1Un homme perdu marche dans le désert, cherchant désespérément l’oasis ou le village qui pourrait le sauver de sa situation. La nuit tombe et l’homme a peur de mourir de froid après avoir supporté la chaleur étouffante du désert. Lorsqu’il aperçoit une lumière au bout de l’horizon, il croit trouver son salut dans la proximité d’un village ou d’un feu de camp. L’homme jette ses dernières forces pour rejoindre cette unique lueur d’espoir. Mais il a beau marcher, la lumière reste fixée sur la ligne d’horizon restant toujours à la fois proche et inaccessible. L’homme finit par mourir, sans se rendre compte que la lumière au loin n’était qu’une étoile basse qu’il n’aurait, de toute façon, jamais pu atteindre.
2Cette histoire n’est pas celle de la pièce que je vais présenter mais l’une des premières rédactions scolaires du dramaturge uruguayen Álvaro Ahunchaín. Cette nouvelle de jeunesse intitulée « La fogata », il nous la présente dans l’introduction d’une anthologie de ses œuvres accompagnée du commentaire suivant :
Depuis ce premier conte jusqu’à aujourd’hui, je crois n’avoir jamais écrit une fin heureuse. Ou comme certains disent, « cette petite lueur d’espoir ». Cela m’enthousiasme, et en même temps cela me perturbe, de vérifier que dans cette fable juvénile étaient déjà présents la même angoisse et le même nihilisme qui allaient apparaître dans toutes mes pièces de théâtre (Ahunchaín 1993 : 16).
3Il est né en 1962, et sa carrière en tant qu’auteur et metteur en scène commence très tôt au début des années 1980 avec des pièces telles que ¿Se encuentra un tal Dios en la platea? (1981), Cómo vestir a un adolescente (1985) ou All that tango (1988). Toutes ces pièces éveillent rapidement la curiosité de la critique théâtrale qui ne manque pas de souligner sa volonté de créer une rupture avec la dramaturgie uruguayenne traditionnelle. La scène réaliste laisse place à un théâtre mêlant différents genres comme la farce, le grotesque ou le surréalisme dans une recherche expressive caractéristique de l’auteur. En 1989, la Comedia Nacional lui demande de monter une œuvre pour sa troupe permanente, qui donnera lieu au spectacle qui nous intéresse ici et auquel il donnera le titre de Miss Mártir.
4Le spectacle sera un grand succès critique de l’année 1989 et gagnera notamment le prix Florencio du meilleur spectacle et de la meilleure mise en scène. Le projet mis en place est à la fois audacieux et ambitieux : un groupe de sept personnes faisant partie d’une troupe de théâtre, parmi lesquels des acteurs, un metteur en scène et un assistant, répètent des scénettes sur une scène à l’italienne qui peu à peu se lève et jette progressivement décors et personnages dans une fosse placée devant le premier rang du public. Si les acteurs ont à peine conscience de la tragédie qui se déroule pour eux, le public, lui, peut voir dans ce dispositif scénique la représentation d’un compte à rebours sur le point de condamner inexorablement tous les personnages présents sur cette machinerie infernale. À mesure que la scène gagne en verticalité, le spectateur sait que le temps des personnages est compté et court vers sa fin inéluctable. Cette trouvaille d’Álvaro Ahunchaín est sans aucun doute un nouveau moyen expressif de symboliser l’angoisse nihiliste qui le traverse depuis sa toute première nouvelle d’écolier. En partant de la matérialisation du concept de compte à rebours que nous présente la pièce, nous allons étudier la mise en place et la représentation de cette angoisse existentielle dans une œuvre-clé du répertoire théâtral uruguayen contemporain et son possible dépassement proposé par l’auteur dans l’importance donnée à la rénovation du geste créateur.
5Il n’est pas aisé de rendre compte de la structure de la pièce Miss Mártir. Loin de la fable aristotélicienne traditionnelle, encore majoritaire sur la scène uruguayenne de l’époque, Miss Mártir nous présente une action éclatée sans repères spatiaux ni chronologiques. Comme dans le théâtre de l’absurde, que l’auteur voit comme un modèle à suivre, la décontextualisation est déconcertante : qui sont ces sept personnes qui répètent des scénettes sans liens les unes avec les autres ? Quel projet préparent-ils ? À part les prénoms et leur rang dans la troupe, nous ne savons rien de plus sur les personnages qui apparaissent sur scène. Dans une mise en abîme qui souhaite brouiller la frontière entre fiction et réalité chez les spectateurs, les personnages des acteurs sont amenés à jouer d’autres personnages lors de sept petites scénettes qui entrecoupent l’œuvre. La première scénette ouvre d’ailleurs la pièce et sert de trompe-l’œil aux spectateurs qui ignorent au départ qu’il ne s’agit en fait que d’une fiction dans la fiction. Le reste du temps, les acteurs reviennent sur les scènes qu’ils viennent de jouer dans un fonctionnement métathéâtral qu’il sera intéressant de commenter plus tard.
- 1 Toutes les traductions de l’œuvre sont de l’auteur de l’article.
6Pendant ce temps, comme nous l’avons dit auparavant, la scène se lève progressivement en tournant sur un axe qui correspond à l’avant-scène, jetant au fur et à mesure les acteurs dans une fosse, pour se positionner finalement à la verticale à la fin de la pièce. Les six acteurs tombent dans la fosse dans un bruit de plongeon dans l’eau et le metteur en scène appelé « Maestro » finit crucifié sur la scène représentant désormais un mur face au public. Dans une parodie de baptême, le metteur en scène reçoit sur lui toute l’eau de ce que l’on imagine être une chasse d’eau à travers le bruitage qui est réalisé, explicitant ainsi la nature de la fosse dans laquelle étaient jetés les acteurs. Cette métaphore scatologique de la vie humaine devait normalement être sous-entendue dès le premier titre donné à la pièce, « La materia de Dios », dans lequel il fallait bien évidemment entendre et comprendre, selon les propres mots de l’auteur, « la mierda de Dios », et qui fut finalement abandonné pour des raisons commerciales. L’Homme n’est ici qu’un simple excrément qui n’a pour seul destin que de disparaître au fond d’une cuvette. La pièce met donc en images l’adage parodique et nihiliste énoncé par le personnage du postmoderniste lors de l’une des scénettes de la pièce : « Merde tu es et merde tu redeviendras » (Ahunchaín 2010 : 367)1.
7Mais si tous les personnages tombent inéluctablement dans la fosse c’est qu’ils n’ont en fait plus rien à quoi s’accrocher ou se raccrocher au sens propre comme au sens figuré. À l’instar de l’homme qui marchait dans le désert dans l’une des premières rédactions de l’auteur, citée précédemment, les personnages de la pièce évoluent dans un décor pratiquement vide. Les seuls rares éléments de décor présents sur scène seront les premiers à tomber lorsque celle-ci commencera à s’incliner. Ce décor dépouillé n’est que le symbole d’un vide bien plus significatif : celui qui entoure l’Homme moderne et qui donne à la pièce son ton nihiliste.
8Le premier absent de l’œuvre est Dieu. Cette absence est d’ailleurs imposée par le personnage du metteur en scène qui plusieurs fois dans la pièce coupe la parole à ses acteurs pour qu’ils ne prononcent pas le nom de Dieu ou de Jésus-Christ. Pour prendre un exemple se situant vers la fin du spectacle, Miguel, l’un des derniers acteurs à tenir sur une scène qui prend désormais l’apparence d’un toboggan, s’écrie d’un ton désespéré : « Le seul espoir… le seul espoir c’est qu’il existe… » (370). Le metteur en scène ne lui permettra pas de finir sa phrase. Ce dernier d’ailleurs, au moment de sa « crucifixion » finale, finira par s’adresser directement à une possible divinité, juste avant de recevoir le contenu de sa chasse d’eau : « Pourquoi nous as-tu abandonnés ? […] Pourquoi m’as-tu abandonné ? » (372). Son existence n’est pas niée, mais Dieu est bel et bien absent de la vie des personnages, ce qui la rend plus angoissante. Certains critiques ont même pu voir dans la pièce une structure de « contre-évangile ». Le spectacle commence en effet par une scénette représentant un avortement et finit par une crucifixion scatologique. Quoi qu’il en soit, la religion n’apparaît plus ici comme la bouée de sauvetage de la condition humaine.
9La deuxième absence notable de l’œuvre est celle des idéologies. L’idéologie, qui devrait être pour les personnages ce discours capable d’organiser le monde dans lequel vit l’Homme, est sans cesse niée, laissant ce dernier plus orphelin que jamais dans un monde qui lui échappe. À la suite de leurs représentations, les petites scénettes jouées par les acteurs sont toujours remises en cause dans leur dimension politique. Accusée de simplifications ou de caricaturer la réalité, la troupe, représentante d’une microsociété, n’arrive jamais à définir un discours commun sur leur monde. Lors de l’une des scénettes, on peut voir l’un des personnages rentrer dans un magasin pour faire l’acquisition d’une personnalité. La vendeuse ne lui propose que trois possibilités qui sont représentatives de trois idéologies-type : le costume du conservateur, celui du progressiste ou celui du postmoderne. Manipulé comme une marionnette par les trois acteurs représentant les trois costumes disponibles en rayon, l’Homme est incapable de faire un choix qui lui permettrait de donner sens à son monde et devient l’un des premiers acteurs à tomber dans la fosse. Le vide qui entoure l’Homme et l’empêche de s’accrocher au monde est montré en fait comme le reflet du vide intérieur propre au sujet postmoderne.
10Les schémas de pensée comme les valeurs qui organisaient le monde de cette microsociété s’effondrent un par un. Pour prendre un exemple, l’importance donnée à la mère dans les sociétés du Rio de la Plata est parodiée lorsque deux acteurs, lors d’une des scénettes, tentent de grimper désespérément la scène quasi-verticale à l’aide d’une corde pour venir rejoindre une actrice les surplombant. Cette scène symbolise la volonté des acteurs de retourner à l’utérus maternel protecteur dans le but de s’abriter d’un monde trop complexe et hostile sur le point de les expulser. Si les acteurs arrivent bien à rejoindre l’actrice-mère, ils n’échappent cependant pas à leur cruel destin. Ils se font pousser par l’actrice-mère sur la scène inclinée lorsque le metteur en scène finit par intituler ironiquement cette scénette « Toboggan ».
11Le théâtre n’est pas plus montré comme une voie de sortie ainsi que le constate avec désillusion le personnage de Carlín : « Nous croyons nous échapper en faisant du théâtre. Mais c’est impossible » (362). Seul l’amour, aux dires de l’auteur, aurait pu être une échappatoire à l’angoisse de leur terrible destin mais les personnages, dans trois apartés significatifs, montrent constamment leur incapacité à aimer. Et ce n’est pas la dernière tentative tardive et désespérée de fornication entre le metteur en scène et l’actrice Cristina qui peut changer la donne. Cristina tombe nue dans la fosse et le metteur en scène complète, par sa position de crucifié, la longue liste des martyrs ayant fait l’objet d’un concours télévisé lors de l’une des scénettes qui donne son titre à l’œuvre. La mort même ne peut plus être rédemptrice et les martyrs sont rabaissés à être simples objets de concours dans lequel, comme dans la scénette en question, personne ne peut gagner, car leur mort est aussi vide de sens que celle de n’importe quel être humain.
- 2 « ¿Están prontos? Bueno. ¡Con todo! ». L’expression « Con todo » porte une ambiguïté en espagnol (...)
12Le metteur en scène commence chaque scénette jouée par les acteurs de la troupe par une phrase rituelle : « Tout le monde est prêt ? Bien. Donnez tout ! »2. L’angoisse et le désespoir du microcosme présent sur scène sont transférés sur le monde réel du spectateur lorsque le metteur en scène, dans sa position de crucifié, conclut l’œuvre en adressant au public la même phrase dont il se servait pour commencer les scénettes. Fiction et réalité se mêlent alors pour montrer au public que le caractère absurde de la scène n’est en fait que le reflet de l’absurdité du monde dans lequel vivent les spectateurs. Le compte à rebours visible et matérialisé qui condamnait les personnages sur scène existe dans la vie de tous les jours, bien que sa machinerie soit là invisible. Le message transmis au public dans un premier temps de la pièce semble à première vue bien désespérant. Privé des valeurs qui structuraient son monde, l’Homme n’est plus que dans l’attente angoissée de sa fin inéluctable. Alors que reste-t-il à cette humanité vidée de sens ? L’œuvre ne laisse-t-elle qu’un goût amer dans la bouche du spectateur face à la vacuité du monde ? Remarquons que la phrase rituelle du metteur en scène finit toujours par un « con todo » qui peut également se traduire par « malgré tout », ce qui peut laisser songer qu’il existe peut-être une porte de sortie au non-sens de l’existence présentée sur scène. Dans une interview de l’auteur, il soulève et résout le paradoxe du rôle de la création dans un monde absurde de cette façon :
- 3 Interview d’Álvaro Ahunchaín réalisée le 19/04/2012 par l’auteur, Inédite. Traduction de l’auteur (...)
Quand tu adoptes une façon de penser nihiliste, tu rentres inévitablement en collision avec toi-même. Et on demandait à Kafka pourquoi il écrivait. Que cherche-t-il ? Si rien n’a de sens ? Je ne sais plus si c’est Kafka ou Beckett. Sa réponse a été : « je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais continuer ». C’est comme le « con todo ». Certains peuvent dire que c’est une fin optimiste, peut-être.3
- 4 La phrase conclut son premier texte révolutionnaire en 1842 intitulé « La révolution en Allemagne (...)
13Dans son caractère nihiliste profond, le spectacle détruit nombre de fondements de la société et de la culture uruguayenne sur son passage et ne semble laisser que du vide autour de lui. Malgré tout, pour reprendre les célèbres mots de l’anarchiste russe Bakounine, il faut se rappeler que « La passion de destruction est aussi une passion créatrice »4. Si le vide peut être angoissant, comme peut l’être la page blanche pour l’écrivain, il est aussi prometteur de création nouvelle et de nouveau départ. Ne peut-on d’ailleurs pas voir dans l’œuvre d’Álvaro Ahunchaín un manifeste en faveur d’une rénovation dramaturgique dans un contexte théâtral uruguayen qu’il considère comme sclérosé ?
14En réalité, ce qui est vide sur la scène de Miss Mártir c’est moins la vie humaine que la culture et les schémas de pensée archaïques auxquels celui-ci tente désespérément de s’accrocher. La représentation dans la pièce d’une troupe en plein travail de création peut certes être appréhendée comme une métaphore sociale ainsi que le font certains critiques, mais une lecture plus immédiate nous amène également à adopter une perspective métathéâtrale. Les petites scénettes qui entrecoupent l’œuvre sont sans cesse niées dans leur contenu politique et idéologique, non pas parce qu’il n’existe plus de valeurs auxquelles se raccrocher, mais surtout parce qu’elles ne sont plus valables dans le monde d’aujourd’hui. Le nihilisme qui parcourt l’œuvre est moins le constat du vide qui entoure l’Homme qu’un processus volontaire de destruction des valeurs creuses et sclérosées, de la société et du théâtre qui le représente, pour mieux bâtir un nouvel édifice sur leurs ruines. La première scénette qui représente deux rats jouant avec violence à un jeu de plateau de conquête du monde est un discours bien trop simple pour un monde actuel beaucoup plus complexe. Les trois idéologies de la scénette dont nous avons parlé avant sont représentatives d’une simplification de la société et du théâtre uruguayen qui ne semblent voir le pays et ses habitants que selon trois schémas de pensée réducteurs. Dans cette même scénette, les idéologies sont condamnées car les personnes qui s’en servent plaquent son langage sur le monde réel sans comprendre que ce langage l’éloigne en fait de sa vraie nature. Une réalité plus complexe exige un nouveau théâtre qui puisse l’exprimer, un théâtre dont Álvaro Ahunchaín se fait le défenseur.
15On entend souvent dire par les Uruguayens que leur pays est le meilleur endroit où l’on puisse être le jour de la fin du monde puisque tout s’y passe avec un retard d’au moins vingt ans. Álvaro Ahunchaín ne manque pas de rappeler cette expression populaire et ironique lorsqu’il s’agit de parler de la situation théâtrale dans son pays. Force est de constater que la dramaturgie uruguayenne des années 1980 reste en grande partie structurée sur des schémas éculés. Il n’est alors pas étonnant que l’auteur de Miss Mártir, très intéressé par les thèses postmodernistes – bien qu’il rejette le postmodernisme en tant qu’idéologie – et les avant-gardes européennes, soit considéré comme une véritable source de rénovation dans le paysage théâtral de son époque. Le compte à rebours qui frappe tous les membres de la troupe de théâtre dans Miss Mártir peut-il également représenter le compte à rebours des anciens schémas dramaturgiques de la scène uruguayenne qui semblent ne jamais vouloir être rénovés ?
16Pour comprendre les spécificités qu’apporte Álvaro Ahunchaín à la dramaturgie uruguayenne, il faut déjà savoir que l’auteur est en fait partagé entre deux métiers : celui de dramaturge mais aussi celui de créateur publicitaire. Cette dichotomie qui le définit véritablement est responsable en grande partie de ses choix esthétiques et créatifs. Fort de ses expériences dans le monde de la publicité, le dramaturge cherche toujours l’image qui marquera durablement l’esprit du spectateur. Il le confirme lui-même lorsqu’il commente le processus de création de ses œuvres :
Dans la création artistique, je suis poussé par une même urgence de surprendre, de provoquer un effet durable, de me différencier, autant d’attributs exigés d’un bon créatif publicitaire (Ahunchaín 1993 : 14).
17Ce tiraillement entre les deux facettes de sa vie professionnelle fera l’objet d’ailleurs de plusieurs pièces dans lesquelles il sera représenté par deux personnages, l’un artiste, l’autre publicitaire, qui rentrent inlassablement en conflit. C’est cette volonté de faire réagir le spectateur qui conditionne nombre de ses choix esthétiques. Pour prendre un exemple, il raconte souvent son entrée-surprise lors de son adaptation à succès de Macbeth datant de 1985. Dans la scène où Lady Macduff est prévenue du danger de mort qui la guette car les sbires de Macbeth sont chargés de l’assassiner, elle et ses enfants, ce n’est pas le messager habituel de la pièce qui apparaissait devant le public. Álvaro Ahunchaín, metteur en scène de l’adaptation, faisait irruption sur scène, dans ses habits de tous les jours, et venait prévenir l’actrice – c’est son nom qu’il utilisait et non celui du personnage – de son exécution prochaine. Dans une période où la dictature n’était pas tout à fait terminée et où les arrestations et exécutions sommaires étaient encore d’actualité, cette imbrication subite entre fiction et réalité marquait davantage les esprits du public et, selon les propres mots de l’auteur, « situait le spectateur dans le drame des Macduff avec beaucoup plus de force qu’avec n’importe quel autre mécanisme de représentation » (Ahunchaín 1996 : 92). C’est le même mécanisme qui est en marche dans l’œuvre que nous étudions. Le compte à rebours existentiel qui depuis toujours est à l’origine des angoisses humaines, ce temps qui nous est compté est exprimé dans la pièce par une image frappante à travers la scène qui se lève. La communication qui se crée avec le spectateur grâce à ce procédé se joue bien au-delà du simple langage verbal, du dialogue sur scène. L’aspect kinésique va être de toute première importance car avec l’inclinaison de plus en plus marquée de la scène c’est le corps même de l’acteur qui est mis en jeu. Les didascalies qui indiquent l’effort des acteurs pour rester sur scène coûte que coûte sont nombreuses. La fragilité de la vie et le compte à rebours qui pèsent sur chaque existence humaine sont ici à proprement parler incarnés, mis en chair, car ce sont réellement les corps des acteurs qui luttent contre la chute et finissent fatalement par y succomber. L’effet d’angoisse du compte à rebours doit être davantage ressenti par le spectateur que compris et intellectualisé. Le critique Walter Rela écrit avec justesse :
Ce n’est pas un spectacle abstrait. Il y a des avortements, des viols et des morts, des actes crus qui font appel à des sentiments primitifs. Le sentiment d’angoisse que laisse l’œuvre aux spectateurs est plus important comme phénomène de communication que de faire une analyse sémiotique ultra-sophistiquée de ce que l’on a vu. (Rela 1994 : 23)
18D’aucuns verront là la trace des thèses d’Antonin Artaud dans le travail du dramaturge, notamment dans la relation qu’il crée entre la scène et la salle. En effet, dans Le théâtre et son double, où l’on peut lire le manifeste de ce qu’il a appelé « le théâtre de la cruauté », le célèbre théoricien français lutte pour un théâtre qui oublie le verbe pour s’adresser davantage aux sens des spectateurs plutôt qu’à son entendement. Antonin Artaud compare la communication qu’il souhaite maintenir avec le public de théâtre avec la relation qu’entretient le charmeur de serpents avec ses reptiles :
Si la musique agit sur les serpents ce n’est pas par les notions spirituelles qu’elle leur apporte, mais parce que les serpents sont longs, qu’ils s’enroulent longuement sur la terre, que leur corps touche à la terre par sa presque totalité ; et les vibrations musicales qui se communiquent à la terre l’atteignent comme un massage très subtil et très long ; eh bien, je propose d’en agir avec les spectateurs comme avec les serpents qu’on charme et de les faire revenir par l’organisme jusqu’aux plus subtiles notions (Artaud 2009 : 126).
19Les gestes, les sons, les bruits sur scène vont compter bien plus que le langage articulé qui ne s’adresse qu’à l’intellect des spectateurs. Ce n’est pas pour autant que le message transmis peut être considéré comme simpliste. Au contraire, l’utilisation de toutes les forces expressives permettrait de faire comprendre au public des notions difficilement explicables par la parole seule. Le lien qui existe entre le dramaturge uruguayen et les thèses d’Antonin Artaud est évident. Mais si l’auteur de Miss Mártir ne nie pas son accord avec les thèses du théoricien français, son désir de s’adresser aux sens et aux instincts primitifs des spectateurs provient bien plus, selon lui, de son travail dans la publicité que de ses lectures théoriques sur le théâtre. La nécessité qu’a la société de consommation de graver dans l’esprit des spectateurs l’image d’un produit a amené la publicité à s’emparer de la totalité des canaux de communication mis à disposition pour atteindre ce but. Et ce bien davantage que ne le fait souvent un théâtre uruguayen qui privilégie avant tout le dialogue et la parole. Il s’agit pour le dramaturge de retrouver l’essence du théâtre pour revenir à ce qui fait l’essence de l’Homme.
20C’est un retour à l’essence même de la vie que souhaite Álvaro Ahunchaín et le théâtre doit, pour lui, revenir aux passions vitales primitives de l’Homme. L’amour, nous l’avons déjà dit, était le seul havre de paix dont auraient pu profiter les personnages de la pièce selon l’auteur. L’incapacité qu’ont les personnages à aimer, à tomber amoureux, les éloigne de leur essence profonde et les condamne. Comme l’écrit de nouveau Walter Rela :
Pour échapper à ces antagonismes, Miss Mártir propose la voie de l’amour. Les personnages connaissent des mésaventures affectives tout le temps, ils n’osent pas franchir le pas de s’aimer, et quand ils osent il est déjà trop tard, leur destin est déjà inévitable. La problématique finale est la nécessité de récupérer l’essence de l’être humain, l’utilité de l’être humain à travers l’amour, y compris l’amour de couple, l’amour charnel qui crée la vie (Rela 1994 : 22).
21La création est en effet un concept de toute première importance dans le discours du dramaturge uruguayen qui a d’ailleurs écrit un ouvrage dont le titre est repris de l’un des dialogues de la pièce qui nous intéresse. Cet ouvrage s’intitule ¡Crea imbécil! et reprend l’idée que la création fait partie de l’essence profonde de l’Homme. Comme il le dit dans l’interview déjà citée :
- 5 Interview d’Álvaro Ahunchaín, voir note 3.
Je termine une journée de travail dans la publicité et je me dis à moi-même : « crée, imbécile ». Garde vivant le désir de créer, de faire de la culture. La dernière proposition valide, créer, créer, modifier la réalité à travers la création.5
22Le compte à rebours matérialisé sur scène n’est pas celui de la fin du monde mais de la fin d’un monde. Les valeurs archaïques et le théâtre qui s’en fait le porte-parole se font jeter de scène et laissent la place à la création de quelque chose de nouveau. Le théâtre uruguayen qui reste pétrifié dans des schémas traditionnels est incapable d’avoir cette capacité créatrice, de modifier la réalité puisqu’il en éloigne le spectateur. De façon clairement transgressive, ce qui est jeté dans la fosse c’est avant tout ce théâtre encore majoritaire sur les scènes uruguayennes, représenté par les scénettes jouées par les acteurs-personnages dans l’œuvre.
23Dans une interprétation métathéâtrale, le metteur en scène est désormais littéralement placé dans le rôle de médiateur entre le monde et les Hommes. Rien de moins innocent que de « sauver » le personnage du metteur en scène, de ne pas le faire tomber, et de le placer dans une position christique à la fin de la pièce, c'est-à-dire dans le rôle de celui qui transmet et corporifie le message divin sur Terre. Car le rôle que souhaite attribuer Álvaro Ahunchaín au metteur en scène est celui d’être le traducteur le plus fidèle, pour le public, du monde qui l’entoure, même si ce monde n’a pour seul message que le contenu ignoble de sa chasse d’eau. Cette interprétation est étayée par les propos de l’auteur qui commente l’affirmation selon laquelle « le poète est un petit Dieu » :
Cela me semblait profondément arrogant. Longtemps après, j’ai découvert que je ne suis pas le « dieu » de ma propre création, mais une sorte de médium de forces expressives mystérieuses, qui naissent peut-être de l’imaginaire collectif qui existe en moi et en nous tous (Ahunchaín 1993 : 15).
Dans le compte à rebours existentiel que nous présente le spectacle, la question n’est pas tant de savoir à quoi s’accrocher mais bien à quoi bon s’accrocher si les valeurs que nous prenons pour appui nous éloignent de la vérité et de notre essence profonde. La pièce prend alors l’allure de manifeste et d’exemple pour le renouveau du théâtre uruguayen, un théâtre qui permettrait au spectateur de mieux cerner et donc de mieux appréhender son environnement et sa propre condition tragique.
24Le compte à rebours implique d’avancer inexorablement vers une fin qui nous est déjà connue. Ce qui se joue sur la scène de Miss Mártir c’est bien un processus d’ironie tragique puisque seuls les spectateurs ont conscience du compte à rebours sur le point de condamner tous les personnages sur scène à travers le symbole de l’implacable machinerie du théâtre. Les personnages s’égarent parce qu’ils ne semblent pas vouloir accepter leur propre finitude. Un personnage dit qu’il pensait pouvoir s’échapper grâce au théâtre, mais sa plus grande erreur, commune à tous les personnages sur scène, ne réside pas dans les moyens utilisés pour y parvenir mais dans l’acte lui-même. La volonté d’échapper à son destin est vaine et cela empêche d’agir avec discernement et tout simplement de vivre. La pièce fait office de memento mori pour le public et lui montre de façon percutante la réalité de sa condition humaine. Si le monde n’est qu’un désert dans lequel l’Homme ne peut que succomber ou même une scène vide qui les jette inéluctablement dans la fosse, le message de l’auteur semble être que l’important consiste à ne pas s’égarer en cours de chemin dans la quête impossible d’une étoile que l’on croit à portée de main. La connaissance de la fin vers laquelle nous nous dirigeons, propre au compte à rebours, permet peut-être de mieux vivre le chemin qui y conduit. En ce sens, le compte à rebours peut être considéré sous son aspect libérateur.
25Dans le spectacle, de façon transgressive, ce sont également les fausses valeurs qui sont jetées dans la fosse et, par la même occasion, la pratique traditionnelle du théâtre en Uruguay qui les défend, un théâtre qui ne s’accorde plus avec les nouvelles problématiques humaines. Le monde complexe auquel doit faire face l’Homme ne peut plus être appréhendé par un théâtre « bavard ». Sa compréhension passe désormais par les sens, par la « chair » comme le dit l’auteur :
Ceux qui dans ce pays défendent un art mesuré, sobre, avec beaucoup d’idées mais peu de chair, ne sont rien d’autre que le miroir déformant de toute une société rétive aux changements, ancrée dans le passé, plaintive, lâche (Ahunchaín 1993 : 14).