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Comptes à rebours

« An Ironic Game of Games, Riddles and Death » Conte (noir), ironie et compte à rebours

Anne Isabelle François
p. 99-109

Résumé

L’article compare l’abécédaire Les Enfants fichus/The Gashlycrumb Tinies (1963) d’Edward Gorey et le film « numérique » de Peter Greenaway Drowning by Numbers (1988), à partir des analyses de Baroni sur la tension narrative, redoublée ici par la structure systématique du décompte doté d’une fonction modélisante. Les artistes en détournent l’impression rassurante tout en exhibant les règles du jeu d’un formalisme extrême, sans pour autant proposer de purs exercices de style. La mort inéluctable des enfants en particulier pose expressément la question du sens et de l’ordre au monde. Le compte à rebours, structure de l’inéluctable, faisant ressentir, intensifié, le temps (mesuré), où tout peut basculer en quelques secondes, paraît alors indissociable du mécanisme emphatique, des effets de nature affective ou passionnelle liés à l’anticipation.

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Mots-clés :

Greenaway, Gorey, décompte, jeux
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Texte intégral

It's murder by numbers one two three
It's as easy to learn as your ABC.
The Police,
Murder by Numbers (1983)

1Dans son analyse séminale, Raphaël Baroni rappelle que « nous faisons tous l’expérience quotidienne d’une impatience qui se complaît en elle-même, de ce plaisir apparemment paradoxal que nous tirons de notre insatisfaction provisoire, de cette incertitude pleinement assumée face à un récit inachevé » (Baroni 2007 : 17). Happés par la tension ludique qui nous encourage à attendre le dénouement sans presser son arrivée, nous aimons l’anticipation teintée d’incertitude. Or la structure élémentaire de l’indétermination temporaire réservant surprises et émotions se complique avec le décompte : il accentue et exemplifie la tension narrative propre à tout récit, cette « force » qui lui donne son aspect dynamique et le pousse en avant. Il s’agit alors d’une tension redoublée : le récit se fait certes en avant, mais selon un compte à rebours. Le terme visé est connu d’avance, l’attente et l’anticipation déterminées, ce qui permet toutes les formes de suspense. La fonction modélisante du décompte (son aspect tendu, les opérations de projection, de pronostic, d’attente), indissociable du mécanisme emphatique, des effets poétiques de nature affective ou passionnelle liés à l’anticipation (Baroni : 20), doit donc être au centre de l’analyse.

  • 1 Le récepteur est pris entre la dysphorie passionnante, qui maintient vivace son intérêt, et l’eup (...)

2Edward Gorey dans son abécédaire Les Enfants fichus The Gashlycrumb Tinies (1963) et Peter Greenaway avec son film « numérique » Drowning by Numbers (1988) ont créé des œuvres qui explicitent les possibilités et tensions du dispositif, en particulier l’aspect implacable du décompte et ses mécanismes émotionnels. Le compte, en nombres ou en lettres, est ici lié à la comptine enfantine (nursery rhyme) et à la mort inéluctable (des enfants), mais chargé d’une dimension ludique autant que tragique. Le recueil de cent essais qui constitue le cahier des charges du film parle d’« un jeu ironique sur les jeux, les devinettes et la mort » (Greenaway 1988 : 9-10). Reprenant la structure systématique du décompte, les artistes en détournent l’impression rassurante. Un ordre subsiste, mais irréversiblement subverti : Greenaway dissémine les nombres dans le film, sans un ordre toujours apparent et sans que les chiffres soient toujours visibles ; Gorey par son humour noir, macabre, introduit de la distance (mais jusqu’où ?) dans les peurs ordinaires des parents. La forme arithmétique ou alphabétique expose ainsi la volonté, pourtant vaine, de domestiquer l’arbitraire et inéluctable par excellence, la mort. La tension narrative doublée du compte à rebours permet alors de faire ressentir, intensifié, ce temps (mesuré) dont on a une conscience aiguë, où tout peut basculer en quelques secondes, cet instant suspendu et pourtant inexorable du passage de vie à trépas. Que fait donc le compte à rebours au récepteur, déjà au cœur du modèle de Baroni1 ?

And then there were none

  • 2 Le recueil vient tout juste d’être traduit. Ludovic Flamant opte pour l’alexandrin plus typiqueme (...)

3Gorey met en scène la mort de 26 enfants, treize garçons et treize filles, chacun représentant une lettre de l’alphabet et mourant dans des circonstances tragiques : Amy tombe dans les escaliers et meurt. Basil est surpris par des ours et meurt. Clara est décharnée par la maladie et meurt. Desmond est jeté d’un traîneau en promenade et meurt, etc. C’est un des livres les plus connus de Gorey et le plus célèbre de la demi-douzaine d’abécédaires qu’il a imaginée2.

4Le (court) recueil de « Minuscules petits bouts de rien » (traduction du titre original) se compose de 26 tableaux en noir et blanc accompagnés de dactyles rimés. Les dessins si reconnaissables du grand artiste américain, caractérisés par des centaines de courts traits droits servant à montrer les diverses textures de l’environnement, et où il y a très peu de blanc, très peu de vide, sont ici saturés de noir, de cette mort qui rôde dans chaque scène. Les illustrations montrent le plus souvent le moment fatidique juste avant la mort plutôt que le résultat des accidents domestiques, offrant une collection des peurs élémentaires des parents, son atmosphère de panique latente. Le résultat est troublant : l’alliance des images et du texte ne fait pas basculer l’ensemble dans le lugubre, en particulier parce que le malheur est habilement ciselé en un vers chargé d’une poésie et d’une ironie qui porte à sourire autant qu’elle fait frissonner. Construit comme une comptine de décasyllabes en rimes suivies, l’ensemble prend la forme d’une énumération systématique, les vers façonnés sur le même modèle syntaxique lui conférant sa mélodie lancinante. Avec un art consommé de la concision et de l’understatement, le recueil va expressément à l’encontre de l’idée de l’enfance comme un monde ensoleillé, idyllique et instructif – d’où cet humour noir, qui s’adresse davantage aux adultes qu’aux enfants et présente les pièges habitant le quotidien.

5Le titre même du film de Greenaway en indique la nature « numérique » : littéralement « noyade en nombres », il renvoie à la peinture avec les numéros (painting by numbers). La structure – « un prologue, trois actes et un épilogue » (Greenaway : 115) – est exhibée, les nombres omniprésents, tous les personnages y jouent et comptent. Le prologue montre une fille sautant à la corde en comptant les étoiles jusqu’à 100 et les trois actes une grand-mère, une mère et une nièce, portant toutes le même nom, noyant à tour de rôle leur mari. À travers le film « circule une énumération de 1 à 100 [qui] sert de structure fortuite et ironique [et] a déjà prouvé sa pertinence et son utilité » (Greenaway : 9). Les chiffres, plus ou moins visibles, apparaissent soit en images, soit dans les répliques.

  • 3 Christie s’est basée sur Ten Little Niggers (1869), modifiant le dernier vers pour les besoins de (...)
  • 4 Le conte populaire se trouve dans le recueil de Peter Christen Asbjørnsen et Jørgen Moe (Norske F (...)

6Outre l’omniprésence de la mort, ce sont les structures extrêmement contraintes des œuvres qui frappent. Elles s’inscrivent dans la tradition des très typiques nursery rhymes, souvent sanglants, basés précisément sur un principe d’énumération, mais comme pour mettre à distance cette mort en la sanglant justement dans une forme rigoureuse. Un autre intertexte central est ici le roman d’Agatha Christie Les Dix Petits Nègres (1939) où les morts, inéluctables, sont prédites et rythmées par la comptine, une courte histoire que tous les enfants ont appris à scander. Les dix couplets fournissent le découpage, le suspense et le dénouement de la fiction et offrent une dimension rituelle. Ils instaurent aussi un duel serré entre Christie et le lecteur, puisqu’on se demande comment elle va réussir à continuer à calquer ses meurtres sur le modèle de la comptine3. Greenaway, obsédé par les jeux formels, insiste dans son commentaire de même sur la structure déterminante dévolue à un conte norvégien, « Billy le bouc revêche4 ». Les trois femmes d’âge décroissant incarnent les trois chèvres ; elles sollicitent l’aide de Madgett, le coroner, pour maquiller les meurtres en noyades accidentelles. La récompense de nature sexuelle est toujours repoussée et Madgett, lui aussi, noyé à la dernière scène : « Comme dans le conte pour enfant (nursery story) de Billy Goat Gruff, Madgett – le gnome qui vit sous le pont – passe de l’une à l’autre – avant d’être jeté dans la rivière pour toute récompense du mal qu’il s’est donné » (Greenaway : 11).

7Le genre de la comptine combine le plus trivial et le plus léger en apparence – une chansonnette pour apprendre à compter ou l’alphabet – d’un côté et la réalité violente et brutale de la mort de l’autre. Gorey et Greenaway reprennent l’aspect systématique et inéluctable du décompte pour procéder à une inexorable suite de soustractions, aussi ironique que proprement glaçante. Les intrigues toutes de coïncidences et d’invraisemblances sont justement opposées à cette série de contraintes très rigoureuses. Au cœur du dispositif se trouve ainsi la dynamique qui s’instaure entre la structure connue et agencée avec précision et le récepteur. Nous sommes face à un jeu où l’on sait qu’à la fin, il n’en restera aucun.

Règles du jeu

  • 5 Sur le jeu comme invariant anthropologique, ses enjeux philosophiques et métaphysiques, outre les (...)

8Répondons d’abord à une objection : il ne s’agirait pas ici de compte à rebours puisqu’on va de l’avant, de A à Z, de 1 à 100. Si en effet on avance, dans l’alphabet et l’énumération, c’est d’une part pour y procéder à des soustractions. D’autre part, le terme du trajet est connu d’avance, ce qui équivaut au dispositif du décompte : on suit l’avancée en voyant se rapprocher inéluctablement la fin (dans tous les sens du terme), on mesure et ressent la distance encore à parcourir, le temps de plus en plus court qui nous en sépare. Il est donc impératif de poser d’emblée les règles du jeu : nous attendons en connaissance de cause les modalités et variations à venir. Tout le monde en somme joue dans les œuvres5. La nécessité de ces règles, arbitraires, absurdes et grotesques parfois, souvent tragiques, est tacitement admise. Le plaisir tient à leur reconnaissance et au fait de les voir détournées, subverties, mises à l’épreuve. Sachant comment « cela va finir », non sans une certaine appréhension puisque nous savons les morts (presque toutes) inéluctables, on s’en amuse (en partie) de concert avec les auteurs, la distance n’empêchant cependant pas le dispositif emphatique. D’où un équilibre subtil, une dynamique paradoxale : on sait ce qui vient, mais on n’en est pas moins surpris et bouleversé.

  • 6 Sur cette notion, sa fonction thérapeutique, ses liens avec les termes psychanalytiques : Darmon (...)

9Chez Gorey, le principe de soustraction est explicite dès la couverture (la faucheuse dominant la troupe enfantine), souligné par le titre français : Les Enfants fichus. Une fois passé le premier dactyle, le fonctionnement est compris et tient aussi à la curiosité de voir comment l’auteur va réussir à varier 26 fois une mort à la fois ordinaire (et attendue) et pourtant surprenante dans un vers ciselé. Le recueil est donc terrifiant par l’accumulation des cadavres enfantins (qu’on ne voit pourtant presque jamais), mais l’effroi tenu (en partie) à distance par la mise en scène de ces instants suspendus. Cela passe aussi par le recours à des formes excessivement codées comme « littéraires » : la grandiloquence de la mort d’Hector (et son décor très théâtral), le grand-guignolesque de la mort de Titus (à la limite des farces et attrapes) ou le mélodramatique (avec la désolation d’Ernest ou une Clara très « dame aux camélias »). L’équilibre fragile des images et des vers dénonce ainsi leur artifice et excès, tout en exprimant la désolation et la terreur, dans un fonctionnement cathartique6 qui ne se prend pourtant pas totalement au sérieux.

10Greenaway expose les règles du jeu au sein du film même, à plusieurs niveaux, et à l’aide des cent essais du commentaire. Tout le monde (les personnages, le film, le spectateur) compte et joue, et l’artiste d’insister sur la dialectique inhérente aux règles qui disent la plus grande liberté et la nature par essence contrainte de tout jeu, de toute vie, de toute histoire :

Implacablement, le compte progresse tout au long du film. […] L’histoire et le compte propulsent le film (Narrative and number count both propel the film along) – l’histoire obéit au libre-arbitre des personnages… tandis que le compte, implacable, exprime les limites de ce libre-arbitre. […] Les bornes sont immanquablement marquées. Les nombres sont un jeu… mais comme dit Madgett – aucun jeu ne manque de sens… aussi assurent-ils le passage des plans, des secondes et des minutes (the numbers tick away the frames, the seconds, the minutes)… le temps accordé pour raconter l’histoire. Quand vous atteignez 50, vous savez que vous êtes à mi-chemin dans l’histoire… quand vous êtes dans les 90 vous savez que l’histoire n’ira plus très loin… et quand vous arrivez à 100 l’histoire et le compte franchissent ensemble la ligne d’arrivée. Le film est terminé. (Greenaway : 12-15).

  • 7 Il y a 3 Cissie Colpitts (« La magie des femmes – pourquoi vont-elles par trois ? Pour se moquer (...)

11L’accumulation des nombres – on compte en avant, en arrière, par soustraction, par addition, les chiffres apparaissant sur les corps, dans la nature, sur les objets, dans les dialogues –, en particulier des nombres magiques7, va de pair avec l’amoncellement de cadavres – d’animaux, d’hommes, pour de vrai et pour de faux – et la question de savoir s’il faut prendre cela au sérieux. La pulsion métaphysique propre au geste de compter, aussi sublime que désespéré, est d’emblée mise en avant. Quoi de plus beau et de plus vain en effet que d’entreprendre, comme les deux enfants, Elsie et Smut, de dénombrer les étoiles la nuit, les mûres à la fin de l’été ou les feuilles d’un arbre préféré (surtout en automne et par fort vent) ?

12Les nombres qui apparaissent en séries plus ou moins compactes, parfois en désordre, tiennent ainsi un rôle éminemment ambivalent par leur pouvoir de structuration et leur caractère pourtant manifestement arbitraire et artificiel – comme de vaines barrières contre la violence du monde (et de la mort) :

Les femmes comptent. Compter les protège, comme un talisman (as a protective talisman). Et cela devient un chant funèbre, un palliatif. Comme prendre de l’aspirine, le compte engourdit les sens et protège de la réalité. Il rend même soutenables les événements hideux (counting makes even hideous events bearable as simply more of the same) […] accomplissant l’ultime et obscène blasphème de l’indifférence bureaucratique. Engager l’esprit dans la récitation des nombres le vide de toute réaction. (Greenaway : 30-31)

13La règle du jeu est donnée par le « pilote » (navigator) du film, Elsie, la Fille à la Corde (the Skipping-Girl), femme miniature habillée comme une des Ménines de Vélasquez : dans la séquence d’ouverture, on la voit sauter à la corde tout en récitant les noms des étoiles jusqu’à cent, dans un geste proprement adamique. À la question de savoir pourquoi s’arrêter (il y a plus de cent étoiles au firmament), elle répond calmement : « Cent c’est assez. Une fois que vous avez compté jusqu’à cent, toutes les autres centaines sont pareilles (all the other hundreds are the same) », introduisant donc une tension supplémentaire entre loi des séries et unicité, répétition et variation. C’est aussi le drame de ces morts : elles sont identiques (tout homme est mortel, chaque mari meurt noyé, chaque enfant se voit dédier un décasyllabe) et pourtant irréductiblement singulières (les maris se noient, mais l’un dans une baignoire, l’autre dans la mer, le troisième dans une piscine, chaque mort d’enfant reste un scandale).

14C’est en effet la question du rapport au jeu des enfants qui est centrale au film, ces enfants qui imitent (fatalement) leurs parents et jouent si sérieusement qu’ils en meurent. Smut ne cesse, en voix-off, d’expliciter les règles de jeux baroques qu’il élabore, où la mort tient une place centrale (comme au tarot ou au bridge). Dans le langage laconique des manuels d’instruction, il énonce des règles aussi byzantines que précises. Avec son meilleur ami le fossoyeur (the Gravedigger), il marque chaque mort violente dans le comté d’un nombre à la peinture (« le Grand Jeu de la Mort », The Great Death Game), collectionnant des corps de plus en plus imposants. Sérieux comme on l’est quand on a 13 ans, cet enfant solitaire invente ainsi La Prise au Vol du Mort (Deadman’s Catch), Le Cricket du Bourreau (Hangman’s Cricket) ou le Jeu de la Fin (the Endgame). Ces jeux finis et infinis (Carse 1988) ponctuent l’action, fonctionnant comme un commentaire souvent ironique à l’intrigue.

15Même si tout le monde joue dans le film, qui semble centré sur les femmes, leurs maris et le coroner, on voit pourtant que les adultes ne cessent de détourner les règles. Ils les pratiquent en tout cas habilement, avec suffisamment d’indifférence, de nonchalance et de flegme pour en désamorcer l’enjeu, sachant distinguer entre le jeu et son contenu. Une partie de la connaissance des règles consiste à les défier et subvertir – comme le film qui s’amuse à brouiller notre perception des chiffres et complique d’autant notre chasse au trésor ou course d’orientation. Les enfants à l’inverse, immatures, jouent avec plus d’acharnement et de sérieux ; c’est en cela que réside la dimension tragique. Si on s’émeut, en fait, assez peu du meurtre des époux, ce n’est pas le cas de la mort des enfants. À la fin du film, le jeu ne se distinguant plus du joueur, nous assistons impuissants au suicide de Smut, appliquant à la lettre son propre règlement exigeant :

L’objet de ce jeu est d’oser tomber avec un nœud coulant autour du cou, d’un lieu suffisamment élevé pour que la chute cause votre pendaison. L’objet du jeu est de punir ceux qui ont causé un grand malheur par leur action égoïste. C’est le meilleur de tous les jeux parce que le gagnant est aussi le perdant et que la décision du juge est sans appel. (Greenaway : 111)

16On est donc face à un système qui exhibe son artificialité extrême, tout en posant à la fois la question du sens (métaphysique) des événements et celle de la possibilité de pouvoir donner un ordre au monde et même aux événements les plus contingents, arbitraires, absurdes – comme la mort d’enfants. Les femmes comptent pour se protéger, Smut pense pouvoir maîtriser la marche des choses par l’élaboration des règles, mais cette protection se révèle inefficace et même contreproductive, ne parvenant jamais à prévenir le pire. L’ambition de vouloir maîtriser (et prévoir) le déroulement du monde, de pouvoir tout cataloguer et collectionner, même l’incontrôlable et l’infini (les étoiles du firmament, les dangers qui rôdent) est de la sorte démasquée comme une tentation puissante certes, mais vaine et potentiellement dangereuse – aussi bien pour Smut et Elsie que pour les parents qui veulent éviter tous les pièges auxquels leur enfant peut être exposé. Il ne reste qu’un aveu humble et lucide : aucun ordre (alphabétique ou numérique) n’y peut rien ; il nous faut composer avec ces impondérables, surprises et coïncidences. Tout ordre ne peut jamais être qu’apparent, un leurre fragile qui ne protège pas de la réalité, ni n’engourdit les sens et les émotions.

17L’abécédaire de Gorey appartient à un « volume d’instruction morale » qui semble porter ce titre par antiphrase. Greenaway de même offre un « mot de la fin » pour le moins ambigu, se complaisant dans les tensions et paradoxes et soulignant la nature de palliatif, faute de mieux, du dispositif :

Drowning by Numbers est l’histoire de trois femmes qui assassinent leurs maris […] C’est un conte de fées pour adultes, noir et ironique (a black and ironic fairy-tale for adults) – en partie inventé par des enfants obsédés innocemment par le sexe et la mort – surtout la mort. Un conte poétique, amoral, raconté d’une façon édifiante (a poetic, amoral tale told morally) pour rendre supportable la légende selon laquelle les bons sont rarement récompensés, les méchants souvent impunis et les innocents toujours abusés. (Greenaway : 154-155)

Peurs ancestrales et univers enchantés

  • 8 Sur le conte, sa permanence, ses « fantasmes », ses subversions : Bellemin-Noël 1983, Zipes 2011.

18Les règles culturelles contribuent enfin à la tension entre ironie et empathie, respect des conventions et leur subversion, à laquelle le récepteur est soumis. Cela résulte du surcodage des références au sein de genres (conte et comptine) ayant trait à l’enfance, censés canaliser et révéler les structures profondes de l’humanité8. Patrimoine commun immédiatement reconnaissable et lisible, ils continuent à exercer une forte fascination (Zipes 2012). Les univers enchantés gothico-freudiens de Gorey et Greenaway renvoient au « territoire noir de l’imaginaire » (Abensour, Charras 1978 : 1), mais au sein de structures paroxystiquement (en apparence) rationnelles et contrôlées. Le compte à rebours inexorable et terrifiant prend place dans des œuvres qui le mettent à distance en exhibant leur artificialité, en particulier par le jeu intertextuel et culturel.

  • 9 Greenaway mentionne ces deux derniers ; Gorey cite visuellement Hoffmann, en particulier Pauline (...)
  • 10 Outre l’analyse inaugurale de Bachelard (1991 : 95-108), voir Bayer 2009.
  • 11 « [C’]est une contemplation spéculative, ironique et amusée sur la puissance – la virilité » (Gre (...)

19Ce langage symbolique partagé (Durand 2003) comprend ainsi la grande tradition des illustrateurs, parfois très noirs, pour enfants, du Struwwelpeter (1848) à MacCay ou Sendak9. On note également l’horizon shakespearien, le renvoi commun à Hamlet en particulier. Yorick, dont le crâne déterré offre au prince une tirade fameuse sur la vanité (« Alas, poor Yorick! »), donne à l’abécédaire la lettre Y et au film de Greenaway la figure de Sid le fossoyeur, l’acolyte de Smut. C’est le même jeu de reconnaissance / détournement avec Ophélie, les auteurs citant ici autant la pièce que le célèbre tableau de Millais (1852). On sait l’importance de cette représentation topique de la belle noyée flottant paisiblement dans les flots, prétexte à tant de relectures10. Gorey varie triplement la configuration féminité / eau / mort, mais il prend soin de ne mettre en scène que l’avant (Ida-Narcisse et Maud) ou l’après, dans une vision glaçante d’immobilisation (Winnie). Dans Drowning by Numbers, le renvoi est attendu, mais là aussi détourné. Ce n’est justement pas la plus jeune Cissie, Ophélie en maillot s’entraînant pour les jeux olympiques, qui se noie ; ce sont exclusivement les hommes qui meurent11. Le film surcode la métaphore principale (l’eau qui jaillit, murmure, menace), tout en montrant une Ophélie bien vivante au milieu des nénuphars.

20Cette surcharge culturelle instaure donc un niveau supplémentaire de complicité entre l’œuvre et le récepteur, les clins d’œil contribuant à souligner l’artificialité des créations. Le principe citationnel redouble ainsi le dispositif du compte à rebours : ils mettent à distance l’œuvre, mais n’en érodent jamais complètement la charge affective centrale. Trois conclusions apparaissent :

21C’est d’abord la place du jeu et de ses règles, sa dimension rituelle et son lien avec les enfants – dont le compte à rebours n’est qu’un exemple. D’où une forme de solennité du décompte et de l’abécédaire, qui apparaissent pourtant futiles, vains, illusoires. De plus, la présence explicite des règles permet l’introduction à la fois de l’idée d’absurdité et du principe de fatalité ; les enfants de Gorey et Greenaway nous offrent un sens du destin, la sensation que les conventions laissent peu de place aux altérations tout en ne pouvant éviter l’inévitable, bref le sentiment que tout le monde est, en fait, condamné.

  • 12 « La mort impardonnable d’un enfant. Une Volonté divine ? Deux enfants meurent. Un accident et un (...)

22D’où, deuxièmement, le lien consubstantiel avec la mort, le décompte étant par excellence la structure de l’inéluctable. Les formes contraintes remplissent alors une fonction paradoxale : elles donnent une apparence de maîtrise (pouvoir réguler le hasard et l’aléatoire), tout en exhibant les limites et la vanité de cette prétention. Le systématisme et la rigueur du décompte offrent certes une impression rassurante (on suit un ordre imposé), mais qui ne masque pas l’irruption soudaine de l’innommable, et ce d’autant plus que les morts apparaissent comme survenant au hasard et dénuées de sens. C’est éminemment vrai de la mort des enfants, qui reste le scandale absolu. Madgett a beau remarquer qu’une quantité de choses ne cesse de mourir de manière violente, que c’est la loi du monde (« A great many things are dying very violently all the time, ask Smut »), la mort des enfants demeure une infraction inqualifiable et irréconciliable12. L’éthos blasé des adultes et l’ordre taxinomique sont dénoncés comme des leurres, des protections éphémères, les œuvres allant précisément à l’encontre de « l’ultime et obscène blasphème de l’indifférence bureaucratique » (Greenaway : 31). Face à ces faits bruts, muets, scandaleux, l’émotion reste intacte. S’impose la conscience que nous sommes tous « fichus » : le temps est toujours compté comme le montrent les enfants « fauchés » avant l’heure, les instants suspendus entre la vie et la mort.

23Cette conscience lucide est enfin atteinte dans des œuvres redoutablement efficaces et entêtantes. Tout en étant d’un extrême formalisme, elles ne sont pourtant pas de purs exercices de style. La mort des enfants y reste bouleversante et terrifiante, quelle que soit l’accentuation donnée à ces morts, du plus pathétique au plus comique, du plus tragique au plus ironique. Comme dans n’importe quel jeu, la règle et le but sont certes d’atteindre le bout « quoi qu’il advienne (come what may) » (Greenaway : 27), même si, pour notre malheur, ce qui arrive, c’est bien souvent le pire.

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Bibliographie

Abensour, Liliane, Charras, Françoise, dir., 1978, Romantisme noir, Paris, L’Herne.

Bachelard, Gaston, 1994 [1942], « Le complexe d’Ophélie », in L'Eau et les rêves, Paris, LP, p. 95-108.

Baroni, Raphaël, 2007, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil.

Bayer, Frauke, 2009, Mythos Ophelia, Würzburg, Ergon.

Bellemin-Noël, Jean, 1983, Les contes et leurs fantasmes, Paris, PUF.

Caillois, Roger, 1991 [1958], Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard.

Carse, James, 1988, Jeux finis, jeux infinis : le pari métaphysique du joueur, trad. G. Petitdemange, P. Sempé, Paris, Seuil.

Chauvier, Stéphane, 2007, Qu’est-ce qu’un jeu ?, Paris, Vrin.

Darmon, Jean-Charles, dir., 2011, Littérature et thérapeutique des passions. La catharsis en question, Paris, Hermann.

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Gorey, Edward, 1998 [1963], The Gashlycrumb Tinies, Londres, Bloomsbury.

Gorey, Edward, 2011, Les Enfants fichus, trad. L. Flamant, Paris, Attila.

Greenaway, Peter, 1988, Fear of Drowning By Numbers. Règles du jeu, trad. B. Dent, D. Rivière, B. Alcala, Paris, Dis Voir.

Hamayon, Roberte, 2012, Jouer, Paris, La Découverte.

Huizinga, Johan, 1951 [1938], Homo ludens, trad. C. Seresia, Paris, Gallimard.

Zipes, Jack D., 2011 [1983], Fairy Tales and the Art of Subversion, New York, Routledge.

Zipes, Jack D., 2012, The Irresistible Fairy Tale, Princeton, Princeton UP.

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Notes

1 Le récepteur est pris entre la dysphorie passionnante, qui maintient vivace son intérêt, et l’euphorie qui résulte de la résolution de la tension. « Émotion et compréhension apparaissent comme deux facettes d’un même phénomène : l’expérience d’un heurt entre nos attentes et l’altérité [du] texte […] qui nous contraint à réviser nos préjugés [et à] produire une compréhension renouvelée du texte et du monde » (Baroni : 35).

2 Le recueil vient tout juste d’être traduit. Ludovic Flamant opte pour l’alexandrin plus typiquement français, mais au prix d’édulcorations et de choix discutables. Le texte y perd en efficacité et rugosité.

3 Christie s’est basée sur Ten Little Niggers (1869), modifiant le dernier vers pour les besoins de son intrigue.

4 Le conte populaire se trouve dans le recueil de Peter Christen Asbjørnsen et Jørgen Moe (Norske Folkeeventyr, 1844).

5 Sur le jeu comme invariant anthropologique, ses enjeux philosophiques et métaphysiques, outre les classiques (Huizinga 1951, Caillois 1958) : Chauvier 2007, Hamayon 2012.

6 Sur cette notion, sa fonction thérapeutique, ses liens avec les termes psychanalytiques : Darmon 2011.

7 Il y a 3 Cissie Colpitts (« La magie des femmes – pourquoi vont-elles par trois ? Pour se moquer de La Trinité théologique patriarcale ? Trois sirènes, trois grâces, trois muses et trois sorcières de Macbeth »), 3 meurtres, 3 rebuffades de Madgett, 3 prêtres, 3 policiers, 33 coureurs, etc. Il y a 7 jeux, 7 cordes à sauter ; « sept est le nombre de jours de la semaine, des couleurs de l’arc-en-ciel, des sept mers, des sept principales planètes, des sept nains, des péchés capitaux, des âges de l’homme et des désirs du monde » (Greenaway : 65, 111).

8 Sur le conte, sa permanence, ses « fantasmes », ses subversions : Bellemin-Noël 1983, Zipes 2011.

9 Greenaway mentionne ces deux derniers ; Gorey cite visuellement Hoffmann, en particulier Pauline et les Allumettes (Die gar traurige Geschichte mit dem Feuerzug) avec Rhoda consumée par le feu.

10 Outre l’analyse inaugurale de Bachelard (1991 : 95-108), voir Bayer 2009.

11 « [C’]est une contemplation spéculative, ironique et amusée sur la puissance – la virilité » (Greenaway : 123), ou plutôt l’impuissance masculine dans ce monde de femmes-sirènes.

12 « La mort impardonnable d’un enfant. Une Volonté divine ? Deux enfants meurent. Un accident et un suicide parmi tant de meurtres » (Greenaway : 129).

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Isabelle François, « « An Ironic Game of Games, Riddles and Death » Conte (noir), ironie et compte à rebours »reCHERches, 13 | 2014, 99-109.

Référence électronique

Anne Isabelle François, « « An Ironic Game of Games, Riddles and Death » Conte (noir), ironie et compte à rebours »reCHERches [En ligne], 13 | 2014, mis en ligne le 13 décembre 2021, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/6134 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.6134

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Auteur

Anne Isabelle François

Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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