- 1 Sauf indication contraire, les traductions ont été réalisées par l’auteure de l’article.
1« Il y a un jour, dans la vie de bien des gens, où ils se voient obligés de parler en public pour la première fois ». Ainsi débute « Sobre la angustia de hablar en público », un texte court de Enrique Vila-Matas, repris dans le recueil El viento ligero en Parma (2004 : 47-49)1. « Classiquement, ils ont les jambes qui tremblotent et des sueurs froides – poursuit l’écrivain catalan – et la peur de la scène les envahit » (47). Plus loin, Vila-Matas expose les différents remèdes auxquels il a eu recours pour surmonter la terreur qu’il éprouve lorsqu’il doit prendre la parole : « En plus du tranquillisant et d’une dose d’humour, s’imaginer qu’il n’y a pas de public est la troisième solution pour éviter, tant bien que mal, la peur de la scène » (49). Cependant, cette troisième solution est une arme à double tranchant car « elle recèle une vérité terrifiante et très probable : celle qu’en réalité personne n’est là pour nous écouter » (49).
2Tout connaisseur de son univers littéraire reconnaît là une réflexion typiquement vila-matienne. Ses textes sont en effet peuplés de personnages terrorisés à l’idée de devoir prendre la parole – et nous verrons que lorsqu’ils le font, il leur arrive les choses les plus étranges – et il est très fréquent aussi que surgisse la question du qui nous écoute lorsque nous parlons. Sans doute s’agit-il d’un moyen indirect de s’interroger sur l’acte même de raconter des histoires et la fonction qu’il peut avoir aujourd’hui : pour vaincre « la peur de la scène », le mieux serait qu’il n’y ait personne pour les écouter ; mais quel sens y aurait-il alors à les raconter ?
3Le jeune protagoniste d’Aire de Dylan (2012), le roman sur lequel vont porter nos réflexions dans cet article, est l’un des personnages de Vila-Matas qui parlent en public et qui nous amènent à nous demander quelle est la finalité des histoires que nous racontons. Plus encore, il s’agit d’un roman où ces interrogations débouchent sur une série de questions fondamentales : que signifie attendre la fin d’une histoire ? Toute histoire ne met-elle pas en marche un mécanisme inexorable, un compte à rebours implacable, qui tend vers une fin qui lui donnera un sens ? Dans quelle temporalité ces récits nous installent-ils ? Mais, quel sens y a-t-il aujourd’hui à continuer à raconter – à attendre – des histoires ?
4À la lumière de ces réflexions, nous nous proposons d’analyser dans cet article le deuxième chapitre d’Aire de Dylan, intitulé « Teatro de realidad », dans lequel Vila-Matas pose ces questions ainsi que d’autres tout aussi fondamentales. Pour introduire la problématique « Que signifie attendre la fin d’une histoire ? », nous évoquerons dans un premier temps Les Mille et Une Nuits, modèle paradigmatique des contes avec comptes à rebours où raconter est en soi l’acte qui permet de passer – et de compter – le temps. Nous verrons ensuite que dans Aire de Dylan, il existe bien un tel compte à rebours, mais que les mécanismes narratifs qui traditionnellement le déclenchent se trouvent ici inversés. Nous étudierons donc comment cette inversion sert la poétique vila-matienne, sa façon d’envisager l’écriture et sa relation avec le lecteur. Nous analyserons enfin les rapports entre roman et théâtre dans Aire de Dylan, ce qui nous permettra de comprendre pourquoi Vila-Matas a recours à cet art performatif pour construire son conte en intégrant un compte à rebours.
5Nul n’ignore l’histoire de Schéhérazade, la jeune femme qui, allant à l’encontre de la volonté paternelle, voulut passer une nuit avec le sultan Schahriar. On le craignait beaucoup, car chaque nuit il épousait une jeune vierge qu’il faisait décapiter à l’aube du lendemain sans compassion aucune. Mais Schéhérazade ourdit un ingénieux stratagème qui devait lui permettre de sauver non seulement sa vie mais aussi celle de toutes ces malheureuses femmes qui auraient pris sa suite dans ce lit d’amour et de mort : une fois seule avec le sultan, elle le supplierait de faire venir sa sœur bien-aimée sous prétexte de vouloir lui faire ses adieux.
- 2 Nous avons consulté la traduction d’Antoine Galland de Les Mille et Une Nuits.
6La suite est également très connue. Sur l’insistance de Dinarzade, Schéhérazade lui raconte une histoire pour « attendre le jour » qui réussit d’emblée à capter l’attention du sultan. Il l’écoute très attentivement. Le lendemain, quand l’aube arrive, notre narratrice ne veut pas être prise en défaut et garde fort intelligemment le silence. Sa sœur la complimente alors : « Bon Dieu ! ma sœur, […] que votre conte est merveilleux ! » (2004 : 46)2. Schéhérazade lui répond : « La suite est encore plus surprenante […] et vous en tomberiez d’accord, si le sultan voulait me laisser vivre encore aujourd’hui et me donner la permission de vous la raconter la nuit prochaine » (47). Et le sultan répond aussitôt : « J’attendrai jusqu’à demain ; je la ferai toujours bien mourir quand j’aurai entendu la fin de son conte » (47).
7Cette scène se répète presque à l’identique, encore et encore. Pendant mille et une nuits donc, Schéhérazade va raconter une histoire qui sera toujours plus intéressante que celle de la veille. Récits qui captiveront l’attention du sultan – il voudra toujours écouter l’histoire qui vient après – et permettront à Schéhérazade d’échapper à sa peine grâce à l’éloquence de son discours.
8Une nuit cependant diffère des autres : c’est la mille et unième nuit. Après avoir écouté la dernière histoire, le sultan, dont elle a fait à jamais la conquête, renoncera définitivement à l’exécution de la peine. Libérée de la menace de mort, Schéhérazade peut alors cesser de raconter pour commencer sa nouvelle vie d’épouse du sultan. Le compte à rebours est terminé : les mots ont vaincu la mort.
9Nous pouvons désormais mettre en avant trois caractéristiques du “conte à compte à rebours” de Schéhérazade ; des traits que nous verrons se répéter pendant des siècles dans la littérature – du Décaméron de Bocacce jusqu’aux récits de Italo Calvino – et qui auront une influence déterminante sur la tradition du conte, que ce soit dans le monde oriental ou occidental. Il s’agit de : 1) la volonté du narrateur de capter l’attention du public ; 2) l’idée que raconter des histoires aide à « passer le temps » et – comme nous allons tout de suite le voir – à se soustraire à la mort ; et 3) le respect par le narrateur du temps qui lui a été imparti pour faire usage de la parole.
- 3 Comme l’écrit Roland Barthes « sous ces formes presque infinies, le récit est présent dans tous l (...)
- 4 Comme l’explique Paul Ricœur, la façon dont est configurée la trame d’un récit nous permet de com (...)
10De même, le personnage de la reine Schéhérazade illustre de manière paradigmatique deux des espoirs les plus profonds qui habitent l’être humain depuis la nuit des temps. Le premier serait de croire que la faculté de raconter des histoires – c’est-à-dire de donner du sens narratif à l’univers – pourrait nous épargner la mort3. Le second en découle et pourrait se formuler ainsi : le sens suit une structure téléologique et se trouve donc toujours différé et reporté jusqu’à ce que le récit – la vie – prenne fin4. Comme le souligne Gustavo Martín Garzo dans un article sur les enseignements de Schéhérazade, « le monde du récit a toujours été lié à l’interrogation portant sur le pouvoir de la mort, et à la nécessité de trouver un moyen de s’y soustraire » (Martín Garzo 2008).
11Dans cette double perspective, les mots de Schéhérazade – si délicieux – possèdent le pouvoir de différer la mort et de prolonger chaque matin le compte à rebours. Ou, pour le dire d’une autre façon, Schéhérazade diffère le don du sens – rien ne peut être comparé à ce qu’elle racontera la nuit suivante – et de cette façon elle retarde encore et encore le moment où vie et récit concorderaient pour toujours. Cela dit, si Schéhérazade est capable de mener à bien une tâche aussi titanesque – rien de moins que vaincre la mort avec ses mots – c’est qu’elle maîtrise parfaitement à la fois son récit et le temps. Elle connaît par avance non seulement ce qu’elle veut dire, mais aussi les effets qu’elle va produire sur son auditeur et le temps dont elle aura besoin pour cela. En d’autres termes : elle est une narratrice compétente et accomplie.
12Comme nous allons le voir, il en ira tout autrement pour notre jeune Vilnius.
13L’œuvre de Enrique Vila-Matas (Barcelone, 1948) est aujourd’hui appréciée par de nombreux lecteurs du monde entier ; il est traduit dans une trentaine de langues et il a été récompensé par de nombreux prix fort prestigieux5. C’est un écrivain prolifique – il a publié une trentaine d’ouvrages – bien que difficile à classer dans un mouvement littéraire précis : aujourd’hui, son style est en soi un genre littéraire (voir Heredia 2007, Gracia 2000 et Valls 2003).
14Publié en 2012, Aire de Dylan est, à l’heure actuelle, le dernier roman de Vila-Matas. Les thèmes abordés sont ceux qui apparaissent de façon récurrente dans ses livres : la mort de l’auteur et la frontière ténue qui sépare toujours la fiction de la réalité. Comme l’indique le titre, il s’agit aussi d’un roman sur la légèreté et l’éphémère. Comme l’a déclaré Vila-Matas lui-même lors d’une conférence à la Bibliothèque Nationale de Madrid en avril 2012, « Aire de Dylan fouille l’intérieur du moment, il cherche à décrire l’essence, l’air de notre temps, le parfum de l’éphémère, la légende de l’instant, sa volatilité et sa précarité » (Vila-Matas 2012b).
15Le narrateur est un personnage vila-matien typique : un écrivain qui souhaite renoncer à l’écriture et qui se rend à un congrès, organisé à l’Université de Saint-Gall en Suisse, sur un sujet en soi lourd de menaces : l’échec. Là-bas, il fait la connaissance de Vilnius, un jeune cinéaste également invité. Pendant son intervention, limitée à quarante-cinq minutes, Vilnius lit un texte intitulé « Teatro de realidad » qui va s’étendre sur tout le deuxième chapitre et qui prend pour sujet la mort de son père, le célèbre écrivain Juan Lancastre, assassiné dans des circonstances mystérieuses. Tic-tac, tic-tac : l’horloge avance inexorablement, le public attend, et le récit – conçu comme une « pièce de théâtre sans théâtre » – devient un “conte à compte à rebours” très particulier et radicalement différent de celui de Schéhérazade. Voyons en quoi consiste son originalité.
16Tout d’abord, en « racontant en public son récent drame personnel », Vilnius ne voulait pas capter l’attention de son auditoire ni l’hypnotiser par l’éloquence de ses paroles. À la différence de n’importe quel orateur – y compris l’audacieuse Schéhérazade – il s’enthousiasmait plutôt à l’idée que les gens ne comprenant absolument pas pourquoi il leur racontait son histoire, quittent peu à peu la salle et que sa présentation finisse par être l’échec le plus pénible et le plus honteux de l’histoire des orateurs de tous les temps (Vila-Matas 2012a : 16).
17Par ailleurs, le jeune Vilnius ne prétend pas non plus se soustraire à la mort – comme l’ingénieuse Schéhérazade – car, au sens strict, l’auteur – à savoir, son père – est déjà mort. De fait, comme nous l’apprenons au début du roman, celui qui avait été vraiment invité à participer au congrès c’était lui, Jean Lancastre, un auteur consacré et emblématique ; et pas Vilnius, le publicitaire médiocre qui, à trente ans, a signé un seul court-métrage peu intéressant. Ainsi, ce jeune paresseux aux airs de Bob Dylan n’est qu’un « remplaçant », quelqu’un qui occupe la place de l’autre : celui qui est déjà mort.
- 6 Traduit de l’espagnol par André Gabastou.
18Enfin, dès le début de sa narration, Vilnius fait savoir au public présent dans la salle qu’il n’a aucunement l’intention de se limiter aux quarante-cinq minutes qui lui ont été imparties. Il n’aura pas l’intelligence de se taire comme Schéhérazade en voyant poindre le jour : « Comme il savait qu’il ne disposait que de quarante-cinq minutes, il tenait à avertir le respectable public que, dans le cas fort probable où les organisateurs interrompraient sa lecture, il continuerait à lire le récit de sa stupeur existentielle à la brasserie Stille » (19)6.
19Il semble donc que le « théâtre sans théâtre » que nous trouvons dans Aire de Dylan soit en réalité une inversion des contes avec compte à rebours traditionnels : il ne prétend pas capter l’attention de l’auditeur ; il ne cherche pas à éviter la mort ; il n’a pas l’intention de s’en tenir au temps qui lui a été imparti. Malgré tout, ce « Teatro de realidad » vila-matien entretient une secrète parenté avec les espoirs de Schéhérazade. Mais pour savoir sur quoi repose ce lien qui unit les deux narrateurs, le lecteur devra attendre la fin de cet article.
20Vilnius n’est pas le premier conférencier atypique dans l’œuvre de Vila-Matas. De fait, il s’agit d’un personnage récurrent qui apparaît aussi dans des ouvrages comme Historia abreviada de la literatura portátil (1985), El viaje vertical (1999) ou El mal de Montano (2002). Dans tous ces romans, la conférence est utilisée comme une situation narrative permettant de présenter le discours du personnage sous les traits d’une intervention effectuée en direct devant les yeux du lecteur.
- 7 Pour le romancier et critique littéraire John Barth, cette combinaison d’illusionnisme et d’anti- (...)
21Lors de toutes ces conférences il se produit souvent des choses extraordinaires. Dans El mal de Montano, par exemple, le conférencier vieillit de vingt ans sous les yeux d’un public médusé ; et dans Historia abreviada de la literatura portátil, la dissolution de la société shandy se produit, précisément, pendant une conférence délirante prononcée à l’Ateneo de Séville par un Aleister Crowley travesti. L’introduction de ces conférences fictionnelles recherche donc un effet paradoxal de spontanéité et de proximité avec le lecteur ; comme si le texte s’écrivait devant ses yeux et qu’il était, en même temps, susceptible de s’effacer à n’importe quel moment7.
22Pendant la conférence que prononce Vilnius dans Aire de Dylan, il se produit aussi des choses extraordinaires et on recherche également cet effet paradoxal de spontanéité et de proximité. Voyons quelles sont les stratégies textuelles concrètement mises en œuvre pour y parvenir.
23Nous pouvons tout d’abord nous focaliser sur la figure du narrateur au premier degré que nous avons à peine évoqué jusqu’à présent. En effet, le narrateur du roman n’est pas Vilnius mais un écrivain qui participe également au congrès et qui a pris place dans le public pour assister à la conférence de Vilnius. La lecture dramatisée est ainsi constamment émaillée de commentaires comme, par exemple, « Soudain, s’écartant de son texte pendant quelques minutes, Vilnius improvisa » où « Vilnius reprit la lecture de ses feuillets ». Nous sommes donc confrontés à un narrateur intrusif qui joue également le rôle de narrataire pouvant être directement interpellé. Comme le souligne David Lodge, le narrataire – figure qui évoque le lecteur à l’intérieur du texte – est toujours une figure rhétorique et une façon de compliquer les réponses du lecteur réel qui reste en dehors du texte (voir Lodge 1992 : 80-83).
24Le deuxième procédé utilisé pour créer l’effet de spontanéité sont les références faites au temps dont dispose Vilnius tout au long de la lecture de la conférence. Nous avons déjà mentionné au début que l’organisation du congrès lui avait attribué quarante-cinq minutes, mais qu’il ne pensait pas s’y tenir et avait au contraire l’intention de poursuivre sa lecture dans une brasserie voisine. Cependant, comme presque toujours dans les romans de Vila-Matas, les choses ne se passent pas comme prévu, et encore moins durant les conférences :
les organisateurs de Saint-Gall ont fait savoir au petit Dylan alias Vilnius qu’il avait largement dépassé le temps réglementaire […]. Il n’y avait alors que huit personnes qui l’écoutaient. Il a continué à parler comme s’il était trop paresseux pour se rendre à la brasserie. […] Huit personnes, ce n’est peut-être pas grand-chose, mais si celles-ci, comme c’était le cas, suivaient avec un immense intérêt ce qu’il leur racontait, il devait affronter courageusement l’adversité et se résigner à ce que son intervention ne soit pas le grand échec dont il avait rêvé (Vila-Matas 2012a : 50-51).
25En dernier lieu, nous pouvons évoquer une autre stratégie narrative qui consisterait à introduire des références fréquentes portant sur la qualité du son de la conférence. D’après ce que nous lisons, toute l’intervention est enregistrée par Radio Zurich et traduite en simultané. Ces commentaires auto référentiels permettent aussi de nouveaux jeux avec le lecteur et ses attentes :
la fermeture annoncée de la salle a pris un tour inattendu. Les organisateurs avaient réussi à résoudre les problèmes de son […]. Ils ont alors annoncé à Vilnius qu’ils lui donnaient davantage de temps.
Ce à quoi ni le jeune Vilnius ni moi ne nous attendions, c’était à ce que – conséquence de cette amélioration technique – un grand nombre de nouvelles personnes entrent dans la salle pour l’écouter (60).
26Mais quel rapport cet effet de spontanéité et de proximité entretient-il avec l’inversion des caractéristiques du “conte à compte à rebours” que nous avons mentionnée plus haut ? Et quel lien ces stratégies narratives – jeux avec le lecteur et commentaires auto-référentiels – établissent-elles avec la subversion des enseignements de Schéhérazade, à savoir capter l’attention du public, se soustraire à la mort et respecter le temps de parole ?
27Pour répondre à cette question, nous devons revenir à l’art de raconter des histoires.
28Comme nous l’avons vu précédemment, capter l’attention du public, se soustraire à la mort et respecter le temps de parole sont les qualités classiques d’un « bon narrateur », celui qui maîtrise son discours et connaît à l’avance les effets qu’il va produire sur son auditeur. Ce sont surtout les qualités du narrateur qui a quelque chose à dire et qui croit donc au pouvoir qu’ont les mots de nous préserver de terribles dangers. Dès lors, nous pourrions dire qu’il s’agit de narrateurs appartenant à un moment de la culture où les récits offrent encore un sens téléologique à l’univers.
29Le monde littéraire de Enrique Vila-Matas se situe aux antipodes de ce paradigme. Partie prenante d’une cosmovision postmoderne, ses fictions témoignent d’un dispositif culturel au sein duquel l’auteur est mort et, avec lui, les récits totalisateurs. À l’image de ce qui arrive à Vilnius ou à l’écrivain atteint d’agraphie qui assiste à sa conférence dramatisée, ses personnages veulent échouer, disparaître de l’horizon du texte ou, carrément, renoncer définitivement à l’écriture. Comme l’affirmait Barthes dans « La mort de l’auteur », pour eux « l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine. L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit » (Barthes 1984 : 61).
30Vu sous cet angle, écrire – raconter – ne peut plus donner un sens à l’univers, car il n’y a plus aucune instance qui précède le texte : il n’y a d’autre temps que celui de l’écriture. Comme l’expose également Barthes, puisqu’il n’y a plus de message préalable – de l’Auteur, de Dieu – que l’écriture serait chargée de transcrire, le texte perd son caractère téléologique et devient un espace multidimensionnel où différentes écritures – aucune d’elles n’étant originale – cohabitent et se télescopent. Il n’y a pas un signifié qui puisse renvoyer à un auteur, mais l’écriture ouvre un espace multiple, une ligne de fuite où la signification se produit. Cependant, le signifié n’est plus, une fois actée la mort de l’auteur, un secret tapi dans les profondeurs du livre : il n’y a rien derrière pas plus qu’après – cet après avec lequel Schéhérazade jouait de façon si éloquente – car le signifié est un effet de surface. C’est pour cette raison que Vilnius a renoncé à capter l’attention de son public et à se soustraire à la mort. Il ne contrôle donc pas le temps qu’il mettra à lire son texte. Écrire cesse d’être une question de compétence pour devenir un acte performatif, le signe d’un « ici » et d’un « maintenant » anti-narratif et anti-téléologique. Comme l’affirme Julio Baquero Cruz : « Il y a toujours eu chez Vila-Matas une volonté d’échapper à la représentation et à la narrativité, un défi à la raison narrative moderne, au caractère fermé, complet et téléologique de la narration » (Baquero Cruz 2012 : 158).
31Mais revenons à présent à la question que nous avons posée tout à l’heure : quelle relation y a-t-il entre cet air d’apparente improvisation et l’inversion des caractéristiques traditionnelles du “conte à compte à rebours” ? Nous pouvons désormais y répondre : toutes les stratégies textuelles utilisées par Vila-Matas dans la conférence transcrite dans Aire de Dylan tendent, précisément, à remettre en question la possibilité même d’un conte – un récit – susceptible de nous épargner la mort. Autrement dit, en donnant l’impression que le texte s’écrit sous les yeux du lecteur et qu’il peut s’effacer à tout moment, en l’interrompant sans arrêt ou en brouillant les attentes et réponses qu’il veut provoquer, Vila-Matas met sérieusement en cause la compétence de ses narrateurs – comme Vilnius – pour donner un sens à l’univers. C’est ainsi que son conte inversé, avorté et insoutenable témoigne de la mort de l’auteur et de la fin des grands récits.
- 8 Référence à La tempête de William Shakespeare, « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêve (...)
32Venons-en maintenant au dernier point de cet article. Nous voudrions aborder les rapports entre fiction narrative et théâtre qui se tissent dans Aire de Dylan ainsi que l’utilisation que fait Vila-Matas de cet art pour construire son “conte à compte à rebours”. Le roman débute sur une référence explicite au théâtre : « Certains entrent dans le théâtre de la vie très tard, mais quand ils le font, c’est apparemment sans brides el ils vont directement jusqu’au bout de la pièce » (2012a : 11). Et il se termine sur une allusion du même type : « cet air qui est la matière dont nous somme faits, léger vent de vie et de mort, air de tous les masques, air de Dylan » (325)8. Le théâtre est aussi partie prenante de la structure de l’œuvre ; celle-ci se divise en effet en neuf chapitres dont quatre seulement portent un titre qui, pour trois d’entre eux, renvoie explicitement au théâtre : « Teatro de realidad » (II) ; « Teatro de ratonera » (V) ; et « Teatro de la memoria » (IX).
33D’ailleurs, le théâtre détermine aussi la trame et le sujet d’Aire de Dylan. En effet, le roman développe une version – que l’on pourrait qualifier de postmoderne – de la tragédie de Hamlet où le fantôme de Juan Lancastre, écrivain assassiné par sa femme et son amant, réclame vengeance à son fils Vilnius. En dernier lieu, la situation narrative recréée – une conférence lue comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre – se trouve à son tour conditionnée par ce qui est intrinsèque à cet art : le caractère statique de l’espace, à savoir, une scène ; la frontalité qu’elle impose au regard du spectateur, représenté ici par le narrateur / narrataire et l’interaction avec le public (voir Sontag 2002 : 100).
- 9 Dans l’article de Susan Sontag « Theater and Film » nous pouvons lire : « Parce que ces représent (...)
- 10 D’après Roland Barthes « le spectacle n’y est plus une habitude ou une essence, il est vulnérable (...)
- 11 Comme l’écrivait Diderot dans le Paradoxe sur le comédien : « Réfléchissez un moment sur ce qu’on (...)
34Pourquoi le théâtre ? D’où vient l’intérêt de Vila-Matas pour cet art ? Si on tient compte de tout ce qui a été exposé jusqu’ici, il y a quelques raisons qui pourraient expliquer cet intérêt : le théâtre est un art performatif, vivant, impossible à contrôler entièrement9. Dans le théâtre, tout se produit en direct devant nos yeux et la menace que les choses n’adviennent pas ou s’interrompent plane en permanence10. Il pourrait arriver n’importe quoi. Il s’agit donc d’un art qui crée cette illusion de spontanéité. Mais il existe une autre raison moins évidente à cette attirance de Vila-Matas pour le théâtre. Il s’agit de l’artificialité qui est également intrinsèque à cet art. En effet, le théâtre a beau être un art apparemment spontané, il n’en est pas moins l’art artificiel par antonomase : art du masque et du simulacre11.
35Ce paradoxe – être simultanément vivant et pure artificialité – est à l’évidence ce qui séduit Vila-Matas dans le théâtre. Comme le fait remarquer Julio Baquero Cruz : « Le livre est un théâtre où on met en scène les fonctions et les dysfonctions du moi […]. Un théâtre qui ne fait pas beaucoup d’efforts pour se déguiser en réalité possible. Un théâtre très honnête, « théâtre sans théâtre », tout en carton-pâte mais sans chausse-trappes, parce qu’en sachant regarder on peut presque tout deviner » (163).
36Nous pourrions même aller plus loin : ce « théâtre sans théâtre » paradoxal est une métaphore de la poétique vila-matienne. Son écriture chercherait donc à être performative – corps qui vit hic et nunc – et serait tout à la fois masque absolu, imposture et artifice. Comme nous pouvons le lire dans une interview publiée en 2011 :
le monde est une pièce de théâtre où nous avons tous des phrases à dire et un rôle à jouer. Certains acteurs, comprenant qu'ils sont dans une œuvre, continuent de jouer. D'autres, scandalisés, tentent de quitter le plateau. Ils se trompent. Hors de la scène, il n'y a rien d'autre à l'affiche. Tout ce qu'on peut faire, c'est de continuer à jouer. Mais peut-être avec une nouvelle conscience, une conscience comique (Vila-Matas cité dans Noiville 2011 : 2).
37Enrique Vila-Matas a depuis longtemps cessé de croire que les récits ont le pouvoir de tromper la mort. Nous ne trouverons donc dans son œuvre aucun conte pour nous libérer de sa menace. La conscience tragique s’impose : l’auteur est mort et avec lui nous n’avons plus rien à dire qui précède l’acte d’écriture. Le sens n’est plus donné à l’avance.
38Mais, nous le laissions entendre, le « Teatro de realidad » vila-matien garde malgré tout un lien secret avec les enseignements de Schéhérazade. La conscience tragique ne le conduit jamais au silence total et définitif : les mots n’abandonnent jamais complètement Vila-Matas et il ne va jamais renoncer à nous conter des histoires. Même si celles-ci parlent précisément de l’impossibilité de continuer à raconter des histoires pour « attendre le jour » et repousser la condamnation qui plane sur nous. Comme l’écrivait son grand ami Roberto Bolaño, nous lisons toujours dans ses livres des histoires qui parlent « non seulement des écrivains qui, à un moment donné de leur vie (un moment de lucidité, de désespoir ou de folie) ont renoncé à l’écriture mais aussi des écrivains qui, comme Vila-Matas, ne vont jamais renoncer à l’écriture, et à partir de là, il parle de la mort, des gestes inutiles face à la mort mais qui nous sauvent » (Bolaño 2007 : 181).
39Nous pouvons alors conclure que l’éloge du masque et du théâtre présent dans Aire de Dylan est finalement la façon qu’a Vila-Matas de répondre à la tragédie postmoderne de la perte du sens. Comme l’écrivait le philosophe Gilles Deleuze, le sens n’est plus donné à l’avance mais doit être produit. Telle est la tâche de l’écrivain d’aujourd’hui et Vila-Matas le sait bien : produire du sens ; ne pas abandonner le plateau ; continuer à attendre Godot. Continuer à jouer hic et nunc, à conter et à raconter même en sachant que nous sommes dans une pièce de théâtre et que, derrière la scène, il n’y a plus rien.