1fr
2« L’attente exaspère le désir » (Barbey d’Aurevilly 1989 : 21). Ainsi Barbey d’Aurevilly pouvait-il commenter, dans Le plus bel amour de Don Juan, le jeu dilatoire du comte retardant à plaisir le récit tant attendu, tant demandé par son auditoire féminin. La littérature romantique saura exploiter au mieux les potentialités de l’attente : manipulant l’attrait du lecteur, elle crée « un territoire du désir et de la curiosité », dont la scène capitale sera l’événement majeur, objet d’une fascination commune du lecteur et de l’auteur. Mise en abyme dans les œuvres, démultipliée à travers les discours préfaciels ou paratextuels, ou les regards des divers protagonistes, cette « architecture de fascinations croisées » se trouve savamment mise en scène (Marcandier-Colard 1998 : 171-172). Annoncé, l’événement violent fige une attente, tout en exprimant une dynamique, un suspens à l’origine d’une tension et d’un certain plaisir. Se laissant désirer, il peut n’aboutir que sur une occultation de la scène tant attendue, exaspérant la curiosité, mais démultipliant alors la puissance suggestive de l’épisode. Décrivant l’angoisse des derniers moments précédant la mort, Le Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo repose ainsi sur cette attente de l’exécution capitale, qui échappe finalement à la représentation.
3La Mort de Danton, drame historique de Büchner de 1835, met en scène les derniers jours du célèbre révolutionnaire, des différents moments de son procès et de son emprisonnement à sa condamnation à la guillotine et à la montée à l’échafaud. La structure même de la pièce et son argument, semblent pouvoir la rapprocher de bien des œuvres romantiques jouant de ces scènes rhapsodiques, qui promettent la violence de l’exécution en la laissant entrevoir. Cette pièce est cependant singulière par rapport au sujet qui nous intéresse. Si la construction dramatique repose sur l’attente de la mort, cette attente est comme vidée de l’aspect insupportable de compte à rebours qu’elle pouvait revêtir dans d’autres textes. Le problème du Danton de Büchner n’est pas qu’il doive mourir : le caractère inéluctable de sa fin ne fait aucun doute et, nous y reviendrons, ne sera guère combattu par l’intéressé lui-même. Le paradoxe tragique de la pièce est de ne plus poser la mort comme une fin, mais de la poser comme problème en soi, un problème dans lequel le temps, à la fois figé et inexorablement fuyant, joue un rôle essentiel. Aussi est-ce à tenter d’éclairer les paradoxes tragiques de Danton que nous travaillerons.
4L’action de La Mort de Danton débute en mars 1794 dans un contexte historique où la République jacobine doit se défendre à la fois d’attaques extérieures et intérieures. Aux guerres menées contre elle, s’ajoutent les oppositions royaliste et hébertiste. L’élimination récente de ces derniers pose la question de la voie à suivre pour sauvegarder la Révolution, sans pour autant prolonger la Terreur. Danton, complice des massacres de septembre 1792, se range désormais du côté de la clémence et fait face à Robespierre, partisan de la fermeté. Deux conceptions politiques, fondées sur deux visions de la vie, l’hédonisme individualiste d’une part, la tyrannie du soupçon et de la vertu de l’autre, s’affrontent. Structurée autour de cette opposition, concentrée sur un laps de temps réduit – du 24 mars 1794 au 5 avril 1794 –, la pièce s’appuie sur une matière dense et mouvementée. Les personnages sont d’ailleurs obsédés par ce temps qui passe inexorablement, et pris dans l’urgence d’un présent menaçant. Ainsi, à l’acte II, scène I : « Camille. Vite Danton nous n’avons pas de temps à perdre. Danton, en train de s’habiller. Mais c’est le temps qui nous perd » (II, 1 : 71).
5Les horloges hantent les personnages de Büchner, qui comptent le temps, le subdivisant en années, en mois, en heures, en minutes, jusqu’à même énoncer des tautologies. Dans Woyzeck (9 : 173), le Capitaine s’écrie : « Woyzeck, penses-y, tu as encore bien trente ans à vivre, trente ans ! Ça fait trois cent soixante mois, et des jours, et des heures, et des minutes ! » Dans Léonce et Léna (I, 3 : 134), Léonce s’interroge : « Si je t’aime encore cinq mille ans et six mois, est-ce que c’est suffisant ? Bien sûr, c’est beaucoup moins que toujours, mais c’est quand même pas mal de temps ». Danton, pour sa part, décline minutes et conjugaisons : « Je vais, tu vas, il va. Si nous vivons jusque-là, disent les vieilles femmes. Quand une heure est passée, soixante minutes se sont écoulées » (I, 1 : 48). Les efforts pour arrêter le temps ou annuler ses effets, sont vains. La mort de Danton et de ses amis est irréversible, et, en dépit du désespoir de Lucile Desmoulins, le temps suit son cours, irrémédiablement :
- 1 On retrouve le même désir exprimé dans Léonce et Léna (III, 3 : 160) : « je sais bien ce que tu v (...)
Lucile. Tout bouge, les horloges battent, les cloches sonnent, les gens marchent, l’eau coule, et tout, tout continue jusque-là, jusqu’à – non ! ça ne doit pas arriver, non – je veux m’asseoir par terre et crier pour que le grand Tout, épouvanté, s’arrête, se bloque, tombe en panne. (Elle s’assoit par terre, se couvre les yeux et pousse un cri. Après une pause elle se relève.) Ça ne sert à rien, tout est comme d’habitude, les maisons, la rue, le vent souffle, les nuages passent. Il faut bien l’endurer1 (IV, 8 : 123).
Le battement de l’horloge est la manifestation concrète du compte à rebours, qui rapproche inéluctablement Danton de sa fin : « Danton. L’horloge ne va donc pas s’arrêter ? Chacun de ses battements pousse les murs plus près de moi, jusqu’à ce qu’ils soient aussi étroits qu’un cercueil » (IV, 3 : 113). La ligne du temps s’incurve jusqu’à devenir une force spatiale irrésistible qui enserre le personnage. Ce mouvement inexorable du temps est celui de la Révolution qui, « comme Saturne, […] dévore ses propres enfants » (I, 5 : 64). La tragédie du révolutionnaire est d’être condamné à mourir, en dépit des services qu’il a pu rendre. La Révolution détruit au début pour soulager la misère du peuple, puis, parce qu’elle n’y parvient pas, poursuit indistinctement le processus d’anéantissement. Danton meurt davantage pour la cause de l’adversaire que pour la sienne propre : il devait être sacrifié pour éviter tout soupçon de modération après l’élimination des hébertistes (Szondi 2003 : 128). Le « Il faut » marque de son emprise le cours des événements, réduisant les hommes aux rôles de marionnettes : « Nous n’avons pas fait la Révolution, c’est la Révolution qui nous a faits » (II, 1 : 72). Le révolutionnaire est dès le début condamné à être broyé, sans réelle possibilité de se défendre, de « s’agrippe[r] avec les bras et les dents », et cette mécanique de la destruction, où les « membres [sont] disloqués lentement, systématiquement, par la froide force physique » (III, 7 : 106), fait écho aux battements du temps.
6Le décompte temporel ouvre paradoxalement sur un « temps figé », où prévaut la stagnation, la répétition et le ressassement du même (Marcel 1991 : 71). En dépit de la menace qui pèse sur sa vie et celle de ses amis, Danton est gagné par la lassitude et le découragement. À Lacroix lui demandant pourquoi il a laissé les choses en arriver à ce point, il répond :
À ce point ? À la fin je trouvais ça vraiment ennuyeux. Porter partout le même habit, avec ses plis aux mêmes endroits ! C’est à faire pitié. N’être plus qu’un misérable instrument, où une seule corde ne produit qu’une seule note !
J’en ai ma claque. Je voulais me la couler douce. J’ai réussi, la Révolution me met au repos, mais autrement que je ne pensais (II, 1 : 72).
Le sentiment de l’immuable est « sur un mode tragique, cet ennui qui le chasse de la vie » (Szondi 2003 : 133).
Qu’est-ce que ça fait ? […] est-ce qu’on peut réclamer davantage […] pour ne plus s’ennuyer ? Mourir de la guillotine, de la fièvre ou de la vieillesse ? […] C’est bien que la durée de notre vie soit un peu réduite, l’habit était trop grand, nos membres ne pouvaient pas le remplir. La vie tourne à l’épigramme, tant mieux, qui aurait assez de souffle et d’esprit pour une épopée en 50 ou 60 chants ? […] Je me suis donné trop de mal, la vie ne vaut pas la peine qu’on prend pour la conserver (II, 1 : 73).
Danton décline ce leitmotiv à travers toute la pièce, répétant à l’envi qu’il « en [a] assez » et préférerait « être guillotiné que faire guillotiner » (II, 1), qu’il n’a « pas envie de continuer » (II, 4) ou à l’acte II, scène III :
Danton. Le Comité de salut public a décidé mon arrestation. On m’a prévenu et on m’a offert un asile. Ils veulent ma tête, bon. Je suis fatigué de ces tracasseries. Qu’ils la prennent. Quelle importance ? Je saurai mourir avec courage ; c’est plus facile que de vivre.
Camille. Danton, il est temps encore.
Danton. Impossible – mais je n’aurais pas cru…
Camille. Ton indolence !
- 2 Lacroix ira même jusqu’à parler de paresse : « Il aime mieux se laisser guillotiner que de faire (...)
Danton. Je ne suis pas indolent, je suis fatigué2 (II, 3 : 79).
Malgré les injonctions pressantes de ses amis, – « Il faut agir » (I, 5 : 65) –, ou leurs avertissements répétés, – « Tu cours à ta perte avec tes hésitations » (II, 1 : 71) –, le temps de l’action est sans cesse différé. « On va s’en occuper », répond Danton, qui semble effectivement mettre hors-jeu le temps (I, 5 : 65). Et quand le moment l’impose, Hérault reconnaît qu’on agit « sans doute, mais pour passer le temps, comme on joue aux échecs » (I, 1 : 49). C’est seulement au Tribunal révolutionnaire, dans la logique enclenchée de la défense oratoire, que Danton aura un sursaut vital. Mais ce procès, dont on parle beaucoup, reste très peu représenté. Seul avec ses amis, Danton est prisonnier d’un « temps-échec » (Marcel 1991 : 71), un temps répétitif, sans espérance, qui assimile la vie à l’attente inexorable de la mort : « Nous sommes tous enterrés vivants et comme les rois, enterrés dans trois ou quatre cercueils, sous le ciel, dans nos maisons, dans nos habits et nos chemises. Nous grattons pendant cinquante ans le couvercle du cercueil » (III, 7 : 107). Les personnages sont enfermés dans un temps dont ils ne peuvent sortir, prisonniers d’une attente paradoxale, puisque la mort semble déjà au cœur de la vie. Le héros est voué à l’échec : la partie de cartes qui ouvre la pièce, se solde par un retentissant « Perdu ! » (I, 1 : 46). Danton se présente lui-même comme « une relique » conviée « à un enterrement » (II, 1 : 72), et témoigne d’un appétit de la mort et du néant, lui qui avoue aimer sa femme Julie « comme la tombe » (I, 1 : 46). Le corps de l’être aimé ne devient désirable que dans la mesure où il renvoie au sujet désirant, l’image de sa mort prochaine. Si la sexualité n’offre qu’une satisfaction relative et non absolue, la mort apparaît comme un absolu de rechange (Jackson 1988 : 29). Danton vit donc sa vie en état de mort, et ce faisant, confère un caractère problématique à la mort, composante incontournable de la littérature tragique. Le problème tragique n’est pas que Danton doive mourir, mais qu’il ne peut mourir puisqu’il est déjà mort. Le titre de la pièce fonctionne, moins comme une annonce de l’issue fatale, mais plus comme un constat d’un état de non-vie (Szondi 2003 : 135).
7Si le héros ne se révolte guère contre la fin qui lui est promise et semble, à l’inverse, l’approuver et la rechercher, cet assentiment renforce paradoxalement le tragique de sa vie. Son rôle dans les massacres de Septembre 1792, qui devrait le sauver de l’échafaud, l’y entraîne, tout au contraire, inexorablement. Hanté par « Septembre », qui ronge sa mémoire, Danton ne peut espérer trouver le repos que dans le néant. S’il fuit pour rester en vie, son ennemi intérieur, sa mémoire, le poursuit et le tue : « L’endroit est sûr, paraît-il, oui, pour ma mémoire, mais pas pour moi, la tombe est plus sûre, elle me donne au moins l’oubli ! Elle tue ma mémoire. Tandis que là-bas ma mémoire vit et me tue » (II, 4 : 81). Le paradoxe tragique de Danton s’exprime dans ce combat intérieur et ce choix d’aller vers ses meurtriers, pour ne pas devenir son propre meurtrier (Szondi 2003 : 132).
- 3 D. Arasse cite Aristote, Physique, IV, p. 13-14 : « L’instant est, d’un côté, division en puissan (...)
- 4 Cette instantanéité du procédé est cependant mise en doute : « On dit bien qu’il s’agit d’un inst (...)
8La guillotine apparaît dès lors comme la matérialisation de cette figure du néant et de l’oubli, le lieu où se cristallise au mieux le rapport singulier au temps que développe la pièce, entre instant et éternité. Dans la pièce, tout se joue dans la succession implacable des minutes, des heures et des jours, instants coupés du passé et rendant vain tout avenir. Dans ce théâtre qui s’en tient obstinément au présent, et refuse toute échappatoire, toute transcendance (Dort 1991 : 36), la guillotine, par sa construction même, donne figure à la menace que « porte génériquement en soi le punctum temporis de l’instant, manifestation phénoménale du présent. Seule peut-être de toutes les machines fabriquées, la hache surmontée d’un mouton est capable de faire voir la potentialité essentiellement destructrice, déchirante de tout « instant » dont la ponctualité irréductible constitue pourtant aussi l’infinitésimale dynamique d’un écart, d’une rupture, celle exactement qui sépare le passé le plus proche et le futur immédiat, syncope où se suture et se trame la linéarité du temps »3 (Arasse 1987 : 131). La précipitation accélérée de la hache est « telle du premier point de contact au dernier, il n’y a point de distance : c’est un point invisible, la hache tombe, et le patient n’est plus »4 (Gastellier An IV : 94-95). Cette « distance zéro » définissant le point indivisible de l’instant de la guillotine mesure cependant, en 1792, « dix-huit pieds de hauteur… ». Le tranchoir installé en haut de ses montants construit un espace qui est comme une figure spatiale de l’instant et, ici, la guillotine figure moins cet « instant présent », toujours fugitif et que l’on regrette de ne pas fixer, qu’un présent instant, fixé dans la dynamique retenue de l’un de ses points ; figure redoutable effectivement, au sens étymologique même : instans, ce qui se tient au-dessus, ce qui menace… D’autant plus redoutable que, par sa fiabilité même, l’exercice instantané de la machine n’instaure qu’une instance possible, celle de la mort et de son coup immanquable (Arasse 1982 : 131-132).
9Point obligé où s’achève le parcours du révolutionnaire, la guillotine l’anéantit, lui offrant peut-être le repos qu’il réclame et les « bras de la gloire » (III, 4 : 98), mais débouchant aussi sur le sentiment de l’absurde. « Et puis ça ne sert à rien », conclut amèrement Camille (IV, 3 : 113). L’absence d’ordre transcendant ne permet pas de donner un sens à l’action ou à la chute du héros, tout comme la nature même de sa faute, qui peut être l’objet d’interprétations diverses selon les acteurs en présence (Besson 2002 : 78-80). La vie se résout donc à une accumulation pénible d’instants, un « énorme temps » (Woyzeck) comme englué, figé, et qui échappe à toute maîtrise : « La perspective de la guillotine m’ennuie, c’est tellement long à venir ! » (III, 5 : 100). De l’instant à l’éternité, n’existe plus que du temps, l’infini tourment du présent.