Le temps est compté, dit-il, et il sourit comme s’il venait de prononcer une phrase chargée d’amère ironie.
Laura Gallego Garcia, Le collectionneur d’horloges extraordinaires.
1La littérature de jeunesse constitue un objet d’études doublement légitime : d’abord parce que c’est une réalité économique incontournable qui structure en profondeur l’activité éditoriale au point d’équivaloir voire de dépasser la littérature générale en termes de volume de ventes ; ensuite parce que cette présence croissante dans les pratiques de lecture constitue un formidable révélateur des attentes, donc des représentations de tels publics. C’est cet aspect qui retiendra notre attention, considérant que les productions contemporaines déploient des corpus éminemment représentatifs de tendances voire d’enjeux de société. On s’intéressera ici au roman pour adolescents en essayant d’analyser un principe narratif récurrent, le compte à rebours auquel est confronté un individu ou un groupe de jeunes pris au piège des contraintes que lui impose son environnement. Cet état de fait peut surprendre : comment expliquer que la jeunesse, qu’on imagine plus volontiers sur le mode de l’a-temporalité utopique ouverte à tous les possibles, soit ainsi présentée dans des situations de tensions extrêmes où l’être fait l’expérience paradoxale d’une restriction angoissante de son cadre de vie ? Il s’agira dès lors de rendre compte de la complexité d’un phénomène assez obsessionnel pour justifier qu’on s’efforce d’en comprendre les modalités ainsi que les enjeux.
2Il n’est pas question pour autant de rendre compte de façon exhaustive de l’ensemble des textes s’inscrivant sous les auspices du compte à rebours : ils sont bien trop nombreux. Ce n’est pas réellement une surprise : avant d’être un dispositif existentiel à portée métaphysique, le compte à rebours est d'abord un procédé narratif qui occupe une fonction décisive dans l'économie du récit, dont il détermine à la fois l'intrigue et la tonalité en impulsant un rythme constitutif de l'aventure en construction. On ne s’étonnera pas alors que des romans destinés à conquérir un lectorat habitué à la cadence effrénée des scénarios hollywoodiens usent, et parfois même abusent, d’une technique éminemment propice à l’empathie. Car découvrir une histoire qui se donne sur le mode de la contrainte temporelle, c'est entrer dans un univers placé sous le régime de la tension, ce qui n'est pas sans effet sur les modalités du contrat de lecture : le lecteur haletant livré aux affres du suspense tend précisément, encore plus que tout autre, à suspendre son jugement critique et à adhérer sans conditions à l'univers diégétique qui lui est présenté. Mais c’est précisément cet aspect qui nous intéressera : justement parce que les récits construits sur ce principe se prêtent à une immersion totale dans la fiction, faisant de l’expérience littéraire un temps fort où l’être éprouvera plus intensément qu’ailleurs la complexité de sa relation au réel autant qu’à lui-même.
3Dans cette pléthore d’œuvres on s’attachera donc à quelques échantillons représentatifs empruntés au plus de genres possibles, ce qui permet notamment de montrer que le phénomène recouvre une partie considérable du champ éditorial :
– les sagas Thomas Drimm de Didier Van Cauwelaert, ou Alex Rider d’Anthony Horowitz, dont les héros investis en super-espions ont dans chaque tome un temps limité pour accomplir les missions qui leur sont confiées ;
– Gone de Michael Grant, où des groupes d’adolescents ayant survécu à une catastrophe nucléaire combattent contre le temps qui s’égrène pour maîtriser les événements ;
– Batoru Rowaiaru de Koushun Takami, ou The Hunger Games de Suzanne Collins, où des jeunes manipulés par un pouvoir dictatorial luttent à mort entre eux dans un cadre temporel fixé par leurs tortionnaires ;
– Piège boréal de David Moitet et Défi à Sherlock Holmes de Béatrice Nicodème, où les personnages luttent contre la montre pour empêcher un tueur en série de perpétrer les meurtres qu’il a annoncés à l’avance ;
– Daylight Saving de Edward Hogan, ou El Coleccionista de relojes extraordinarios de Laura Gallego Garcia, avec dans les deux cas la quête effrénée d’un jeune garçon pour résoudre un défi dans un univers défiant les lois de la raison ;
– The Forbidden Game de L. J. Smith, où un groupe d’ados enfermés dans une maison qui incarne leurs terreurs secrètes a jusqu’à l’aube pour s’en échapper ; ou à l’inverse The Maze Runner de James Dashner, dans lequel des adolescents ont la journée pour trouver la sortie d’un labyrinthe qui se reconfigure chaque nuit ;
– 49 jours de Fabrice Colin, dont le héros qui vient de mourir a 49 jours pour choisir entre le Royaume et le Nihil, soit entre le Paradis et le Néant ;
– ou encore Stone testament de Ceelia Rees, Les adversaires de Fabien Clavel, Fallen de Lauren Kate et la série de 13 volumes intitulée précisément Countdown de Daniel Parker, dans lesquels un groupe d’adolescents doit empêcher dans un laps de temps réduit la conquête du monde par des puissances maléfiques.
4De façon remarquable toutes les catégories génériques, ou presque, sont concernées : thriller, fantasy, fantastique, surnaturel, policier, espionnage, aventure, robinsonnades pour adolescents ou encore contre-utopies. Un tel corpus est certes hétérogène, en particulier du point de vue esthétique : autant certains des textes sont de purs chefs-d’œuvre, autant d’autres valent surtout pour leur densité narrative ou, ce qui est un critère de pertinence légitime dans une approche prenant en compte les phénomènes de réception, pour l’impact fulgurant qu’ils ont sur le public adolescent. Il reste en tout état de cause profondément représentatif dans la mesure où, quel que soit le genre et le style adoptés, le compte à rebours y joue un rôle décisif puisqu’il conditionne le déploiement de l’intrigue en inscrivant la question du temps au cœur même de la narration.
5Les textes utilisent pour cela des façons de faire diversifiées : dans Stone testament, la couverture indique juste au-dessous du titre la formule fatidique « le compte à rebours est commencé » tandis que celle de Eagle Strike présente le décompte d’un missile en phase de décollage ; dans Gone, le récit démarre avec un exergue indiquant 299 heures 54 minutes puis fait précéder chaque chapitre du décompte horaire courant jusqu’au moment fatidique de la conclusion ; dans Batoru Rowaiaru, chaque chapitre se clôt par le rappel du nombre de vivants restants ; dans Piège boréal, le tueur signe ses crimes en gravant un chiffre décroissant sur le front de ses victimes : 10, 9, 8 etc. ; dans Countdown, chaque volume porte le nom d’un des douze mois de l’année et la couverture reprend le leitmotiv obsédant qui organise l’ensemble de la série : « Douze mois pour survivre avant l’An 2000 ». Bien entendu reviendront en boucle dans tous les romans les formules consacrées rappelant le diktat du temps en train de s’écouler : « il n’y avait plus une minute à perdre », « le temps leur était compté » ; et abonderont pareillement l’exploitation des instruments à mesurer le temps : montres, chronomètres, minuteries etc. Comme le résume le collectionneur rencontré par Jonathan :
Les horloges sont des instruments dont le but était de mesurer le temps, mais qui se sont mises à essayer de l’attraper. Elles représentent l’appel désespéré de l’humanité qui ne veut pas mourir. Tic-tac, tic-tac. En réalité, les horloges nous disent : « il ne te reste plus beaucoup de temps, il ne te reste plus beaucoup de temps… » (Laura Gallego Garcia : 45).
6Le compte à rebours est donc bien plus qu’une simple technique d’écriture ; engageant les différentes composantes du récit, il impacte l’ensemble de ce qui constitue le tissu romanesque au point de conditionner l’univers diégétique postulé et d’affecter en conséquence tous les aspects de la narration : relations entre les personnages, psychologie des héros ou encore déploiement de l’espace et du temps. On pourra dès lors en déduire des implications d’ordre distinct, mais complémentaires : éthiques et politiques, pour ce qu’elles nous disent des interactions entre les individus et les systèmes qui les régissent ; psychologiques voire psychanalytiques, pour ce que de telles œuvres révèlent des questionnements identitaires du sujet ; enfin philosophiques et / ou métaphysiques, pour la mise en scène qu’elles proposent des grandes questions que se pose l’individu dans sa relation au monde.
7Les relations entre les personnages sont, dans toutes ces œuvres, intrinsèquement liées à la contrainte temporelle. Le compte à rebours n’a pas simplement pour effet d’installer une borne vers laquelle se tend la narration ; le resserrement du temps introduit aussi, et corollairement, un phénomène de rétrécissement des perceptions et des représentations, un peu comme si la conscience du délai se réduisant d’heure en heure se traduisait par le resserrement des murs d’une prison. Il en résulte que, livrés à la pression du chronomètre, les individus en viennent à remettre en question les dispositions usuelles qui régissent leur quotidien : tout se passe comme si, dans les situations d’urgence, règles et rites ne se justifiaient plus. Il en résulte une déconstruction de tous les codes éthiques : lorsque le temps vous presse il est recevable, précisément pour en gagner, de se débarrasser de son voisin. Pour le dire de manière plus radicale : compter à rebours, c’est aller à rebours des règles même s’il faut pour cela régler son compte à autrui. Un tel constat est particulièrement prégnant dans les ouvrages puisant aux formes de la dystopie, tels Gone, Batoru Rowaiaru ou encore Hunger Games où la contrainte temporelle entraîne par contrecoup la disparition des contraintes sociales. On assiste alors à un phénomène de dérégulation des mœurs, résultante inversée de l’hyper-régulation temporelle, adossée à un enchaînement de réactions qui se succèdent de façon inéluctable comme si un même paradigme se reproduisait à l’identique d’œuvre en œuvre.
8Le durcissement des positions interpersonnelles induit par la surconcentration du temps a d’abord pour effet de lâcher la bride aux instincts et aux pulsions de survie ; d’où l’apparition de phénomènes d’agressivité prenant peu à peu le pas sur les comportements policés qui leur préexistaient. Incarnée dans la plupart des récits par des personnages cruels symbolisant les pulsions violentes à l’œuvre dans chaque individu, cette emprise croissante de la brutalité comme critère de détermination des relations humaines balaie sur son passage les derniers reliquats de civilisation, sanctionnant un passage de relais de la loi morale à la raison du plus fort. Symptomatique de cette déliquescence du lien social, le lexique évolue dans le sens d’une déshumanisation progressive : du groupe ou de la communauté on passe très vite au clan, à la horde voire à la meute lorsque le processus a atteint son maximum d’intensité. Il en résulte un mouvement d’animalisation de l’humain, illustré par des effets de mise en abyme : ainsi les molosses de Hunger Games, les chiens féroces du Collectionneur d’horloges extraordinaires ou encore les animaux mutants de Gone qui cristallisent le fond de monstruosité latente prêt à altérer les êtres dès lors qu’ont été retirés les tabous et les interdits. On voit alors que, d’un point de vue anthropologique, le compte à rebours marque le retour en arrière vers l’état de nature : dans un monde ordonné par la rétro-chronologie, l’homme redescend vers la bête, l’ado se comporte en loup pour l’ado et rien n’interdit plus que les principes de vie collective évoluent dans le sens d’une inféodation des uns par les autres, la guerre des clans qui s’entre-déchirent débouchant in fine sur la conquête du pouvoir par un petit nombre au nom de la survie de l’espèce.
9Le second aspect de cette influence du compte à rebours sur les composants de la narration est la représentation qu’il entraîne de la psychologie des héros. Ce phénomène est corrélé au précédent dans la mesure où le retrait des figures d’autorité enclenché par les règlements de compte interpersonnels correspond sur le mode psychique à l’effacement du Surmoi et constitue alors un formidable révélateur des motivations profondes des personnages voire de leurs tentations les plus secrètes. Cela induit une forme de regard rétrospectif du héros sur ses comportements : d’abord parce que, se voyant confronté à de nouveaux schémas de vie collective, le personnage principal se met à s’interroger sur la place qu’il occupe dans le jeu social ; ensuite parce que, réfléchissant aux contraintes qu’induit pour sa propre personne le défilement inéluctable des heures, il enclenche une méditation sur les rouages du temps et les ressorts de son identité.
10De fait, le destin des personnages semble étroitement dépendant du temps, non seulement parce que celui-ci les contraint du fait de l’ultimatum érigé en postulat narratif, mais plus généralement parce qu’ils sont eux-mêmes profondément pétris de matière temporelle. Thomas Drimm, le héros de Van Cauwelaert, est présenté dès l’ouverture de la saga comme ayant « 13 ans moins le quart » : façon amusante de faire comprendre que son identité, intrinsèquement nourrie de temporalité, se construit dans l’attente d’un anniversaire qui ne vient jamais puisque cet âge constitue le trait distinctif du personnage tout au long de la série. Dans Gone, le compte à rebours qu’égrènent les chapitres renvoie au temps qu’il reste au héros avant d’atteindre 15 ans, âge fatidique à partir duquel disparaissent tous les individus. Quant à Zilla, dans Stone Testament, elle n’est pas en mesure de donner son âge réel, qu’elle situe quelque part entre douze et treize ans en faisant de cette temporalité flottante la forme de son identité. Dans Le collectionneur d’horloges extraordinaires, le jeune garçon porte sur son cœur un médaillon qui dissimule une horloge ; enfin, dans Daylight Saving, la montre de la jeune fille égrène les secondes à rebours et l’on ne saurait mieux dire le poids que constitue sur l’ensemble de nos personnages la charge de contrainte de la rétro-chronologie.
11On fait donc face à une panoplie de héros qui peinent à décider s’ils doivent se considérer comme des adultes en puissance, donc en comptabilisant le temps qui les sépare de cette étape décisive, ou si au contraire il leur revient de se retourner vers la part d’enfance qu’ils gardent en eux, quitte à remonter le temps pour tenter de réactualiser ce paradis perdu. Ce regard rétrospectif porté par le personnage sur son itinéraire entraîne une réflexion sur les origines, la remontée à rebours de la chronologie se traduisant par une interrogation sur le mystère de la naissance. Or cette relation à l’origine se vit sur un mode résolument problématique, la totalité de ces personnages étant présentés dans une relation conflictuelle avec leurs géniteurs. Significatif le cas de Thomas Drimm, dont le père a sombré dans l’alcoolisme ; ou encore du Jonathan du Collectionneur d’horloges extraordinaires qui a honte de l’inculture arrogante de son père. À côté de ces remises en question de la figure paternelle, on trouve une pléthore de héros en situation orpheline, soit totale soit partielle ou bien encore fantasmée. On songe aux bâtards romanesques décrits par Marthe Robert : si toute adolescence est une recherche d’identité visant à reprendre le flambeau d’une paternité contestée, alors la meilleure façon de réinventer l’espace de son destin sera de déployer des jeux imaginaires dans ce que Freud appelle le roman familial ; et le compte à rebours devient alors une façon de prendre à contre-pied sa généalogie officielle en lui substituant une ascendance rêvée.
12Dans le meilleur des cas, cette réécriture de l’Histoire personnelle se traduit par une affirmation conquérante de sa propre identité, comme le fait Jonathan qui au terme de l’aventure impose sa volonté à son père pour la première fois de sa vie ; dans le pire elle se traduit par une errance dans les méandres d’une psyché désorientée par ces allers et retours entre avant et après, et risquant alors de se perdre dans un hors du temps littéralement schizophrénique. D’où le motif du labyrinthe ou encore de la maison hantée, transparentes paraboles des égarements de la raison ; c’est notamment le cas dans The Forbidden Game qui en constitue une mise en abîme exemplaire, puisque la demeure inventée par l’adolescente à l’occasion d’un jeu d’anniversaire est en fait une émanation du psychisme des participants enfermés dans le dédale de leurs propres phobies.
13Reste à envisager la dimension philosophique de telles représentations qui engagent non seulement une mise en scène des questionnements qui marquent le devenir adolescent mais aussi une certaine vision du monde, en particulier autour de ces deux interrogations plus spécifiques que sont la question de l’être et la question du sens. La question ontologique est, ici encore, directement induite de la mise en œuvre de la rétrospection à rebours : car décompter le temps, c’est déconstruire le mouvement ; inverser la flèche héraclitéenne du temps qui va d’un point à un autre, c’est repenser à l’envers le parcours d’un mobile en passant par les étapes intermédiaires de ses instants successifs ; c’est en somme comprendre que l’être n’est pas cette globalité unifiée que donne à voir ou à croire le monde des apparences, mais un système dynamique où la substance se décompose en micro-constituants eux-mêmes en interaction. Pour le dire autrement : prendre conscience que les choses ne sont pas ce qu’on en perçoit mais le résultat d’une tension perpétuelle entre des forces changeantes, c’est aller à rebours du monisme et de l’idéalisme en prenant la mesure de la part de vide, voire de néant, qui constitue la matière, et renouer ainsi avec l’atomisme présocratique et sa conception d’une réalité en mouvement, revisitée à l’aune de la pensée quantique.
14Cette vision du monde trouve dans certains romans une illustration particulièrement puissante : ainsi dans The Maze Runner, dont les murs en évolution permanente proposent une métaphore crédible de la réalité quantique ; dans 49 jours, où le héros découvre que l’opposition du Tout et du Néant fonctionne non pas comme une alternative mais comme un processus dialectique où l’un se nourrit de l’autre ; ou encore dans le roman de Gallego Garcia où les deux villes, réelle et fantastique, fonctionnent comme un système dual dont les paradoxes temporels donnent la clé :
Tu connais la relation entre la Cité Classique et la Cité Occulte ? Elles sont toutes les deux au même endroit, au même moment, alors que c’est impossible.
– Heu, pas complètement. La physique quantique affirme que…
– Ne m’interromps pas, jeune homme ! Je n’ai pas besoin de mots savants pour t’expliquer l’origine de ce lieu. […] En réalité, les deux villes se trouvent bien au même endroit, mais pas au même moment. Jette un coup d’œil à l’horloge que tu tiens entre tes mains. Tu verras que les aiguilles ne s’arrêtent jamais sur une heure exacte. […] Comme si elles étaient déréglées. Ou comme si elles indiquaient le temps entre deux secondes. [… Voilà] La Cité Occulte existe dans le temps qu’il y a entre deux tic-tac d’une horloge. D’où le nom Intertempus (Laura Gallego Garcia : 131-132).
15Si tous les ouvrages du corpus ne portent pas avec le même degré de conscience cette perception très contemporaine de la porosité du monde, tous en revanche sont placés sous le signe de l’angoisse de personnages voyant se fissurer les certitudes autour desquelles ils avaient cimenté leur univers. Cette inquiétude ostensible, qui fait basculer d’une ontologie à une phénoménologie (le monde n’est pas ce qu’il prétend être, mais ce que j’en perçois), a pour conséquence de soulever avec insistance la question du sens de la vie : si ce réel auquel je croyais si fort me file entre les doigts à la façon des grains de sable dans un sablier, vers où nous dirigeons-nous sinon vers la disparition finale de tout ce qui compose le monde et nous avec ? D’où la hantise de la mort, figure omniprésente dans les récits du corpus et sans doute leur dénominateur commun. Le démon qui tente Jonathan dans Le Collectionneur d’horloges le sait bien, qui lui propose d’échanger le sablier de sa temporalité humaine contre l’immortalité de son âme. Le thème découle directement du motif du compte à rebours : prendre la pleine mesure du temps qui passe, c’est en effet prendre conscience de notre finitude ; et c’est pourquoi le sablier, emblème inexorable de la Mort qui rôde, illustre par sa composition même le devenir naturel de ceux qui, étant nés grains de poussière, redeviendront grains de poussière.
16Or une telle découverte infléchit radicalement la question de la signifiance : le sens (du langage, du sujet ou du monde) ne se donne plus comme essence, mais bien comme direction ; le sens de la vie, c’est la mort vers laquelle je fonce comme tout un chacun autour de moi. Face à ce constat, deux réactions possibles : l’une sur le mode du déni, en refusant d’admettre l’inacceptable et en luttant dès lors pour conquérir son immortalité (c’est le sujet explicite des romans Les adversaires, Fallen, 49 jours ou encore Le collectionneur d’horloges extraordinaires) ; l’autre sur le mode du combat, en refusant de céder au découragement comme au déterminisme et en conquérant sa liberté dans la résistance aux hégémonies de l’inné. C’est la réponse ultime apportée par l’ensemble des œuvres, concession probable aux vertus éditoriales du happy end mais aussi illustration de ce que l’adolescence reste malgré tout l’un des seuls lieux où il vaut encore la peine d’y croire. À ce titre les héros s’imposent parce qu’ils s’opposent, au diktat du temps qui va dans un seul sens ou à la tyrannie d’une réalité où tout serait joué d’avance ; et c’est bien parce qu’ils acceptent de jouer la montre qu’ils conquièrent leur propre temporalité – celle où tout reste possible justement parce qu’à l’uniformité du réel, l’adolescent oppose le potentiel dont il se sait riche et dont il entend tirer parti.
17On voit ainsi que le procédé du compte à rebours, obsessionnel dans le roman pour adolescents, constitue moins un topos qu’un trope, véritable figure de style mais aussi de pensée structurant les récits en leur donnant leur identité narrative mais aussi thématique et symbolique. Il n’est pas interdit de penser que cette insistance reflète quelque chose des interrogations de notre société, dont on pourra dégager ici au moins deux des enjeux. Rappelons d’abord en quoi de telles œuvres peuvent être tenues pour représentatives de l’imaginaire des jeunes générations quand bien même elles sont écrites par des écrivains plus âgés : d’abord parce que ces écrivains sont majoritairement de jeunes auteurs qui émargent aisément aux problématiques du siècle nouveau ; ensuite parce que la réception de ces œuvres telles qu’on peut en juger par les acquisitions et les communautés d’interprétations qui fleurissent sur le net montre sans la moindre ambiguïté à quel point s’y retrouvent les adolescents du troisième millénaire.
18Que nous dit alors de leurs préoccupations un corpus aussi structuré par la question de la contrainte temporelle ? D’abord, au niveau de l’individu, que la condition adolescente est structurellement écartelée par la problématique du temps. L’adolescence, c’est ce moment de transition paradoxale écartelée entre la nostalgie de l’enfance et l’attraction de l’âge d’homme, avec la tentation de prolonger la première jusque dans la seconde (ce que les psychologues appellent le principe d’adulescence). C’est bien de ce clivage que nous parlent tous ces romans, en rappelant par l’entremise du compte à rebours que grandir, c’est simultanément construire son utopie personnelle et déconstruire sa dépendance familiale pour s’affranchir dans son identité propre ; c’est donc au même moment inventer des scénarios de vie idéaux ou rêvés (principe d’imagination) et en éprouver la relativité au contact d’autrui et du monde (principe de réalité). Par quoi la construction de soi qui caractérise le devenir adolescent passe par le déploiement d’une temporalité à la fois réelle et symbolique à travers laquelle le sujet tente de gérer la dialectique qui l’écartèle – entre l’enfant et l’adulte, entre réalité et imaginaire – avec l’espoir que cette quête le détache de sa pulsion nostalgique, soit le refus de grandir, pour mieux le projeter vers son à-venir, à savoir l’entrée dans l’âge d’homme.
19Le second constat à l’échelle des grands groupes, c’est que les jeunes générations sont hantées par les désillusions de leurs aînés dont ils héritent la relativité des valeurs et le désenchantement des civilisations. D’où la tentation de tirer à boulets rouges sur le précédent modèle de vie commune, avec le risque sans doute d’ouvrir une brèche d’où ressurgirait le spectre de violences inhumaines, mais aussi la possibilité de reconstruire sur les ruines, de repenser les fondements du contrat social et de recréer le fonctionnement de la collectivité sur des bases qui leur correspondent. À cette aune, les paradoxes du compte à rebours, motif emblématique des tensions individuelles autant que collectives, seraient une façon de rappeler que l’identité se construit en prenant à revers les contraintes du réel, et de substituer ainsi à la déconvenue d’une génération perdue, une fureur de vivre d’autant plus exacerbée qu’elle se sait au pied du mur.