À présent ils devraient venir ; je ne tiens plus à rien, la dernière fibre de mon cœur est brisée. Je suis bon pour ce qu’ils vont faire. Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné
Parce que chaque instant est un nouveau lancer de dés, toute la réalité est remise en jeu à chaque instant. Le possible joue à ce point dans le réel que le réel finit par n’être que la scène des possibles. Nicolas Grimaldi, Traité de la banalité
1Sombras nada más (2002) de l’écrivain nicaraguayen Sergio Ramírez se déroule au Nicaragua et relate les dernières heures d’Alirio Martinica, autrefois secrétaire privé du dictateur Somoza, qui est capturé par les sandinistes un mois avant le triomphe révolutionnaire du 19 juillet 1979. Il subit les interrogatoires d’un tribunal révolutionnaire improvisé, et se trouve dans l’attente d’un jugement populaire dont le verdict peut n’être autre que la mort.
2Nous verrons que ce compte à rebours de quarante-huit heures, au cœur duquel il devient plus que jamais cet « être-pour-la-mort » qu’il incarne depuis le premier souffle selon Heidegger, révèle une négation de son être qui semble « mort » avant l’heure. Qu’il se trouve face à lui-même et à son fatum, ou face aux révolutionnaires puis au peuple, il est par bien des aspects renvoyé à une forme d’impuissance et finalement d’inexistence.
3Après sa capture le jeudi 21 juin 1979 au matin par les sandinistes, Alirio Martinica est transféré à Tola dès le lendemain et enfermé dans une salle de la maison paroissiale. Dans cette cellule obscure évoquant une antichambre de la mort, les perceptions s’exacerbent et avec elle les émotions, à plus forte raison dans le contexte de l’attente. « La conscience s’aiguise à mesure que l’attente s’exaspère » a pu écrire Nicolas Grimaldi (104). Ainsi le prisonnier, à défaut de distinguer clairement les objets qui l’entourent, perçoit-il avec davantage d’acuité les chuchotements des révolutionnaires, et ressent-il avec davantage d’inquiétude les cris de liesse ou d’hostilité du peuple qui se réjouit déjà de pouvoir exécuter un somociste.
4On pourrait lui appliquer la question que se pose Jankélévitch lorsqu’il évoque le moment qui s’écoule entre la marche au poteau et l’instant où retentit le mot Feu ! et lorsqu’il observe que la durée comprimée dans l’instant est comparable à l’énergie qui sommeille dans les atomes d’un grain de sable : « Pourquoi tant de détails dérisoires s’imposent-ils à l’attention de celui qui va mourir ? » (186). En effet, dans ce compte à rebours où l’existence ne tient plus qu’à un fil et semble dépendre de ces voix extérieures, abondent les occurrences du verbe « entendre », les références aux « oreilles » d’un prisonnier devenu précisément tout ouïe, à l’affût des moindres bruits et mouvements d’autrui puisque celui-ci ne possède rien de moins qu’un pouvoir de vie ou de mort sur lui.
- 1 C’est nous qui traduisons. Ou bien « il écoutait encore les secrets que l’on raconte en toute con (...)
5Il est vrai qu’il peut également distinguer, dans le clair-obscur, les ombres des arbres du dehors s’agitant sur les murs intérieurs (324) mais cette image spectrale ne fait que rajouter à la thématique de l’ombre, récurrente dans le roman, et semble mimer ici celle de la mort qui guette. De fait, ce prisonnier honni et seul face à tous, se trouve surtout face à sa propre mort. Aussi bien, peut-on lire : « C’est comme si ce Manco-Cápac parlait face à un tombeau, pensa-t-il, c’est la conversation qu’on a avec une personne déjà enterrée, à un mort on peut raconter tous les secrets du monde » (182)1. Chronique d’une mort annoncée, le compte à rebours paraît contenir déjà sa fin. Le tribunal révolutionnaire n’est-il pas, dès lors, qu’un semblant de jugement avant un verdict joué d’avance ?
6Alirio Martinica se voit confronté à l’impensable de la mort, pour parler comme Jankélévitch qui souligne également « le caractère déconcertant et même vertigineux de la mort » (6). Si l’homme avance inexorablement vers sa fin et peut sentir le poids de l’irréversibilité du temps qui lui impose son propre rythme et constitue donc en lui-même un obstacle majeur à sa liberté, la mort est pourtant toujours celle de l’autre : d’une part parce que, comme l’a montré Freud, l’homme sait qu’il va mourir mais ne le croit pas, d’autre part en raison de l’impossibilité pour le vivant d’appréhender la mort : l’image même du cadavre n’y suffit pas, une distance essentielle nous sépare de la mort.
7Ainsi, peut-on mesurer la forme de violence insidieuse qu’il y a, au cœur même du compte à rebours, à mettre le condamné face à l’« inquiétante étrangeté » de sa propre mort, et ne s’étonnera-t-on pas de ce qu’Alirio Martinica, dépossédé de lui-même d’une certaine manière, n’apparaisse déjà plus que comme l’ombre de lui-même. Qu’il se trouve seul ou en présence des jeunes révolutionnaires qui l’interrogent, cet Alirio Martinica qui fut un temps tout-puissant dans l’ombre du tyran (49), s’avère désormais impuissant dans l’ombre de sa « geôle », physiquement et psychologiquement amoindri.
8Cela transparaît entre autres avec l’infantilisation du personnage d’abord enfermé dans une salle de classe de la cure (193) puis subissant le jugement du peuple sur l’estrade des écoliers (373) comme un élève irait au tableau faire son exercice ; sans omettre qu’ayant les mains liées il est nourri comme un petit enfant (41) ; à cela s’ajoute l’attitude du prisonnier « demandant la permission pour parler, comme en classe » (93), ou s’accrochant infantilement à Galán (355), un avocat somociste lui aussi arrêté et mis dans la même « cellule ».
9Mais c’est surtout par le corps et un mal-être physique que se donne à voir un Alirio Martinica diminué, sinon humilié : ce personnage attaché, aux bras endoloris et aux poignets engourdis, souffrant d’une chaleur étouffante, évolue d’un pas incertain lorsqu’il n’avance pas à quatre pattes ou à tâtons, tapi dans la pénombre, accroupi, larmoyant, avec la tête basse de celui qui est déjà vaincu de l’intérieur. Se sachant dans une situation d’extrême vulnérabilité, pour ainsi dire « sans défense », il tremble parfois de peur, pleure face à certaines questions du tribunal, et perd à plus d’un titre tout contrôle, comme s’il n’était plus maître de lui-même : « Et lui, maintenant, voulait seulement dire : est-ce que je peux aller uriner encore une fois, commandant, mais trop tard car l’urine coulait déjà le long de son pantalon et se déposait sur ses chaussures Florsheim, si sales, en une ridicule petite flaque jaune » (95).
10Cette impuissance du personnage est amplifiée lors des interrogatoires du tribunal d’investigation improvisé par les révolutionnaires, durant lesquels il s’avilit lui-même, en quête d’une pitié qui puisse désamorcer le compte à rebours et lui épargner la mort.
- 2 Chacun d’entre eux est d’une certaine façon en lien ou en relation indirecte avec l’inculpé : ce (...)
11Au lendemain de sa capture, Alirio Martinica doit répondre aux questions d’une « Cour » révolutionnaire de fortune, présidée par le commandant Nicodemo – qui, étant persuadé de la culpabilité d’Alirio sur bien des points, n’a de cesse de le pousser dans ses retranchements – et également constitué par Judith en charge de rédiger les actes, et le commandant Manco-Cápac2. Quoiqu’ils accusent cet Alirio Martinica « en suspens » entre la vie et la mort, tous trois lui permettent « d’exister » encore un peu paradoxalement, d’une part par la parole qu’ils lui concèdent et d’autre part par le respect de ses droits et de sa dignité. Pour autant, c’est au moyen d’un tribunal illégitime – et donc injuste ? – qu’ils auditionnent leur prisonnier, la rhétorique et le « protocole » judiciaires masquant mal l’arbitraire de leur action : en effet, à qui revient-il de décider du juste et de l’injuste puisqu’aussi bien les révolutionnaires que le peuple sont en l’occurrence juge et partie ?
12Leur pouvoir autoproclamé s’exerce en outre dans un espace « de non-droit » tout juste conquis par les révolutionnaires, qui s’apparente à un non-espace étant donné cette forme de non-être à laquelle se voit renvoyé un Alirio Martinica dépersonnifié par l’absence de nom et les termes « l’inculpé » ou « le prisonnier » durant quelque cinquante pages — nous apprenons qu’il s’appelle Alirio Martinica p. 49, lors du témoignage d’une tierce personne. Il n’est pas plus nommé par les révolutionnaires qui s’adressent directement à lui, que par le narrateur qui relate ces séquences, comme s’il se trouvait déchu de son identité, non plus sujet mais objet.
13À cet égard, on remarquera la passivité à laquelle il est également condamné par l’autorité d’autrui qui le met en position d’infériorité, sinon d’impuissance, laquelle se traduit d’abord par ses liens : combien de fois ne lit-on pas que le prisonnier est « attaché », « menotté », destitué de sa liberté. Dès la capture, il devient l’objet docile du pouvoir d’autrui – « ils l’encerclèrent, en continuant de le viser » (13), ou bien « il entama docilement la marche » (16). Dénué de toute velléité héroïque, Alirio obtempère aussitôt et se justifiera par la suite veulement, démentant les accusations et mentant au besoin, sans comprendre qu’il est vain d’occulter les faits puisque ses « examinateurs de conscience » en connaissent plus sur sa vie qu’il n’imagine (358).
- 3 On peut lire : « allait-il dire, mais il ne fit que cligner des yeux » (26), ou « il pourrait lui (...)
- 4 « Il bégaya » ou « il osa dire » (40) – comme une reprise de pouvoir craintive –, ou bien « le tr (...)
14Sa parole avortée3 ou à tout le moins hésitante, assortie d’une voix flottante, volontairement adoucie, comme s’il n’avait déjà plus de souffle, renchérit sur l’image d’une personne qui s’estompe4 face à la parole investie d’autorité de l’autre, en l’occurrence Nicodemo, « la voix du chef » (180), celui qui décide des questions et des sujets à traiter. Alirio Martinica est à ce point dépersonnifié, ou dissocié de lui-même, comme s’il avait déjà quitté son propre corps, qu’il se dédouble et devient le récepteur distant d’un lui-même objectivé, « objetisé » : « s’entendit-il demander » (36), ou « entendit-il dire, mais c’était lui qui parlait » (116).
15S’il se montre volontiers obséquieux, il sait aussi être rampant : « et l’inculpé s’empressa de répondre » (72) ; « l’inculpé s’excuse alors pour la divagation » (166) ; « Dites, commandant, balbutia l’inculpé » (339) ; « Messieurs les commandants » ; « je comprends parfaitement […] d’accord commandant […] je vous remercie, commandant » (83). Sa parole est celle de la soumission, sinon de la servilité qui trahit un déni de soi-même : « lui aussi rigole, vexé et un tantinet de force » (81) ; « et il avait ri, servile, face à l’audace » (122).
- 5 Mais c’est également lors de ces séquences que, recouvrant une certaine fermeté, il parviendra pa (...)
16De la même manière qu’il est amoindri physiquement, il est rabaissé psychologiquement par certaines révélations douloureuses des révolutionnaires : ainsi apprend-il, d’une part, que son père a été assassiné par Somoza Debayle lui-même (dont Alirio Martinica devient plus tard le bras droit) avec un pistolet fourni par Manitos de Seda, ancien coreligionnaire lui aussi ; Alirio vacille avant de s’effondrer car les assassins de son père sont des hommes qu’il a servis, et qui l’ont d’ailleurs trahi et voué à l’opprobre par la suite (201). D’autre part, on lui révèle que sa femme l’a trompé avec son ami de jeunesse et révolutionnaire confirmé, Ignacio Corral, lorsqu’il a recueilli et caché ce dernier chez lui, au péril de sa propre vie puisqu’il évoluait alors dans les hautes sphères du somocisme (213 et 271) ; très déstabilisé, atteint dans sa dignité, Alirio retient ses larmes, tremble et suffoque5.
17Ces interrogatoires ponctuent l’attente de dialogues qui, on le voit, sont autant de rétrospections, de regards posés sur un passé ainsi ravivé et paraissant de fait encore vivant parfois. Nicolas Grimaldi souligne l’inattention au présent que suscite l’attente puisque le souci ou l’impatience que nous avons du futur nous absentent de ce présent : « Aussi l’attente nous dérobe-t-elle le temps de notre vie en nous occupant presque uniquement d’un temps où nous ne vivons pas » (132) ; mais s’il y a bien attente prospective d’un verdict dans le contexte angoissant de ce compte à rebours, nous venons de voir que ce sont également les retours mémoriels au passé générés par les interrogatoires, qui extraient le protagoniste de son présent.
18Ces rétrospectives, si fragmentées soient-elles, dévoilent l’histoire d’une vie, ses croisements et ses bifurcations, ses détours et ses raccourcis, ses beaux moments et ses égarements. Aux doux souvenirs de la petite vendeuse de fruits, sœur de Manco-Cápac, ou de ses noces avec Lorena López, répondent les tromperies de toute sorte, l’ombre de la décadence indissociable de celle du pouvoir. L’épigraphe du roman ainsi que celle de l’épilogue se réfèrent sans hasard aux sommets qui contiennent leur chute, à une sorte de Grand Ordre universel caractérisé par l’arbitraire parce qu’ainsi tourne le monde : après avoir évolué dans l’ombre du pouvoir, Alirio Martinica, victime de la roue du destin, est à présent aux mains des révolutionnaires, dépendant du bon vouloir de commandants qui ont à peine vingt ans parfois.
19Cela étant, il n’en est pas à son premier revers de fortune puisque, comme nous le disions, il eut à se défendre, lors d’un épisode de triste mémoire, contre des accusations infamantes de pédophilie suite à un complot orchestré d’après lui par l’amante du tyran, Mesalina, après qu’il eut refusé ses avances (elle aurait dit à Somoza qu’il avait essayé de la violer) ; mais ce complot est peut-être dû – si l’on en croit la version de Galán, l’avocat somociste engagé lors de l’affaire pour l’accabler – au fait qu’Alirio aurait ébruité un incident des plus cocasses : Somoza, qui prenait des médicaments amincissants aux effets secondaires extraordinairement laxatifs, se serait « vidé » dans la piscine où il était entouré de ses collaborateurs, lâchement figés par la chose se rapprochant d’eux (369). C’est du reste cette même anecdote qui va achever de « couler » Alirio Martinica lors de sa présentation devant le peuple.
20Après les interrogatoires du tribunal révolutionnaire, Alirio Martinica est soumis au jugement du peuple dont l’animosité mal dissimulée apparaît dès le transfert à Tola, puisqu’à peine arrivés les prisonniers sont accueillis par des cris d’hallali, « Au poteau ! » (183), et des coups violents contre la camionnette. Alirio, terrorisé, se réfugie au fond de la cabine et repense à sa mère, tandis que les révolutionnaires tentent vainement de calmer cette « meute » qui veut châtier les sbires de Somoza et « lynchera », sans autre forme de procès, deux somocistes ayant pris part au massacre des enfants de Belén. Cette mise à mort « sauvage » accorde un sursis à Alirio qui, sans la présence de ces deux somocistes, aurait été exécuté à leur place ; le tribunal révolutionnaire prolonge ce sursis et constitue lui aussi un moyen de survie tandis que tonnent au dehors les « Mort au sbire Alirio Martinica ! » (280).
21Son « co-détenu » Galán, qui est amené dans sa cellule peu de temps avant le jugement populaire, lui apprend qu’a été faite une lecture publique de ses déclarations où était dévoilée son intimité – on comprend plus tard que les révolutionnaires ont moins cherché à le trahir qu’à apaiser la fureur du peuple et à éviter ainsi une exécution sommaire (381). Mais qu’importe, aux yeux du peuple, qu’Alirio ait été l’un des fondateurs du FER (le Front Étudiant Révolutionnaire) et un temps juge local du crime à León (70-71), qu’importe également l’assassinat de son père aux mains de l’odieux Somoza, ou ses débuts révolutionnaires ; qu’importe enfin qu’il ait caché chez lui un Ignacio qui lui « volait » sa femme, et qu’il se défende de l’avoir dénoncé. Hermétiques à ces circonstances atténuantes, la plupart des représentants du peuple refusent de se laisser convaincre et attendrir.
22Le peuple est contre Alirio Martinica avant même sa « défense » car il incarne le bourgeois somociste, exploiteur et perfide, et, ce qui est plus grave, la cruauté et la corruption de la dictature. L’appartenance à des mondes perçus comme « incompatibles » entrave l’empathie ; la différence sociale suscite l’indifférence du peuple, son insensibilité, au supplice d’Alirio Martinica qui n’est plus envisagé comme une personne mais comme l’autre. Tous souhaitent faire payer cet ennemi, devenu un symbole de ce qu’il faut renverser. Ainsi le verdict du peuple, empreint de rancœur, ne suit-il pas mais précède-t-il, tel un postulat irrévocable, ce simulacre d’audition dont nous allons voir qu’elle tourne à la farce, au sens premier du terme. En effet, Galán explique à Alirio Martinica comment va se dérouler ce jugement populaire peu orthodoxe :
La véritable représentation commence maintenant, dès qu’ils nous montent sur l’estrade, c’est là que tu dois recourir à tout ton art. Quel art ? L’art de l’artiste, bien sûr ; le jugement des masses populaires va consister à ce qu’on te monte sur l’estrade, Manco-Cápac te présente, donne un aperçu de ce que tu as fait d’après eux, ensuite c’est à toi de plaider ta cause et s’ils votent en ta faveur tu es sauvé. Un vote dans des urnes ? Pas d’urne du tout, le vote va être un applaudissement […]. Un tonnerre d’applaudissements, tu sors, aucun applaudissement, t’es foutu. (373).
23Lever de rideau donc puisque nous voici au théâtre. L’inculpé du tribunal révolutionnaire doit devenir comédien à présent, à même d’enthousiasmer suffisamment ses auditeurs pour obtenir leurs applaudissements salvateurs. Étrange justice que celle de ce peuple qui attend moins la vérité que l’émotion, et se montre en définitive moins rationnel que passionnel. Alirio Martinica devra, ainsi que dans Les mille et une nuits, savoir raconter pour être sauvé ; et divertir son public à l’instar de Sergio Ramírez qui, à chaque nouvelle fiction, prend le risque d’être applaudi ou condamné par ses lecteurs.
24Mais lorsqu’Alirio comparaît, le vendredi soir, devant le peuple, on le voit dès l’abord « tout sale et vaincu » (388). Puis il doit faire face à deux trahisons inattendues : d’une part, celle de son ex-maîtresse qui joue outrancièrement la carte mélodramatique tandis qu’elle taxe Alirio de laquais de la dictature, impérialiste et vendu, puis d’impuissant, et enfin de pédophile, parvenant ainsi à une première étape dans la mise à mort : « Alirio Martinica baissait la tête, étourdi par tant de coups de bâton » (389). D’autre part, Galán, qui lui avait conseillé de raconter l’épisode truculent de la piscine, lui dame le pion en le décrivant à sa place, et avec quelle virtuosité puisque ce « beau parleur » (391) se sert de l’anecdote pour conclure par une maxime aussi remarquable que désopilante : « Le somocisme n’est rien d’autre que de la merde, et dans cette merde se baignent les hommes serviles ! » (394). Rires et applaudissements fusent, c’est l’ovation, et un coup supplémentaire porté à Alirio, à nouveau humilié, sali, et qui ne s’en relèvera pas, comme s’il était déjà réduit à néant avant même d’être exécuté.
25Lorsque c’est à lui d’entrer en scène, il est pathétique : accablé, indécis, falot, « comme un idiot » (395), il quémande les rires et s’applaudit lui-même en implorant son auditoire d’en faire autant, mais sa prestation pitoyable ne recueille que visages fermés et accusateurs, et ce silence de mort que viendra finalement briser un inéluctable : « Descendez-le maintenant, qu’il ennuie tout le monde ! » (398). Après ce verdict populaire sans appel, c’est la « curée ».
26Alirio Martinica se trouve confronté, brutalement cette fois, à sa propre mort, mais la narration a cessé de nous faire part des pensées et émotions du condamné, comme s’il n’existait déjà plus. De fait, il est décrit de l’extérieur, ballotté au beau milieu de la liesse populaire, comme l’objet – sinon le pantin – de la foule, déshumanisé de surcroît par le fait qu’on lui ôte toute dignité : « Ils l’emmenèrent se faire fusiller en caleçon et chemise, pieds nus, une corde accrochée au cou et les mains attachées par devant » (398), et ce dans la cage où était auparavant son singe. Parvenu au mur des fusillés, il vacille : « Le dos au mur, il sentit que ses jambes flanchaient » (403), on l’assied alors, tandis qu’il sanglote, sur son ancienne chaise d’honneur ornée d’un panache de lauriers, comme autant de distinctions « décalées », non dénuées d’une cruelle ironie (406). Il est fusillé le samedi 23 juin au matin. Mais à bien y regarder,
Alirio Martinica pouvait être perçu avant cela comme inexistant, d’une certaine manière, si l’on considère que cet homme qui a d’abord connu les méandres du pouvoir, n’avait pas réellement d’existence propre : « homme tout-puissant dans l’ombre », telle une figure fantomatique évoluant dans le monde des ombres, métaphore de la mort.
“Indéfini” dans le pouvoir, Alirio Martinica n’est-il pas “fini” dans la disgrâce puisqu’on peut lire, après qu’un complot le fit accuser d’abus sexuels sur mineurs, des termes tels que « chute » ou « abattu » (Besse : 268).
27À cette première destitution qui contient une mort symbolique, s’ajoute celle de la capture et du jugement que nous connaissons : dépouillé de ses biens, enfermé et attaché, seul dans la pénombre alors que l’on existe par le regard d’autrui, rappelons-nous qu’il n’est plus que « l’inculpé », écoutant les secrets que l’on confie à un mort. On le voit, cet Alirio Martinica, finalement livré à la vindicte populaire et aux brimades, déshonoré et animalisé, paraît plus d’une fois annihilé en tant que personne tout au long de son calvaire.
28Tout se termine, par un temps superbe et lumineux, dans un tourbillon de têtes et de drapeaux aux couleurs sandinistes : « les drapeaux crépitaient comme les étincelles rouges et noires d’un grand feu » (407). L’excipit décrit donc une exaltation populaire et révolutionnaire car parallèlement à l’exécution d’un des plus hauts somocistes, se produit la prise de Rivas : les sandinistes gagnent du terrain, avançant inexorablement vers la victoire, eux aussi au cœur d’un compte à rebours historique.
29Le compte à rebours individuel d’Alirio Martinica s’inscrit dans – ou sur fond de – un compte à rebours collectif, celui de la révolution, dans une sorte de mise en abyme, mais on peut également envisager la simultanéité de ces deux comptes à rebours comme une confrontation symétrique puisqu’ils sont inversés ou antagonistes : celui d’Alirio, telle une chute, mène à la mort, tandis que celui de la révolution suit un mouvement ascendant et annonce une (re)naissance, celle d’une nouvelle ère, d’un monde et d’un homme qu’on qualifiait alors de nouveaux – ne parle-t-on pas de l’An I de la Révolution, et Ernesto Cardenal n’a-t-il pas intitulé l’un de ses poèmes « Heure Zéro » ? Ces deux comptes à rebours symétriques sont donc corrélés sur un plan symbolique : la mort d’Alirio Martinica métaphorise la fin toute proche de la dictature, condition nécessaire et indissociable du triomphe révolutionnaire.
30Le roman se clôt sur cette euphorie de l’imminence de la victoire avant la véritable « explosion » qui, un mois plus tard, amorce un nouveau chapitre de l’Histoire. Si la mise à mort d’Alirio Martinica, image de la libération, est appréhendée par le peuple comme un heureux événement, un autre angle d’approche rappelle néanmoins les souffrances du protagoniste et le respect qui lui est dû. En effet, sa femme écrit à un Sergio Ramírez auto-fictionnalisé : « Alirio Martinica, un homme scabreux, assurément, très enclin à la fatuité, mais qui a connu son calvaire, et quiconque connaît un calvaire mérite qu’on lui voue de la compassion […] S’il y a bien une chose que j’attends de toi, c’est que tu ne le prennes jamais comme objet de moquerie » (208) ; le calvaire de la déroute et finalement de ce compte à rebours qui, en dépit des efforts des jeunes révolutionnaires, aura signé, nous l’avons vu, une régression de l’humain de part et d’autre.
31L’histoire de l’ultime compte à rebours d’Alirio Martinica tisse des liens avec d’autres décomptes : intégré dans celui de la révolution sandiniste, il s’inscrit également dans le prolongement d’un autre compte à rebours, métaphorique celui-ci, ayant à voir avec la déchéance que connaît, bien avant sa capture, cet homme fantômnal des hautes sphères un jour frappé d’anathème, et ce sur fond de « roue de la fortune »…
32Mais le sablier renversé un certain 19 juin 1979, qui mime les dernières heures d’un condamné, évoque encore, et fatalement, celui de tout un chacun et invite donc le narrataire à une lecture allégorique et existentielle : le compte à rebours d’Alirio Martinica se déclenche à l’intérieur d’un autre qui lui préexiste et est aussi le nôtre : le compte à rebours que représente l’existence même, laquelle – pour le dire avec les mots du poète – devient à chaque seconde « autrefois ». De fait, tandis que nous nous entretenons de comptes à rebours fictifs, notre clepsydre se vide bel et bien : « De contes en comptes à rebours », comme autant d’histoires promises à leur dénouement.