1Mademoiselle Chambon d’Éric Holder (roman paru en 1996) et de Stéphane Brizé (film sorti en 2008) raconte l’histoire d’une passion simple entre Antonio (Jean dans le film), maçon d’origine portugaise, et Véronique Chambon, l’institutrice de son fils. Le roman ainsi que le film – une adapation libre du roman – pose la question de savoir si l’amour triomphe des différences, des schémas sociaux et du temps.
2Mademoiselle Chambon d’Éric Holder est l’histoire d’une attente cachée qui doit se contenter des traces incertaines de l’Autre et qui finit par s’anéantir après un compte à rebours secret et inavoué. Dans le film, l’attente est plus marquée, surtout à la fin où (dans cette version réinterprétée du roman) par une décision commune de partir ensemble, les deux protagonistes semblent avoir une chance de prendre en main leur destin mais le compte à rebours à la gare provoque la séparation définitive des personnages.
3Dans cette étude, nous nous poserons la question de savoir par quels moyens le compte à rebours se formule dans le discours littéraire et cinématographique. Nous postulons que le compte à rebours s’inscrit dans un ensemble d’événements qui le précèdent, le déclenchent et le suivent. En général, la première phase est constituée d’une période d’attente plus ou moins longue, comportant des signes précurseurs et ayant pour fonction de préparer le compte à rebours. La deuxième phase, le compte à rebours, présente le point culminant du récit et se mesure en minutes ou en jours et évolue par rapport à un moment postérieur voire une date précise et fixe. La troisième phase, une courte période de stabilisation, suit le déclenchement du compte à rebours, pour rétablir l’équilibre perdu.
- 1 On voit que les dialogues sont souvent remplacés par le disours direct libre qui est défini (Regg (...)
4Nous nous proposerons de réfléchir ici sur le rôle du compte à rebours dans le fonctionnement global de la narration. Partons de l’idée que le compte à rebours s’intègre dans une série d’événements composés d’une période d’attente et d’une clôture. La période d’attente correspond, dans notre cas, à un processus d’intériorisation qui se manifeste dans le jeu du montré-caché (Labeille 2008). On voit que dans le régime montré, on trouve une transaction ordinaire alors que dans le régime caché, les sentiments sont transmis par des gestes, par des paroles elliptiques, par le silence, par des bribes de pensées sous forme de différents types de discours libres (discours indirect libre ou discours direct libre)1 et sous forme du style substantivé (Smedja, Piat 2009). Ce dernier donne lieu à l’emploi des phrases sans verbe qui supposent un filtrage de leur contenu par une conscience percevante, autrement dit, l’emploi averbal exprime non seulement une émotion forte, mais un point de vue perceptif ou intellectuel qui la commente dès son apparition. Le compte à rebours, qui apparaît à la fin du roman, présente une condensation du temps : alors que le reste du roman a un rythme plutôt lent, la rentrée scolaire, repère temporel, par rapport auquel le compte à rebours est lancé, accélère le tempo romanesque (Genette 1972), en mesurant le temps d’abord en mois, puis en semaines et finalement en jours. La phase qui suit le compte à rebours a pour fonction de clore le récit en évoquant un sentiment de deuil et de renoncement.
- 2 Voir Gardes Tamines (2001). L’aparté permet d’exprimer un commentaire que l’autre ne doit pas con (...)
- 3 Voir Gardes-Tamine (2001). Les didascalies servent à décrire les gestes non verbaux des personnag (...)
5Le roman est écrit majoritairement à la troisième personne mais des passages à la première personne, représentant le point de vue de Véronique, y sont mêlés d’une façon alternée. L’alternance des personnes a pour résultat un glissement imperceptible du régime montré au régime caché, ce qui favorise l’apparition de l’effet théâtral. En fait, au début du roman, il s’agit d’un mélange de récit et de théâtre (Gardes-Tamine 2001) dans lequel les paroles de Véronique constituent une sorte de dialogue elliptique (l’autre se manifestant peu), tandis que ses pensées secrètes se dévoilent grâce à des techniques théâtrales sous forme d’apartés2 et de didascalies3.
6Il nous semble que l’attente telle qu’elle se manifeste dans ce texte, par la suite, s’articule autour des jeux des contraires (Starobinski 1989) : on voit, dans le même paragraphe, une tendance centrifuge succéder à une tendance centripète. Considérons par exemple :
Elle était assise en lisière du champ, les genous ramenés sous le menton, ses bras les enserrant. Cela commençait à faire longtemps qu’ils étaient ainsi côte à côte, sans se parler. Il la regarda. La nuit qui arrivait brouillait ses traits, ou les adoucissait, elle avait en avant des cheveux noirs et fins un visage qu’il ne lui connaissait pas, ou qu’il lui avait toujours vu, il s’éclaircit la gorge pour dire, je viens presque tous les jours ici pour vous rencontrer, je n’ose même pas penser à vous précisément, je ne fais que vous effleurer et quelquefois, à force de me retenir de vous imaginer, je suis plié en deux, tellement j’ai mal au ventre.
Elle avait enfoui sa tête entre les genoux. Il tendit la main pour lui caresser la nuque. Elle s’était écartée d’instinct. Ne dis plus un mot. Ne me touche pas. Ramène-moi s’il te plaît. (Holder : 79)
7L’aveu d’Antonio peut prêter à équivoque : s’agit-il de mots effectivement prononcés ? Le début du passage nous oriente vers une interprétation différente : il s’agit ici plutôt de l’absence des paroles et de l’alternance des gestes de rapprochement et d’éloignement (ceux de refus, d’enfermement et de souffrance physique). Les mouvements contraires bien qu’intériorisés par le discours direct libre, quittent l’univers mental pour devenir des signes corporels.
- 4 « Expressive la description l’est d’abord parce qu’elle se présente comme le dépositaire d’un poi (...)
8En effet, il y a de longs passages dans lesquels, les personnages ne (se) parlent pas et c’est la description du paysage, en tant que miroir de l’âme, qui reflète les dimensions cachées. Dans cette « description expressive »4 l’immobilité de la nature se confond, au niveau psychique, avec une suspension, une attente intérieure :
Il roulait lentement, il était un peu ivre. Elle avait ouvert en grand la vitre, l’air encore chaud emmêlait ses cheveux, les jetant contre les paupières, dans la bouche. On aurait dit que quelque chose empêchait le soleil, devenu rouge, de se coucher derrière les collines, une cale aurait maintenu son dôme au-dessus de la ligne de crête. Tout, à l’unisson, paraissait suspendu. Aucun des cris d’oiseaux qui forment le concert du soir ; les feuilles aux arbres, elles-mêmes, dans leur immobilité, semblaient attendre on ne sait quoi. (Holder : 78)
- 5 Le sommaire, l’un des quatre mouvements narratifs, d’après Genette (1972), constitue une transiti (...)
- 6 Voici une définition (provisoire) du point de vue qui correspond pour le moment à notre propos : (...)
9Le compte à rebours est limité aux derniers chapitres du roman (XXII, XXIII, XXIV) qui englobent diverses phases de l’attente : attente de la rentrée scolaire à Crotoy (dans l’espoir de revoir Véronique Chambon) environ deux mois avant la rentrée scolaire, retour de Crotoy un mois et demi avant la rentrée scolaire, routine habituelle de la vie quotidienne deux semaines puis deux jours avant le jour de la rentrée scolaire et le jour de la rentrée scolaire. Alors que de février à juillet, le tempo narratif est plutôt lent, de juillet à septembre, le compte à rebours produit une certaine accélération : les techniques narratives s’opérant par des ellipses et des récits sommaires5 (Genette 1972), le temps jusqu’ici immobile, s’accélère et se mesure en unités de plus en plus précises. Outre les altérations de la durée du récit (Genette 1972), on assiste à un jeu des points de vue6 (Rabatel 1998) qui proportionnent l’information, les actes et les pensées des personnages. Alors que les chapitres XXII (recherche des traces de Véronique à Crotoy et début de l’attente de la rentrée scolaire) et XXIV (retour de Crotoy et approche de la rentrée scolaire) présentent le point de vue d’Antonio (et du narrateur), le chapitre XXIII, qui nous apprend le départ de Véronique, se limite à la présentation du point de vue de Véronique (et du narrateur). Résultat : les deux points de vue ne se croisant pas, il se produit une lacune d’information. Tandis que la majorité des actants (narrateur, Véronique, lecteur) partagent un savoir commun (celui du départ de Véronique), Antonio qui en est exclu, continue à compter les jours pour revoir Véronique. Ainsi, le compte à rebours est dû, d’une part, à l’attente d’un point final, d’autre part, à la disparité des savoirs partagés.
10Aussi, il apparaît clairement que le compte à rebours provoque un état de bonheur chez Antonio qui retrouve des « sensations qu’il avait cru perdues depuis son enfance et qu’il retrouvait avec le sentiment du merveilleux » (Holder : 92). Assagioli (1994) fait l’hypothèse que la naissance de l’amour s’explique par un désir de complétude, d’union, de fusion avec quelqu’un de différent de soi. À cela s’ajoute une recherche de spiritualité, de beauté, et de paix intérieure, tendances qui contrastent avec les exigences de la vie ordinaire du protagoniste qui est rempli de sentiments de bonheur et de plénitude ici :
Lorsqu’ils revinrent de Crotoy, Antonio avait appris la patience. Un mois et demi le séparaient de la rentrée scolaire, ce qui n’était rien. Il y avait tant de plénitude en lui, dorénavant, qu’il aurait pu attendre davantage. (Holder : 94)
11C’est, en effet, dans ce passage que le compte à rebours est véritablement lancé (à la fin du chapitre XXIV), grâce à une datation précise ayant pour fonction d’accélérer progressivement le temps : un mois et demi, derniers jours du mois d’août, mois de septembre, le 12 septembre et finalement le 14 au matin :
Le chantier avait avancé. Antonio s’y jeta tête baissée. Mais le soir, en revenant, il passait souvent par la rue Docteur-Farny. Il adressait des pensées à la fenêtre close par le volet.
Les orages se multiplièrent, aux derniers jours du mois d’août, au point qu’il fallut quelquefois arrêter le travail. Enfin ce fut septembre. La rentrée aurait lieu le 14. […]
Le 14 au matin, Antonio se leva plus tôt que d’habitude, se rasa avec soin, lissa ses cheveux à l’eau de Cologne et enfila la chemise bleue, à bandes parme, qui laissait voir les petits boutons nacrés. […]
à l’intérieur, le hall assombri plutôt qu’éclairé par le verre cathédrale révélait un magma d’enfants courant en tous sens, le cartable sur le dos. On reconnaissait les maîtres à ce qu’ils dépassaient, semblables à des nageurs, l’eau à la taille, hésitant encore à s’y jeter. Antonio, le cœur à rompre, guettait le moment où il verrait Véronique. Enfin, ils purent serrer la main de l’enseignant. Mademoiselle Chambon n’est pas là ? demanda avec désinvolture Anne-Marie. Nous aimerions la saluer.
Monsieur A. était obligé de crier dans le vacarme ambiant. Elle nous a joué un sale tour, madame, répondit-il. Elle est partie le mois dernier. Pour le moment, nous n’avons pas de remplaçante. (Holder : 95-96)
12Cette scène, qui présente la dernière phase du compte à rebours, est racontée, majoritairement du point de vue du narrateur (emploi du passé simple, du pronom personnel on, etc.), Antonio étant quasiment absent malgré la préparation préalable minutieuse. On peut observer à partir de cet extrait que les marques de l’excitation du protagoniste (voir par exemple l’expression « le cœur à rompre » et l’adverbe « enfin »), bien que peu nombreuses, contrastent étrangement avec l’entourage quotidien et banal de l’école. Le dernier moment du compte à rebours, dans notre exemple, reste donc exempt du drame. En revanche, l’effet dramatique se montre dans la clôture (qui termine ce même chapitre du compte à rebours) qui, à travers une description du paysage, présente le deuil du personnage.
13Afin de saisir l’évolution de l’attente, nous proposons d’étudier un extrait qui présente la phase succédant au compte à rebours. Le mot deuil, dans son acception courante, renvoie à un état affectif douloureux provoqué par la mort d’un être aimé. Au sens plus large, la disparition (une perte quelconque) signifie que l’objet est irrémédiablement absent. Dans le cas qui nous occupe, pour traduire le deuil du personnage, les pensées intimes relatives au deuil se formulent à travers la description d’un paysage évoquant la tristesse de la séparation :
Toute la journée, Antonio travailla machinalement, oublieux de ce qu’il avait fait l’instant d’avant, ou bien constatant, après coup qu’il avait achevé l’enduit. En fin d’après-midi, il alla rendre des étais supplémentaires qu’une entreprise amie leur avait prêtés. Puis il se dirigea en direction de la maison. Y renonça subitement. Fit demi-tour.
Le chemin ne donnait plus sur des épis, la moisson était terminée depuis longtemps. Plutôt que de brûler les chaumes, le propriétaire des champs les avait enfouis. Ce n’était plus à présent qu’une immense surface de terre épaisse, presque noire. Au milieu des mottes sur lesquelles on passerait bientôt la herse, on pouvait voir l’or autrefois brillant des tiges, maintenant piétiné, boueux.
Avec le soir, il montait de la Chaussée de Mécringes, à gauche, un brouillard humide. Le rideau des peupliers, non loin, perdait déjà des feuilles. De la forêt derrière, parvenait une odeur de moisi, mêlée à celle du bois mort, quand on le gratte avec l’ongle. Montmirail, en face, paraissait s’enclore sur elle-même, à la manière de ces grilles de château dont le mouvement s’ébranle doucement. Elles ne sont plus ouvertes, elles ne sont pas encore fermées.
Antonio était pris d’un tremblement inextinguible, il avait beau se frictionner, cela ne changeait rien. Le froid qui l’envahissait était pire que le froid de la terre. Il voyait rouler l’hiver dans la pente, un hiver qui n’en finirait pas. La nuit commençait à tomber. Il n’imaginait pas qu’elle s’achèverait non plus. (Holder : 96-97)
14Il est intéressant de voir comment la description du paysage contribue à décrire le développement moral du personnage. Il s’agit ici d’une « description expressive mnémonique » (Adam, Petitjean 1989) qui sert de « médiation expressive » entre le personnage et ses sentiments. La description expressive mnémonique a pour fonction narrative de présenter le même paysage avec « des tonalités différentes », correspondant à l’état d’âme du personnage. L’approche de l’hiver symbolise dans ce passage la fin de l’attente : les odeurs, les couleurs, le froid, le brouillard, la boue montrent les signes d’une détérioration générale opposée à « l’or autrefois brillant des tiges ». Même la ville, comparée aux grilles de château mi-ouvertes, se comporte comme la métaphore du cœur ni ouvert ni fermé, qui hésite encore entre l’espoir et l’acceptation de la séparation.
- 7 Pour le discours cinématographique nous renvoyons à Biró (2007).
15L’histoire de Mademoiselle Chambon, telle qu’elle est racontée dans le film subit quelques modifications dues à une adaptation libre du roman. L’adaptation libre reste fidèle au texte d’origine dans le sens où l’effet produit et le message principal restent les mêmes, les modifications ne concernent que quelques éléments de l’intrigue ou l’effacement de certaines scènes et de certains personnages. Ces modifications ne sont pas arbitraires : l’attente présentée dans ce film se décrit grâce à des procédés bien différents. Le cinéma ne disposant pas de moyens efficaces pour pénétrer directement dans les pensées intimes des personnages comme en littérature (voir par exemple les formes des discours libres), il doit choisir des techniques spéciales7 pour mettre en évidence le jeu du montré-caché. Au cinéma, où tout est montré, la dimension cachée se dégage à travers les techniques de montage (champ / contrechamp, rythme du montage, synthèse de la musique et de l’image, bruitage, absence de parole, silence), et à travers le jeu des acteurs (gestes, mimique, regard).
16Le compte à rebours, tout comme dans le roman, est précédé d’une longue préparation pour être véritablement lancé dans la scène de la gare, et il est suivi d’une brève clôture.
- 8 Il s’agit ici de changer de plan tout en gardant l’accompagnement musical.
- 9 La technique du champ/contrechamp, procédé fréquent dans ce film, permet de présenter successivem (...)
17Dans cette première phase, on trouve des plans relativement longs dont le but est de présenter les personnages dans leurs activités quotidiennes, ce qui permet non seulement de les situer dans leur environnement, mais, à travers leur comportement visible, de faire apparaître des qualités intérieures. Les changements de plans ne sont pas très fréquents ni brusques, le bruitage reste discret, et l’accompagnement musical est quasiment absent, sauf un leitmotiv (un thème musical) qui se répète tout au long du film, et qui a pour fonction de relier les images en utilisant la technique d’enjambement8 et de montrer l’invisible, la dimension cachée, les sentiments des personnages. C’est le cas, par exemple, de l’une des premières scènes, où la caméra essaie de saisir le moment du commencement de l’amour. On voit Véronique par-derrière, le visage caché, le dos tourné vers Jean, jouer un air de violon qui donnera le leitmotiv du film plus tard. La musique, le cadrage, les plans rapprochés créent une atmosphère intime. Parallèlement, on voit Jean adossé contre le mur, regarder Véronique pendant qu’elle joue, et grâce à la technique de voix hors-champ9, toute l’attention est centrée sur le visage et le corps immobile de Jean pour transmettre les émotions qu’il est en train de vivre.
- 10 Dans le roman, l’air de violon joué par Mademoiselle Chambon est une pièce de Bartók, jugée par l (...)
18Outre le choix des plans et des techniques de cadrage, l’attente qui prépare le compte à rebours, est reproduite à plusieurs endroits du film, d’un côté par un leitmotiv10 capable d’évoquer des sentiments, de l’autre côté par le jeu des acteurs (gestes, mimique). Comme on a vu dans le cas du roman, Véronique a tendance à verbaliser ses sentiments (nous pensons ici aux procédés de théâtralité et aux différentes formes du discours intérieur) ce qui correspond dans le film à une position immobile : tête penchée, regard évasif et jeu avec les mains. à notre sens, l’ensemble des gestes suppose une dimension cachée des pensées et des paroles intérieures. Le comportement de Jean, comme dans le roman, est plutôt gestuel, en effet, ses sentiments sont exprimés par les mouvements du corps. Le maçon, passionné par son travail autrefois, maintenant s’immobilise : on le voit la tête penchée, les épaules baissées, le regard fixé par terre, tout son corps exprimant le renoncement et la tristesse.
19Contrairement au roman, où Antonio n’est pas au courant du départ de Véronique, dans le film, l’attente est plus marquée, la séparation définitive étant connue de deux protagonistes. Ce savoir commun partagé, entraîne, dans le film, des moments intimes, sans paroles, et des scènes très émotives dont l’expressivité est assurée surtout par le jeu des lumières. C’est le cas par exemple de la scène qui précède le départ de Véronique : les personnages sont dans l’ombre et filmés par-derrière dans une voiture, les visages tournés l’un vers l’autre, sur un plan rapproché, mais dépassant légèrement les cadres. L’entourage est flou, le bruitage devient quasiment imperceptible (presque muet), aucune parole n’est prononcée, seul le leitmotiv s’intensifie. On se trouve alors dans un univers un peu surréel, magique, apte à témoigner des émotions des personnages et à rendre visible la dimension cachée de l’attente malgré un cadrage plutôt minimaliste.
20La scène de la gare, qui constitue le point culminant du film, et qui, par contre, est absente du roman, a pour fonction de condenser le compte à rebours en un temps réel durant quelques minutes. Le compte à rebours comprend deux phases successives : un accélérando suivi d’un rallentando progressif. Dans cette séquence, on voit Jean, après la décision de partir avec Véronique, se précipiter vers la gare, puis marcher vers les quais. La caméra, grâce à un travelling d’accompagnement, montre le mouvement accéléré du personnage. C’est une séquence plutôt dynamique, en harmonie avec le leitmotiv intense qui suggère un effet dramatique. Il est important de noter que, contrairement au roman où le lecteur dispose d’un savoir commun partagé avec le narrateur, dans le film, le dénouement du compte à rebours reste incertain jusqu’au dernier moment. Le discours cinématographique présente ce dernier moment précis à l’aide du contraste entre l’image et la musique : quoique le mouvement de Jean se ralentisse au point de s’arrêter, le mouvement musical intense continue. Récapitulons la scène. Le bruitage extérieur est quasiment imperceptible, les deux personnages se tiennent immobiles : Véronique sur les quais en guettant l’arrivée de Jean et Jean dans la gare, immobilisé et la tête penchée, ayant apparemment renoncé à suivre Véronique. Cette disparité, accompagnée de la technique de l’isolement de deux protagonistes dans deux endroits différents, a pour but d’annoncer la fin du compte à rebours. Les derniers moments du compte à rebours sont signalés par des effets sonores : la musique s’adoucit puis s’arrête, et simultanément, le bruitage extérieur (fermeture des portes par exemple), introduit par deux coups de sifflet, peu à peu reprend.
- 11 Stendhal pense que l’amour provoque chez les individus une sorte d’hallucination, qui consiste à (...)
21Comment expliquer la signification du départ ? Ortega (2004), contrairement à la théorie de cristallisation de Stendhal11, pense que l’état amoureux entraîne un rétrécissement de l’attention et un appauvrissement de la conscience qui, à la limite, se paralyse au point de bloquer toutes les activités habituelles. Ce cercle vicieux est rompu en général par le départ, car, en l’absence de l’objet, l’attention se libère. Vu l’évolution de l’amour dans Mademoiselle Chambon, il apparaît clairement que le compte à rebours, une fois fini, est apte à débloquer, par le départ, une situation d’impasse invivable.
- 12 Le sentiment d’adieu est renforcé par la chanson de fin intitulée Septembre (Quel joli temps) et (...)
22Le compte à rebours terminé, l’environnement retrouve son aspect ordinaire. Au fur et à mesure que le leitmotiv disparaît et les bruits s’équilibrent, nous quittons le monde magique des émotions pour retrouver la quotidienneté rassurante. Contrairement au roman où le compte à rebours est suivi d’une période de deuil, dans le film, c’est le sentiment doux-amer de l’adieu12 qui domine.
23Dans cette communication, nous nous sommes proposé de montrer comment l’amour évolue et se transforme dans une situation de compte à rebours et par quels moyens cette attente est présentée dans le discours littéraire et cinématographique.
24On a vu que le texte littéraire a des outils particuliers pour dévoiler la vie intérieure cachée de ses personages, notamment à travers les formes du discours intérieur, plus particulièrement par l’emploi du discours direct libre, des formes théâtrales telles que les apartés, didascalies, des procédés descriptifs qui mettent en relation les aspects du paysage extérieur et intérieur. En revanche, le discours cinématographique se concentre, par nature, sur le composant montré et dispose de techniques propres (gestes, regards, mouvements du corps ; techniques de montage, traitement de la musique et de l’image, rythme des séquences, effets de lumière, etc.) pour révéler la dimension cachée du comportement humain.
25En définitive, le compte à rebours, d’après notre corpus, présente une dynamique complexe qui suit la cadence d’une phrase (Herschberg Pierrot 1999) composée ici d’une protase (partie montante qui correspond à l’attente) longue et élaborée, d’un acmé (point culminant qui correspond au compte à rebours) et d’une apodose (partie ascendante qui correspond à la clôture) très courte et peu élaborée exprimant le deuil ou l’adieu.