1Les espaces de la folie dans le théâtre d’avant-garde espagnol des années 1920 représentent des univers variés qui sont pourtant souvent caractérisés par un même trait : il s’agit d’espaces d’attente. L’attente sous toutes ses acceptions y est mise en scène, matérialisée par l’espace théâtral, que l’accent soit mis sur l’action d’attendre, sur la perception particulière d’un temps où toute décision ou action est suspendue, ou encore sur l’objet de cette attente, autrement dit, sur l’espoir qu’elle soulève.
2La folie dans ce théâtre est souvent dépeinte comme un enfermement tantôt physique, dans les représentations de l’hôpital psychiatrique, tantôt simplement psychique. C’est cet enfermement du fou dans l’enceinte de l’hôpital ou dans sa bulle délirante qui façonne la dimension d’attente de l’espace. Pour autant, ces espaces clos de l’attente servent les propos et les représentations de la folie les plus diverses. La folie comique qui naît sous la plume de dramaturges comme Ignacio Sánchez Mejías ou Valentín Andrés Álvarez produit des espaces de l’attente d’une nouvelle société. La réclusion y est synonyme d’espoir, d’utopie. C’est l’objet de l’attente, l’espoir qu’elle comporte qui façonne l’espace scénique. À l’opposé, cette même caractérisation de l’espace fermé de l’attente est, chez Azorín, le moyen de dépeindre une folie angoissante. L’attente, entendue comme action d’attendre et comme suspension de l’action, y est beaucoup plus sombre.
3Comment se caractérisent ces « espaces enfermements de l’attente » pour donner lieu à des représentations aussi variées ? En quoi ces espaces traduisent-ils la représentation que les dramaturges veulent donner du fou ? Quels liens se tissent finalement entre enfermement, espace d’attente et folie ? Nous passerons tout d’abord en revue la caractérisation de ces espaces de l’attente dans les pièces à vocation comique, puis dans la dramaturgie azorinienne, avant de nous interroger sur la signification de ces divers espaces d’attente.
4Les deux pièces comiques que sont Sinrazón (1928) de Sánchez Mejías et Tararí d’Andrés Álvarez (1929) construisent deux espaces de l’attente très proches. Les deux pièces mettent en scène un espace clos de l’hôpital psychiatrique où se fait sentir le besoin d’un renouveau au premier acte de Sinrazón et dans les premières scènes de Tararí. Ce choix n’est pas anodin puisqu’il entraîne, de fait, une situation de réclusion propice à l’émergence d’un espace d’attente. L’attente reflète alors l’espoir de la fondation d’un espace nouveau dans lequel les fous auraient pris le dessus sur les détenteurs de la raison. L’espace scénique est bien entendu façonné par cette idée.
5L’espace scénique est conçu dans les deux pièces comme un espace en devenir, espace modulable, dans l’attente d’être informé par ses occupants. L’écriture dramaturgique des deux pièces construit deux environnements psychiatriques suffisamment réalistes pour évoquer la réalité de l’enfermement mais aussi marqués par une esthétique symboliste :
- 1 « Al levantarse el telón, sala y escenario están completamente a oscuras. Siluetados, con pasta l (...)
Au lever du rideau, salle et scène sont plongées dans l’obscurité la plus complète. La facture de tous les appareils d’un laboratoire moderne est soulignée à l’aide de pâte phosphorescente. Entre le mobilier se déplacent les trois blouses blanches de deux médecins et d’un auxiliaire1 (Sánchez Mejías 1988 : 59).
On est alors plus dans l’évocation d’une ambiance que dans la construction d’un univers mimétique. La déréalisation symboliste passe par le refus du localisme qui universalise la représentation. On retrouve un même espace scénique déréalisant dans l’œuvre de Andrés Álvarez :
- 2 « El jardín de un Manicomio. Al fondo, un pabellón con puerta practicable. En primer término, a l (...)
Le jardin d’un asile. Au fond, un pavillon avec une porte accessible. Au premier plan, à gauche, un grand arbre ; à droite, un banc en pierre ou canapé de jardin et, convenablement réparties sur la scène, plusieurs chaises d’extérieur en osier ou en fer. La porte du jardin qui sera également l’entrée de l’établissement, s’imagine à gauche. Peut-être convient-il que le bâtiment, les sièges et les arbres, de par leur forme, leur style et leurs couleurs, produisent une vague sensation d’irréalité2 (Álvarez 1929 : 9).
Les deux espaces décrits sont bien référentiels mais ils sont minés par un flottement, une indétermination, dans laquelle s’esquisse un possible retournement de situation. La dramaturgie symboliste participe de la création d’un espace de tous les possibles où l’attente du changement va pouvoir naître.
6Ces espaces scéniques en devenir, sièges de tous les possibles, accueillent alors les attentes, les espoirs de chacun, pour transformer l’espace. L’attente est dans les deux pièces celle d’un basculement vers un autre monde possible qui remette en cause le diktat de la raison médicale.
- 3 « Visten como vagabundos, con ropa sucia y harapienta ».
7Le premier acte de Sinrazón crée l’espace d’attente d’une possible refondation de l’asile où le fou Don Manuel investirait sa fortune pour donner aux internés les moyens matériels de réaliser leur délire. Logiquement, cet espace d’attente est marqué par la réalité misérable de l’asile qui sous-tend l’espoir d’une amélioration. L’attente s’exprime à travers un manque, un environnement décevant qui se reflète dans l’apparence physique des personnages. Les fous qui se prennent pour des soldats sont : « habillés comme des vagabonds, vêtus de haillons sales »3 (Sánchez Mejías 1988 : 65). Celle qui se croit reine renvoie une même image dissonante de l’incomplétude :
- 4 « La Reina viste pobre y estrafalariamente. Una falda larga y un trapajo cosido a ella, simulando (...)
La Reine est vêtue de guenilles fantaisistes. Une longue jupe et un grossier chiffon cousu dessus simulant une traîne. Une petite blouse fermée et une coiffure qui, tout ébouriffée, se veut être celle d’une ancienne reine. Chignon haut, quelques fleurs sur la tête et portant à la main droite un face-à-main fait d’un éventail en feuilles de palmiers4 (67).
Les personnages miséreux que donne à voir la pièce au premier acte font partie intégrante de cette dramaturgie de l’attente car ils portent en germe, visuellement, l’autre réalité de l’asile ; celle du délire fastueux qui apparaît à l’acte suivant. Ces personnages sont des êtres en puissance, de passage dans un asile transitoire vers une réalité supérieure qui s’épanouira dans la fantaisie sans limites du deuxième acte.
- 5 « De un palacio siempre se puede hacer un manicomio, pero de un manicomio no hay forma humana de (...)
8Enfin, le changement d’espace scénique entre les deux premiers actes complète ce tableau de l’espace d’attente. Il dévoile le caractère transitoire de l’espace du premier acte. Ce changement ainsi que la fondation d’un nouvel espace sont préparés dès les premières répliques du personnage de Don Manuel qui souligne la nécessité d’un espace propre pour mener à bien son projet : « On peut toujours faire d’un palais un asile, mais d’un asile, il n’y a pas moyen sur terre de faire un palais »5 (61).
9La trilogie Lo Invisible donne à voir un espace scénique de l’attente dans la dramaturgie azorinienne, conçu cette fois comme une antichambre de la mort. La très courte pièce La Arañita en el espejo, premier volet de la trilogie Lo Invisible qui date de 1927, met en scène les états d’âme mélancoliques d’une jeune fille, Léonor, qui attend le retour de son mari, parti au front. Le père de la jeune Léonor et sa servante savent qu’il ne reviendra pas et attendent le moment opportun pour l’annoncer à Léonor. La pièce donne lieu à une peinture de la dépressive qui pressent le malheur et la mort à venir dans l’espace scénique de la maison qui devient l’espace d’une attente interminable.
- 6 « Sala decorosa. Puerta a la derecha, puerta a la izquierda. Al fondo ancho balcón, por el que se (...)
10Ici, l’espace scénique, contrairement aux autres pièces mettant en scène l’attente, est caractérisé par de multiples ouvertures sur le monde extérieur : « Salle décente. Porte à droite, porte à gauche. Au fond, large balcon, d’où l’on aperçoit la mer, au loin. Au lever du rideau, Léonor qui lisait près du balcon ouvre la fenêtre et se penche au balcon »6 (Azorín 1947 : 1040). L’enfermement dans l’attente est avant tout psychique et transforme un espace physique ouvert en un cloître. L’espace physique ouvert, devenu lieu de l’attente du protagoniste, n’est autre qu’un visage de cette nouvelle folie que décrit le théâtre d’avant-garde espagnol : la folie d’un être qui a perdu prise sur le réel, d’un être en stagnation dans un espace qui a cessé d’être coercitif.
11Le troisième volet de la trilogie, Doctor Death de 3 a 5, constitue sans doute le point culminant de cette représentation scénique de l’espace d’attente angoissante. La pièce met en scène l’attente d’une jeune malade qui vient consulter le docteur Death pour guérir de son mal-être existentiel. L’espace scénique représenté est la salle d’attente de la consultation du docteur Death. L’espace est donc défini dès le départ comme un espace d’attente. L’attente devient angoissante parce que la patiente est abandonnée à deux reprises dans cet espace qui lui est étranger. L’assistant du docteur est le premier à lui fausser compagnie avant que le personnage du « Vieux » ne fasse de même. Le lieu de l’attente se double ici d’un espace de la solitude. La caractérisation de cet espace d’attente angoissante passe, une nouvelle fois, par un enfermement physique. La salle d’attente s’avère au tout début de la pièce difficile d’accès à la protagoniste :
- 7 « AYUDANTE.— ¿Quién es?
ENFERMA.— (Desde fuera) Soy yo, doctor.
AYUDANTE.— Pase usted.
ENFERMA.— No (...)
assistant.— Qui est-ce ?
patiente.— (Depuis l’extérieur) C’est moi, docteur.
assistant.— Passez.
patiente.— Je ne peux pas.
assistant.— Poussez la porte.
patiente.— Mais elle ne s’ouvre pas.
assistant.— Comment cela ? (Il se lève et s’approche de la porte.)
patiente.— Que se passe-t-il avec cette porte ?
assistant.— Vous tirez à l’envers ?
patiente.— Non, non, je fais ce que vous me dites.
assistant.— C’est bizarre, c’est-à-dire, ce n’est pas bizarre.
patiente.— Vous dites que ce n’est pas bizarre ?
assistant.— Ça y est, ça y est.
patiente.— Oui, la porte s’ouvre enfin. (La malade entre)
Quelle maudite porte !7 (Azorín 1947 : 1062).
L’espace scénique est donc d’emblée marqué par le sceau du fantastique. Après avoir eu des difficultés pour rentrer dans la salle d’attente, l’espace devient sans surprise un espace d’enfermement dont elle ne pourra plus sortir :
- 8 « (Se acerca rápidamente a la puerta y trata de abrirla.) No se puede abrir. La abriré con mis uñ (...)
(Elle s’approche rapidement de la porte et tente de l’ouvrir.) Elle ne peut pas s’ouvrir. Je l’ouvrirai avec mes ongles, avec toute ma personne. Je veux l’ouvrir… On ne peut y parvenir. Impossible d’ouvrir la porte, impossible de s’échapper8 (1069).
Une nouvelle fois l’enfermement participe de la création d’un espace d’attente mais la dramaturgie d’Azorín va ici plus loin. Le choix d’un espace scénique épuré traduit ce vide existentiel qui accompagne l’attente dans la pièce. L’attente est alors la marque d’une projection absurde dans une quête qui a perdu son objet et que l’espace scénique donne à voir :
- 9 « Salita desmantelada. Tres paredes pintadas de azul claro. Puerta al fondo; puerta a la derecha. (...)
Petite salle désaffectée. Trois murs peints en bleu clair. Porte au fond, porte à droite. Une fenêtre à gauche. Ni tableau ni frise, ni d’autres meubles que deux chaises et une petite table. Au lever du rideau, l’assistant du docteur est assis devant la petite table, près de la porte de droite, en train de lire un livre. Brève pause. On entend un bruit de lutte près de la porte du fond. L’assistant du docteur doit être habillé dans cette première scène avec le costume blanc que l’on porte dans les cliniques opératoires9 (1062).
- 10 « un jardín tan bello ».
12Le vide de ce lieu de l’attente se dit à travers une écriture dramaturgique qui décrit l’espace à travers ce qu’il n’est pas. L’auteur pointe ainsi du doigt, par la négation, le vide qui caractérise l’espace, en soulignant ce qui lui fait défaut pour être une salle d’attente comme les autres. À première vue, l’espace décrit est un espace minimaliste, espace neutre de tous les possibles. La didascalie ne le stigmatise pas comme une salle d’attente. Seule la blouse blanche de l’assistant du docteur ainsi que son activité (la lecture pour tromper l’attente) trahissent la vocation d’attente de cet espace scénique. Les murs bleus évoquent le ciel, l’au-delà, le rêve qui façonnera l’attente. La première image scénique du docteur lisant un livre dans la salle d’attente s’avère ambiguë. Si d’emblée l’image renvoie à l’attente, elle met en scène le seul personnage qui n’est pas censé attendre dans un tel espace : le médecin. Le hors scène va modifier les conditions de l’attente. L’espace du jardin sur lequel donne la fenêtre confirme le sentiment de l’attente angoissante que ressent le protagoniste. Il s’agit là d’un espace évolutif qui réaffirme le minimalisme angoissant de l’espace scénique. Le jardin est d’abord une vue rassurante et apaisante « un jardin si beau »10 (1064). La deuxième évocation du jardin précise le paysage et l’ambivalence qu’il comporte :
- 11 « ¡Cómo me atrae este jardín! ¡Ah, qué raro! Antes no había visto las siemprevivas; todo está lle (...)
Comme ce jardin m’attire ! Oh, c’est bizarre ! Avant je n’avais pas fait attention aux immortelles, il y a des immortelles partout… Je ne sais pas quoi en penser. Et ces cyprès si grands, si figés, si noirs ! Tout cela est un peu étrange !11 (1064) .
- 12 « ¡Qué horror! ¡Horrible, horrible! ¡Socorro! ¡Auxilio! ¡Dios mío, Dios mío! Todo en el jardín es (...)
La troisième allusion au jardin décrit une vision funèbre : « Quelle horreur ! C’est horrible, horrible ! Au secours ! À l’aide ! Mon Dieu, mon Dieu ! Le jardin est couvert de croix, de tombes ; on ne voit que des sépultures »12. Ce jardin hors scène est donc bien un espace mouvant qui évolue au rythme des états d’âme du personnage. Le hors scène est ici l’intériorité projetée en hallucination. L’espace traduit, au point de vue dramaturgique, la mise à mort de l’espoir, le poids de l’attente angoissante destructrice qui ronge les êtres chez Azorín et les plonge dans la folie hallucinatoire. C’est par le biais du hors scène, de cette intériorité angoissante projetée hors de soi, que naît dans l’espace de l’attente azorinien, « l’inquiétante étrangeté » freudienne. L’espace scénique projette alors les désirs et les angoisses de la jeune malade, brouillant la frontière entre le fantasme et la réalité : « quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions considéré jusque là comme fantastique, quand un symbole revêt toute l’efficience et toute la signification du symbolisé… » (Freud 2001 : 111). La réalité psychique a alors pris le pas sur la réalité matérielle et l’espace scénique donne à voir cette « toute-puissance des pensées ».
- 13 « Y el silencio es profundo. No entra nadie. Diríase que no habita nadie en la casa. (Da vueltas (...)
- 14 « ENFERMA.— ¿Ha oído usted? AYUDANTE.— ¿Qué? ENFERMA.— Parecía que caía al suelo una cosa pesada. (...)
13Le hors scène ne se résume pas seulement au jardin dans la pièce. L’atmosphère sonore est capitale dans la construction de l’attente angoissante. L’espace scénique est plongé dans une atmosphère silencieuse dès le début : « Et le silence est profond. Personne n’entre. On dirait que personne n’habite dans la maison. (Elle tourne en rond dans la pièce) »13 (Azorín 1947 : 1065). Le vide sonore fait écho au vide de l’espace minimaliste pour traduire le vide de l’attente. Dans le silence, les bruits du hors scène attisent la curiosité et l’angoisse de la patiente. Chaque bruit est interprété et donne lieu à l’imagination du pire : « PATIENTE.— Vous avez entendu ? ASSISTANT.— Quoi ? PATIENTE.— C’était comme si tombait au sol une chose lourde. Ça a fait un grand bruit »14 (1065). Le hors scène de l’espace de l’attente est donc le moteur de l’imagination délirante.
- 15 « Y va pasando el tiempo. La tarde avanza. Llega el crepúsculo. Sí, la luz va decreciendo. (Va me (...)
14Dans l’attente, la perception du temps qui passe s’accélère anormalement : « Et le temps passe. L’après-midi avance. Le crépuscule arrive. Oui, la lumière diminue peu à peu. (La lumière décroît) »15 (1068). La seule sensation qui subsiste est celle du temps cyclique, et bien sûr hautement symbolique, du jour qui décline et s’achemine vers sa fin. La patiente est plongée dans une attente qui ressemble à un espace des limbes où le vide a pris toute la place.
- 16 « ¡Bah! En cuanto los encierren se volverán en seguida locos todos; encerrados injustamente no es (...)
15La signification de l’espace d’attente qu’occupe le fou malade diffère dans le théâtre farcesque comique et dans le théâtre surréaliste d’Azorín. Dans le cas des deux farces des fous dont nous avons parlé, l’intention des dramaturges est de faire rire aux dépens de l’image sociale de la folie. L’espace coercitif de l’attente, dans le cadre de l’hôpital psychiatrique, montre un fou qui revendique l’injustice de sa réclusion. L’attente y est celle d’une utopie, d’un monde à l’envers où règnerait le dément. Pour ce faire, les deux pièces mettent en scène une dialectique entre deux ordres, celui de la folie et celui de la raison, aussi viables l’un que l’autre. De là naît le sentiment d’injustice de l’enfermement qui produit l’attente. Ainsi, c’est la folie supposée, à l’origine de l’enfermement, qui crée l’attente et la démence qui l’accompagne. Cette causalité est particulièrement visible et pointée du doigt dans Tararí. La folie n’est qu’une question d’enfermement et d’attente, comme le souligne Don Paco dans la scène qui clôture la pièce : « Pfff ! Dès qu’ils vous enfermeront vous deviendrez tous fous d’un coup, vous ne serez enfermés injustement que les premiers jours »16 (Álvarez 1929 : 52-53). L’espace de l’asile est pensé dans ces pièces comme un espace d’attente conditionnant qui sous-tend la dimension antipsychiatrique des œuvres. Les méthodes thérapeutiques que l’on y pratique posent une étiquette sur les êtres que l’espace d’attente pérennise. C’est l’espace d’attente asilaire qui est pathologique en soi et ce choix dramaturgique appuie la position éthique des œuvres. Le rire épidermique dans les deux pièces laisse place à un rejet du dogme de la raison à tout prix ; rejet que l’attente construit et légitime par le biais de la dramaturgie.
16Mais l’espace d’attente de ces pièces questionne aussi l’ordre de la fantaisie que mettent en place les fous. En effet, la réalisation de l’événement escompté, c’est-à-dire le renversement du pouvoir en place, est minée par l’inconsistance du changement. L’espace d’attente reste inchangé dans Tararí et de nouveaux protagonistes de l’attente prennent la place des anciens, alors que dans Sinrazón, rien ne change fondamentalement. Cette vanité de l’attente qui débouche sur une « variation du même », que traduit l’espace scénique, remet en cause le changement qui n’en est pas un. Cette continuité renvoie en creux l’image d’un ordre fantaisiste qui n’est pas plus enviable que celui de la raison.
17La signification de l’espace d’attente est radicalement différente chez Azorín. La première différence de taille est que l’attente est souvent synonyme de supplice dans ces pièces. L’espoir est celui de la fin de l’attente, et non celui que porte l’attente. La causalité entre espace d’enfermement, attente et folie y est bousculée et même inversée. Il semble que dans ces pièces, ce soit le mal-être existentiel, la maladie mentale, qui génère des espaces de l’attente. Le rapport de la folie à l’enfermement y est tout autre. Sauf dans le cas du dernier volet de la trilogie de Lo Invisible, l’espace de l’attente n’est pas un espace physiquement clos. Bien souvent, il s’agit d’un espace casanier aux multiples ouvertures. Ces pièces soulignent donc le paradoxe d’un espace ouvert sur le monde qui n’est pas, a priori, un espace de la folie, et dans lequel s’enracine le personnage qui n’en bouge plus, à mesure que ses angoisses l’assaillent. La folie maladive devient paralysante et empêche les personnages de quitter l’espace scénique. Ces derniers se retrouvent bien souvent coincés dans une réclusion mentale qui se projette sur l’espace, donnant à voir ce nouveau fou qu’est le malade mental sur la scène contemporaine.
- 17 Expression empruntée à Carole Egger, « De la découverte de l’altérité à l’invasion de l’Autre sur (...)
18L’espace d’attente qu’occupe le fou malade, au-delà de ses diverses significations, est toujours, dans le théâtre espagnol des années 1920, l’expression d’un recentrement sur les marges. Lorsque la mimesis est remise en question au théâtre à la fin du xixe siècle, ce dernier tend à exclure de plus en plus le sujet. La périphérie gagne du terrain sur le centre et naît alors un « théâtre des marges »17 dans lequel l’être en marge acquiert de l’importance en tant qu’entité rejetée. Le fou a cessé d’être l’électron libre, cible d’un comique en périphérie de l’action principale pour devenir le centre pluriel, marqué par sa condition tragique et fruit d’une nouvelle poétique qui reflète une critique virulente de la société oppressive. L’espace d’attente, qu’il s’agisse de l’espace casanier ou de l’asile, est caractéristique de ce changement de point de vue qui outrepasse les limites d’un théâtre de la folie. L’attente est bien le symptôme de la marge, de ce qui manque de visibilité, de ce qui est, par définition, à l’état de latence. Il n’est donc pas étonnant de voir le fou investir ce royaume de l’inaction, dans un théâtre des marges qui est devenu le centre de toutes les attentions.
19La refonte de l’image du fou malade, qui est plus avancée chez Azorín que dans la farce comique, va en ce sens. Il s’agit bien de regarder ce personnage sous un nouvel angle, de réhabiliter une figure théâtrale mais aussi sociale. Dans la farce comique, la révolte place le fou au centre de l’action dramatique. Ce n’est d’ailleurs plus un fou mais une communauté de fous. Il est un parmi les autres et sa folie est un moindre mal. L’espace d’attente chez Azorín suggère cette même idée. Il s’agit dans la plupart des pièces d’un espace casanier, a priori rassurant, qui pointe du doigt une folie diffuse ayant quitté l’espace de l’asile pour s’insérer dans les foyers de n’importe quel quidam. L’espace de l’attente unit ces pièces dans la représentation d’un fou qui est partout, qui a pris une place centrale et dont la stigmatisation n’a plus lieu d’être.
20L’analyse de ces espaces de l’attente dans le théâtre d’avant-garde espagnol a permis de mettre en avant un trait dramaturgique commun qui unit les représentations du fou dans ces pièces. Ce choix n’a rien d’anodin puisqu’il participe pleinement de la représentation du nouveau fou façonné par l’essor de l’aliénisme et de la science psychanalytique dès le xixe siècle. L’attente prend place alors dans l’espace clos de l’hôpital psychiatrique, symbole d’un enfermement illégitime, ou dans celui du foyer familial, lieu d’une réclusion psychique paralysante et symbole d’une folie diffuse dont personne n’est à l’abri. L’espace d’attente devient le lieu de tous les espoirs ou de toutes les angoisses et influence de nombreux choix dramaturgiques. Dans tous les cas il réhabilite la figure du fou, en tant que malade, en le plaçant au centre de l’action et bien souvent de l’inaction.