en filigrane, suggérant qu’il s’agit de la dernière nuit des amants ou qu’un drame est à prévoir : « Lino y Maruja debieron de advertir que vivían un momento irrepetible, terminal » (Alberto 2005 : 18).

7Mais le corps, dans les œuvres d’Eliseo Alberto, est aussi réceptacle et porte l’empreinte des secrets. C’est lui qui révèle à Lino, quand il regarde enfin celui de sa défunte épouse, les traces d’une vie cachée de celle qu’il pensait connaître par cœur. Remarquant subitement des taches de nicotine sur ses doigts et des marques de points de suture sur son poignet gauche, il se dit : « […] debía de consumir sus cigarros a escondidas. […] ¿Cómo él no se dio cuenta? […] ¿Qué otras mentiras le guardó ? » (21-22). Ce sera en outre l’occasion, tant pour le personnage que pour le lecteur, de se livrer à un jeu de piste plus ou moins consciemment.

8Par ailleurs, que dire du bras tatoué du soldat Beto Milanès dans Caracol Beach qui donne lieu à un véritable quiproquo quant à son interprétation : « En el brazo izquierdo, desde la altura del hombro hasta la articulación de la muñeca, se había tatuado los nombres de sus muertos particulares, y nada parecía darle más satisfacción que acariciar aquellos epitafios gravados en carne viva mientras evocaba las circunstancias de cada ejecución » (Alberto 2001 : 175). Ainsi le prend-on d’abord pour un redoutable assassin, le narrateur maintenant qui plus est le suspense, alors que l’on apprend plus tard qu’il s’est fait graver dans sa chair les noms de ses compagnons d’armes morts au combat, tant sa culpabilité fut forte d’avoir survécu. Le corps, s’il fait bien sûr état du degré de désespoir du personnage et en souligne la démence, se fait aussi véritable sépulture des êtres aimés. Il devient également une arme redoutable contre l’oubli, si tant est que le relai soit assuré à la mort du soldat. Toutefois, si le corps est un outil pour les personnages des romans, il l’est encore davantage pour le narrateur qui s’en sert pour ménager le suspense ou au contraire divulguer des indices, pour faire avancer la diégèse ou pour piéger le lecteur.

Les obsessions

9Par ailleurs, en plus d’être un instrument, le corps est souvent l’objet d’obsessions. On apprend par exemple que Tom voue un véritable culte à son corps : « El cuerpo representaba para él la pagoda de una nueva religión » (Alberto 2001 : 129), tandis que Lorenzo ne peut pas se passer de son rituel journalier : « los rituales de afinarse el bigote » (Alberto 2000 : 46). Quant à José, il passe le plus clair de son temps à essayer de se couper ses ongles de pieds avec ses ongles de mains. Par cette utilisation du corps, les personnages acquièrent en fait une nouvelle dimension : ce ne sont pas seulement des individus frénétiques, fous ou grotesques, ce sont aussi et peut-être surtout des victimes de la solitude et du monde qui les entoure : « ¿Sabes por qué me afeito? […] Yo me afeito porque gracias a ese bigote me paso doce minutos frente al espejo, con la navaja de papá en la mano, una navaja tan afilada que corta un cabello en dos. Doce minutos sin pensar en otra cosa… » (118).

10Mais si le corps est omniprésent pour ce qui est de la thématique, il l’est aussi d’un point de vue logistique si l’on peut dire, à savoir qu’il participe de manière intrinsèque à la construction des romans.

Une rhétorique charnelle

Une poétique charnelle

Yo escribí mi novela [El retablo del Conde Eros] a partir de lo que me enseñó el propio Conde Eros. Para él, y así lo digo en su retablo, «el secreto de la narrativa radicaba en la “estructura ósea” de las oraciones que armaban el párrafo, una a una.» Eso intenté.1

11Si Eliseo Alberto revendique avec humour et à plusieurs reprises sa filiation avec le personnage du comte Eros qu’il a lui-même créé, il est somme toute très intéressant de se pencher alors sur les propos de ce personnage, auteur virtuel de pièces pornographiques, qui se plaît à évoquer sa conception de la poétique. Ainsi insiste-t-il par exemple sur l’importance du corps et du sexe, tant en ce qui concerne le sujet à traiter qu’en ce qui convient à l’écriture elle-même, allant jusqu’à associer identité littéraire et identité réelle si l’on peut dire puisqu’il rapproche ce qu’il prétend être la vision cubaine de la vie de celle de l’écriture :

[…] el sexo es una intituiva expansión del patriotismo. […] Los cubanos nos tragamos los besos cuando besamos y los sudores al sudar; tragoneamos la imagen del muslo al momento de lamerlo, devoramos confesiones, ingerimos caldos de desolación. Tragamos lo que pensamos, tragamos lo que sentimos, tragamos lo que divagamos. Nos manducamos la memoria. Absorbemos orgasmos y eyaculaciones. Tragan los ojos y las manos, traga el olfato, el tacto, la vista, el oído, el paladar. Tragan el pene y la vagina. Tragan tu pezón y mi tetilla. La farsa traga lo evidente; la apariencia a la realidad; la materia a la imagen. (Alberto 2008 : 68)

12La vision charnelle de la vie et de la littérature exposée par le comte n’est d’ailleurs pas sans rappeler la propre conception de l’auteur pour qui le côté savoureux, odorant et visuel de l’écriture est essentiel (sa passion pour le septième art n’y est sans doute pas étrangère), caractéristique qui se retrouve d’ailleurs dans tous ses écrits où tout se touche, s’entend, se boit et prend vie.

13« El verbo es carne », affirme enfin Eliseo Alberto dans Dos Cubalibres (Alberto 2004 : 123), soulignant le rôle de créateur de l’écrivain, dieu dont le verbe se fait chair. Le livre devient alors, en plus d’être, dans une certaine mesure, le squelette des personnages, un corps à part entière, créé ou accouché. C’est d’ailleurs ce que l’artiste nomme dans le même ouvrage « la genética celular de la letra » (293).

Une littérature savoureuse

14Mais cette littérature pleine de vie et de vitalité est aussi une littérature vitale, où les mots suggèrent la bonne chair et où des corps tantôt gourmands, tantôt affamés, dévorent leur regrettée patrie : Cuba.

15Comme l’indique le titre évocateur d’un des ouvrages, Dos Cubalibres, ou l’un de ses chapitres intitulé Contrapunteo cubano de la fruta y de la vianda, nourriture et boissons sont récurrentes. De nombreux plats cubains sont d’ailleurs évoqués : « un plato de mermelada de fruta bomba » (Alberto 2000 : 50), « arroz blanco y huevo frito », (2004 : 27), « arroz blanco y habichuelas rojas », (2001 : 139) quand il n’y a pas de conseils culinaires ou même la recette (recette des « frijoles negros », (2000 : 97), « ajico criollo », (2004 : 64), « plátanos rellenos, fufú de plátanos… », (67). Mais plus qu’un simple panorama de la gastronomie, ce sont la faim et la gourmandise qui sont à l’honneur. Ainsi José qui, déprimé au fin fond de sa cage pour homo sapiens dans le zoo de Santa Fe, refuse de s’alimenter, finira par succomber au « merequetén » de Zenaida (Alberto 2000 : 97), brisant sa grève de la faim et retrouvant goût à la vie. Quant à Sam Ramos, dans Caracol Beach, c’est son incapacité à contrôler sa boulimie qui sera en partie responsable de la tragédie survenue cette nuit là : que se serait-il passé s’il n’était pas allé chercher cette maudite pizza ? Que dire encore de Brunno Uribe qui est sujet à une faim atroce et incontrôlable depuis la disparition du cirque Cinco Estrellas ?

  • 2 Cruz, Juan, 2008, Yo me como mi país todos los días, www.elpais.com, 14/06.

16Ces corps désorientés, privés de leurs racines paraissent combler un manque. Or, selon l’auteur, « La patria es un plato de comida »2, l’image de Cuba assimilée à de la nourriture ou à des boissons revenant en effet fréquemment dans ses œuvres. Aussi, pour ces personnages déracinés et obsédés par la chair, la nourriture cubaine se fait alors Patrie métaphorique tandis que leur gourmandise ou leur boulimie acquièrent, quant à elles, la valeur symbolique de l’exil.

Des corps sacrifiés

La crise identitaire : des corps aliénés

Des corps orphelins (perte de la Mère Patrie)

17Si la nourriture suggère la nostalgie de la Patrie, elle confère également à cette dernière le rôle essentiel de mère nourricière, faisant des personnages, non seulement des personnages affamés, mais encore des orphelins. Eliseo Alberto n’écrit-il pas : « Mi país me amamanta » (Alberto 2004 : 26-27) ?

18Pour les personnages aussi, cette vocation maternelle est perceptible : pour le soldat Beto par exemple, « Cuba es Catalina La Grande » (Alberto 2001 : 268), c’est-à-dire sa mère. De même, pour Laura, « Caracol Beach estaba ligado al recuerdo de su madre, una habanera llamada Maruja Vargas. […] Para Laura entrar en Caracol Beach significaba regresar al vientre materno » (Alberto 2001 : 32-33), à savoir Cuba.

19Mais si l’évocation du souvenir de Cuba, le retour en son sein, est si douce, son absence n’en est pas moins douloureuse, comme le souligne cette réplique grinçante du Comte Eros :

Lo de silbar el himno, fue muy audaz, Honorato. Los símbolos nacionales no mezclan bien con la satería, aunque la patria, o su representación gráfica, sea una señora amamantando moribundos ante una pila de cadáveres. (Alberto 2008 : 131).

20C’est que cette séparation est en fait bien plus un divorce qu’un sevrage.

Un divorce forcé

21Pour l’auteur d’abord, Cuba est la « cama donde duerm[e] ». « Somos un matrimonio mal llevado » (Alberto 2005 : 118), poursuit-il.

22Il n’est donc pas étonnant qu’elle prenne souvent, dans ses écrits, la forme d’une femme, d’un corps à reconquérir. Ainsi Esther, dans le livre au titre évocateur Esther en alguna parte, n’est autre que la métaphore de l’île et la quête amoureuse d’Arístides prend alors une toute autre dimension quand il avoue : « Cuba sería mi Esther » (176). Malheureusement, le retour au foyer n’aura jamais lieu puisqu’il décède juste avant la rencontre orchestrée par son meilleur ami.

23Pour José aussi, enfermé dans une cellule en pays étranger, c’est une femme, la femme en partie responsable de son emprisonnement, qui incarne le pays tant regretté, du temps où il était innocent, et libre : « […] y así la grabó en el mural de la celda : es la muchacha que pasea a la sombra de un palmar que nunca ha existido en el malecón habanero » (Alberto 2000 : 20).

24Enfin, pour Asdrúbal, c’est le corps de l’être aimé tout entier qui prend la forme de l’île fantasmée par la nostalgie, paradis perdu de son enfance qu’il retrouve et conquiert par le sexe :

[…] conquistándole su templado territorio. Palmo a palmo, rincón por rincón, él fue explorando aquella tentadora geografía : el volcán ardiente del útero, la selva virgen del vientre, los suaves médanos de los senos, el tibio manantial de la boca, hasta llegar al fin de la travesía donde lo esperaban los ojos de Anabelle. (Alberto 1992 : 68)

25L’allégorie de Cuba par la femme permet donc à certains d’y revenir en concrétisant leur désir mais qu’en est-il de ceux, comme Arístides Antúnes, qui ne parviennent jamais à leurs fins ? On perçoit mieux dès lors pourquoi ces corps divorcés malgré eux se séparent en de multiples identités.

Corps enchaînés, corps aliénés (folie, corps doubles, schizophrénie)

26On comprend donc que ces corps enchaînés, réellement ou virtuellement, orphelins et/ou amputés d’une partie d’eux-mêmes soient en proie à une crise identitaire profonde, engendrée par un intense sentiment de frustration.

27Aussi ces « desterrados », exilés désorientés assoiffés d’un territoire fantasmé succombent-ils à leurs dissensions internes, divisant leur être, plus ou moins consciemment, en une multitude de fragments : « Mi nombre de bautizo es Arístides Antúnez, pero también fui o soy Abdul Simbel, Benito O’Donnel, Pierre Mérimée, Eduardo Sanpedro, Lucas Vasallo, Plácido Gutiérrez, Elisabeth Bruhl y Larry Po » (Alberto 2005 : 26).

28Paradoxalement, ces corps multiples se sentent vides : « vacante[s] », précise Arístides anéanti par le manque (27). C’est pourquoi ils ne trouvent d’échappatoire qu’en se dépossédant d’eux-mêmes. Arístides, par exemple, alias Larry Po, affirme ne se sentir lui-même que lorsqu’il évoque Esther, métaphore de Cuba : « Sólo me siento Arístides cuando evoco a Esther » (29). Il ne paraît cesser de souffrir que lorsqu’il est absent de lui-même, quand il sort de cette prison charnelle qui l’oblige à affronter la terrible problématique de l’identité : soit en usurpant le corps d’un autre Moi imaginé (« se puso la piel de Eduardo » (118)), soit en s’abandonnant à ses délires schizoïdes. « Mi problema es de identidad », confie-t-il (57)… Ce même problème semble hanter le soldat de Caracol Beach qui souffre de crises similaires : « Y su mente se partió en dos. » (Alberto 2001 : 116) Le narrateur va d’ailleurs jusqu’à en faire l’allégorie de la folie : « un hombre idéntico a la locura » (155). Mais le soldat est surtout la victime d’une expérience traumatisante : obsédé par le souvenir affreux du corps de son sergent éventré par un léopard puis dévoré par des fourmis carnassières dans la jungle, il a choisi d’assumer l’identité de son supérieur, se faisant appeler Lázaro Samá, croyant ainsi pouvoir chasser ses hallucinations, sa culpabilité et ses peurs, mais en vain.

29La dépossession de soi et l’usurpation du corps d’un autre semblent même prendre une tournure beaucoup plus concrète quand Lino décide, à la mort de son meilleur ami, d’occuper presque physiquement son corps et de s’approprier son identité. Il s’agit pour lui de prendre un nouveau départ, tout en rendant hommage à un être admiré :

LINO CATALÁ decidió que él era quien había muerto. A partir de esa revelación, sería para siempre Larry Po. […] Así, allí, sentenció la resurrección de un amigo. […] La idea de que él, Lino Catalá, por fin había muerto, de que terminaron sus miedos a la vida, le llegó al parejo con la convicción de que no dejaba nada pendiente. […] Entró en la sala. Y comenzó realmente su fuga. (Alberto 2005 : 185-186)

30Malheureusement, plus qu’un nouveau départ, il s’agit en effet plutôt d’une fugue : il est visiblement plus facile de s’échapper de son propre corps que d’affronter ses démons intérieurs… Les personnages d’Eliseo Alberto seraient-ils des lâches ?

Des corps violés

Viol paternel : l’homosexualité comme métaphore de l’exil

31Avant que d’être lâches, ces individus sont surtout des victimes, abîmées par la vie et violées par leurs proches.

32Le viol de « Boby la China » par son père qui ne peut tolérer les tendances homosexuelles de son fils est en cela particulièrement affreux. On lit par exemple : « su padre lo embestía » ou « la bestia lo montaba » (Alberto 2008 : 73). Plus qu’une humiliation, l’acte est décrit comme une profanation (« profanación desquiciada ») ; il est vécu comme une condamnation (« condenaba »), un abus intolérable (« un abuso imposible de entender »). Boby finit même par s’enfuir pour échapper à la traite infantile qu’a planifiée pour lui son violeur.

33De même, mais dans une moindre mesure, le rejet de Mandy par son père dans Caracol Beach, en raison là aussi de son homosexualité donne également lieu à la fuite du jeune homme. Toutefois, ces évasions font davantage montre de courage que de lâcheté tandis que l’homosexualité s’apparente à une forme d’exil, un bannissement forcé de la figure paternelle.

34Ce rapprochement est d’autant plus intéressant quand on connaît la définition de l’exil de l’auteur : « ¿Qué es para ti el exilio ? Una violación » (Alberto 2004 : 21).

L’exil est un viol

35Violer : enfreindre, violenter, pénétrer quelqu’un contre sa volonté, profaner. On retrouve d’ailleurs cette notion de profanation lors de l’évocation du viol de Mandy par son père développée antérieurement, ce qui confère alors au corps un caractère sacré. De la même façon que le père indigne brise les règles sacrées en pénétrant le territoire interdit, l’exil va à l’encontre des libertés individuelles et dépossède l’homme d’un de ses attributs majeurs : la volonté. L’exil opère alors presque comme un dieu surgi d’une tragédie grecque, réduisant l’être humain à une marionnette prisonnière de son destin.

36Cette dégradation paraît du reste perceptible à travers les images abjectes qui jalonnent les récits, comme si elles se faisaient l’écho du néant intérieur des individus afin de faire mesurer au lecteur l’étendue de cette zone de non-soi : putréfaction des corps (Alberto 1992 : 17), « sabor a carne podrida » (Alberto 2001 : 15), « olor a crema de amapolas rancias » (16), « olor a carne quemada » (22), « olor a carne rancia » (365), « gusanos » (Alberto 1992 : 19) ponctuent ainsi les romans. L’incontinence de Lino semble également en faire état, tout comme le leitmotiv du crachat, qui vient s’ajouter à cette liste infâme, comme si les personnages tentaient désespérément d’expulser cette masse informe et avilissante de non-être, qui n’est pas la mort mais bien pire :

Yo supe que Rafaela estaba viva porque escupía sin reparar en mi presencia, y los muertos no escupen como escupía y escupía el humano despojo de Rafaela Tomey. Escupía dientes […]. Escupía roñas […]. Escupía su muerte y escupía su vida. […] Transitaba por una dimensión esperpéntica de la realidad. (Alberto 2005 : 120)

37Ces corps vacants (« vacantes », pour reprendre un terme employé plus avant) paraissent donc avoir été privés de leur identité et semblent ainsi condamnés de fait à l’errance, tant extérieure qu’intérieure ; ils sont condamnés à l’exil mais encore à ce que l’auteur appelle « el insilio ».

Des corps sacrifiés

Renoncement et privation d’identité : des corps condamnés à l’errance

[…] Un «insilio», esto es, un «exilio interior» donde el ciudadano inconforme o sofocado marca sus propios límites y entre ellos vive al margen, sobrevive. (Alberto 2004 : 205)

38L’idée d’expulsion, de dépossession de soi est ici clairement établie. Il n’est pas étonnant alors que certains personnages fassent allusion à leur invisibilité : « Me considero afortunado : la gente que me mira no me ve » (Alberto 2005 : 27), puis, plus loin : « Fácil, mi socio, a nosotros nadie nos ve » (123). Aussi le lecteur a-t-il parfois l’impression d’être perdu dans un monde surréaliste où cohabitent morts et vivants et où les fantômes ne sont finalement pas ceux qu’on croyait. En effet, eux semblent bien vivants ! C’est le cas de Juana Montiel par exemple, dont le narrateur souligne « su extraña forma de existir aun sin existir y de estar viva a pesar de tanta muerte » (Alberto 1992 : 106). C’est que, et comme il est rappelé à plusieurs reprises : « La muerte no es más que una forma distinta de estar vivos » (306). Mais alors qu’est-ce que la vie ?

39L’exil, en tout cas, s’apparente à une forme de sacrifice puisqu’il s’agit en fait de renoncer à son identité, privation imposée que l’on accepte par nécessité.

Figures bibliques et dimension sacrée : sacrifice, Déluge, mort et résurrection…

40Ces corps paraissent donc avoir été livrés à leur destin, sacrifiés à une issue tragique. « Hay criaturas a las que les va como en feria, sin comerla ni beberla. Nacen crucificadas » (Alberto 2000 : 116), écrira même le narrateur à propos de Lorenzo. Lorenzo, figure par excellence du sacrifice, « convencido de que el hombre era el único animal dispuesto a sufrir en lugar de otro, a morir por otro » (93, 102, 107) et qui donnera sa vie pour son ami José, seul moyen pour lui de donner un sens à son existence.

41Est-ce à dire que seul un nouveau sacrifice, a priori choisi, pourrait conjurer le sort ? Le cas de Lino semble lui aussi corroborer cette thèse puisqu’il ne commence véritablement à vivre et ne parvient à la paix intérieure qu’en faisant le deuil de lui-même et en ressuscitant symboliquement son ami. Enfin, José a renoncé à sa liberté pour ne pas mettre dans l’embarras celle qu’il aimait. En outre, il a choisi d’accepter l’expérience au zoo, prenant d’une certaine manière, sa vie en main.

42Ces personnages sacrifiés plus consciemment et plus volontairement qu’on pourrait le penser de prime abord finissent par acquérir une dimension biblique, comme en témoignent les multiples allusions à la passion du Christ. On lit par exemple : « Martin se dejó caer al vacío con los brazos en cruz » (Alberto 2001 : 30). La théâtralisation de la mort de Lorenzo, mi-goyesque mi-christique, est également très éloquente : « La luna, la vieja luna, recortaba su figura a contraluz: estaba de cuerpo entero, descamisado, abierto de piernas y de brazos como una equis humana. Miró hacia atrás : la ciudad en sus ojos » (Alberto 2000 : 248). Rien n’a changé depuis le 3 de Mayo

43En fait, les corps d’Eliseo Alberto sont aussi des allégories de l’Homme, de la Création à l’Apocalypse en passant par la Chute ; ils sont l’occasion d’une profonde réflexion métaphysique sur l’être humain et sur le monde, sur l’illusion et sur l’absurde.

Des corps littéraires

La Création : de la Genèse à l’Apocalypse

Le bestaire ou comment devenir un homme

44Si la regrettée Patrie se fait paradis perdu, les corps exilés et/ou pourchassés, à l’instar de Camilla et José, font quant à eux allusion à Adam et Ève expulsés du paradis : « Adán y Eva, expulsados del paraíso » (Alberto 2000 : 245).

45Ces œuvres paraissent ainsi traduire l’histoire biblique de l’Homme : avant, pendant et après sa chute. Mais ce qui prime n’est donc pas tant l’issue tragique, attendue et annoncée, que la réaction des personnages, leur manière de se débattre dans cette vie prédestinée. Ce déterminisme est même perceptible à travers les noms et surnoms des personnages : il ne fait par exemple aucun doute que Blas Adán, « el prenaúfrago », soit doublement destiné à naufrager. Mais quand, comment, pourquoi ? Là est la question.

46Il est particulièrement intéressant par ailleurs que ce déterminisme soit lié à un sens en particulier : la vue. En effet, que ce soit un handicap (une malédiction ?), comme dans le cas de Blas Adán ou Martín, tous deux myopes, ou un scepticisme exacerbé dans le cas de Tom (qui porte bien son nom), la vue est à l’origine d’un trait de caractère: « la desconfianza » et plus encore, « la cárcel de la desconfianza » (Alberto 2000 : 139), cause de toutes les tragédies.

47C’est pour cette raison que la destinée de Blas Adán, avant que de mourir, consiste à découvrir l’amour : il doit apprendre à faire confiance et à voir avec son cœur. Il peut ensuite mourir en paix, à cause d’une balle perdue… Par ailleurs, à Caracol Beach, à l’instant même où Martín perd ses lunettes, deux jeunes hommes sont condamnés : « El ordenamiento de la realidad no sirvió de consuelo a Martín porque antes que la razón perdió sus lentes de miope » (Alberto 2001: 205) tandis qu’à la mort de Tom, le zoom sur ses yeux ouverts insiste sur l’impact de son incrédulité. Cela dit (et en passant), le parallèle entre l’attitude de certains personnages et un comportement typiquement cubain selon Eliseo Alberto dans Dos Cubalibres (« El virus de la desconfianza », Alberto 2004 : 21) pose question. La lecture biblique des romans peut-elle être doublée d’une lecture politique ? Nous n’y répondrons pas ici mais c’est une interrogation qui mérite d’être soulevée.

48Toujours est-il que ce « virus » provoque irrémédiablement la mort et le chaos ou plutôt le Déluge. Tout est balayé mais il existe une lueur d’espoir : toujours, dans les œuvres d’Eliseo Alberto, et comme se plaisent à le rappeler les multiples narrateurs à maintes reprises : « después de la lluvia escampa », après la pluie vient le beau temps. L’eau purificatrice permet au Phoenix de renaître plus beau de ses cendres, telle Bebé, la femme à barbe qui, en se noyant, recouvre son apparence de petite fille et semble jouir par là même de l’innocence éternelle. Le Déluge qui, dans La Fábula de José, se fait plus poétique, puisque les éléments déchaînés ajoutent à la dramaturgie de l’action paroxystique, est cependant l’occasion une fois de plus d’un renouveau : la liberté retrouvée de José. Si le Déluge est synonyme de purification, il est en outre porteur de vérité et se fait Révélation : c’est le jour où il pleure, quand ses larmes font office de loupe, que Blas Adán apprend qu’il est myope, découvrant alors tant la vérité que la réalité qui l’entoure ; une réalité où il est parfois difficile de distinguer l’homme de la bête. Dans les œuvres d’Eliseo Alberto, le bestiaire s’étend bien au-delà des frontières du zoo où est enfermé José. Les innombrables animalisations créent d’ailleurs l’illusion d’une vaste animalerie où qui chat, qui loup, qui scarabée, nourrissent le concert des grillons humains (voir Alberto 2005 : 24) et enflent le défilé de la manade humaine (Alberto 2000 : 73). La réduction de l’homme à son état d’animal atteint bien sûr son paroxysme avec l’exposition de José l’homo sapiens dans la galerie des primates. L’homme n’est-il qu’un animal ?

49En réalité, le Déluge ou plus généralement les situations apocalyptiques sont justement propices à l’émergence de l’Homme, de l’humain. En effet, celui-ci se défait alors de sa bestialité et acquiert enfin son humanité, ou bien disparaît. Ainsi assiste-t-on à la métamorphose de Mandy qui devient un homme la nuit du drame de Caracol beach en se débarrassant symboliquement de ses atours de travesti : « ¡Estas tetas de mierda cómo me molestan! […] Despegó las pestañas postizas » (Alberto 2001 : 336).

50Celui que l’on comparait à un papillon perdu dans le cratère de la lune s’est enfin trouvé, il a percé sa chrysalide. Tel que le souligne humoristiquement le slogan de la campagne de publicité à laquelle participe José, il s’agit pour tous ces personnages de devenir des Hommes : « ser ser humano » (Alberto 2000 : 124).

51L’existence précède l’essence ? Eliseo Alberto semble s’être posé la problématique sartrienne. En effet, ses personnages paraissent préexister avant de trouver leur essence, leur peau. Cela implique donc pour eux de la choisir, d’où le recours fréquent au déguisement et au travestissement. L’usurpation serait en fait presque un passage essentiel, ou tout du moins initiatique : on naît puis on choisit d’être (renaissance). Le Moi est donc évolutif, multiple, tout comme le corps.

La comedia del arte

52Le leitmotiv du carnaval participe vraisemblablement de ce phénomène. Sa définition dans La fábula de José fait également montre de l’orientation choisie par l’auteur : plus qu’une simple inversion des valeurs ou une ostentation du grotesque, il s’agit avant tout d’un adieu à la chair, « despedida de la carne » (Alberto 2000 : 217). Métaphoriquement, le carnaval pourrait par conséquent faire allusion à cet état transitoire où un individu appartenant à l’espèce humaine devient un être humain, c’est-à-dire un être empreint d’humanité et conscient de cette humanité. Lorenzo, par exemple, qui octroie au sacrifice une valeur profondément humaine puisque, pour lui, l’homme est l’unique animal disposé à se sacrifier pour un autre, passe à l’acte après le carnaval, que ce soit au sens chronologique du terme (la fête touche à sa fin) ou géographique (il traverse la foule et la mort est au bout du tunnel).

53En outre, au sens étymologique du carnaval, si l’on peut dire, s’ajoute un autre aspect qui met à jour une nouvelle fonction de la folie. En effet, si le carnaval est aussi, dans les ouvrages d’Eliseo Alberto, synonyme de folie (« Es que la ciudad enloquece en carnaval » (48), « todo mezclado » (22)), celle-ci devient en fait, à la lumière des explications proposées précédemment, une autre manière d’accéder à l’humanité. C’est la folie qui pousse Beto Milanès à se sacrifier au nom de Yemayà dans Caracol Beach, et même si de prime abord, ses actes sont insensés et qu’on le croit victime, aliéné, dépossédé de toute réflexion, il apparaît en fait que son obsession de mourir en héros est pour lui la seule manière de devenir un homme. Avant cet acte, il souffre de se sentir un sous-homme et c’est la folie qui lui permet, d’une certaine façon, de parvenir à ses fins.

54La folie serait-elle un masque ? Toujours est-il que si certains se réfugient dans la folie ou s’en servent pour accéder à leur vraie personnalité, d’autres préfèrent les déguisements, ce qui n’est pas si loin du dédoublement de personnalité. De plus, c’est souvent le déguisement ou le rôle incarné qui révèlent la véritable identité du personnage. Ainsi, Brunno Uribe, directeur du cirque « cinco estrellas », se résume en fait au clown ou au soldat de plomb qu’il prétend jouer. Il finira même par avouer : « ¡Yo soy el payaso Brunno Uribe! ¡Yo soy El Soldadito de Plomo! » (Alberto 1992 : 296). De même, le nom de scène de Milton Sempere, Caifás, qu’il a lui-même choisi et a tenu à adopter à plein temps, est révélateur de son hypocrisie et de sa méchanceté diabolique. C’est lui-même, une fois de plus, qui a inventé le lancer de nains ainsi que son rôle de premier plan dans l’Abominable nain des neiges afin de choisir, dit-il, sa propre humiliation. L’image du cirque est d’ailleurs significative de ce jeu de rôles. Du reste, les personnages de La eternidad comienza un lunes n’existent que sous leur nom de scène, par et pour leur rôle : Asdrúbal le magicien, Tartufo le dompteur, Anabelle la trapéziste…

55Dans les livres d’Eliseo Alberto, du cirque au théâtre en passant par le zoo, tout n’est qu’illusion et représentation. On assiste ainsi à un véritable défilé de marionnettes, une pantomime où nains et arlequins cohabitent : « un retablo de títeres » (Alberto 1992 : 48). Lino surnomme d’ailleurs Arístides « mascaritas » alors que Póstumo Bramante est presque systématiquement comparé à un pantin : « un muñeco en las rodillas de un ventrílocuo » (26).

56Ce tableau grotesque acquiert progressivement des allures d’esperpento où les corps dédoublés et littérairement mutilés par quelque synecdoque se font l’écho d’une réalité déformée. Est-ce à dire que tout est faux ? « La vida es sueño y los sueños sueños son » ? Selon Larry Po, « Simulacro, la vida es un simulacro. […] la vida es puro teatro » (Alberto 2005 : 138). Assurément, ce n’est que l’avis d’un personnage schizophrène. Il n’empêche que ce qui nous est donné à voir, dans toutes les œuvres, ressemble fort au théâtre de la vie avec La Havane en guise de scène. Par conséquent, plus qu’une illustration biblique sur l’origine et l’évolution de l’homme, il s’agirait davantage d’une réflexion certes sur la création, mais sur la création littéraire.

Une œuvre collective

Le masque de l’auteur

57Mais parmi tous ces masques, où se cache l’auteur ? On a l’impression, tant à la lecture de ses écrits qu’à celle de ses interviews, que le processus de création artistique est pour Eliseo Alberto une véritable obsession. Il semble vouloir en percer les secrets à tout prix et en expliciter le fonctionnement. Il ne s’agit pas seulement pour lui de créer, d’accoucher simplement d’une œuvre, mais d’être conscient tout au long du phénomène de création, d’en déceler les mécanismes.

58Outre la revendication décalée d’une filiation artistique avec le comte Eros, comme vu précédemment, Eliseo Alberto s’amuse à semer des indices de son autorité au fil de ses ouvrages. Ainsi, dans cette même interview où il semble octroyer une entière autonomie au personnage du comte, il affirme pourtant : « Para él, y así lo digo en su retablo » (3). L’insinuation est légère mais en dit long sur l’ambiguïté qu’il veut faire planer sur ses personnages. Toutefois, plus qu’une simple volonté de brouiller les pistes entre réalité et fiction, il importe pour l’écrivain de mettre en évidence le lien matériel et essentiel qui se tisse entre les êtres créés et leur créateur. Dans Dos Cubalibres, il confie d’ailleurs que selon lui, le métier d’écrivain (« oficio de escritor ») est manuel et pas seulement intellectuel ; il convient de « darle carne y hueso a un personaje » (Alberto 2004 : 323). Il arrive même que le Pygmalion se fasse dépasser par ses propres créations puisque l’auteur va jusqu’à avouer s’être laissé envahir par ses personnages, comme si ceux-ci, mus par un mystérieux souffle vital, avaient eux-mêmes guidé sa main et transcrit leur propre histoire : « A las cuatro o cinco líneas, apareció un ejército de personajes extravagantes y enloquecidos. Me conquistaron. Tenía la impresión que ellos me la estaban dictando, me la soplaban al oído » (203).

59Quelle est donc la part active de l’écrivain dans ses créations ?

Multiplication des voix narratives

60C’est Ismael, narrateur d’Esther en alguna parte qui ne dévoile son identité qu’à la fin (« Soy Ismael. Perdónenme esta irrupción, pocas páginas antes de que termine la novela », Alberto 2005 : 170) qui semble donner la réponse la plus convaincante à cette question : il s’agit d’une œuvre collective : « una obra colectiva » (172). D’ailleurs, si le lecteur avait sans doute remarqué les changements de point de vue narratif (le passage d’un narrateur omniscient à la troisième personne au récit autobiographique d’Arístides alias Larry Po dans son cahier rouge), il est cependant peu probable qu’il se soit douté un instant de l’identité de ce narrateur omniscient, Ismael, neveu d’Arístides, personnage secondaire s’il en est.

61Au demeurant, il n’y a jamais qu’un seul narrateur dans les œuvres d’Eliseo Alberto, que ce soit par le biais de l’insertion d’un récit enchâssé, comme dans Esther avec le cahier de Larry Po, « la libreta del soldado » dans Caracol Beach, ou les extraits des pièces du comte Eros, ou encore par le glissement d’une focalisation externe à une focalisation interne.

62Cette narration polymorphique qui prend également forme en raison de la surabondance de dialogues atteste, semble-t-il, du rôle primordial des personnages, ces corps du roman, sans quoi il n’est rien. L’ambigüité qui subsiste sur leur degré d’autonomie renvoie sans doute à la filiation si particulière entre les individus créés et leur créateur qui paraît avoir fait don d’une partie de lui-même. Ces êtres de papier deviennent presque des matériaux de l’entre-deux-chair qui, essentiels à la construction du livre, posent alors la question du statut de ce dernier : mi-vivant, mi-objet.

Le Livre : patrie des corps créés, patrie du créateur

Nous sommes tous des livres

63Le livre est un corps et nous sommes tous des livres, voilà un message qu’Eliseo Alberto a à cœur de passer. « […] Los libros están vivos. También podía plantearse el asunto al revés, de vuelta a la semilla, digamos : todo ser humano contiene un libro », précise-t-il (Alberto 2004 : 294).

64Dans le cas d’Eliseo Alberto, le livre serait alors une sorte de représentation du corps de son auteur, son prolongement, pas tant comme renseignement sur sa vie et même pas forcément sur ses opinions mais bien plutôt sur son essence, sur son Moi, conscient et inconscient. Pas étonnant alors que l’écrivain tente d’en percer les secrets et d’en élucider les mécanismes.

Recréer sa Patrie dans le Livre

65Peut-être le livre est-il enfin pour l’exilé son territoire émotionnel, le livre faisant alors office de patrie pour les personnages créés mais aussi pour leur créateur. Eliseo Alberto écrit, dans Dos Cubalibres : « La mejor definición de Cuba quizá sea la menos precisa porque el mapa humano de la nación, nuestro territorio emocional, está tan endiableamente huracanado que resulta un delicioso arroz con mango » (Alberto 2004 : 57).

66Tout lien avec sa patrie est unique. Or, quand on se voit privé de patrie géographique pour matérialiser son origine et son héritage, pourquoi ne pas en recréer une métaphorique ? Ici, le Livre est sa Patrie et Cuba est un livre.

67Si le corps est omniprésent dans les œuvres d’Eliseo Alberto, son traitement et son rôle semblent en revanche avoir été renouvelés et répondent dès lors aux préoccupations qu’on pourrait dire propres à la diaspora cubaine. L’écriture devient pour l’auteur une sorte de reflet identitaire tandis que la poétique qu’il adopte semble constituer pour lui un moyen de suggérer sa cubanité.

68Ces corps dédoublés, miroir d’une réalité déformée, acquièrent paradoxalement une plus grande humanité. Comme l’affirme l’auteur dans Dos Cubalibres : « A fin de cuentas, cada uno de nosotros es una muñeca rusa, una matriuska que esconde sucesivas versiones de uno mismo » (Alberto 2004 : 302).

69Dans les écrits d’Eliseo Alberto, les corps mutilés ne hantent plus les livres pour dénoncer des guerres ou des despotes tyranniques mais ce sont les livres qui prennent corps pour dénoncer une autre sorte de dictature : celle de l’exil. Néanmoins, il existe un espoir : telle que le suggère, dans Esther en alguna parte, la comparaison avec Moïse qui parvient à se révéler à lui-même en terre étrangère, ces corps aliénés ne sont pas en perdition : ils ont trouvé dans la folie une raison d’exister mais aussi le moyen d’abolir les frontières du dehors et du dedans et en cela restent maîtres, pour une part, de leur destin.

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Notes

1 Olivares Baró, Carlos, 2008, Soy un escritor triste, www.cubaencuentro.com, 27/05.

2 Cruz, Juan, 2008, Yo me como mi país todos los días, www.elpais.com, 14/06.

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Pour citer cet article

Référence papier

Elsa Rischmann, « Des corps mal dans leurs peaux ? »reCHERches, 4 | 2010, 187-204.

Référence électronique

Elsa Rischmann, « Des corps mal dans leurs peaux ? »reCHERches [En ligne], 4 | 2010, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/8285 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.8285

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Auteur

Elsa Rischmann

Université de Cergy-Pontoise

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Droits d’auteur

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