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Cartographies de l'attente

L’espace funeste de l’attente dans Fuegia d’Eduardo Belgrano Rawson (Argentine)

Gustavo Acosta
p. 35-43

Résumé

Dans son roman Fuegia, publié en 1991, l’écrivain argentin Eduardo Belgrano Rawson relate le génocide des derniers indigènes de l’extrême sud du continent américain. Même si son récit fait référence à un fait véridique, l’auteur a maintes fois répété qu’il ne considérait pas son roman comme « historique ». En effet, Belgrano Rawson souligne qu’il n’a pas recherché la vraisemblance à tout prix, qu’aucun personnage du roman n’a réellement existé, que la diégèse est approximative, et surtout que l’espace évoqué est une pure création. Le seul lien avec l’Histoire est le titre du roman qui renvoie à la Terre de Feu et au nom d’une enfant indigène de cette région capturée par le capitaine anglais Fitz Roy en 1830. Notre étude portera sur l’analyse de l’espace qui sera le théâtre de la fin tragique des peuples autochtones. L’auteur construit une cartographie qui imite l’espace réel de la Terre de Feu. C’est un espace dont les dimensions variables et subjectives vont installer une atmosphère menaçante annonçant un encerclement et une invasion imminents. La focalisation interne retranscrit le point de vue des indigènes et reflète l’angoisse de l’attente d’une mort certaine dans cet espace dès l’instant où les Blancs l’ont foulé.

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Texte intégral

1Dans son roman Fuegia, l’écrivain argentin Eduardo Belgrano Rawson relate le génocide des derniers indigènes de l’extrême sud du continent américain. Même si son récit fait référence à un fait véridique, l’auteur a maintes fois répété qu’il ne considérait pas son roman comme « historique ». En effet, Belgrano Rawson souligne qu’il n’a pas recherché la vraisemblance à tout prix, qu’aucun personnage du roman n’a réellement existé, que la diégèse est approximative, et surtout que la toponymie évoquée est une pure création. Le seul lien avec l’Histoire est le titre du roman qui renvoie à la Terre de Feu et au nom d’une enfant indigène de cette région capturée par le capitaine anglais Fitz Roy en 1830.

2Fuegia, c’est l’histoire d’une fuite (fuga) à travers cette Terre de Feu pour échapper à la furie (furia) des colons. Le roman se focalise principalement sur un jeune couple d’indigènes qui vit près des canaux du Sud. Sa particularité tient au fait qu’il s’agit d’un couple mixte puisqu’ils appartiennent à deux ethnies différentes et rivales, mais qui ont comme point commun de voir leurs domaines ancestraux réduits par l’avancée de la colonisation et ses conséquences. Camilena, la femme, est une Canalienne des terres du Sud tandis que son mari, Tatesh, est un Parriken des steppes du Nord. La famille décide d’émigrer et de retourner vers les terres de Tatesh, donc dans le Nord, après que Camilena a été violée par des chasseurs blancs qui fréquentaient les terres du Sud.

3Dès le début, le lecteur sait qu’il va lire l’histoire de la disparition des peuples originaires du Sud du continent américain. Les personnages ont également le pressentiment que leurs jours sont comptés. La mort plane tout au long du récit. L’espace de l’attente de cette échéance funeste n’est ni homogène, ni statique, et sa fonction dramatique est notable dans le récit de Belgrano Rawson.

4Le temps du récit est assez imprécis, marqué par des analepses et des prolepses. On déduit que l’histoire se déroule à la fin du xixe siècle. La narration ne commence pas à l’arrivée des premiers colons, mais quand ces derniers sont déjà bien implantés dans ces terres et que les indigènes se sont adaptés à cette situation. Le couple Camilena-Tatesh appartient à cette génération née pendant la cohabitation forcée qui commença à l’époque de leurs parents. Par conséquent, l’auteur évite les images idéalisées des peuples indigènes intégrés dans un locus amoenus. Les images du passé renvoient essentiellement au choc provoqué par la rencontre avec “la civilisation”. Le présent de l’histoire renvoie, lui, à la situation des peuples indigènes repliés sur des petits territoires et montrant des signes évidents d’acculturation. Par exemple, Camilena a besoin d’allumettes pour faire du feu car elle ne sait pas comment l’allumer avec des pierres comme le faisaient ses ancêtres.

5Dans Fuegia, l’espace s’organise en paires opposées mais avec un fil conducteur commun. On pense par exemple à l’espace réservé aux missions religieuses, les catholiques s’établissant au nord de l’Île et les protestants sur les canaux du sud. Il s’agit de lieux destinés à l’évangélisation, dirigés avec une véritable ferveur religieuse et qui, au fil de la narration, deviennent des refuges pour les Indiens. Un autre type d’espace se distingue : les lieux de réunion où se tissent les histoires. Il s’agit du bar pour les marins et les colons et des tentes ou « kauwis » pour les Indiens ; ce sont des espaces fermés qui protègent des fortes intempéries fréquentes dans la région.

6Nous nous intéresserons en particulier à l’espace que représente l’Île dans sa globalité. Sa cartographie possède une évidente analogie avec la Terre de Feu de l’époque de la disparition des véritables peuples originaires. C’est un espace dynamique à géométrie variable qui, à mesure que se déroule la narration, se réduit de plus en plus pour les protagonistes de l’histoire. C’est également un espace avec deux épicentres unis par une zone de déplacement que parcourront les personnages et qui aboutira pour eux à un goulet d’étranglement.

7Nous essaierons de mettre en évidence les éléments de la narration qui démontrent que l’espace de Fuegia joue un rôle important dans l’élaboration de la tension dramatique tout en permettant à Belgrano Rawson d’atteindre l’objectif qu’il s’était fixé en voulant écrire ce roman :

  • 1 Citation traduite par nos soins. Citation originale : « Yo tenía que contar un genocidio. La hist (...)

Je devais raconter un génocide. L’histoire d’un génocide. Cela s’est installé en moi comme un objectif diffus. Ce ne pouvait être un roman de dénonciation, ce ne pouvait être un roman de barricade, ce ne pouvait être un plaidoyer, parce que cela allait devenir quelque chose de trop grossier. Je devais raconter l’essence de ce qui s’était passé1 (Belgrano Rawson 1995 : 70).

8À travers l’histoire de Tatesh et Camilena, c’est l’exode des dernières populations indigènes qui nous est ici dépeint. Nous évoquerons dans un premier temps le Sud d’où ils ont été chassés, avant de remonter ensuite vers le Nord où ils espèrent pouvoir se réfugier. Nous évoquerons, pour terminer, le point de non-retour qu’est Lackawana.

Le Sud : Abingdon

9Au début du roman, l’action se déroule « au Sud de l’Île », dans la région des redoutables canaux maritimes bien connus des navigateurs qui parcouraient ce bout du monde. C’est là que vivent les Canaliens, auto-définis comme peuple du « Pays des Pluies Perpétuelles ». Leurs problèmes ont commencé avec l’arrivée des chasseurs de phoques et l’extermination de cette espèce qui constitue la base de l’alimentation des peuples du Sud :

Ils arrivaient à l’aube dans leurs canots, coupaient la route au troupeau et ne laissaient pas un être vivant sur les rochers. Les pires étaient les Yankees avec leurs fusils : là où chassaient leurs flottes, les phoques disparaissaient et il fallait se contenter des pingouins (Belgrano Rawson 2007 : 22).

10Mais après les phoques, les chasseurs se mettent à tuer les pingouins pour leur graisse. Ainsi se réduisent peu à peu les domaines de chasse des Canaliens. Leur alimentation dépend alors de la pêche à pied et de la collecte des moules par les femmes. Camilena et sa mère n’ont pas attendu la désintégration totale de leur tribu et ont dû s’installer dans la mission religieuse d’Abingdon quand elles sont devenues un poids pour leur tribu : « Elles étaient à Abingdon depuis que sa mère avait laissé une main dans la gueule d’un phoque. Sa mère ne pouvait plus ramer ni sortir pêcher » (62). Et ce handicap ralentissait les déplacements de la tribu qui avait coutume de se défaire de ses membres les plus faibles.

11Camilena et sa mère ont donc trouvé refuge à Abingdon, dans la mission religieuse dirigée par les Dobson. Elles ont été rejointes peu après par d’autres Canaliens ayant quitté les canaux du Sud, affamés et effrayés par la violence des blancs.

12Abingdon était à la fois un havre de salut et un lieu d’acculturation régenté par des missionnaires convaincus qu’ils sauvaient les âmes des natifs de cette région du monde. C’était également un point naval stratégique au milieu des canaux labyrinthiques du Sud. Peu avant l’exode de Tatesh et Camilena vers le Nord, les Canaliens se faisaient très rares dans la mission où ne vivait plus que la veuve Dobson, qui refusait toutefois de quitter l’endroit menacé de fermeture :

Abingdon n’avait d’importance que comme poste de sauvetage pour les naufragés tant qu’il existait encore des Canaliens qui pouvaient les amener jusqu’ici. Mais les pauvres diables qui restent ne seraient pas capables de distinguer un naufragé d’une moule. L’Amirauté n’investira pas un centime là-dedans (18).

13À ce moment de l’histoire, il reste peu de Canaliens dans les parages. Camilena et Tatesh vivent dans les environs d’Abingdon. Leur survie dépend de la pêche aux moules et de l’arrivée des bateaux à bord desquels ils ont l’habitude de monter pour échanger des peaux ou objets de peu de valeur avec les passagers. Et de la même façon que les géants Patagons que tout navigateur disait avoir rencontrés, les Canaliens deviennent alors une référence géographique, à mesure qu’ils disparaissent : « il [le capitaine] leur offrait la rencontre avec les Canaliens comme un supplément au service. Seuls ces canoës garantissaient aux passagers qu’ils avaient dépassé le bout du monde » (40).

14Ces rencontres avec les blancs ne se terminent pas toujours bien et les habitants doivent notamment faire attention aux chasseurs de phoques et de baleines qui les agressent constamment. C’est d’ailleurs par un équipage de bateau de chasseurs que Camilena est sauvagement violée. Suite à cet événement, Tatesh décide de retourner dans la mission juste au moment où la veuve Dobson se décide à partir, mais d’autres familles menacées imitent Tatesh.

15Le refuge est temporaire car Tatesh, sentant la menace toujours présente et motivé par la nostalgie, prend la décision de remonter vers le Nord dans les terres de ses ancêtres les Parrikens. Ce départ coïncide avec l’arrivée du docteur à la mission et le décès d’un enfant sur la plage qui prélude à la triste fin : « l’enfant de la plage était mort de rougeole suffocante. Le docteur s’était préparé au pire. Dans les jours à venir, toutes les formes perverses de ce fléau allaient s’acharner sur les Canaliens d’Abingdon » (109). Cet épisode n’est pas sans rappeler la disparition des peuples Onas et Yagan de la Terre de feu après avoir été décimés par des maladies ramenées par les blancs.

16Après avoir été un refuge, la mission – transformée en hôpital de fortune dirigé par le docteur et Mme Dobson – devient une menace puis le tombeau des derniers survivants qui périssent tous de l’épidémie de rougeole : « Le cinquième jour, vingt-six enfants étaient morts. L’hôpital était plein » (110).

17Belgrano Rawson met en scène l’agonie des derniers habitants dans cet espace confiné et bien différent de leur habitat et coutumes. Quand le dernier Canalien meurt, la veuve Dobson et le médecin sont déjà sur le bateau qui les éloigne définitivement de cet endroit et Caminela, dernière survivante de cette ethnie, est en route vers les terres de son mari et leur destination finale.

Le Nord

18Le domaine des Parrikens est différent : il commence au pied de la Cordillère de la Fumée et s’étend jusqu’à la mer, et il se compose de steppes avec de bonnes prairies et d’une rivière appelée Agrio. Les Parrikens, qui ont horreur de l’eau, ont oublié la navigation et mangent peu de poisson. C’est un peuple nomade qui se déplace sur les traces des guanacos, lesquels composent la base de leur alimentation. L’histoire fictive de cette tribu est calquée sur celle des Yaganes qui furent les véritables habitants du Nord de la Terre de Feu.

19Nous prenons connaissance de cet espace et de son peuple en suivant les pas de Tatesh. Il s’agissait au départ d’un espace partagé avec les colons qui se consacraient en majorité à l’élevage de moutons. Dès le départ, les relations entre les colons et les Parrikens étaient tendues :

Leurs rencontres avec les éleveurs étaient encore pacifiques. Les éleveurs semblaient inquiets de l’arrogance avec laquelle les Indiens traversaient leurs terrains. Les Parrikens paraissaient d’un calme stupéfiant et leur regard faisait peur. L’idée commença à faire son chemin que les affaires marcheraient mieux si l’île était vidée de ses habitants (27).

20Les éleveurs, anglais pour la majorité, étaient conscients de la qualité des terres qu’ils occupaient. Ils transformèrent donc les terres des Parrikens en terre d’élevage, déplaçant ainsi le territoire des guanacos. Cette appropriation de l’espace fut méthodique et rapide, en accord avec les fondements capitalistes de la propriété privée. La délimitation physique avec le fil de fer bouleversa l’ordre millénaire de ces terres, sans prendre en considération ce qui les constituait, qu’il s’agisse des Parrikens ou des guanacos : « Les Parrikens ne s’intéressaient qu’aux guanacos qui descendaient vers la côte en hiver et retournaient dans la montagne en été. Les guanacos épuisaient la patience des éleveurs, las de lutter contre les destructions des clôtures de fil de fer et la voracité de ces créatures » (28).

21L’organisation de l’espace fit place à l’organisation du travail. Les éleveurs avaient d’emblée écarté l’éventualité d’employer les Parrikens comme bergers, malgré leur excellente condition physique qui leur permettait de supporter les rudesses du climat de ces terres australes. Ils leur préférèrent les Chiliens qui furent les premiers à installer les clôtures de fil de fer jusqu’à l’Atlantique. Voyant leur espace diminuer, les guanacos commencèrent à déserter les steppes. Cette époque correspond à l’enfance de Tatesh dans ces terres du Nord. Il se souvient de son père, âgé, qui avait proposé son aide aux Chiliens pour installer les clôtures en échange d’un morceau de gigot ou d’une épaule de mouton qui lui permettrait de nourrir sa famille. D’autres Parrikens n’hésitaient pas à se servir directement dans les troupeaux de moutons, provoquant une violente réaction chez les éleveurs qui exigèrent du gouvernement des mesures drastiques : « les éleveurs de moutons demandèrent que les Parrikens soient déclarés calamité nationale » (29).

22Convaincus de leurs droits sur ces terres et confrontés à une absence de l’État national – éloigné à des milliers de kilomètres –, les éleveurs n’attendirent pas la réponse officielle à leurs problèmes pour commencer eux-mêmes la guerre contre les Indiens. Tatesh se souvient ainsi de son père et de ses deux oreilles coupées. Les règlements de compte pouvaient prendre différentes formes comme celle d’une « vache marine farcie de cyanure » (28) et laissée sur la côte qui provoca la mort de plusieurs familles. La mort du père de Tatesh – qui subvenait aux besoins de la famille – décida sa mère à émigrer vers le Sud pour fuir la faim et la violence.

23Quinze ans plus tard, c’est un espace complètement dominé par les blancs et bien différent de celui du passé et des souvenirs de Tatesh que celui-ci retrouve. Les Parrikens ont été en grande partie décimés par les éleveurs. La terre des Parrikens a été rebaptisée du nom de ses nouveaux propriétaires (par exemple « Quatermaster », la grande estancia de Crosbie) ou encore, du nom d’un célèbre bélier reproducteur (« Les domaines de Tiberio »). On note que l’appropriation du territoire par la force va de pair avec le droit que s’octroie le vainqueur de renommer les terres conquises. La disparition forcée des personnes et de leur mémoire, quant à elle, est totale.

Lackawana

24La famille de Tatesh poursuit alors sa marche vers la baie de Lackawana, laissant derrière elle un espace qui disparaît, et allant à l’encontre d’un horizon vertigineux. Ils trouvent sur leur chemin Kamen, un autre Parriken, et les siens, et décident de continuer la route ensemble. Dans leurs conversations, Tatesh et Kamen évoquent cette baie comme le lieu de rencontre de tout leur peuple dans leurs souvenirs, puisque les Parrikens venaient y chasser les guanacos qui arrivaient des montagnes au début de l’été. La baie de Lackawana, près de Río Agrio, est connue pour son impressionnant phénomène de marée : « Il y avait vingt mètres de différence entre les deux marées […] le fond de la mer émergeait rapidement et l’eau se retirait par des canaux profonds » (30).

25Un matin, Kamen croise le chemin du bouc Tiberio. Cette rencontre sera déterminante pour l’avenir des Parrikens : « Ils pressentirent que la chance leur avait tourné le dos quand Kamen arriva le lendemain en portant une bête sur ses épaules […] Ils soupçonnaient, au grand désespoir de Tatesh, qu’ils allaient au-devant d’un rendez-vous fatal » (152). Après avoir mangé Tiberio, ils attendent tous des représailles des blancs. Mais ceux-ci ont déterminé leur sort bien avant.

26Les focalisations multiples permettent d’appréhender sous divers angles et avec tous les détails l’imminence du choc. D’un côté surgit l’instinct de survie et de préservation de l’espèce : face à la gravité de la situation, Tatesh propose de cacher les enfants comme les Parrikens procédaient en temps de guerre, mais les autres membres du groupe rejettent l’idée dans un premier temps. Cependant, face à l’imminence de l’attaque des blancs, le groupe change d’avis : « Près d’un ruisseau, il y avait un ravin. C’était l’endroit parfait pour les cacher. Le groupe avait grossi et ils avaient maintenant quarante enfants » (197). Les enfants ont alors attendu, terrorisés, presque enterrés vivants dans cet espace étroit :

l’endroit était froid comme l’enfer. Ils se demandèrent si les ténèbres persisteraient après la nuit. Livrés à leurs terreurs, nul ne disait mot. Certains pensaient à l’obscurité insondable et aux dangers du dehors, et les autres avaient peur d’être oubliés (201).

27Les hommes de Crosbie avaient jusqu’alors essayé, sans succès, d’embusquer les Parrikens, mais l’Anglais Larch et ses cinquante chiens, appelés en renfort pour résoudre définitivement le problème des Parrikens, proposa une autre stratégie qui consistait à les encercler dans un espace fermé. Crosbie suggèra alors la baie de Lackawana. Et cette même nuit, alors que les enfants luttent contre leurs propres fantômes, les hommes Parrikens se préparent pour la guerre autour du feu et perpétuent la tradition en se coupant les cheveux.

28Le lendemain, les blancs, organisés en deux groupes, partent à la chasse aux Parrikens. Larch attend déjà leur arrivée dans un point stratégique de Lackawana. L’autre groupe et les chiens poursuivent les Parrikens, les obligeant à se diriger vers la baie. Ils trouvent sur leur chemin la cachette des enfants :

Soudain le chien fit un bond et atterrit dans le terrier. Les chevaux sautèrent en plein dedans et le jour se transforma en enfer. Il y eut des hennissements et des coups de feu. Les aboiements du chien résonnaient, eux aussi, comme des détonations (216).

29Au moment du massacre des enfants, le groupe de Camilena et Tatesh arrive à Lackawana. Alors qu’ils se trouvent à mi-chemin, entre les canaux sous-marins de la baie et l’îlot Grappler, ils se rendent compte qu’ils sont poursuivis et prennent conscience de « leur erreur néfaste » (225).

30Larch, entouré de ses hommes de main, observe la scène depuis la plage et voit arriver le deuxième groupe qui bloque avec ses chiens l’unique issue possible pour les Indiens. À cause du mauvais temps, les canaux empêchent d’atteindre facilement l’îlot Grappler. Cet espace, gagné par la marée, se réduit petit à petit et « Larch se demandait ce qu’ils allaient faire maintenant. Ils pouvaient continuer jusqu’à l’îlot ou revenir vers la plage. En réalité, c’était du pareil au même. Rien ne pouvait plus changer le cours des événements » (228).

31À ce moment de l’histoire, le lecteur sait qu’il n’y a plus d’issue possible, plus d’endroits où se réfugier. La vie de Camilena et Tatesh, constamment marquée par les déplacements pour survivre sur leurs terres d’origine, arrive à son terme. Tatesh se remémore alors les paroles de sa mère : « Leur mère avait prédit que, bientôt, ils ne trouveraient plus d’endroit où se mettre » (160). Pendant ce temps Camilena discute avec d’autres femmes tout en observant son mari qui essaie de maintenir l’attention des autres hommes, même s’ils ne sont que six et n’ont qu’un seul fusil. Peu de temps après, « Quand Camilena vit que le sol s’imprégnait sous ses pieds, elle décida que le moment était venu de se joindre à son mari » (230).

32La dernière image de la mer qui prévient Camilena que l’heure fatidique est arrivée nous renvoie à l’image de la chute des derniers grains de sable dans le bulbe inférieur du sablier qui contient tous les autres grains. Belgrano Rawson commence son roman quand, symboliquement, plus de la moitié du transfert de la matière sable-terre a eu lieu. Les opposés, le Nord de Tatesh et des Parrikens et le Sud de Camilena et des Canaliens, sont des points distants dans le bulbe supérieur qui descendent inexorablement au fur et à mesure que le temps passe jusqu’à se rejoindre au même endroit du sablier, là où le passage est le plus étroit, et qui correspondrait à Lackawana. Et chaque grain de sable de ce circuit fermé, à l’image de l’Île, est un grain de terre que les natifs cèdent aux colons. La cartographie de Fuegia a la forme d’un sablier qui symbolise non seulement le temps de l’attente tragique d’un peuple mais également l’association temps-occupation de l’espace physique et la conquête finale du territoire.

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Bibliographie

Belgrano Rawson, Eduardo, 1995, La Política y la Historia en la ficción argentina, Santa Fe, Argentina, Centro de Publicaciones Universidad del Litoral.

Belgrano Rawson, Eduardo, 1997, Fuegia, Buenos Aires, Editorial Sudamérica.

Belgrano Rawson, Eduardo, 2007, Fuegia, France, Actes Sud ; traduit de l’espagnol (Argentine) par François Maspero.

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Notes

1 Citation traduite par nos soins. Citation originale : « Yo tenía que contar un genocidio. La historia de un genocidio. Eso se me instaló como un objetivo difuso. No podía ser una novela de denuncia, no podía ser una novela de barricada, no podía ser un alegato, porque se iba a convertir en algo demasiado grosero. Tenía que contar el espíritu de lo que pasó ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Gustavo Acosta, « L’espace funeste de l’attente dans Fuegia d’Eduardo Belgrano Rawson (Argentine) »reCHERches, 13 | 2014, 35-43.

Référence électronique

Gustavo Acosta, « L’espace funeste de l’attente dans Fuegia d’Eduardo Belgrano Rawson (Argentine) »reCHERches [En ligne], 13 | 2014, mis en ligne le 13 décembre 2021, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cher/6009 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cher.6009

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Auteur

Gustavo Acosta

Université d’Angers

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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